T-4831-80
Canada Trust Company (demanderesse)
c.
La Reine du chef du Dominion du Canada
(défenderesse)
Division de première instance, juge Cattanach—
Toronto, 3 novembre; Ottawa, 19 novembre 1981.
Couronne — Effets de commerce — Chèques de pension de
vieillesse — Action en recouvrement de la valeur de certains
effets de commerce qu'a changés la demanderesse — Ces
chèques étaient payables à «Winnifred L. Carpenter» et por-
taient l'endossement de cette dernière, qui était décédée lors de
leur présentation pour négociation — La demanderesse et la
défenderesse n'ont pris connaissance du décès de Carpenter
qu'en 1979 — A la demande de remboursement de la valeur
des effets présentée par la défenderesse, la demanderesse s'est
exécutée, mais l'a fait sous protêt — La demanderesse s'ap-
puie sur l'art. 21(5) de la Loi sur les lettres de change qui
prévoit que les effets sont payables au porteur lorsque le
preneur est une personne fictive ou qui n'existe pas — Il échet
d'examiner si l'art. 21(5) s'applique compte tenu de l'art. 16 de
la Loi d'interprétation qui dispose que nul texte législatif ne
lie Sa Majesté sauf dans la mesure y mentionnée — Action
rejetée — Loi sur les lettres de change, S.R.C. 1970, c. B-5,
art. 17, 21(5), 26, 49, 50(1), 165(1) — Loi d'interprétation,
S.R.C. 1970, c. I-23, art. 16 — Loi sur la Cour fédérale,
S.R.C. 1970 (2e Supp.), c. 10, art. 35 — Loi sur la responsabi-
lité de la Couronne, S.R.C. 1970, c. C-38, art. 3, 18 — Loi sur
l'intérêt, S.R.C. 1970, c. I-18, art. 3 — Loi sur l'administra-
tion financière, S.R.C. 1970, c. F-10, art. 28 — Loi sur la
sécurité de la vieillesse, S.R.C. 1970, c. O-6, art. 5(3).
La demanderesse sollicite un jugement ordonnant le verse-
ment de la valeur de certains effets de commerce qu'elle a
changés entre novembre 1974 et décembre 1976 et qu'elle a
remboursés à Sa Majesté, sur la demande de celle-ci. Ces effets
étaient des chèques de pension de vieillesse payables à Winni-
fred L. Carpenter, et ils ont été présentés par l'époux de celle-ci
à la demanderesse pour négociation. Ces chèques portaient
l'endossement «Winnifred L. Carpenter» et étaient ainsi endos-
sés lors de leur présentation pour négociation. Winnifred Car
penter est décédée en 1973, mais la demanderesse et la défende-
resse n'ont pris connaissance de ce fait qu'en 1979. Le veuf
continua à encaisser les «chèques» jusqu'en avril 1978. A la
demande de remboursement de la défenderesse, la demande-
resse s'exécuta, mais le fit sous protêt. La demanderesse fait
valoir qu'elle est détentrice régulière, étant donné l'existence
d'une cause ou considération valable, d'un effet payable au
porteur, et s'appuie sur le paragraphe 21(5) de la Loi sur les
lettres de change qui prévoit que lorsque le preneur est une
personne fictive ou qui n'existe pas, la lettre de change peut
être considérée comme payable au porteur. La défenderesse
invoque l'article 16 de la Loi d'interprétation qui dispose que
nul texte législatif ne lie Sa Majesté ni n'a d'effet à l'égard de
Sa Majesté sauf dans la mesure y mentionnée ou prévue. La
question est de savoir si le paragraphe 21(5) s'applique en
l'espèce.
Arrêt: l'action est rejetée. Si le tireur ne sait pas que le
preneur est décédé, alors ce dernier sera une personne aqui
n'existe pas» et non fictive. La bénéficiaire inscrite sur les
chèques en question était aune personne qui n'existait pas»,
puisqu'elle était décédée lors du tirage des effets de commerce,
et que le tireur ignorait sa mort. Cela étant, les chèques doivent
être considérés comme payables au porteur. Il en découle que
l'authenticité de l'endossement de la bénéficiaire n'importe
nullement. Le principe généralement reconnu est que lorsque la
Couronne du chef du Canada invoque une loi provinciale, elle
doit l'invoquer dans sa totalité et doit accepter les avantages
conditionnels tels qu'ils sont. La Couronne fédérale n'est nulle-
ment tenue de se soumettre à une réglementation provinciale
obligatoire, mais si elle cherche à se prévaloir des avantages de
celle-ci, elle doit alors en accepter les désavantages. On peut
dire la même chose d'une loi fédérale d'application générale,
telle la Loi sur les lettres de change, dans le domaine qu'elle
vise. On ne saurait dire en l'espèce que la Couronne cherche à
se prévaloir d'une disposition avantageuse de la Loi sur les
lettres de change tout en rejetant un article qui la désavantage.
L'article 16 de la Loi d'interprétation soustrait la Couronne à
l'effet du paragraphe 21(5) de la Loi sur les lettres de change.
Jurisprudence: arrêt appliqué: Sa Majesté du chef de la
province de l'Alberta c. La Commission canadienne des
transports [ 1978] 1 R.C.S. 61. Arrêts analysés: Vagliano
Brothers c. The Bank of England (1889) 23 Q.B.D. 243,
infirmé sub nom. The Governor and Company of the Bank
of England c. Vagliano Brothers [1891] A.C. 107; Hey-
don's Case (1584) 3 Co. 7; Clutton c. George Attenbo-
rough & Son [1897] A.C. 90; Vinden c. Hughes [1905] 1
K.B. 795. Décisions mentionnées: La Banque Royale du
Canada c. Concrete Column Clamps (1961) Ltd. [1977] 2
R.C.S. 456; North and South Wales Bank, Ltd. c. Mac-
beth [1908] A.C. 137; Canadian Pacific Hotels Ltd. c. La
Banque de Montréal (1981) 32 O.R. (2e) 560. Distinction
faite avec l'arrêt: La Banque de Montréal c. Le procureur
général de la province de Québec [1979] 1 R.C.S. 565.
ACTION.
AVOCATS:
R. S. Sleightholm pour la demanderesse.
Graham Carton pour la défenderesse.
PROCUREURS:
Weir & Foulds, Toronto, pour la demande-
resse.
Le sous-procureur général du Canada pour la
défenderesse.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE CATTANACH: Dans sa déclaration, la
demanderesse sollicite un jugement enjoignant à
Sa Majesté de lui verser la somme de $5,794.04.
Cette somme représente la totalité de la valeur
nominale de certains effets de commerce tirés sur
le compte du receveur général du Canada et paya-
bles à Winnifred L. Carpenter. La demanderesse
les a changés, à diverses dates entre novembre
1974 et décembre 1976, sa succursale de Kings-
ton (Ontario), et a remboursé les sommes qui y
étaient inscrites à Sa Majesté, sur la demande de
celle-ci.
Ces effets étaient des [TRADUCTION] «chèques
de pension de vieillesse», ce que les employés de la
demanderesse savaient, payables à Winnifred
L. Carpenter. Ils ont été présentés à la demande-
resse pour négociation par David Carpenter, mari
de ladite bénéficiaire.
Ces «chèques», sans exception, portaient l'endos-
sement «Winnifred L. Carpenter», et étaient ainsi
endossés lors de leur présentation à la demande-
resse par David Carpenter, pour négociation. Dans
certains cas, les chèques ont également été endos-
sés par David Carpenter. Ces «chèques» ont vrai-
semblablement été endossés par David Carpenter à
la demande du caissier qui a encaissé ces effets.
Toutefois, je n'en ai aucune preuve et ne fais que le
présumer, parce que c'est David Carpenter qui a
reçu l'argent et qui serait, en sa qualité d'endos-
seur, responsable en cas de recouvrement de la
part de la demanderesse.
Winnifred L. Carpenter est décédée le 20 juin
1973. La demanderesse et la défenderesse n'ont
pris connaissance de ce fait qu'en 1979.
Entre temps, de novembre 1974 avril 1978, le
veuf continua à encaisser les «chèques» tirés à
l'ordre de sa défunte épouse, soit 41 «chèques» au
total, sur une période d'environ quatre ans.
A la demande de remboursement de la défende-
resse, la demanderesse s'exécuta, mais le fit sous
protêt, conformément à sa politique générale de
rembourser l'argent au sujet duquel le gouverne-
ment du Canada conteste la responsabilité, se
réservant le droit d'en demander le recouvrement.
En réponse à une allégation à cet égard dans la
déclaration, la défenderesse prétend dans l'exposé
de la défense que la demanderesse lui a payé la
somme de $5,794.04 en parfaite connaissance des
faits pertinents et de sa situation juridique.
S'il en était ainsi, la déclaration ne révélerait
aucune cause raisonnable d'action en recouvre-
ment contre Sa Majesté.
Toutefois, on a appris par la suite qu'au moment
où la demanderesse a payé l'argent au gouverne-
ment, elle avait été informée par les banques utili
sées par ce dernier comme banques de virement
que certains effets et chèques avaient été retour-
nés. Jusqu'à ce que la demanderesse eût tiré son
propre chèque pour couvrir les montants des effets
et chèques retournés, elle n'a pas eu accès aux
effets. Par conséquent, la demanderesse ne pouvait
ni déterminer de quels effets il s'agissait ni connaî-
tre la raison de leur retour.
La demanderesse a donc payé cet argent par
erreur de fait et une action en recouvrement de la
somme ainsi payée ne serait pas irrecevable.
L'avocat de Sa Majesté a admis ce point, et
l'allégation faite dans l'exposé de la défense à ce
sujet a été retirée.
Il faut dire, à la décharge de l'avocat de la
demanderesse et de celui de Sa Majesté, que la
pratique des institutions bancaires, dont il a été
fait mention, les a tous deux privés des renseigne-
ments sur lesquels ils auraient pu fonder leurs
conclusions, mais je ne comprends pas pourquoi
ces renseignements essentiels, qui ne sont confiden-
tiels que par la pratique particulière aux banques à
charte, ne devraient pas être révélés, sur demande,
aux parties à un litige éventuel, qui ont un intérêt
légitime en la matière.
Dans sa déclaration, la demanderesse réclame
également l'intérêt sur la somme de $5,794.04, au
taux préférentiel fixé par les banques canadiennes,
du 18 juillet 1979 (date de paiement par la deman-
deresse de la somme de $5,794.04) à la date de
paiement ou de jugement.
Les règles de la common law et l'article 35 de la
Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2 e Supp.),
c. 10, qui reprend celles-ci, ont été portés à l'atten-
tion de l'avocat de la demanderesse.
L'article 35 est ainsi rédigé:
35. Lorsqu'elle statue sur une demande contre la Couronne,
la Cour n'accorde d'intérêt sur aucune somme qu'elle estime
être due au demandeur, à moins qu'il n'existe un contrat
stipulant le paiement d'un tel intérêt ou une loi prévoyant, en
pareil cas, le paiement d'intérêt par la Couronne.
On a fait remarquer à l'avocat de la demande-
resse que rien dans la déclaration ne justifiait la
demande d'intérêt.
A cette fin, l'avocat de la demanderesse, avec le
consentement de l'avocat de Sa Majesté, a sollicité
et obtenu l'autorisation de modifier la déclaration
en y insérant le paragraphe 9a), qui est ainsi
conçu:
[TRADUCTION] La demanderesse prétend que le fait que la
défenderesse ait gardé la somme de $5,794.04 engage la respon-
sabilité de la Couronne et que, par conséquent, la réclamation
est assujettie à la Loi sur la responsabilité de la Couronne dont
l'article 18 autorise les demandes d'intérêt.
Je nourris de sérieux doutes sur la question de
savoir si une telle responsabilité est établie par les
renvois incidents aux faits à ce stade et dans un
exposé des faits dont les parties sont convenues
avant l'instruction, lequel exposé sera reproduit.
Sans trancher ces questions, il ne semble pas
qu'il y ait contrat, exprès ou tacite, dont la rupture
pourrait constituer un délit civil au sens de l'article
3 de la Loi sur la responsabilité de la Couronne,
S.R.C. 1970, c. C-38. Même si c'était le cas (ce
dont je doute), la demanderesse ne pourrait se
prévaloir de l'article 18 de la Loi, puisque cet
article autorise simplement le ministre des Finan
ces à payer, relativement à un jugement, un intérêt
sur l'argent dû au taux prescrit par l'article 3 de la
Loi sur l'intérêt, S.R.C. 1970, c. I-18, et ce, depuis
la date du jugement. L'intérêt antérieur à un
jugement n'y est pas prévu.
L'avocat de la demanderesse n'a pas insisté sur
sa demande d'intérêt.
Si la demanderesse a gain de cause dans sa
requête en jugement adjugeant la somme de
$5,794.04, sa demande d'intérêt sur cette somme
doit être rejetée.
L'exposé conjoint des faits est ainsi rédigé:
[TRADUCTION] Par l'entremise de leur avocat, les parties sont
convenues de l'exposé des faits suivant:
1. La demanderesse est une société de fiducie constituée sous le
régime des lois du Dominion du Canada et ayant son siège
social dans la ville de London, province d'Ontario, Dominion du
Canada. Elle exerce ses activités par l'entremise de succursales
se trouvant, entre autres, à Kingston, province d'Ontario,
Dominion du Canada.
2. La défenderesse, par l'intermédiaire du ministre de la Santé
nationale et du Bien-être social, applique la Loi sur la sécurité
de la vieillesse, S.R.C. 1970, chap. O-6, et le Régime de
pensions du Canada, S.R.C. 1970, chap. C-5.
3. En 1967, Winnifred L. Carpenter, née le 2 mars 1900,
demanda et obtint une pension en vertu de la Loi sur la sécurité
de la vieillesse.
4. Entre novembre 1974 et avril 1978, la demanderesse, par
l'entremise de sa succursale de Kingston, négocia ou encaissa
les lettres de change dont il est question au paragraphe 3 de la
déclaration et qui avaient été tirées sur le compte du receveur
général du Canada. Lesdites lettres désignaient Winnifred L.
Carpenter comme bénéficiaire, et représentaient des paiements
de pension de vieillesse.
6. A l'insu de la demanderesse et de la défenderesse,
Winnifred L. Carpenter mourut le 20 juin 1973 ou vers cette
date. La demanderesse apprit la mort de cette dernière le 18
juillet 1979, date à laquelle la défenderesse l'informa de ce fait.
Celle-ci apprit la mort de la bénéficiaire en juillet 1979 ou vers
cette date.
6. Lesdites lettres de change apparaissaient complètes et con-
formes aux règles. Toutes les lettres de change qui font l'objet
de cette action seront déposées à la Cour.
7. Lesdites lettres de change furent acceptées et négociées par
la demanderesse avant leur échéance. Antérieurement à juillet
1979, aucune desdites lettres n'avait été refusée. La demande-
resse accepta les lettres de change de bonne foi et contre valeur,
sans avoir été avisée de la mort de Winnifred L. Carpenter.
8. Lesdites lettres de change, endossées sous le nom de «Winni-
fred L. Carpenters, apparemment par son mari, M. Carpenter,
furent présentées par ce dernier à la demanderesse. Certaines
des lettres en question avaient été contresignées par
M. Carpenter.
9. Les banques et les sociétés de fiducie canadiennes ont
l'habitude d'accepter des lettres de change présentées pour
paiement sans demander que l'endossement soit fait en la
présence du caissier, ou que l'authenticité dudit endossement
soit autrement prouvée devant le caissier, si la personne qui
présente les lettres de change à la banque ou à la société de
fiducie en est la cliente. A toutes les époques en cause, le mari
de Winnifred L. Carpenter était un client de la succursale de la
demanderesse où les lettres de change furent négociées. De son
vivant, Mm° Carpenter était aussi une cliente de la demande-
resse, à la même succursale. Au moment de l'ouverture de leur
compte respectif, M. et Mm' Carpenter ont probablement fourni
à la demanderesse des échantillons de leur signature, mais la
demanderesse n'a pu s'en assurer.
10. En juillet 1979, la demanderesse fut avertie du retour de
certaines lettres de change et chèques. Ces renseignements
furent fournis par la Banque Royale du Canada et la Banque
de Montréal qui servaient de banques de virement pour la
demanderesse. La pratique des banques de virement consiste à
informer la demanderesse du retour de certains chèques. La
raison de ces retours peut être l'insuffisance de provisions, un
contre-ordre de paiement ou la falsification.
On a demandé à la demanderesse de tirer un chèque sur son
propre compte pour couvrir le montant des chèques et lettres
retournés. Ce n'est qu'après le paiement de ce montant à la
Banque Royale du Canada et à la Banque de Montréal qu'on
put reconnaître les lettres de change retournées. Parmi les
chèques se trouvaient les lettres de change qui font l'objet de
cette action.
11. En septembre 1980, le taux préférentiel de la banque à
charte était de 12.25 pour cent pour les prêts commerciaux.
(A noter qu'il n'existe pas de paragraphe 5, mais il existe deux
paragraphes portant le numéro 6)
Bien que les «chèques de pension de vieillesse»
aient toujours été appelés des «chèques» dans la
déclaration et dans l'exposé conjoint des faits, ces
documents sont des lettres de change tirées par le
sous-receveur général du Canada sur le compte du
receveur général.
La demanderesse reconnaît ce fait dans sa
réponse à la défense ou déclaration de contestation
liée et y admet que les effets appelés à tort «chè-
ques» sont des «lettres de change».
Voici la définition que donne de l'expression
«lettre de change» l'article 17 de la Loi sur les
lettres de change, S.R.C. 1970, c. B-5, lequel
article porte ce qui suit:
17. (1) La lettre de change est un ordre, sans conditions,
donné par écrit, adressé par une personne à une autre, signé par
celle qui le donne, mandant à celle à qui il est adressé de payer
sur demande, ou à une époque future déterminée ou susceptible
de l'être, une somme d'argent précise à une personne ou à
l'ordre d'une personne désignée, ou au porteur.
(2) Un effet qui ne se conforme pas aux prescriptions du
paragraphe (1), ou qui ordonne l'accomplissement d'un acte en
sus du paiement d'une somme d'argent, n'est pas, sauf ainsi
qu'il est ci-après prévu, une lettre de change.
(3) Un ordre de payer à même un fonds particulier n'est pas
sans conditions au sens du présent article. Est sans condition,
cependant, un ordre pur et simple de payer, accompagné
a) d'une indication d'un fonds particulier, à même lequel le
tiré doit se rembourser, ou d'un compte particulier au débit
duquel la somme doit être inscrite; ou
b) d'un énoncé de la transaction qui a donné lieu à la lettre
de change.
Au verso de ces ordres se trouvent les instruc
tions suivantes:
Indications aux banques ou autres agences d'encaissement:
I. Ce chèque ne doit pas être encaissé hors du Canada;
2. Si l'encaissement est fait au moyen d'une marque (X), deux
personnes, qui connaissent le bénéficiaire, doivent le contresi-
gner et donner leur adresse exacte;
3. Ce chèque doit être retourné immédiatement au bureau du
receveur général du Canada, ministère des Approvisionnements
et Services, dans la capitale de la province où le bénéficiaire
habitait, si le bénéficiaire est décédé ou s'il a quitté le Canada.
L'avocat de la demanderesse, si je le comprends
bien, prétend que celle-ci est détentrice régulière,
étant donné l'existence d'une cause ou considéra-
tion valable, d'un effet payable au porteur et, à
cette fin, s'appuie sur le paragraphe 21(5) de la
Loi sur les lettres de change, lequel est ainsi
rédigé:
21....
(5) Lorsque le preneur est une personne fictive ou qui
n'existe pas, la lettre de change peut être considérée comme
payable au porteur.
Dans sa défense, la défenderesse a particulière-
ment allégué que tous les endossements faits sous
le nom de Winnifred L. Carpenter sur les «chè-
ques» étaient faux ou non autorisés; elle invoque
donc le paragraphe 50(1) de la Loi, lequel est ainsi
conçu:
50. (1) Si une lettre de change portant un endossement faux
ou non autorisé est payée de bonne foi dans le cours ordinaire
des affaires, par le tiré ou l'accepteur ou en son nom, celui par
qui ou au nom de qui ce paiement a été fait a le droit de
recouvrer la somme ainsi payée de la personne à qui elle l'a été
ou de tout auteur d'un endossement postérieur à l'endossement
faux ou non autorisé, si un avis que l'endossement est faux ou
non autorisé est donné à chaque endosseur subséquent dans le
délai et de la manière énoncés au présent article.
La demanderesse est un endosseur subséquent.
Dans sa contestation liée, la demanderesse sou-
tient que la défenderesse est irrecevable à nier
l'authenticité de l'endossement de la preneuse
Winnifred L. Carpenter, donc à invoquer le para-
graphe 50(1) de la Loi.
Une fin de non-recevoir n'est pas opposable à la
Couronne, mais si on admet que les endossements
étaient faux, comme ils doivent l'être, alors le
paragraphe 21(5) de la Loi, s'il est applicable,
l'emporterait sur les articles 49 et 50. Voilà mon
interprétation du point capital de la prétention de
la demanderesse.
Sa Majesté, pas plus que la demanderesse, ne
connaissait la raison pour laquelle l'organisme de
virement «retournait» les chèques. Il pouvait y
avoir de multiples raisons, et étant donné la prati-
que bancaire, les documents n'étaient remis qu'au
paiement du découvert par le présentateur. Cela
étant, il était logique que le procureur de Sa
Majesté, en rédigeant la défense, oppose cette
défense à l'allégation de la demanderesse selon
laquelle elle est détentrice d'un effet payable au
porteur; la défenderesse invoque l'article 16 de la
Loi d'interprétation, S.R.C. 1970, c. I-23, lequel
est ainsi rédigé:
16. Nul texte législatif de quelque façon que ce soit ne lie Sa
Majesté ni n'a d'effet à l'égard de Sa Majesté ou sur les droits
et prérogatives de Sa Majesté, sauf dans la mesure y mention-
née ou prévue.
L'avocat de Sa Majesté a donc abandonné sa
défense fondée sur les articles 49 et 50 de la Loi
sur les lettres de change et s'est, à l'exclusion de
ces articles, appuyé sur l'article 16 de la Loi
d'interprétation.
Le litige se limite donc à l'applicabilité du para-
graphe 21(5) en l'espèce.
Le paragraphe 49(1) de la Loi sur les lettres de
change détermine l'effet d'une signature contre-
faite. La contrefaçon de signature est une défense
même contre une partie qui serait sans cela une
détentrice régulière. Si, dans le cas d'un chèque
fait payable à un bénéficiaire nommé, l'endosse-
ment du nom de ce bénéficiaire est contrefait, le
tireur peut poursuivre en justice sa banque tirée.
La signature n'a aucun effet, et la banque ne
saurait débiter le compte de son client.
En common law, l'accepteur d'une lettre de
change, du fait de son acceptation de celle-ci, était
irrecevable à soutenir contre un détenteur régulier
que le preneur n'existait pas, qu'il n'avait pas la
capacité d'endosser, et à contester l'authenticité de
son endossement. Cela était fondé sur la règle de
l'irrecevabilité (estoppel). L'exception à cette règle
était qu'une lettre de change tirée à l'ordre d'une
personne fictive ou inexistante pouvait être consi-
dérée comme payable au porteur. L'irrecevabilité
n'était opposable qu'aux parties qui, au moment de
leur acceptation de la lettre de change, savaient
que le preneur inscrit était une personne fictive ou
inexistante.
La Loi sur les lettres de change est une codifica
tion du droit relatif aux effets de commerce. Dans
l'affaire Vagliano Brothers c. The Bank of
England (1889) 23 Q.B.D. 243, la Cour d'appel,
en interprétant le paragraphe 7(3) de la loi origi-
naire (paragraphe 21(5) de la loi canadienne), a
introduit, relativement à ce paragraphe, la qualifi
cation qui existait en common law avant l'adoption
de cette loi. La Cour d'appel a jugé que «fictitious»
(fictif) signifie fictif à la connaissance de la partie
de qui on exige le paiement de la lettre de change.
Cette décision, sub nom. The Governor and
Company of the Bank of England c. Vagliano
Brothers [1891] A.C. 107, a été cassée par la
Chambre des lords. A la page 120, le lord Chance-
lier Halsbury remarque que lorsqu'il est dit expres-
sément qu'une loi codifie le droit, cette loi est
exhaustive et il n'est pas loisible de sortir du code
ainsi établi et d'examiner le droit antérieur pour
faciliter l'interprétation du code.
Aux pages 144 et 145, lord Herschell tient les
mêmes propos, que voici:
[TRADUCTION] ... il faut en premier lieu, examiner le libellé
de la loi et se demander quel est son sens naturel, sans tenir
compte de considérations qui découlent de l'état antérieur du
droit, et non pas commencer par une recherche de l'état
antérieur du droit et, ensuite, présumer que le législateur avait
probablement l'intention de ne pas le changer, pour voir si le
libellé de la loi confirme une interprétation allant dans ce sens.
Si une loi, qui est censée codifier une branche particulière du
droit, doit être appliquée de cette façon, son utilité sera, à mon
avis, presque entièrement réduite à néant, et le but même de
son adoption sera voué à l'échec. Le but d'une telle loi était
sûrement de faire en sorte que, sur tout point dont elle traitait
particulièrement, le droit soit fixé par l'interprétation du lan-
gage utilisé, au lieu, comme auparavant, de devoir parcourir un
grand nombre de décisions pour découvrir l'état antérieur du
droit, de le dégager par un examen critique minutieux des
décisions antérieures, ce qui suppose la connaissance de l'effet
exact même d'une procédure désuète telle une exception
péremptoire selon laquelle les faits ne sont pas suffisamment
établis. Bien sûr, je suis loin d'affirmer qu'il ne faut jamais
recourir à l'état du droit antérieur pour faciliter l'interprétation
des dispositions du code. Si, par exemple, on doute de la
signification d'une disposition, il serait tout à fait légitime de le
faire. Ou, encore, si dans un code du droit des effets de
commerce, il est des termes qui ont auparavant acquis un sens
technique ou qui ont été employés dans un sens autre que leur
sens ordinaire, relativement aux effets de commerce, le même
sens pourra très bien leur être donné dans le code. Je cite ces
cas à titre d'exemple seulement; ils ne sont évidemment pas
exhaustifs. Toutefois, ce sur quoi je me permets d'insister est
qu'en premier lieu, il faut interpréter le langage de la loi, et que
recourir à la jurisprudence antérieure ne saurait se justifier que
pour des raisons spéciales.
Je dois faire une autre remarque avant de procéder à l'exa-
men du langage de la loi. La Bills of Exchange Act n'était
certainement pas censée simplement codifier le droit existant. Il
est indiscutable qu'elle était censée le modifier et qu'elle l'a
modifié à certains égards. Et je ne pense pas qu'on puisse
présumer qu'une disposition particulière devait être un exposé
du droit existant plutôt qu'une modification.
En guise de conclusion, il s'exprime en ces termes
à la page 147:
[TRADUCTION] ... que pour établir le droit de considérer une
lettre de change comme payable au porteur, il suffit de prouver
que le preneur est une personne fictive, et si l'on exige de
l'accepteur le paiement de cette lettre, il n'est pas nécessaire de
prouver en outre qu'il savait que le preneur était une personne
fictive.
La règle d'interprétation capitale dans Heydon's
Case (1584) 3 Co. 7 ne s'appliquait pas, parce que
le texte législatif n'avait pas pour but de supprimer
un tort ni de proposer un remède. Le paragraphe
21(5) de la Loi sur les lettres de change ne
constituait pas un exposé du droit existant, mais
une modification.
Dans l'affaire Clutton c. George Attenborough
& Son [ 1897] A.C. 90, les appelants ont tiré des
chèques payables à une personne qui n'existait pas.
Un commis travaillant au service de la comptabi-
lité des appelants a frauduleusement fait croire au
tireur que cette personne avait accompli un travail,
et les chèques ont été faits payables à cette per-
sonne inexistante pour ce travail. Le commis a
endossé les chèques à ce nom fictif et les a négociés
aux intimées, qui, de bonne foi, en ont payé la
valeur. Les intimées ont ensuite reçu paiement de
la banque tirée. Il a été jugé que les appelants ne
pouvaient recouvrer le montant des intimées au
motif que, bien qu'ils eussent cru à l'existence
d'une personne réelle et voulu destiner le paiement
de ces chèques à celle-ci, ces derniers étaient paya-
bles à une personne qui n'existait pas. A la page
93, le lord Chancelier Halsbury dit explicitement
ceci:
[TRADUCTION] ... quoi qu'on puisse dire de la différence entre
les termes «fictitious» (fictif) et «non -existing» (inexistant), il
n'a jamais été prétendu en l'espèce qu'à la lecture de ces effets,
le nom de George Brett n'est rien d'autre que celui d'une
personne qui n'existe pas.
Cette décision est donc fondée uniquement sur le
motif que le preneur était une personne «inexis-
tante» à qui l'on pouvait ou voulait destiner le
chèque.
Dans Vinden c. Hughes [1905] 1 K.B. 795, on a
fait des distinctions entre celle-ci et les affaires
Vagliano et Clutton c. Attenborough.
Le secrétaire particulier des demandeurs avait
tiré des chèques payables à certains des clients de
ceux-ci pour des sommes qui n'étaient pas réelle-
ment dues, avait obtenu la signature des deman-
deurs sur ces chèques, s'était emparé de ceux-ci,
avait contrefait les endossements des preneurs,
avait négocié les chèques au défendeur qui en avait
payé la pleine valeur de bonne foi et avait obtenu
paiement de la banque des demandeurs.
Le juge Warrington a conclu que l'affaire Clut-
ton c. George Attenborough & Son était différente
de l'espèce considérée parce que, dans cette
affaire, le preneur était une personne inexistante
plutôt qu'une personne fictive; par conséquent, le
fait que le tireur a cru à l'existence d'une personne
réelle et voulu émettre les chèques au nom de
celle-ci n'importait pas.
Il a conclu que l'affaire Vagliano était différente
parce que dans cette cause, il n'y avait en réalité
aucun tireur; le nom employé comme preneur était
une simple fiction.
Dans l'affaire Vinden c. Hughes, le tireur avait
l'intention d'émettre des chèques et voulait les
émettre au nom de preneurs déterminés; ceux-ci
étant des personnes réelles.
Cela étant, il a été jugé que les preneurs
n'étaient pas des personnes «fictives», et que les
demandeurs étaient donc en droit d'obtenir juge-
ment.
Le juge Warrington a particulièrement cité [aux
pages 801 et 802] les motifs de jugement pronon-
cés par lord Herschell dans l'affaire Vagliano (sus-
mentionnée), où ce dernier dit ceci à la page 152:
[TRADUCTION] Le membre de phrase «lorsque le preneur est
une personne fictive» s'applique-t-il uniquement lorsque le pre-
neur nommé n'a jamais existé? A mon avis, il est clair que le
terme «preneur» doit s'entendre du preneur nommé sur la lettre
de change; car, bien entendu, par hypothèse, le paiement n'est
pas destiné à une telle personne. Alors, lorsque le preneur
désigné est ainsi nommé uniquement dans un but frauduleux
sans aucune intention que ce preneur reçoive paiement, est-ce
faire violence à la langue que de dire que le preneur est une
personne fictive? Je ne pense pas. Je ne pense pas que le terme
«fictif» soit employé uniquement pour qualifier ce qui n'a pas
d'existence réelle.
L'affaire Vinden c. Hughes a été confirmée par
la Chambre des lords dans l'arrêt North and
South Wales Bank, Ltd. c. Macbeth [1908] A.C.
137.
Dans l'affaire Vinden (susmentionnée), le juge
Warrington a décidé que les preneurs n'étaient pas
des personnes fictives, puisqu'en signant les chè-
ques, M. Vinden voulait vraiment que les preneurs
reçoivent paiement. Que les opérations elles-
mêmes fussent fictives n'importait pas. Ce qui
importait, c'était que le preneur devait recevoir
paiement.
Le juge Warrington s'exprime en ces termes à la
page 802:
[TRADUCTION] M. Vinden a-t-il tiré ce chèque au profit de T.
H. Graves et des autres personnes dans un but purement
frauduleux? Étant donné les faits de l'espèce, il est impossible
de tirer cette conclusion. Il ne s'agissait pas de frauder au
moment où il l'a tiré. Il avait tout lieu de croire, et il a vraiment
cru, que ces chèques étaient faits dans le cours ordinaire des
affaires, portant le montant à payer aux personnes dont les
noms y figuraient. A mon avis, cela répond vraiment à l'argu-
ment de la défense.
Le preneur n'étant pas [TRADUCTION] «une per-
sonne fictive ou inexistante» (la loi est muette
quant aux noms), la lettre de change ne pouvait
être considérée comme payable au porteur.
On trouve un résumé des conséquences de cette
jurisprudence et des règles en découlant dans Fal-
conbridge, Banking and Bills of Exchange (A. W.
Rogers, 7e éd.), aux pages 485 et 486. L'auteur dit
ceci:
[TRADUCTION] L'inexistence d'un preneur nommé est une
simple question de fait et ne dépend de l'intention de personne.
[J'ajoute que dans ce cas, le critère est purement objectif.] La
question de savoir si le preneur est une personne fictive dépend
de l'intention de l'auteur de l'effet de commerce, c'est-à-dire le
tireur d'une lettre de change ou d'un chèque ou le souscripteur
d'un billet à ordre. [Dans ce cas, j'ajoute que le critère est
subjectif.]
Cet exposé est suivi des exemples suivants:
[TRADUCTION] (1) Si Martin Chuzzlewit n'est pas le nom
d'une personne existante que Bede connaît, mais seulement le
fruit de l'imagination de ce dernier, le preneur est inexistant et,
vraisemblablement aussi, fictif.
(2) Si Bede, pour ses fins propres, inscrit comme preneur le
nom de Martin Chuzzlewit, une personne ayant déjà existé,
qu'il connaissait et sait être décédée, le preneur est inexistant
mais il n'est pas fictif.
(3) Si Martin Chuzzlewit est le nom d'une personne existante
que Bede connaît, mais qu'il inscrit comme preneur dans un but
frauduleux n'ayant pas l'intention d'avantager monétairement
ce preneur, le preneur est une personne fictive mais non
inexistante.
(4) Si Martin Chuzzlewit est le nom d'une personne existante
à qui Bede destine le paiement, le preneur n'est ni fictif, ni
inexistant, quoique Bede ait été amené à rédiger la lettre de
change par des manoeuvres frauduleuses d'une autre personne
qui a fait croire à Bede qu'il y a une transaction au regard de
laquelle Chuzzlewit a droit au montant spécifié dans la lettre
de change.
Dans l'affaire La Banque Royale du Canada c.
Concrete Column Clamps (1961) Ltd. [1977] 2
R.C.S. 456, la Cour suprême du Canada a
approuvé le principe adopté dans Vinden c.
Hughes. La majorité a adopté la quatrième règle
formulée dans l'ouvrage de Falconbridge et repro-
duite ci-dessus.
La jurisprudence traite principalement du sens
d'«une personne fictive» plutôt que d'«une personne
inexistante». Dans beaucoup de jugements, il est
fait mention de ces deux catégories, mais dans la
plupart des cas, c'est parce que ce sont les termes
employés dans le paragraphe de la loi.
A mon avis, ce n'est pas faire violence au critère
d'interprétation exposé par lord Halsbury et lord
Herschell dans l'affaire Vagliano que de rappeler
les propos tenus par le lord juge Bowen dans la
décision rendue par la Cour d'appel (1889) 23
Q.B.D. 243, la page 260:
[TRADUCTION] Les décisions précédentes se rapportent au cas
de personnes fictives. Dans Ashpitel c. Bryan (5 B. & S. 723),
une question semblable a été soulevée à propos d'une lettre de
change qui, l'accepteur et le tireur en étant convenus, avait été
tirée et endossée au nom d'un homme décédé. Une pareille
application y a été faite du même principe de l'irrecevabilité.
C'est probablement en rapport avec cette affaire que l'expres-
sion «non -existing» (inexistant) est introduite dans le paragra-
phe que nous avons à interpréter.
On laisse entendre que lorsque le preneur est
mort au moment où l'effet de commerce est tiré,
c'est du pur bon sens que de considérer que le
preneur défunt «n'existe pas» en ce monde. C'est ce
qui se dégage de l'affirmation de Falconbridge que
l'inexistence d'un preneur nommé est une question
de fait, et ne dépend de l'intention de personne; et
aucun fait n'est plus indéniable que la réalité de la
mort.
La réalité de la mort donne lieu à la deuxième
règle énumérée par Falconbridge et que je
reprends ici:
(2) Si Bede, pour ses fins propres, inscrit comme preneur le
nom de Martin Chuzzlewit, une personne ayant déjà existé,
qu'il connaissait et sait être décédée, le preneur est inexistant
mais il n'est pas fictif.
Je n'accepte pas cette règle dans sa totalité. A
mon sens, si le tireur sait que le preneur est une
personne décédée, ce preneur est non seulement
une personne inexistante, mais aussi une personne
«fictive» au sens du paragraphe 21(5) de la Loi sur
les lettres de change. D'autre part, si le tireur ne
sait pas que le preneur est décédé, alors ce dernier
sera une personne «qui n'existe pas» et non
«fictive».
Il est clair et constant que dans cette action,
Winnifred L. Carpenter, bénéficiaire des «chèques
de pension de vieillesse», est décédée le 20 juin
1973, et que le tireur de ceux-ci ignorait ce fait. Il
est également constant que la demanderesse, igno
rant complètement la mort de M"1e Carpenter, a de
bonne foi encaissé l'effet de commerce à elle pré-
senté par l'époux de la bénéficiaire.
Cette situation eut cours jusqu'à ce que le tireur
prît connaissance de la mort de Mme Carpenter,
quelque temps dans les deux premières semaines
de juillet 1979, et la demanderesse en fut avisée
sans délai le 18 juillet 1979.
La demanderesse et la défenderesse ont toutes
deux été victimes d'une fraude qui avait duré trois
ans et trois mois et qui consistait dans l'encaisse-
ment de 41 chèques sur lesquels figurait le nom
d'une bénéficiaire qui était décédée et dont l'en-
dossement avait été contrefait.
Pour les raisons invoquées, je suis arrivé à la
conclusion que la bénéficiaire inscrite sur les chè-
ques en question était «une personne qui n'existait
pas», puisqu'elle était décédée lors du tirage de
l'effet de commerce, et que le tireur ignorait sa
mort.
Cela étant, les chèques doivent être considérés
comme payables au porteur.
Il en découle que l'authenticité de l'endossement
de la bénéficiaire n'importe nullement.
Normalement, la demanderesse ne serait nulle-
ment responsable envers la défenderesse.
L'avocat de Sa Majesté renonce à la défense
subsidiaire fondée sur les articles 49 et 50 de la Loi
sur les lettres de change et invoque plutôt le motif
subsidiaire fondé sur l'article 16 de la Loi d'inter-
prétation, lequel article est ainsi conçu:
16. Nul texte législatif de quelque façon que ce soit ne lie Sa
Majesté ni n'a d'effet à l'égard de Sa Majesté ou sur les droits
et prérogatives de Sa Majesté, sauf dans la mesure y mention-
née ou prévue.
En common law, la règle générale est qu'aucune
loi ne lie la Couronne, à moins que celle-ci n'y soit
expressément mentionnée; une exception: la Cou-
ronne est liée par déduction nécessaire dans des
cas où la loi serait totalement privée de son effica-
cité si la Couronne n'était pas liée.
Quant à cette inclusion en common law, le juge
en chef du Canada Laskin, avec qui les juges
Martland, Judson, Ritchie, Pigeon, Dickson et
Beetz sont d'accord, dit ceci, aux pages 69 et 70,
dans l'affaire Sa Majesté du chef de la province
de l'Alberta c. La Commission canadienne des
transports [1978] 1 R.C.S. 61, (1977) 75 D.L.R.
(3°) 257:
Le principe de common law relativement à une telle inclusion
est exposé dans l'arrêt Bombay Province v. Bombay Municipal
Corporation [[1947] A.C. 58], où Lord du Parcq a déclaré (à
la p. 61):
[TRADUCTION] ... Le principe général à appliquer en
examinant si la Couronne est liée par les dispositions généra-
les d'une loi est bien connu. Selon l'ancienne maxime juridi-
que, aucune loi ne lie la Couronne si celle-ci n'y est expressé-
ment mentionnée ... Mais cette règle souffre au moins une
exception. La Couronne, comme on l'a souvent dit, peut être
liée «par déduction nécessaire», c'est-à-dire que, s'il appert du
libellé même de la Loi que le législateur entendait lier la
Couronne, le résultat est le même que si cette dernière était
expressément mentionnée ....
Au sujet du dernier point mentionné dans cet extrait, la remar-
que suivante est pertinente (à la p. 63):
[TRADUCTION] ... Si l'on peut affirmer qu'au moment où
la Loi a été adoptée et a reçu la sanction royale, il ressortait
clairement de son libellé qu'elle serait privée de toute effica-
cité si elle ne liait pas la Couronne, on peut déduire que la
Couronne a accepté d'être liée. Leurs Seigneuries ajoutent
toutefois que lorsqu'on demande aux tribunaux de faire cette
déduction, il faut se rappeler que si l'intention du législateur
est de lier la Couronne, rien de plus facile que de le dire en
toutes lettres.
Si la question relevait exclusivement de la common law, telle
que définie dans l'arrêt Bombay, je ne vois pas comment on
pourrait prétendre que la Loi sur l'aéronautique serait privée
de tout effet si elle ne liait pas la Couronne. Cependant,
peut-on affirmer que l'affaire relève exclusivement de la
common law, compte tenu de l'art. 16 de la Loi d'interprétation
fédérale?
Il cite ensuite l'article 16 tel qu'il a été édicté
par S.C. 1967-68, c. 7 et qui est reproduit ci-
dessus.
Ayant ainsi posé la question, le juge en chef
donne la réponse, à la page 75, lorsqu'il dit ceci à
propos de la décision de la Cour d'appel fédérale:
La Cour d'appel fédérale a considéré comme importante la
modification apportée au libellé de l'actuel art. 16, par rapport
au texte de cet article dans l'ancienne Loi d'interprétation
analysée dans l'affaire Silver Bros. Ltd., précitée. Le juge
d'appel Heald n'a toutefois pas précisé comment la modifica
tion rétablissait la doctrine de la «déduction nécessaire». A mon
avis, l'actuel art. 16, si l'on considère qu'il se réfère à la
Couronne du chef d'une province et à la Couronne du chef du
Canada, protège mieux la Couronne que l'ancienne disposition
d'un assujettissement à un texte législatif qui ne la mentionne
pas expressément. Alors que la disposition étudiée dans les
arrêts In re Silver Bros. Ltd., précité, et Dominion Building
Corporation c. Le Roi, précité, parlait d'une atteinte aux droits
de la Couronne (point retenu dans l'arrêt Dominion Building
Corporation à l'égard d'une disposition semblable de la Loi
ontarienne, et à la base de la décision rendue), l'actuel art. 16
ne se limite pas aux «droits», mais spécifie en outre que «nul
texte législatif ... ne lie Sa Majesté ni n'a d'effet à l'égard de
Sa Majesté ... sauf dans la mesure y mentionnée ou prévue».
Je ne puis souscrire à la conclusion de la Cour d'appel fédérale
selon laquelle la substitution de l'expression «sauf dans la
mesure y mentionnée ou prévue» pour «à moins que l'intention
n'y soit formellement exprimée d'y atteindre Sa Majesté» réta-
blit la doctrine de la «déduction nécessaire». Il me semble au
contraire que la «déduction nécessaire» est exclue s'il faut que la
Couronne soit mentionnée ou prévue dans le texte législatif
pour y être assujettie.
A la page 72, le juge en chef du Canada Laskin
parle précisément du principe qu'«une législature
provinciale ne peut, dans l'exercice de ses pouvoirs
législatifs, assujettir la Couronne du chef du
Canada à une réglementation obligatoire».
Il ajoute toutefois:
Cela ne signifie pas pour autant que la Couronne fédérale ne
peut se trouver assujettie à la législation provinciale lorsqu'elle
cherche à s'en prévaloir ....
Le principe généralement reconnu est que lors-
que la Couronne du chef du Canada invoque une
loi provinciale, elle doit l'invoquer dans sa totalité
et doit accepter les avantages conditionnels tels
qu'ils sont.
La Couronne fédérale n'est nullement tenue de
se soumettre à une réglementation provinciale obli-
gatoire, mais si elle cherche à se prévaloir des
avantages de celle-ci, elle doit alors en accepter les
désavantages et ne peut les rejeter. Elle ne saurait
souffler le chaud et le froid en même temps.
A mon avis, on peut dire la même chose d'une
loi fédérale d'application générale, telle la Loi sur
les lettres de change, dans le domaine qu'elle vise.
On ne saurait dire en l'espèce que la Couronne
cherche à se prévaloir d'une disposition avanta-
geuse de la Loi sur les lettres de change tout en
rejetant un article qui la désavantage.
Bien qu'il soit vrai que Sa Majesté, pour se
défendre, a invoqué les articles 49 et 50, disposi
tions portant sur les signatures fausses, cette con
clusion a été formulée lorsque le procureur de Sa
Majesté ne connaissait pas encore tous les faits (et
il en était de même du procureur de la demande-
resse) relativement à la raison du retour à la
demanderesse des effets de commerce par l'orga-
nisme de virement lorsqu'ils seraient payés à
celui-ci.
La protection prévue aux articles 49 et 50 a été
invoquée comme une défense subsidiaire qui a été
abandonnée lorsque les faits exacts furent connus.
Dans l'affaire La Banque de Montréal c. Le
procureur général de la province de Québec
[1979] 1 R.C.S. 565, (1978) 96 D.L.R. (3 e ) 586, il
y avait à déterminer si la Couronne du chef du
Québec, qui avait un compte chez la banque
demanderesse, était irrecevable à recouvrer une
somme payée sur un faux endossement d'un
chèque tiré par la Couronne sur ce compte, celle-ci
n'ayant pas donné à la banque avis du faux endos-
sement dans l'année où elle en avait eu connais-
sance, conformément au paragraphe 49(3) de la
Loi sur les lettres de change.
Le juge de première instance a accueilli l'action
en recouvrement du gouvernement ([ 1974] C.S.
374 (Qué.)), au motif que le paragraphe 49(3) de
la Loi sur les lettres de change ne s'appliquait pas
à la Couronne.
Par un arrêt unanime, la Cour d'appel a con
firmé cette décision, concluant à l'inopposabilité
du paragraphe 49(3) de la Loi sur les lettres de
change à la Couronne, parce que son application
aurait pour effet de porter atteinte aux prérogati-
ves de celle-ci ([1976] C.A. 378 (Qué.)).
Devant la Cour suprême du Canada, le principe
selon lequel la Loi sur les lettres de change ne lie
pas la Couronne, puisque aucune disposition
expresse à cet égard n'y est prévue, est demeuré
inviolé.
Il a toutefois été jugé que les tribunaux d'ins-
tance inférieure s'étaient trompés sur la source des
droits et obligations des parties.
Le juge Pratte dit ceci à la page 574:
Les règles relatives à la responsabilité de la Couronne sont
donc différentes selon que la source de l'obligation est contrac-
tuelle ou législative. La Couronne est liée par une obligation
contractuelle de la même manière qu'un particulier alors qu'en
règle générale, elle ne l'est pas par une obligation qui découle
de la loi seule à moins d'y être nommée.
Il a été décidé que la réclamation de la Cou-
ronne contre la banque était fondée sur un contrat,
et que pour y avoir droit, la Couronne devait se
conformer aux stipulations convenues. Une partie
qui ouvre un compte bancaire passe un contrat
avec son banquier, et il y est implicitement con-
venu que les parties s'en rapportent à l'usage du
commerce et à la loi. Les stipulations convenues du
contrat bancaire comprenaient nécessairement
l'article 49 de la Loi sur les lettres de change. La
Couronne ne s'étant pas conformée à cette disposi
tion contractuelle, son action contre la banque a
donc été rejetée.
En l'espèce, il n'existe pas de contrat de ce genre
et, par conséquent, la source des droits et obliga
tions des parties à l'instance n'est pas contractuelle
mais législative; et j'estime que ce fait règle en fin
de compte le sort de cette action.
Dans la présente affaire, l'effet tiré par la Cou-
ronne n'est pas un «chèque» qui, selon la définition
du paragraphe 165(1) de la Loi sur les lettres de
change, est une lettre de change tirée sur une
banque et payable sur demande.
La lettre de change est définie au paragraphe
17(1) de la Loi comme un ordre, sans conditions,
adressé par écrit par une personne (le tireur) à une
autre (le tiré), mandant à celle à qui il est adressé
de payer sur demande, ou à une époque future
déterminée ou susceptible de l'être, une somme
d'argent précise à une personne ou à l'ordre d'une
personne désignée (le preneur), ou au porteur.
En l'espèce, les effets de commerce en question
sont tirés par le «sous-receveur général» sur «Le
receveur général du Canada».
Le receveur général du Canada est le ministre
des Approvisionnements et Services. Le sous-rece-
veur général est le sous-ministre des Services.
En vertu de l'article 28 de la Loi sur l'adminis-
tration financière, S.R.C. 1970, c. F-10, tout paie-
ment aux termes d'un crédit doit être fait sur les
instructions et sous la direction du receveur géné-
ral, au moyen d'un effet selon la forme que le
Conseil du Trésor prescrit. Le Conseil du Trésor
est ainsi l'auteur de la forme des effets de com
merce formant la base de cette action.
Lorsqu'un tel effet est présenté par une banque
pour paiement, le receveur général le paye à même
le Fonds du revenu consolidé.
Rien n'interdit qu'une lettre de change soit
payée à même un fonds particulier (voir paragra-
phe 17(3) de la Loi sur les lettres de change), ni
qu'une personne soit à la fois le tireur et le tiré
d'une lettre de change. Le détenteur peut considé-
rer l'effet comme lettre de change ou comme billet
à ordre (voir l'article 26 de la Loi sur les lettres de
change). Donc, il importe peu que le sous-receveur
général, qui peut assumer toutes les fonctions du
receveur général (excepté celles qui sont particu-
lièrement exclues), puisse être considéré à la fois
comme le tireur et le tiré, bien que les titulaires
soient des personnes différentes.
On fait valoir qu'en l'espèce, les effets de com
merce en question, principalement parce qu'ils ne
sont pas des «ordres sans conditions», ne sont ni des
lettres de change ni des billets à ordre au sens de la
Loi sur les lettres de change, étant donné qu'au
verso se trouvent des indications à l'intention de
banques et d'autres agences d'encaissement préci-
sant que les chèques ne peuvent être encaissés hors
du Canada, que faire en cas d'endossement par
marque, et que les chèques doivent être retournés
au tireur ou au tiré si le bénéficiaire est décédé ou
a quitté le Canada.
Une lettre de change ou un billet à ordre doit
être payable sans restriction, c'est-à-dire qu'ils ne
doivent être soumis à aucune condition, excepté
celles auxquelles les effets de commerce sont
soumis en tant que tels, savoir la présentation, le
protêt, l'avis du refus de paiement ou d'acceptation
et les conditions de ce genre.
Il se peut qu'étant soumis à des conditions, les
effets en question ne soient pas des lettres de
change, mais étant donné la conclusion à laquelle
je suis arrivé, je ne tranche pas ce point, n'y étant
pas tenu.
En vertu du paragraphe 5(3) de la Loi sur la
sécurité de la vieillesse, S.R.C. 1970, c. O-6, la
pension payable en vertu de la loi continue à être
payée durant la vie du pensionné et cesse avec le
paiement visant le mois où le pensionné décède. Je
nourris de sérieux doutes quant à savoir si un effet
émis au cours du mois postérieur à la mort du
pensionné peut être considéré comme nul une fois
qu'il est en circulation dans le commerce, mais,
encore une fois, je n'ai pas à trancher cette
question.
Par les motifs invoqués, j'estime que l'article 16
de la Loi d'interprétation soustrait la Couronne à
l'effet du paragraphe 21(5) de la Loi sur les lettres
de change.
A mon avis, puisqu'il n'existe pas de contrat
entre les parties à cette action, et que celle-ci est
fondée sur la prémisse qu'une responsabilité est
imposée à la Couronne en raison de l'effet du
paragraphe 21(5) de la Loi sur les lettres de
change, lequel, pour les raisons invoquées, ne lie
pas, d'après ma conclusion, la Couronne, je ne suis
ni tenu ni en droit de considérer que lorsque deux
parties innocentes sont victimes de la fraude d'une
tierce partie, celle de ces deux parties innocentes
qui a contribué le plus à la création par ce tiers de
la fraude devrait subir la perte, comme l'a fait le
juge Montgomery dans l'affaire Canadian Pacific
Hotels Ltd. c. La Banque de Montréal (1981) 32
O.R. (2 e ) 560.
On doit se rappeler qu'en imputant la responsa-
bilité comme il l'a fait, le juge Montgomery a
considéré les parties à l'action dont il était saisi,
toutes deux étant des citoyennes, comme assujet-
ties à l'«usage» commercial, concept adopté par la
Cour suprême du Canada dans l'affaire La Banque
de Montréal c. Le procureur général de la pro
vince de Québec (susmentionnée).
Si j'avais la possibilité de le faire, mais je ne
considère pas que je l'aie, je dirais que les faits
sont tels que la demanderesse, qui était la mieux
placée pour prévenir la fraude, devrait subir la
perte.
Ayant conclu que Sa Majesté n'est pas liée par
le paragraphe 21(5) de la Loi sur les lettres de
change, j'estime qu'il y a lieu de rejeter l'action de
la demanderesse; les dépens seront adjugés à Sa
Majesté.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.