T-4650-80
La Commission canadienne des droits de la per-
sonne (Requérante)
c.
Jane Banfield Haynes, R. Dale Gibson, Robert W.
Kerr, et British American Bank Note Company
Limited (Intimés)
Division de première instance, le juge Cattanach—
Ottawa, 4 et 24 novembre 1980.
Brefs de prérogative — Mandamus — Deux employées de la
compagnie intimée se sont plaintes, auprès de la Commission
canadienne des droits de la personne, d'actes discriminatoires
commis à leur égard par leur employeur— Constitution parla
Commission d'un tribunal des droits de la personne — Ce
tribunal s'est jugé incompétent pour connaître de ces plaintes
— Une requête subséquente de la Commission en contrôle
judiciaire a été rejetée par ce motif qu'une requête en manda-
mus était le recours approprié — Il échet d'examiner si le
tribunal a compétence pour instruire ces plaintes ou si l'entre-
prise de l'intimée relevait de l'autorité législative du Parle-
ment — Loi canadienne sur les droits de la personne, S.C.
1976-77, c. 33, art. 11, 35, 36(1),(3), 37, 39, 40(2) — Règles
1715(2), 1716(2) de la Cour fédérale.
Deux employées de l'intimée British American Bank Note
Company Limited se sont plaintes auprès de la Commission
canadienne des droits de la personne que leur employeur avait
commis des actes discriminatoires au sens de l'article 11 de la
Loi canadienne sur les droits de la personne. Dès le dépôt des
plaintes, la Commission a constitué un tribunal des droits de la
personne, lequel a conclu à sa propre incompétence par ce motif
que la Loi ne s'appliquait pas aux activités de la compagnie
intimée, et c'est cette décision qui a fait l'objet d'une demande
d'examen judiciaire par la Commission. La Cour d'appel a jugé
que la conclusion du tribunal n'était pas une «décision ou
ordonnance» et qu'une requête en mandamus était le seul
recours ouvert, et c'est cette voie de recours qu'exerce la
Commission en l'espèce. Il échet d'examiner si le tribunal a
compétence pour instruire ces plaintes, ou si, l'entreprise de
l'intimée relevait de l'autorité législative du Parlement du
Canada.
Arrêt: la demande est rejetée. La requête en mandamus ne
peut être entendue si les plaignantes n'y sont pas parties. Le fait
qu'elles étaient déjà «plaignantes» devant le tribunal des droits
de la personne et n'ont pas comparu, bien que l'audition leur
eût été signifiée, ne change rien au fait qu'elles sont des «parties
essentielles» et doivent être constituées telles et avoir la possibi-
lité de participer aux débats, même sans aucune demande
expresse de leur part. C'est là la condition de validité de toute
ordonnance rendue conformément à la décision de la Cour
d'appel dans l'affaire Eldorado, à laquelle la Cour doit déférer.
Si la requête en mandamus est rejetée, les plaignantes n'ont
aucune voie de recours sous le régime de la Loi canadienne sur
les droits de la personne. Par ailleurs, il appartient à la
requérante d'ajouter les plaignantes comme parties. Si le juge
de première instance assumait cette responsabilité, il serait
alors juge de sa propre proposition.
Arrêt suivi: La Commission canadienne des droits de la
personne c. Eldorado Nucléaire Liée [1981] 1 C.F. 289
Arrêts mentionnés: Norris c. Beazley (1877) 2 C.P.D. 80;
La Commission canadienne des droits de la personne c.
British American Bank Note Company [1981] 1 C.F. 578;
Ouimet c. La Reine [1978] 1 C.F. 672.
DEMANDE.
AVOCATS:
François Lemieux et Penny Bonner pour la
requérante.
John D. Richard, c.r. et L. H. Harnden pour
l'intimée British American Bank Note Com
pany Limited.
PROCUREURS:
Herridge, Tolmie, Ottawa, pour la requé-
rante.
Gowling & Henderson, Ottawa, pour l'in-
timée British American Bank Note Company
Limited.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE CATTANACH: Shirley Cooligan et
Maureen McKenny, qui étaient, et le sont peut-
être encore, des employées de l'intimée, British
American Bank Note Company Limited, se plai-
gnaient auprès de la Commission canadienne des
droits de la personne que leur employeur avait
commis des actes discriminatoires au sens de l'arti-
cle 11 de la Loi canadienne sur les droits de la
personne, S.C. 1976-77, c. 33, par l'instauration ou
la pratique de la disparité salariale entre les
hommes et les femmes qui exécutaient, dans le
même établissement, des fonctions équivalentes.
Dès le dépôt des plaintes, la Commission a
constitué un tribunal des droits de la personne,
composé des trois personnes physiques désignées
comme intimés dans l'intitulé de cause ci-dessus, et
chargé d'instruire ces plaintes.
Il y a lieu de noter que l'enquête du tribunal a
été intitulée comme suit:
ENTRE:
SHIRLEY COOLIGAN,
MAUREEN MCKENNY,
LES PLAIGNANTES,
—et—
BRITISH AMERICAN BANK NOTE COMPANY LIMITED,
LE DÉFENDEUR,
- et-
COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE,
L'INTERVENANT.
La Commission comparut devant le tribunal en
vertu du paragraphe 40(2) de la Loi, qui l'y auto-
rise à cet effet.
A l'audience du 6 décembre 1979 du tribunal, et
avant que celui-ci ne commençât l'instruction au
fond de ces plaintes, l'intimée a soulevé l'exception
d'incompétence tirée de ce que, dans la poursuite
des fins pour lesquelles elle avait été constituée,
elle n'était pas soumise à la Loi canadienne sur les
droits de la personne.
Le tribunal s'est alors attaché à trancher cette
question préalable de droit constitutionnel, sur
laquelle il a entendu les arguments des avocats de
la Commission et de l'intimée. Les plaignantes
pouvaient participer aux débats mais ne l'ont pas
fait. Il appert qu'elles n'ont même pas comparu à
l'audition qui leur avait été pourtant notifiée.
Dans un document daté du 26 février 1980 et
intitulé «Décision du tribunal», le tribunal a conclu
à l'unanimité à sa propre incompétence par ce
motif que la Loi canadienne sur les droits de la
personne ne s'appliquait pas aux activités de la
compagnie intimée.
Par avis de requête daté du 11 mars 1980, dans
lequel la British American Bank Note Company
Limited était nommée seule intimée (les plaignan-
tes n'y figuraient à aucun titre), la Commission
requérante s'est prévalue de l'article 28 de la Loi
sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2° Supp.), c.
10, pour requérir la Cour d'appel d'examiner et
d'annuler la décision du tribunal, par laquelle ce
dernier avait refusé d'instruire les plaintes formées
contre l'intimée.
La requête, entendue le 11 septembre 1980, a
été rejetée.
Dans les motifs du jugement de la Cour donnés
à l'audience, le juge en chef Thurlow s'est pro-
noncé en ces termes [[1981] 1 C.F. 578, la page
580]:
Voilà à n'en pas douter une question dont le tribunal était en
droit de se préoccuper et au sujet de laquelle il était en droit
d'entendre des témoignages et de tirer sa propre conclusion. S'il
s'estimait incompétent, il pourrait refuser de procéder à l'en-
quête. C'est ce qui se serait effectivement passé. Cependant, le
tribunal ne tient pas de la loi le pouvoir de trancher cette
question; à cet égard, son avis n'a pas autorité de la chose jugée
et ne lie personne. Il ne lie certainement pas le tribunal
lui-même, qui peut le rapporter à n'importe quel moment, que
ce soit ou non à la lumière de faits nouveaux. Si cet avis est
erroné, la Division de première instance de la Cour de céans,
saisie d'une requête en mandamus, peut trancher la question et
ordonner au tribunal d'exercer sa compétence. Si, par contre,
cet avis est judicieux, la requête en mandamus succombera.
Quoi qu'il en soit, j'estime qu'une requête en mandamus est le
seul recours (à défaut de réussir à persuader le tribunal de
changer d'avis) ouvert à la partie qui pâtit de la position prise
par le tribunal et qui essaie de l'obliger à procéder à l'instruc-
tion. Si, en revanche, le tribunal concluait à une compétence
qu'il n'avait pas, une requête en prohibition aurait été le
recours ouvert à l'intimée.
Le juge en chef conclut comme suit [à la page
582]:
Par ces motifs, j'estime que ce que la requérante conteste par
cette requête n'est pas une «décision ou ordonnance» au sens du
paragraphe 28(1) et que cette requête doit être rejetée.
Je me félicite de constater que mes propres
remarques dans la décision Ouimet c. La Reine
([1978] 1 C.F. 672, la page 676) préfiguraient la
conclusion tirée par le juge en chef, savoir que le
tribunal n'était pas habilité par la loi à se pronon-
cer sur la question de savoir si les dispositions de
cette loi s'appliquent à l'entreprise de l'intimée, de
façon à remettre en question la compétence du
tribunal pour connaître de ces plaintes.
Dans cette décision, j'ai conclu qu'il appartenait
aux cours de justice, et non au tribunal, constitué
en vue de tenir une enquête spécifique en vertu de
la loi, de décider du caractère ultra vires d'un
règlement (terme auquel on peut facilement subs-
tituer le terme
Cette proposition est si évidente et si générale-
ment acceptée qu'on l'énonce rarement, ce qui
explique la rareté de la jurisprudence en la
matière.
Il ressort cependant des deux jurisprudences
citées dans cette décision, à savoir In re Royalite
Oil Company Limited and Tannas ([1943] 2
W.W.R. 348 la page 352), et Regina c. Unem
ployment Insurance Commission, Ex parte
Heggen ((1964) 41 D.L.R. (2e) 436, la page
442), que face à une difficulté de ce genre, un
tribunal n'a d'autre choix que de procéder en
présumant que la loi est intra vires à cet égard, et
de tenir l'enquête pour arriver à une décision.
Si le tribunal avait suivi cette voie, la requête en
examen de sa décision aurait été recevable en Cour
d'appel, conformément à l'article 28 de la Loi sur
la Cour fédérale, mais elle aurait été certainement
introduite par un autre requérant.
Toutefois, le juge en chef a jugé que le tribunal
pourrait refuser de procéder à l'enquête pour
laquelle il a été constitué, ce que le tribunal a fait,
et qu'en ce cas, la Division de première instance de
cette Cour, saisie d'une requête en mandamus,
pourrait statuer sur la question de compétence, et,
si elle concluait que le tribunal avait cette compé-
tence, lui ordonner de l'exercer. Dans le cas con-
traire, la requête en mandamus succomberait.
Attendu que le tribunal a choisi de refuser de
tenir l'enquête, le juge en chef a conclu qu'une
requête en mandamus était le seul recours ouvert à
la partie qui pâtit de la position prise par le
tribunal.
La Commission a déféré à cette conclusion et a
introduit une requête en mandamus devant la
division de première instance.
I1 échet, à mon avis, d'examiner si le tribunal a
compétence pour instruire ces plaintes formées
sous le régime de la Loi canadienne sur les droits
de la personne, la réponse à cette question dépen-
dant d'une autre question, savoir si, dans le cadre
de la séparation des pouvoirs prévue par l'Acte de
l'Amérique du Nord britannique, 1867, 30 & 31
Vict., c. 3 (R.-U.) [S.R.C. 1970, Appendice ll, n°
5] l'entreprise de l'intimée relevait de l'autorité
législative du Parlement du Canada.
Avant que les avocats de la requérante n'eussent
conclu leur argumentation, les avocats des deux
parties sont convenus d'attirer mon attention sur la
décision rendue le 25 juin 1980 par la Cour d'ap-
pel dans l'affaire La Commission canadienne des
droits de la personne c. Eldorado Nucléaire Linti-
tée [1981] I C.F. 289, affaire que je connais
parfaitement.
Par requête introduite le 14 novembre 1979
contre la Commission canadienne des droits de la
personne, à titre d'intimée, la requérante Eldorado
Nucléaire Limitée a demandé qu'il soit interdit à
l'intimée, pour cause de préjugé, d'intenter ou de
poursuivre quelque procédure contre la requérante,
à la suite de la décision rendue le 4 avril 1979 par
l'intimée sur plainte portée par une ancienne
employée de la requérante, lui reprochant d'avoir
commis un acte discriminatoire basé sur le sexe,
expressément interdit par la Loi canadienne sur les
droits de la personne, S.C. 1976-77, c. 33.
Au reçu de la plainte, l'intimée a nommé une
enquêteuse en application de l'article 35 de la Loi
canadienne sur les droits de la personne. A l'issue
de l'enquête, l'enquêteuse a rendu compte à l'inti-
mée qu'à son avis, la plainte était fondée. Le
rapport, fait en application du paragraphe 36(1), a
été adopté par l'intimée, en vertu du paragraphe
36(3), par ordonnance en date du 4 avril 1979.
Ayant rendu cette ordonnance, l'intimée a nommé
un conciliateur, conformément à l'article 37.
A la clôture d'une audition prolongée, j'ai rendu
l'ordonnance, sans motif écrit, interdisant à:
... l'intimée, ses préposés, ses agents et ses employés de
prendre quelque mesure que ce soit relativement à la décision
de l'intimée datée du 4 avril 1979 concernant une plainte
déposée devant l'intimée par une employée mécontente de la
requérante.
Au sujet de la Commission canadienne des
droits de la personne, la Cour d'appel a noté, dans
les motifs de son jugement, que la:
... plaignante se voit nier en ce moment, si l'ordonnance de
la Division de première instance est confirmée, la possibilité
d'obtenir un jugement favorable relativement à sa plainte.
Cela n'est pas exact. Il est manifeste que la
Cour d'appel n'était pas au courant de la remarque
faite pendant l'audition de la requête, savoir que
l'accusation de partialité qui pesait sur l'ensemble
de la procédure conduite par l'intimée par l'inter-
médiaire de ses employés, pouvait être levée par le
simple expédient de la constitution d'un tribunal
des droits de la personne, conformément à l'article
39 de la Loi, ce que l'intimée est habilitée à faire
en tout état de cause à la suite du dépôt de la
plainte, lequel tribunal instruira celle-ci ab initio
et statuera en toute justice. Selon l'avocat de la
Commission, cette suggestion ne saurait être adop-
tée. L'ordonnance en date du 22 novembre 1979 a
été formulée de manière à ne pas constituer un
obstacle au recours à l'article 39, et elle n'en est
pas un, sauf dans la mesure où le règlement imposé
à l'intimée par le conciliateur ferait l'objet d'un
renvoi devant le tribunal.
Dans les affaires de common law et d'equity, la
règle générale veut que le demandeur qui croit
avoir une cause d'action contre un défendeur pour-
suive ce défendeur seul. Il ne saurait être contraint
d'agir contre d'autres personnes qu'il ne veut pas
poursuivre.
La Règle 1716(2)b) prévoit cependant ce qui
suit:
Règle 1716....
(2) La Cour peut, à tout stade d'une action, aux conditions
qu'elle estime justes, et soit de sa propre initiative, soit sur
demande,
b) ordonner que soit constituée partie une personne qui
aurait dû être constituée partie ou dont la présence devant la
Cour est nécessaire pour assurer qu'on pourra valablement et
complètement juger toutes les questions en litige dans l'ac-
tion et statuer sur elles,
Sous le régime de la Règle 1716, une personne,
qui n'est pas partie au procès, peut être, malgré
l'opposition du demandeur, constituée partie à titre
de défenderesse, soit à la demande de la partie
défenderesse, soit sur l'intervention de cette per-
sonne même ou, cas extrêmement rare, de la
propre initiative de la Cour.
Il ressort de la Règle 1716 que pour constituer
partie une personne qui n'était pas initialement en
cause, il faut que soit remplie l'une des deux
conditions suivantes:
(I) cette personne »aurait dû être constituée partie», ou
(2) sa »présence devant la Cour est nécessaire pour assurer
qu'on pourra valablement et complètement juger toutes les
questions en litige dans l'action et statuer sur elles».
Je ne vois pas, à la lumière de la seconde
condition ci-dessus, comment une personne qui
n'était pas initialement en cause devrait être cons-
tituée partie, attendu que l'action de la requérante
visait exclusivement l'intimée et que selon la
requête, le litige portait sur le point de savoir si
l'intimée avait fait preuve de partialité dans l'en-
quête. C'était là le seul point litigieux, en cet état
de la cause, et il opposait seulement la Commission
et Eldorado. La plaignante n'était pas une partie
dans ce différend. Elle n'y participait pas et n'était
pas au courant des circonstances constitutives de la
partialité reprochée.
En conséquence, la décision de la Division d'ap-
pel, d'après laquelle la Division de première ins
tance n'aurait pas dû prononcer l'ordonnance en
question ou toute autre ordonnance, doit être
fondée sur la première conclusion essentielle de
fait envisagée par la Règle 1716, savoir que la
plaignante est une personne «qui aurait dû être
constituée partie».
Il ne sert à rien de se demander quelle décision
eût été rendue, si une requête avait été introduite à
cet effet par l'intimée ou la plaignante, parce que
ni l'une ni l'autre n'a introduit une telle requête, et
personne n'a suggéré que la Cour agisse de sa
propre initiative.
Sous le régime de la Règle 1716, la Cour a
évidemment compétence discrétionnaire. C'est ce
qu'a reconnu la Cour d'appel, lorsqu'elle s'est ainsi
prononcée dans les motifs de son jugement [à la
page 291]:
Une ordonnance du genre de celle rendue par la Division de
première instance en l'espèce est évidemment de nature discré-
tionnaire et une cour d'appel ne la modifiera pas à moins que le
juge saisi de la requête n'ait procédé d'après un principe erroné
ou n'ait commis une erreur de droit ou une erreur relative à la
compétence. En l'espèce, nous sommes tous d'avis que la Divi
sion de première instance a commis une erreur en rendant
l'ordonnance attaquée sans en donner avis à la plaignante
Isabelle Cadieux et sans lui permettre de présenter des éléments
de preuve à l'appui de sa position et d'être entendue relative-
ment à la demande.
Examinant les motifs pour lesquels la Cour, de
sa propre initiative, constituerait partie une per-
sonne qui n'était pas initialement en cause, le juge
Denman s'est prononcé en ces termes dans Norris
c. Beazley ((1877) 2 C.P.D. 80), la page 85:
[TRADUCTION] Toutefois, je suis tout à fait convaincu que la
Cour ne doit pas constituer partie, à titre de défenderesse, une
personne que le demandeur ne veut pas poursuivre, à moins
qu'il ne soit établi que, dans le cas d'espèce, justice ne pourrait
être faite sans cette constitution de partie.
La Division d'appel a dû conclure qu'il s'agissait
en l'espèce d'un de ces cas extrêmement rares où la
Cour, de sa propre initiative et contre le désir de la
requérante devrait constituer partie une personne
qui n'était pas initialement en cause, lors même
que l'intimée ne l'avait pas demandé ni proposé à
la Cour d'agir de sa propre initiative. Au contraire,
l'avocat de l'intimée, tout en soulignant qu'il
n'agissait pas pour le compte de la plaignante, a
affirmé que les intérêts de cette dernière coïnci-
daient avec ceux de l'intimée, sous-entendant par
là que ceux-ci seraient nécessairement protégés par
l'intimée.
La Cour d'appel a dû conclure que, même s'ils
n'avaient pas été produits, il devait exister des
arguments convaincants, tels que les envisageait le
juge Denman et à la lumière desquels la plaignante
aurait dû être constituée partie, et que ce fait
obligeait la Cour à agir de sa propre initiative.
Les allégations suivantes ont été faites devant la
Cour d'appel:
(1) la question de savoir s'il y avait lieu de signifier la requête à
la plaignante, n'ayant pas été soulevée devant le juge de
première instance, ne constitue donc pas un point litigieux à
trancher par celui-ci;
(2) les intérêts de la plaignante sont identiques à ceux de
l'intimée et sont entièrement protégés par les arguments de
cette dernière;
(3) l'action en prohibition visait uniquement l'intimée, et
(4) la plaignante n'avait rien à voir avec les faits sur lesquels
était fondée la requête en prohibition et ne pouvait donc rien
apporter à la solution du litige, lequel opposait exclusivement
les deux parties à cette requête.
La Cour d'appel s'est ainsi prononcée à cet
égard [aux pages 291 et 292]:
Nous ne sommes pas d'accord avec ces prétentions. Selon
nous, la plaignante est une partie essentielle à ces procédures et
aurait dû être constituée partie à ce titre, un avis introductif
d'instance aurait dû lui être signifié et, par conséquent, il aurait
dû lui être reconnu le droit de comparaître si elle le désirait, de
déposer ses propres dépositions sous forme d'affidavit, de con-
tre-interroger les auteurs des affidavits déposés par les autres
parties et d'être entendue. Qu'elle soit une partie essentielle est
démontré par le fait qu'à titre de plaignante, elle se voit nier en
ce montent, si l'ordonnance de la Division de première instance
est confirmée, la possibilité d'obtenir un jugement favorable
relativement à sa plainte. Elle est la seule personne qui ait un
intérêt personnel et vital dans l'issue de la plainte.
Il ressort de ce passage que la Cour d'appel a
jugé que la plaignante aurait dû être constituée
partie à cette requête. Toutefois, la conclusion
selon laquelle la plaignante est une «partie essen-
tielle» à la lumière de la preuve administrée, est
fondée sur une proposition erronée, comme indiqué
plus haut.
A mon avis, le véritable motif de décision de la
Cour d'appel s'exprime par la dernière phrase du
passage cité, à savoir:
Elle est la seule personne qui ait un intérêt personnel et vital
dans l'issue de la plainte.
L'intimée, tout comme la Commission, a un
intérêt vital et impersonnel mais la requérante a
également un intérêt personnel et vital dans l'issue
de la plainte, mais cette phrase signifie essentielle-
ment que la plaignante serait bien plus affectée
par l'issue de la cause que la requérante.
En conséquence, la Division d'appel a conclu en
ces termes [à la page 292]:
... [la requérante] n'ayant pas été constituée partie, avec tous
les droits que cela comporte, la Division de première instance
n'aurait pas dû rendre l'ordonnance attaquée ni aucune autre
ordonnance.
L'intérêt que les plaignantes ont dans la pré-
sente requête dépasse de loin celui de la plaignante
dans l'affaire La Commission canadienne des
droits de la personne c. Eldorado Nucléaire Limi-
tée (précitée). Dans cette espèce, la plaignante n'a
pas épuisé les moyens de droit prévus par la Loi
canadienne sur les droits de la personne et ces
moyens ont été réservés dans l'ordonnance rendue;
mais en l'espèce, les plaignantes ne tiendront de
cette loi aucune autre voie de recours en cas de
rejet de la requête en mandamus.
Je conclus que, selon les principes énoncés par la
Cour d'appel et que je suis tenu de respecter, les
plaignantes en l'espèce auraient dû être constituées
parties, faute de quoi aucune ordonnance ne
devrait être rendue.
En conséquence, j'ai rejeté la requête, avec
dépens à la charge de l'intimée British American
Bank Note Company Limited, et je me suis engagé
à expliquer ma décision par des motifs écrits.
J'ai suivi cette voie parce qu'à mon avis, il
incombait au premier chef à la requérante de
constituer parties les plaignantes.
En outre, je suis convaincu qu'il appartient
davantage à la Commission canadienne des droits
de la personne de demander à ajouter les noms des
plaignantes comme parties à la procédure, en se
fondant sur des arguments très convaincants,
qu'au juge de première instance de le faire, car il
serait alors juge de sa propre proposition.
Il est indéniable que dans l'affaire Eldorado
(précitée), la Cour d'appel a ordonné implicite-
ment de constituer partie la plaignante.
Son ordonnance porte:
L'appel est accueilli. L'ordonnance de la Division de première
instance est annulée et l'affaire lui est renvoyée. Il lui est en
outre enjoint de ne pas donner suite à l'avis introductif d'ins-
tance de l'intimée avant qu'Isabelle Cadieux [la plaignante]
n'en ait reçu signification, avec les documents déposés à l'appui,
en conformité avec les Règles, et de lui reconnaître les autres
droits prévus par les Règles à cet égard. Ni l'une ni l'autre des
parties en l'espèce n'a droit aux frais de cet appel mais Isabelle
Cadieux [la plaignante] a droit à ses frais taxés afférents au
présent appel, quelle que soit l'issue de la cause.
On n'a pas à signifier l'avis de requête et les
documents produits à l'appui à une personne qui
n'est pas une partie au procès, et à ma connais-
sance, les Règles ne prévoient aucun droit en
faveur d'une telle personne.
Soit dit en passant, il a été suggéré en première
instance, de mettre l'avis de requête et les docu
ments à l'appui à la disposition de la plaignante.
J'ai rejeté cette suggestion parce que la plaignante,
n'étant pas partie au procès, n'avait pas droit à la
signification des documents, laquelle signification
était, à ma connaissance, la seule méthode de
signification des documents requis. Il ne s'en est
pas suivi une requête tendant à constituer la plai-
gnante partie au procès.
Dans les motifs du jugement, mention était faite
d'une ordonnance rendue par la Division de pre-
mière instance «sans en donner avis à la plaignante
Isabelle Cadieux et sans lui permettre de présenter
des éléments de preuve à l'appui de sa position et
d'être entendue relativement à la demande»,
autant de droits d'une partie au procès, que la
plaignante n'était pas; et à plusieurs reprises, les
mêmes motifs voient en la plaignante «une partie
essentielle» qui «aurait dû être constituée partie à
ce titre» ou «constituée partie» pour participer à
l'appel.
Il faut présumer que le dispositif de l'ordon-
nance traduit les motifs sur lesquels il est fondé.
Dans le cas contraire, il aurait fallu le modifier à
cette fin. Comme l'ordonnance n'a pas été modi-
fiée, cette présomption se maintient.
La Cour d'appel n'a pas dit non plus à quel titre
un plaignant devrait être constitué partie.
Aux termes des Règles 1715(2) et 1716(2), nul
ne doit être constitué codemandeur sans son con-
sentement. S'il n'y a pas consentement et que la
participation de l'intéressé soit nécessaire, il peut
être, sur requête, mis en cause à titre de
codéfendeur.
Sur demande faite pour le compte de la requé-
rante, le juge en chef a, avec la circonspection et la
précision qui le caractérisent, ordonné que [TRA-
DUCTION] «la requérante Isabelle Cadieux soit
libre de participer à cet appel» en remplissant
certaines conditions préalables qu'il énumère, et
que [TRADUCTION] «sous réserve de toute ordon-
nance ou directive de la Cour entendant l'appel,
elle soit libre de comparaître et de se faire repré-
senter par conseil à l'audition de l'appel». Toute
latitude était laissée à la Cour entendant l'appel de
décider des modalités de la comparution et de la
participation de la plaignante.
Il appert qu'il n'y a eu aucune «ordonnance ou
directive» de la part de la Cour entendant l'appel,
et j'entends par là qu'aucune ordonnance n'a été
rendue pour constituer la plaignante partie à l'ap-
pel, en quelque qualité que ce soit, et que l'intitulé
de cause utilisé n'indique rien en ce sens. Il semble
qu'elle a comparu à l'audition de l'appel et y a été
entendue (peut-être par l'intermédiaire de son
avocat) conformément à l'ordonnance du juge en
chef, mais sans autre formalité.
Les motifs du jugement ont fait état, en ces
termes, de l'ordonnance rendue par le juge chef [à
la page 291]:
Sur demande présentée à cette Cour, une ordonnance fut
rendue lui permettant d'intervenir et d'être entendue dans cet
appel.
Le choix du terme «intervenir» n'est pas heureux
car, dans son ordonnance, le juge en chef l'a
soigneusement évité; il a plutôt employé le mot
«participer» sans doute pour ne pas préciser en
quelle qualité la plaignante pourrait «participer» à
la procédure, laissant ainsi à la Cour qui entendait
l'appel toute latitude en la matière.
La dernière phrase des motifs du jugement [à la
page 292] et celle du dispositif en date du 25 juin
1980 sont identiques, comme suit:
Ni l'une ni l'autre des parties en l'espèce n'a droit aux frais de
cet appel mais Isabelle Cadieux a droit à ses frais taxés
afférents au présent appel, quelle que soit l'issue de la cause.
Les parties à l'appel étaient la Commission
canadienne des droits de la personne, appelante, et
Eldorado Nucléaire Limitée, intimée, mais Isa-
belle Cadieux n'était désignée dans le jugement
que par son nom, sans qu'il soit fait mention
d'aucune autre qualité.
Selon la pratique bien établie, un intervenant n'a
pas droit ni ne peut être condamné aux dépens, et
je suis certain que la Cour d'appel n'a pas dérogé à
cette pratique.
Attendu que l'arrêt de la Cour d'appel a accordé
à Isabelle Cadieux «ses frais taxés afférents au
présent appel, quelle que soit l'issue de la cause»,
elle ne saurait être une «intervenante», et la qualité
la plus logique en laquelle elle pourrait être mise
en cause pour avoir droit aux frais taxés de l'appel,
serait celle d'intimée, s'il y avait une requête à cet
effet, requête qui serait nécessaire et conforme.
Il suit de l'arrêt La Commission canadienne des
droits de la personne c. Eldorado Nucléaire Limi-
tée (précité) de la Cour d'appel que la requête en
mandamus ne saurait être entendue sans que les
plaignantes soient constituées parties.
A mon avis, il serait futile de constituer les
plaignantes parties car elles étaient déjà «plaignan-
tes», c'est-à-dire proprement parties, devant le tri
bunal des droits de la personne, et elles n'ont
comparu ni en personne ni par conseil, bien que
l'audition leur eût été signifiée. Peut-être se con-
tentaient-elles de se décharger de tout sur la
Commission.
N'empêche qu'elles sont des «parties essentiel-
les» et doivent être constituées telles, sans quoi
aucune ordonnance valide ne pourrait être rendue,
ainsi que l'a décidé la Cour d'appel. Il faut les
ajouter comme parties et leur donner la possibilité
de participer aux débats, même sans aucune
demande expresse de leur part: c'est là la condition
de validité de toute ordonnance rendue conformé-
ment à la décision de la Cour d'appel, à laquelle je
dois déférer.
Comme je l'ai indiqué au moment où les avocats
des parties citèrent l'arrêt La Commission cana-
dienne des droits de la personne c. Eldorado
Nucléaire Limitée (précité), j'ai verbalement
rejeté la requête avec dépens à la charge de l'inti-
mée British American Bank Note Company Limi
ted, et je me suis engagé à expliquer ma décision
par des motifs écrits.
Ces motifs sont donnés par les présentes, en
confirmation du rejet verbal de la requête en man-
damus et par suite de mon engagement; mais en
aucun cas la présente ordonnance ne doit s'inter-
préter comme interdisant toute requête nouvelle de
la requérante pour constituer les plaignantes par
ties sous la désignation qu'elle estime propre. Les
plaignantes pourraient même se porter requérantes
de leur propre chef, dans une nouvelle requête.
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