A-320-80
F. H. Sparling, en qualité d'inspecteur nommé par
suite d'une demande présentée à la Commission
sur les pratiques restrictives du commerce en
vertu de l'article 114 de la Loi sur les corporations
canadiennes et tendant à l'obtention d'une ordon-
nance prescrivant la tenue d'une enquête sur la
Canadian Javelin Limited (Appelant)
c.
L'honorable Joseph Roberts Smallwood (Intimé)
(Requérant en première instance)
et
Luc-A. Couture, c.r., en qualité de membre et de
vice-président de la Commission sur les pratiques
restrictives du commerce et R. S. MacLellan, c.r.,
en qualité de membre de la Commission sur les
pratiques restrictives du commerce (Intimés dans
la demande devant la Division de première
instance)
Cour d'appel, les juges Pratte et Le Dain et le juge
suppléant Lalande—Montréal, 3 et 5 décembre
1980.
Pratique — Preuve — Privilège de la Couronne — L'appe-
lant fut, en application de l'art. 114(2) de la Loi sur les
corporations canadiennes, nommé inspecteur pour tenir une
enquête sur la Canadian Javelin Limited — Un subpoena fut
délivré à l'intimé, ex-Premier ministre et ex-ministre de
Terre-Neuve, lui enjoignant de comparaître comme témoin —
L'intimé sollicita une injonction — Appel de la décision décer-
nant cette injonction — Il échet d'examiner si l'intimé peut
invoquer le privilège de la Couronne — Loi sur les corpora
tions canadiennes, S.R.C. 1970, c. C-32, art. 114(2),(10),
modifiée.
L'appelant fut, en application du paragraphe 114(2) de la
Loi sur les corporations canadiennes, nommé inspecteur pour
tenir une enquête sur la Canadian Javelin Limited. Après avoir
reçu un subpoena lui enjoignant de déposer dans le cadre de
cette enquête, l'intimé Smallwood, ex-Premier ministre et ex-
ministre de Terre-Neuve, s'adressa à la Division de première
instance pour faire enjoindre tant à l'appelant qu'aux autres
intimés de ne pas donner suite à ce bref. La Cour a rendu
l'injonction, d'où le présent appel. L'intimé Smallwood fait
valoir (1) que l'appelant n'a nullement le droit d'enquêter sur
les affaires de la province de Terre-Neuve, (2) qu'il n'est pas un
témoin contraignable parce qu'il est en droit d'invoquer la
prérogative de la Couronne et des ministres de celle-ci, (3)
qu'en tout état de cause, tout témoignage de sa part entraîne-
rait une atteinte au privilège de la Couronne.
Arrêt: l'appel est accueilli. Les motifs invoqués par l'intimé
doivent être rejetés. (1) Rien dans le dossier n'indique que
l'appelant a excédé ou a l'intention d'excéder son mandat. Le
simple fait qu'il soit susceptible de forcer un ancien ministre
d'une province à déposer sur des faits dont ce dernier a eu
connaissance en sa qualité de ministre ne change en rien l'objet
de l'enquête, et ne transforme nullement celle-ci en une enquête
sur l'administration de cette province. (2) La prérogative de la
Couronne ne peut être invoquée, pour refuser de témoigner à
une enquête, que par un ministre ou une autre personne agis-
sant pour le compte de la Couronne dans les procédures où ils
sont parties ou témoins, en leur qualité de ministre ou de
représentant de la Couronne. Un ancien ministre qui est sommé
de déposer à une enquête en sa qualité personnelle ne saurait
s'en prévaloir. (3) En sa qualité de Premier ministre et de
ministre de sa province, l'intimé peut avoir été impliqué dans
beaucoup d'affaires et avoir eu connaissance de bien des choses
dont la révélation ne constituerait ni une atteinte au privilège
de la Couronne ou au secret des délibérations du Cabinet, ni
une violation de son serment professionnel. Soutenir le con-
traire constitue une erreur de droit.
Arrêt mentionné: Le procureur général de la province de
Québec c. Le procureur général du Canada [1979] 1
R.C.S. 218.
APPEL.
AVOCATS:
F. Garneau pour l'appelant.
J. R. Nuss, c.r. et B. Riordan pour l'intimé
(requérant en première instance).
PROCUREURS:
Desjardins, Ducharme, Desjardins & Bour-
que, Montréal, pour l'appelant.
Ahern, Nuss & Drymer, Montréal, pour l'in-
timé (requérant en première instance).
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement prononcés à l'audience par
LE JUGE PRATTE: Le 17 mai 1977, l'appelant
fut, en application du paragraphe 114(2) de la Loi
sur les corporations canadiennes, S.R.C. 1970, c.
C-32 [modifié par S.R.C. 1970 (1 Supp.), c. 10,
art. 12], nommé inspecteur pour tenir une enquête
sur une société nommée «Canadian Javelin Lim
ited». La partie pertinente de l'ordonnance portant
nomination de l'appelant est ainsi rédigée:
[TRADUCTION] La Commission ordonne par les présentes la
tenue d'une enquête sur les affaires et la gestion de Canadian
Javelin Limited à compter de sa constitution, notamment, sans
limiter la généralité de ce qui précède, sur la source et l'usage
de ses biens en immobilisations, la tenue de ses livres et
registres comptables, la communication aux actionnaires d'in-
formations sur ses finances, l'observation de ses obligations
légales, l'acquisition, l'exploitation et la disposition de son actif
et de celui de ses sociétés affiliées, la cession de ses actions et de
celles de ses sociétés affiliées et ses rapports avec celles-ci, et à
ces fins, nomme comme inspecteur M. Frederick H. Sparling,
directeur de la Direction des corporations, ministère de la
Consommation et des Corporations.
Le 25 avril 1980, sur demande de l'appelant,
l'intimé Couture, un membre de la Commission
sur les pratiques restrictives du commerce, délivra,
en application du paragraphe 114(10) de la Loi
sur les corporations canadiennes, un subpoena
enjoignant à l'intimé Smallwood de comparaître
devant R. S. MacLellan, un autre membre de la
Commission, ou devant toute autre personne
nommée par ce dernier, pour déposer sous serment
dans le cadre de l'enquête sur Canadian Javelin
Limited.
L'intimé Smallwood est l'honorable Joseph
Roberts Smallwood, ex-Premier ministre et ex-
ministre de la province de Terre-Neuve. Après
qu'il eut reçu ce subpoena, M. Smallwood s'adressa
à la Division de première instance pour faire
enjoindre tant à l'appelant qu'à MM. Couture et
MacLellan de ne pas donner suite à ce bref. A
l'appui de sa requête, il déposa un affidavit portant
ce qui suit:
[TRADUCTION] 5. Dans mes rapports avec Canadian Javelin
Limited et avec des tiers relativement à des questions concer-
nant Canadian Javelin Limited, je n'ai fait que représenter Sa
Majesté la Reine du chef de la province de Terre-Neuve en
qualité de Premier ministre, de ministre des Finances, de
ministre du Développement économique, de ministre de la
Justice et de procureur général;
6. Toutes dépositions que j'aurais à faire ou tous documents
qu'on me sommerait de produire devant ledit R. S. MacLellan,
c.r., ne peuvent que se rapporter à des questions relatives à
l'exercice de mes fonctions de représentant de Sa Majesté la
Reine du chef de la province de Terre-Neuve;
7. Tout témoignage que j'aurais à rendre sous serment, tous
documents qu'on me demanderait de produire devant ledit R.
S. MacLellan, c.r., entraîneraient une atteinte au privilège de la
Couronne, une violation du serment professionnel que j'ai prêté
à titre de ministre de Sa Majesté la Reine du chef de la
province de Terre-Neuve et une violation du secret des délibé-
rations du Cabinet;
8. Je me verrai dans l'obligation de ne pas répondre aux
questions qui me seront posées et de ne pas produire les
documents portant sur les questions relatives à l'exercice de
mes fonctions de ministre de Sa Majesté la Reine du chef de la
province de Terre-Neuve;
9. Tout témoignage et toute production de documents de ma
part à l'interrogatoire projeté auraient pour conséquence de
porter atteinte au secret des travaux de l'exécutif de la province
de Terre-Neuve;
10. De plus, l'intimé Luc A. Couture, en sa qualité de membre
et vice-président de la Commission sur les pratiques restrictives
du commerce, et l'intimé R. S. MacLellan, à titre de membre
de ladite Commission, qui est un (office, commission ou autre
tribunal fédéral» au sens de l'art. 2g) de la Loi sur la Cour
fédérale (S.R.C. 1970, c. 10 (2» Supp.), modifiée), n'ont aucu-
nement le droit d'enquêter sur les activités de Sa Majesté la
Reine du chef de la province de Terre-Neuve exercées par ses
ministres.
La Division de première instance a accueilli la
requête de M. Smallwood et émis une injonction
dont voici la teneur:
[TRADUCTION] IL EST ORDONNÉ tant aux intimés qu'à toute
personne à qui la signification de cette injonction sera faite de
s'abstenir de provoquer la comparution de JOSEPH ROBERTS
SMALLWOOD comme témoin devant l'intimé R. S. MACLELLAN
ou l'intimé LUCA. COUTURE ou tout membre de la Commission
sur les pratiques restrictives du commerce afin de l'interroger
sur toute affaire dans laquelle il a été impliqué ou dont il a eu
connaissance en sa qualité de Premier ministre de la province
de Terre-Neuve.
IL EST EN OUTRE ORDONNÉ:
Que le requérant dépose à ce sujet une déclaration dans un
délai de dix jours et la fasse immédiatement signifier aux
intimés.
Que la présente injonction reste en vigueur jusqu'à ce que
jugement ait été rendu dans l'action introduite par ladite
déclaration.
C'est de ce jugement qu'il est fait appel. Ce
jugement, d'après M. Nuss, l'avocat de M. Small-
wood, est bien fondé pour les motifs suivants:
(1) L'appelant est simplement un inspecteur
nommé en vertu d'une loi fédérale et, en tant
que tel, n'a nullement le droit d'enquêter sur les
affaires de Sa Majesté la Reine du chef de la
province de Terre-Neuve.
(2) M. Smallwood n'est pas un témoin contrai-
gnable dans cette affaire parce qu'étant un
ancien ministre de la Couronne, il est en droit
d'invoquer la prérogative de celle-ci et des
ministres de la Couronne de ne pouvoir être
forcé de donner communication de pièces dans
une procédure civile ou de déposer dans une
enquête.
(3) En tout état de cause, tout témoignage sous
serment que M. Smallwood pourrait être sommé
de rendre entraînerait une atteinte au privilège
de la Couronne (ou à l'immunité d'intérêt
public) et une violation de son serment profes-
sionnel et du secret des délibérations du
Cabinet.
A mon avis, il est évident que le premier de ces
trois motifs doit être rejeté. Il ressort des docu
ments déposés à l'appui de la requête que l'appe-
lant Sparling a été nommé pour tenir une enquête
sur Canadian Javelin Limited et rien dans le dos
sier n'indique qu'il a excédé ou a l'intention d'ex-
céder ce mandat. Le simple fait qu'il soit suscepti
ble, au cours de son enquête, de forcer un ancien
ministre d'une province à déposer sur des faits
dont ce dernier a eu connaissance en sa qualité de
ministre, ne change en rien l'objet de l'enquête et
ne transforme nullement celle-ci en une enquête
sur l'administration de cette province.
De même, je trouve non fondé le deuxième motif
invoqué par M. Nuss à l'appui du jugement de la
Division de première instance. Dans certaines cir-
constances, un ministre de la Couronne a certes le
droit d'invoquer la prérogative de la Couronne
pour refuser de témoigner à une enquête (voir Le
procureur général de la province de Québec c. Le
procureur général du Canada [1979] 1 R.C.S. 218
aux pages 244, 245 et 246), et il se peut que M.
Nuss ait eu raison de faire valoir que cette préro-
gative, dans la mesure où en bénéficie la Couronne
du chef d'une province, n'est pas supprimée par la
Loi sur les corporations canadiennes. Toutefois,
cette prérogative en étant une de la Couronne, elle
ne peut, à mon avis, être invoquée que par un
ministre ou une autre personne agissant pour le
compte de la Couronne dans les procédures où ils
sont parties ou témoins, en leur qualité de ministre
ou de représentant de la Couronne. Un ancien
ministre qui est sommé de déposer à une enquête
en sa qualité personnelle ne saurait s'en prévaloir.
En dernier lieu, j'estime que le troisième motif
qu'a invoqué M. Nuss pour appuyer le jugement
doit également être rejeté. De toute évidence, ce
jugement est fondé sur le principe que M. Small-
wood peut s'abstenir de répondre à quelque ques
tion relative à «toute affaire dans laquelle il a été
impliqué ou dont il a eu connaissance en sa qualité
de Premier ministre . .. de Terre-Neuve». Or, j'es-
time que ce principe est dénué de fondement juri-
dique. Il convient du reste de souligner qu'à l'appui
dudit principe, M. Nuss n'a pu citer aucune juris
prudence. La vérité est que, en sa qualité de
Premier ministre et de ministre de sa province, M.
Smallwood peut avoir été impliqué dans beaucoup
d'affaires et avoir eu connaissance de bien des
choses dont la révélation ne constituerait ni une
atteinte au privilège de la Couronne ou au secret
des délibérations du Cabinet, ni une violation de
son serment professionnel.
Le jugement de la Division de première instance
ordonnant à l'appelant de s'abstenir de faire des
choses que celui-ci peut légalement faire, j'estime
qu'il ne peut être maintenu.
M. Nuss fait valoir en dernier lieu que, si l'appel
devait être accueilli, la Cour devrait remplacer
l'injonction émise par la Division de première ins
tance par une autre injonction formulée en termes
plus restreints. Je ne suis pas de cet avis. La Cour
ne sait pas quelles questions seront posées à M.
Smallwood et rien ne permet de croire que l'appe-
lant a l'intention de le forcer à déposer sur des
questions au sujet desquelles il pourrait être fondé
à opposer un refus de témoigner. Dans les circons-
tances, je ne vois aucune raison qui justifie, à ce
moment-ci, l'émission d'une injonction.
Par ces motifs, j'accueillerai l'appel avec dépens,
infirmerai le jugement de la Division de première
instance et rejetterai avec dépens la requête en
injonction.
* * *
LE JUGE LE DAIN y a souscrit.
* * *
LE JUGE SUPPLÉANT LALANDE y a souscrit.
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