T-3011-78
Valle's Steak House (Demanderesse)
c.
Gérard Tessier et Adrien Tessier, faisant affaires
sous les nom et raison sociale «Valle's Steak
House Restaurant of Montreal Reg'd» (Défen-
deurs)
Division de première instance, le juge Marceau—
Montréal, 9 et 10 juin; Ottawa, 14 juillet 1980.
Marques de commerce — Usurpation et concurrence
déloyale (»passing off») — La demanderesse, une corporation
américaine qui opère une chaîne de restaurants aux É.-U. sous
le nom de .Valle's Steak House» ou .Valle's., est propriétaire
enregistré au Canada de la marque de commerce «Valle's» —
Les défendeurs opèrent un restaurant à Montréal et identifient
leur établissement en utilisant le nom «Valle's» depuis novem-
bre 1972 — Il échet d'examiner si la demanderesse a fait
connaître sa marque de commerce au Canada avant novembre
1972 — Il échet d'examiner si la marque de commerce était
«bien connue au Canada» — Loi sur les marques de com
merce, S.R.C. 1970, c. T-10, art. 3, 5, 7b),c),d), 14(1), 16(1),
19, 53 et 55.
Dans cette action, en usurpation de marque de commerce et
en concurrence déloyale («passing off»), la demanderesse, une
corporation américaine qui opère, depuis 1950, une chaîne de
restaurants aux États-Unis sous le nom de Valle's Steak House
ou Valle's, visait l'obtention de redressements par voie d'injonc-
tion et de recouvrement de dommages-intérêts. En 1973 la
demanderesse a soumis au registraire des marques de com
merce du Canada une demande d'enregistrement de sa marque
de commerce Valle's mentionnant qu'elle avait fait connaître sa
marque au Canada depuis 1955. Sa demande fut agréée et,
depuis 1977, elle est propriétaire enregistrée au Canada de la
marque de commerce Valle's. Les défendeurs opèrent un res
taurant à Montréal, depuis novembre 1972, sous le nom de
Valle's Steak House Restaurant of Montreal et identifient leur
établissement en utilisant le nom Valle's exactement comme
dans la marque de commerce de la demanderesse, en dépit du
fait que le registraire des marques de commerce ait refusé leur
demande d'enregistrement de la marque Valle's soumise en
novembre 1972. L'un des principes fondamentaux pour juger de
la valeur des prétentions respectives des parties est que la seule
«révélation» (»making known») au Canada d'une marque de
commerce employée à l'étranger équivaut à son emploi au
Canada. La question est de savoir si, antérieurement à novem-
bre 1972, la demanderesse avait fait connaître sa marque au
Canada comme le prévoit l'article 5 de la Loi sur les marques
de commerce et si elle était suffisamment «bien connue au
Canada» pour satisfaire pleinement aux exigences de cet article.
Arrêt: l'action est accueillie. L'article 5 a une portée impéra-
tive et la disposition qu'il renferme en est une de fond et non
seulement de preuve. Le but de l'article est de préciser ce que
l'expression «faire connaître» ou «révéler» une marque de com
merce veut dire, au sens de la Loi. La présence après les mots
«est réputée» et «is deemed» des mots «seulement si» et «only if»
ne permet pas une interprétation autre. C'est donc à tort que la
demanderesse a suggéré que l'article 5 pourrait s'interpréter
comme visant simplement à donner aux moyens auxquels il se
référait un effet probant sans pour autant exclure la valeur
d'autres moyens susceptibles d'être utilisés pour révéler une
marque de commerce. Dans les limites précises de l'article, la
preuve en l'espèce a été amplement suffisante pour convaincre
que la demanderesse, avant novembre 1972, avait annoncé ses
services en liaison avec sa marque dans plusieurs publications
qui, bien qu'américaines, ont une circulation au Canada, et
dans nombre d'émissions de radio ou de télévision captées au
Canada. Il ne fait pas de doute que les moyens, que prévoit
l'article 5, de faire connaître la marque au Canada ont été ici
abondamment utilisés. Cependant pour être considérée «bien
connue au Canada», il ne suffit pas qu'une marque soit connue
dans les limites d'une simple localité; il faut qu'elle soit connue
dans «une partie substantielle» du pays. En l'espèce la marque
de commerce de la demanderesse était connue dans les provin
ces canadiennes de l'Est et au Québec: il est évident que
celles-ci constituent une partie suffisamment «substantielle» du
pays pour satisfaire aux exigences de l'article 5.
Arrêts examinés: Robert C. Wian Enterprises, Inc. c.
Mady [1965] 2 R.C.E. 3; Marineland Inc. c. Marine
Wonderland [1974] 2 C.F. 558; Williamson Candy Co. c.
W. J. Crothers Co. [1924] R.C.E. 183. Arrêt mentionné:
E. & J. Gallo Winery c. Andres Wines Ltd. [1976] 2
C.F. 3.
ACTION.
AVOCATS:
R. Hughes et K. McKay pour la deman-
deresse.
E. Gagnon pour les défendeurs.
PROCUREURS:
D. F. Sim, c.r., Toronto, pour la demande-
resse.
E. Gagnon, Montréal, pour les défendeurs.
Voici les motifs du jugement rendus en français
par
LE JUGE MARCEAU: Cette action en usurpation
de marque de commerce et en concurrence
déloyale («passing off»), qui vise l'obtention de
redressements par voie d'injonction et de recouvre-
ment de dommages-intérêts, a comme toutes les
actions du genre donné lieu à une preuve assez
élaborée. Ses difficultés, cependant, ne résident
pas tellement dans l'appréciation des témoignages
et l'établissement des faits; elles résident plutôt
dans la définition des règles et principes de droit
applicables à l'espèce et des conséquences qu'on
doit en tirer pour déterminer la valeur des préten-
tions respectives des parties. Une revue des faits de
base et une analyse des principales allégations de
la procédure écrite permettront de le voir.
La demanderesse est une corporation américaine
qui opère une chaîne de restaurants aux États-
Unis. Formée en 1950 pour poursuivre l'entreprise
fondée quelque dix ans auparavant dans l'État du
Maine par un nommé Donald Vallé, elle se déve-
loppa de façon constante au point qu'aujourd'hui
elle opère plus de trente restaurants disséminés
dans les états de la côte est depuis le Maine
jusqu'à la Floride. Compagnie publique depuis
1968, son chiffre d'affaires de plus de $60,000,000
la place parmi les plus importantes entreprises du
genre aux Etats-Unis. La demanderesse a toujours
opéré sous son nom actuel de Valle's Steak House
et a toujours utilisé pour sa publicité, pour l'identi-
fication de ses locaux et pour la promotion de ses
services—auxquelles elle a consacré depuis des
années des sommes considérables—les marques de
commerce Valle's ou Valle's Steak House, avec le
mot «Valle's» écrit dans le style gothique du vieil
anglais. En fait, elle est, depuis 1969, propriétaire
de cinq marques de commerce enregistrées aux
États-Unis, toutes ayant trait au mot «Valle's», le
dernier enregistrement, n° 869,532, en date du 13
mai 1969, étant précisément celui du mot «Valle's»
en liaison évidemment avec des services de
restaurant.
En juin 1973, bien qu'elle n'eût jamais opéré de
restaurant au Canada, la demanderesse soumit au
registraire des marques de commerce du Canada
une demande d'enregistrement de sa marque de
commerce Valle's. Elle invoquait naturellement
que sa marque déposée aux Etats-Unis et utilisée
par elle depuis des années n'était pas dépourvue de
caractère distinctif au sens de l'article 14(1) de la
Loi sur les marques de commerce (S.R.C. 1970, c.
T-10)', et elle faisait valoir qu'elle avait fait con
' 14. (1) Nonobstant l'article 12, une marque de commerce
que le requérant ou son prédécesseur en titre a fait dûment
déposer dans son pays d'origine est enregistrable si, au Canada,
a) elle ne crée pas de confusion avec une marque de com
merce déposée;
b) elle n'est pas dépourvue de caractère distinctif, eu égard à
toutes les circonstances de l'espèce, y compris la durée de
l'emploi qui en a été fait dans tout pays;
c) elle n'est pas contraire à la moralité ou l'ordre public, ni
de nature à tromper le public; ou
d) son adoption comme marque de commerce n'est pas
interdite par l'article 9 ou 10.
naître sa marque au Canada depuis 1955. Il lui
fallut quatre ans pour compiler la preuve qu'exi-
geait le registraire et finalement sa demande fut
agréée. Depuis le 8 juillet 1977, la demanderesse
est propriétaire enregistrée au Canada (no d'enre-
gistrement 221,667) de la marque de commerce
Valle's en liaison avec des services de restaurant.
Ses restaurants sont toutefois encore tous situés
aux États-Unis.
Les défendeurs Tessier sont des frères. En
novembre 1972, les deux frères eurent l'idée d'opé-
rer à Montréal un restaurant sous le nom de
Valle's Steak House Restaurant of Montreal.
Conformément à l'article 1834 du Code civil de la
province de Québec et à la Loi des déclarations
des compagnies et sociétés (S.R.Q. 1964, c. 272),
ils firent enregistrer par le protonotaire de la Cour
supérieure du district de Montréal une déclaration
à l'effet qu'ils faisaient dorénavant affaires ensem
ble sous les nom et raison sociale de Valle's Steak
House Restaurant of Montreal Reg'd et ouvrirent
leur restaurant dans un établissement de la rue
Ste-Catherine au centre ville. 2 Quelques jours plus
tard, le 8 novembre 1972, par l'entremise d'un
agent, ils soumettaient au registraire des marques
de commerce une demande d'enregistrement de la
marque Valle's, avec lettrage gothique, qu'ils
modifièrent peu après, croyant ainsi la rendre plus
acceptable, pour Valle's Steak House, mais le
registraire vite refusa, d'une part parce que la
marque, étant formée principalement d'un nom de
famille, n'était pas enregistrable (art. 12(1)a) de
la Loi) et d'autre part parce que les requérants ne
paraissaient pas les personnes admises à l'enregis-
trement aux termes d'une demande d'une compa-
gnie américaine (évidemment la demanderesse,
comme on a vu) portant sur une marque sembla-
ble. Les défendeurs durent abandonner, mais ils ne
crurent pas pour autant devoir changer quoi que ce
soit à leur opération. Ainsi depuis novembre 1972,
les défendeurs opèrent leur restaurant à Montréal
sous le nom de Valle's Steak House Restaurant of
Montreal, et identifient leur établissement en utili-
sant le nom Valle's exactement comme dans la
marque de commerce de la demanderesse, et leur
intention est de continuer à le faire, à moins qu'ils
en soient empêchés par ordre de la Cour.
2 En fait, la société comprenait au début un troisième associé
qui quitta après un an.
La demanderesse intenta son action en juin
1978, quelques mois après qu'elle eut obtenu l'en-
registrement de sa marque au Canada. Elle y
réclame les redressements que cette Cour a le
pouvoir d'accorder aux termes des articles 53 et 55
de la Loi sur les marques de commerce' en faisant
valoir deux motifs de recours. Elle soutient d'abord
que les défendeurs enfreignent depuis 1972 les
dispositions des alinéas b), c) et d) de l'article 7 de
la Loi qui, pour prohiber certaines manoeuvres de
concurrence déloyale, dont principalement celle
dite en common law de «passing off», s'expriment
comme suit:
7. Nul ne doit
b) appeler l'attention du public sur ses marchandises, ses
services ou son entreprise de manière à causer ou à vraisem-
blablement causer de la confusion au Canada, lorsqu'il a
commencé à y appeler ainsi l'attention, entre ses marchandi-
ses, ses services ou son entreprise et ceux d'un autre;
c) faire passer d'autres marchandises ou services pour ceux
qui sont commandés ou demandés;
d) utiliser, en liaison avec des marchandises ou services, une
désignation qui est fausse sous un rapport essentiel et de
nature à tromper le public en ce qui regarde
(i) les caractéristiques, la qualité, la quantité ou la
composition,
(ii) l'origine géographique, ou
(iii) le mode de fabrication, de production ou d'exécution
de ces marchandises ou services;
Elle invoque aussi naturellement, puisque sa
marque est maintenant déposée au Canada, que les
défendeurs portent atteinte, depuis 1977, au droit
exclusif que lui reconnaît l'article 19 de la Loi
dans les termes les plus stricts:
19. Sous réserve des articles 21, 31 et 67, l'enregistrement
d'une marque de commerce à l'égard de marchandises ou
services, sauf si son invalidité est démontrée, donne au proprié-
taire le droit exclusif à l'emploi, dans tout le Canada, de cette
marque de commerce en ce qui regarde ces marchandises ou
services.
53. Lorsqu'il est démontré à une cour compétente, qu'un
acte a été accompli contrairement à la présente loi, la cour peut
rendre l'ordonnance que les circonstances exigent, y compris
une stipulation portant un redressement par voie d'injonction et
le recouvrement de dommages-intérêts ou de profits, et peut
donner des instructions quant à la disposition des marchandises,
colis, étiquettes et matériel publicitaire contrevenant à la pré-
sente loi et de toutes matrices employées à leur égard.
55. Toute action ou procédure en vue de l'application d'une
disposition de la présente loi ou d'un droit ou recours conféré ou
défini de la sorte est recevable par la Cour fédérale du Canada.
Les défendeurs cependant nient que l'une ou
l'autre des deux causes d'action invoquées puisse
être retenue contre eux. D'une part, disent-ils,
l'article 7 n'a aucune application parce que (ici je
tire l'essentiel des allégués de la défense laissant de
côté plusieurs propositions manifestement sans
portée et sans intérêt) la demanderesse, une com-
pagnie étrangère faisant affaires exclusivement
aux Etats-Unis, ne peut prétendre à un droit exclu-
sif d'utilisation au Canada du mot «Valle's»
comme nom ou marque de commerce; parce que
aussi lorsqu'ils ont enregistré leur raison sociale et
commencé à utiliser leur nom, le mot «Valle's»
n'était pas enregistré comme marque de commerce
au Canada et n'était utilisé par personne fournis-
sant des services de restaurant au Canada, de sorte
que l'adoption par eux de ce nom ne pouvait avoir
pour effet de créer de la confusion dans l'esprit du
public entre leur commerce et celui de quelque
autre commerçant faisant affaires au Canada.
D'autre part, soutiennent-ils, l'enregistrement en
1977 de la marque Valle's au nom de la demande-
resse était illégal et doit être déclaré invalide (tel
que le fait valoir leur demande reconventionnelle),
car non seulement la marque était-elle non enre-
gistrable en tant que nom de famille, comme
l'avait invoqué le registraire pour rejeter leur
propre demande, mais de toute façon la demande-
resse n'était pas la personne admise à en obtenir
l'enregistrement puisqu'elle pouvait créer de la
confusion avec le nom de commerce qu'ils utili-
saient eux-mêmes depuis longtemps.
Les faits de base sont donc relativement simples
et les deux causes d'action clairement établies.
L'important est de bien établir les principes qui
s'appliquent.
A mon avis, pour juger de la valeur des préten-
tions respectives des parties, il faut partir de trois
principes fondamentaux. Le premier général est si
évident qu'il serait superflu de le rappeler si ce
n'est qu'à lecture de la défense écrite on tire
l'impression que les défendeurs l'ont oublié: une
compagnie étrangère, même si elle fait affaires
exclusivement à l'étranger, peut néanmoins acqué-
rir des droits au Canada et les faire valoir devant
les tribunaux canadiens comme n'importe quelle
compagnie canadienne. Le second, propre au
domaine qui nous concerne, est aussi évident mais
là c'est la demanderesse qui semble n'en avoir pas
tenu compte en prenant pour acquis qu'elle ne
pouvait réagir contre l'utilisation, sans son consen-
tement, de sa marque au Canada avant de l'avoir
fait formellement enregistrer au Canada. L'exis-
tence en droit d'une marque de commerce ne
dépend nullement de son enregistrement et les
droits dans une marque de commerce s'acquièrent
par l'adoption et l'utilisation de la marque en
relation avec des marchandises ou des services, non
par son enregistrement; l'enregistrement confirme
les droits du propriétaire à l'utilisation exclusive de
sa marque par tout le Canada et facilite leur
reconnaissance judiciaire en simplifiant la preuve
requise de lui, mais les droits eux-mêmes existent
préalablement. Le troisième principe que je veux
rappeler est celui que le Parlement a inscrit dans
notre droit pour donner effet aux obligations aux-
quelles le Canada avait souscrit aux termes de la
Convention internationale pour la protection de la
propriété industrielle et en vertu duquel la seule
«révélation» («making known») au Canada d'une
marque de commerce employée à l'étranger équi-
vaut à son emploi au Canada. C'est ainsi que
l'article 3 de notre Loi sur les marques de com
merce stipule:
3. Une marque de commerce est censée avoir été adoptée par
une personne, lorsque cette personne ou son prédécesseur en
titre a commencé à l'employer au Canada ou à l'y faire
connaître, ou, si la personne ou le prédécesseur en question ne
l'avait pas antérieurement ainsi employée ou fait connaître,
lorsqu'elle a produit, ou qu'il a produit, une demande d'enregis-
trement de ladite marque au Canada.
Appliqués au cas ici en cause, ces trois principes
forcent à reconnaître que la demanderesse a acquis
au Canada des droits de propriété dans sa marque
de commerce, droits susceptibles d'être protégés
par les tribunaux canadiens, si, et, le cas échéant,
dès le moment où elle a fait connaître sa marque
au Canada, et tant qu'elle ne l'aura pas abandon-
née. Il suit de là qu'étant donné que les défendeurs
ont commencé leurs opérations en novembre 1972,
les deux causes d'action que fait valoir la deman-
deresse sont fondées dans la mesure où elle démon-
tre avoir fait connaître sa marque au Canada
avant novembre 1972. Si sa prétention en ce sens
est fondée, il est clair que les défendeurs se sont
appropriés pour en tirer profit une marque adoptée
par un autre au Canada, enfreignant ce faisant de
façon manifeste les dispositions des alinéas b), c)
et d) de l'article 7, et il est tout aussi clair que
l'enregistrement qu'elle a obtenu en 1977 est inat-
taquable, puisque sa marque utilisée depuis si
longtemps aux Etats-Unis avait le caractère dis-
tinctif qu'exige l'article 14, et que c'est elle qui
était la personne admise à en obtenir l'enregistre-
ment au Canada, l'y ayant fait connaître avant que
les défendeurs ne la copient (art. 16(1)).'
Ainsi tout tourne autour de la question de savoir
si antérieurement à novembre 1972, la demande-
resse avait fait connaître sa marque au Canada en
relation avec les services de restaurant qu'elle
offrait aux États-Unis. Le registraire a déjà
répondu affirmativement, mais ses conclusions
étant contestées, la question doit être soumise à un
nouvel examen.
L'article 5 de la Loi sur les marques de com
merce dispose comme suit:
5. Une personne est réputée faire connaître une marque de
commerce au Canada, seulement si elle l'emploie dans un pays
de l'Union, autre que le Canada, en liaison avec des marchandi-
ses ou services, et si
a) ces marchandises sont distribuées en liaison avec ladite
marque au Canada, ou
b) ces marchandises ou services sont annoncés en liaison avec
ladite marque dans
(i) toute publication imprimée et mise en circulation au
Canada dans la pratique ordinaire du commerce parmi les
marchands ou usagers éventuels de ces marchandises ou
services, ou
(ii) des émissions de radio, au sens de la Loi sur la radio,
ordinairement captées au Canada par des marchands ou
usagers éventuels de ces marchandises ou services,
et si la marque est bien connue au Canada par suite de cette
distribution ou annonce.
Il est possible de s'interroger un moment sur la
portée de cet article. Le procureur de la demande-
resse a suggéré en effet que l'emploi des mots «est
réputée», «is deemed» dans la version anglaise,
° 16. (1) Tout requérant qui a produit une demande selon
l'article 29 en vue de l'enregistrement d'une marque de com
merce qui est enregistrable et que le requérant ou son prédéces-
seur en titre a employée ou fait connaître au Canada en liaison
avec des marchandises ou services, a droit, sous réserve de
l'article 37, d'en obtenir l'enregistrement à l'égard de ces
marchandises ou services, à moins que, à la date où le requérant
ou son prédécesseur en titre l'a en premier lieu ainsi employée
ou révélée, elle ne créât de la confusion avec
a) une marque de commerce antérieurement employée ou
révélée au Canada par une autre personne;
b) une marque de commerce à l'égard de laquelle une
demande d'enregistrement avait été antérieurement produite
au Canada par quelque autre personne; ou
c) un nom commercial qui avait été antérieurement employé
au Canada par une autre personne. -
était typique d'une règle de preuve et que la
disposition pouvait s'interpréter comme visant sim-
plement à donner aux moyens auxquels elle se
référait un effet probant sans pour autant exclure
la valeur d'autres moyens susceptibles d'être utili-
sés pour révéler une marque de commerce. C'est
sur la base de cette suggestion qu'il a soumis une
preuve à l'effet qu'un grand nombre de Canadiens
avaient vraisemblablement fréquenté l'un ou l'au-
tre des restaurants de la demanderesse ou vu des
panneaux-réclames à leur sujet, lors de voyages
aux États-Unis. Je n'accepte pas cette suggestion.
A mon avis, l'article a une portée impérative et la
disposition qu'il renferme en est une de fond et non
seulement de preuve. Le but de l'article est de
préciser ce que l'expression «faire connaître» ou
«révéler» une marque de commerce veut dire, au
sens de la Loi. La présence après les mots «est
réputée» et ois deemed» des mots «seulement si» et
«only if) ne permet pas une interprétation autre. Et
la règle comme telle m'apparaît d'ailleurs fort
compréhensible: peut-on raisonnablement admet-
tre qu'en installant des panneaux-réclames à
l'étranger ou en servant des passants canadiens
dans ses établissements à l'étranger, une firme
étrangère puisse être considérée comme s'étant fait
connaître au Canada? Le procureur n'avait toute-
fois nullement besoin de faire cette suggestion que
je considère sans valeur. Je suis en effet d'avis que
dans les limites précises de l'article 5, la preuve
était amplement suffisante pour convaincre que la
demanderesse, avant novembre 1972, avait
annoncé ses services en liaison avec sa marque
dans plusieurs publications qui bien qu'américai-
nes ont une circulation au Canada (journaux,
magazines, brochures spécialisées à l'adresse des
voyageurs, etc.) et dans nombre d'émissions de
radio ou de télévision captées au Canada. Les
témoignages précis, appuyés d'exhibits nombreux,
de Marie Lise Andrée Logan, une agent de voyage
à l'emploi du «United States Travel Service», à
Montréal, et de Daniel G. Davis III, un vice-prési-
dent de la demanderesse mais aussi un expert
incontestable en publicité, sont à cet égard particu-
lièrement concluants, et pourraient être cités en
entier, s'il était besoin de le faire. Le procureur des
défendeurs s'est employé à relever dans les décla-
rations de ces deux témoins des affirmations de
ouï-dire, mais il s'agissait d'experts et ces affirma
tions ne pouvaient mettre en cause que la crédibi-
lité de leur opinion (E. & J. Gallo Winery c.
Andres Wines Ltd. [1976] 2 C.F. 3 (C.F.A.) le
juge Thurlow (tel était alors son titre)). Or, cette
crédibilité, je ne crois pas qu'elle puisse être
contestée.
Je n'ai donc pas de doute que ces moyens de
faire connaître la marque au Canada que prévoit
l'article 5 ont été, ici, abondamment utilisés. Mais
une difficulté subsiste. Si la preuve telle que sou-
mise permet aisément de conclure que la marque
de commerce de la demanderesse était connue
dans les provinces canadiennes de l'Est et spéciale-
ment au Québec, elle ne permet pas de dire qu'elle
était connue ailleurs au Canada, et la question
peut alors se poser de savoir si on peut dire, malgré
cela, qu'elle était suffisamment «bien connue au
Canada» pour satisfaire pleinement aux exigences
de l'article 5. La difficulté ne m'apparaît pas
sérieuse car je ne crois pas qu'on puisse répondre
autrement qu'affirmativement à cette question. Je
sais que dans Robert C. Wian Enterprises, Inc. c.
Mady [1965] 2 R.C.É. 3 et encore dans Marine-
land Inc. c. Marine Wonderland [1974] 2 C.F.
558, mon collègue le juge Cattanach a eu des
propos qui, sortis du contexte, laissent l'impression
qu'à son avis pour qu'une marque de commerce
soit considérée «bien connue au Canada» au sens
de l'article 5, il faut qu'elle soit connue dans tout
le pays. Je crois cependant que replacés dans leur
contexte, les propos dont il s'agit n'ont pas la
portée qu'on pourrait à première vue leur attri-
buer. L'opinion de mon collègue, telle que je la
comprends, est que pour être considérée «bien
connue au Canada» il ne suffit pas qu'une marque
soit connue dans les limites d'une simple localité
(comme la ville de Windsor, en Ontario, dans le
cas de la cause Robert C. Wian Enterprises, Inc.),
il faut qu'elle soit connue dans «une partie substan-
tielle» du pays. Je suis tout à fait d'accord avec
cette opinion mais je ne crois pas qu'on puisse aller
au-delà, si l'on ne veut pas prendre le risque de
donner à l'article 5 une interprétation qui rendrait
quasi illusoire la protection que le législateur a
voulu donner aux marques de commerce étrangè-
res révélées au Canada. Or, il est évident que les
provinces canadiennes de l'Est, et même seulement
le Québec, puisqu'il s'agit surtout du Québec,
constituent une partie suffisamment «substantielle»
du pays pour satisfaire aux exigences de l'article 5.
Je suis ainsi d'avis que la demanderesse a claire-
ment prouvé que sa marque de commerce était
bien connue au Canada au sens de la Loi lorsque
les défendeurs ont commencé à l'employer, en en
faisant leur nom et raison sociale, en 1972. En fait,
c'est manifestement pour cela, je pense, que les
défendeurs ont voulu la copier purement et simple-
ment, espérant, ce faisant, profiter de l'attrait
qu'elle pouvait avoir tant pour les Canadiens que
pour les touristes américains portés à associer leur
établissement à la chaîne américaine. Et ma con
viction est qu'ils ont agi ainsi en pleine connais-
sance de cause et ce dès le début. Un seul des
défendeurs a témoigné et il a prétendu que le nom
Valle's leur avait été suggéré, à lui et à son frère,
par un certain Desroches de qui ils avaient obtenu
l'emplacement et qui s'était occupé de l'installation
matérielle du local, mais qu'eux-mêmes ne con-
naissaient pas la chaîne américaine. Je crois plus
vraisemblable l'affirmation de l'agent que les
défendeurs avaient mandaté auprès du registraire
des marques de commerce, qui, forcé de témoi-
gner, avoua que ses clients avaient été attirés par
le «concept américain» et voulaient tout simple-
ment l'utiliser. Comme personne ne prétend que la
demanderesse avait à ce moment ou a pu, depuis,
abandonner sa marque, la demanderesse a fait la
preuve qui lui incombait pour réclamer la protec
tion de la Loi et le comportement des défendeurs
qui n'a pu que lui être préjudiciable et le demeu-
rer 5 sera sanctionné comme elle le demande.
Autant pour le bien du public en général que des
commerçants en particulier, un tel comportement
ne saurait dans ces circonstances être toléré. Les
paroles que prononçait le juge Maclean, en main-
tenant l'action en invalidité et en retrait d'enregis-
trement dans Williamson Candy Co. c. W. J.
Crothers Co. [1924] R.C.É. 183, paroles que citait
avec approbation le juge Thurlow (tel était alors
son titre) en rendant le jugement de la Cour
5 La confusion est évidente puisqu'il s'agit d'une copie pure et
simple et les dommages doivent alors se présumer (La Société
Anonyme Des Anciens Établissements Panhard et Levassor c.
Panhard-Levassor Motor Company, Ld. (1901) 18 R.P.C. 405
(Ch.D.) le juge Farwell aux pp. 408 et 409; Sheraton Corpora
tion of America c. Sheraton Motels Ltd. [1964] R.P.C. 202
(Ch.D.) le juge Buckley à la p. 203; Alain Bernardin et
Compagnie c. Pavilion Properties Limited [1967] R.P.C. 581
(Ch.D.) le juge Pennycuick aux pp. 582, 584 588; Globele-
gance B.V. c. Sarkissian [1974] R.P.C. 603 (Ch.D.) le juge
Templeman aux pp. 604à 607, 609à 614).
fédérale dans E. & J. Gallo Winery c. Andres
Wines Ltd. [1976] 2 C.F. 3 devraient être rappe-
lées ici [pages 16 et 17]:
[TRADUCTION] On a commencé à utiliser les marques de
commerce pour distinguer les marchandises d'une personne et
pour empêcher qu'une personne ne vende ses marchandises en
les présentant comme celles d'une autre. Ce système a pour but
d'encourager le commerce honnête et de protéger le consomma-
teur. Il n'y a pas de doute que notre loi sur les marques de
commerce n'a pas été édictée pour promouvoir au Canada
l'adoption de marques étrangères déposées, même dans le cas
où le détenteur étranger ne l'emploie pas au Canada. Cette
situation créerait de la confusion et favoriserait la duperie,
précisément ce qu'on cherche à éviter, et gênerait le commerce,
ce qui est aussi aux antipodes du but visé. La législation relative
aux marques de commerce vise autant la protection du public
que celle des usagers.
Si tous les pays autorisaient sciemment une telle pratique, il
en résulterait un fouillis inextricable, situation à laquelle les
marques de commerce avaient justement pour but de parer.
Heureusement, on a toujours tendance à protéger les marques
enregistrées à l'extérieur du Canada. En fait, plusieurs pays
importants sont maintenant signataires d'une convention qui
prévoit un système international d'enregistrement. Dans la
mesure du possible, chaque pays, me semble-t-il, doit respecter
les marques de commerce étrangères, pour éviter de mettre en
péril le commerce international et de nuire à l'intérêt public. La
connaissance de l'enregistrement et de l'emploi à l'extérieur du
Canada d'une marque utilisée en liaison avec le même type de
biens, comme en l'espèce, particulièrement si l'usager est dans
un pays voisin où la langue est la même, s'il est très facile de
voyager d'un pays à l'autre et si la publicité circule très
librement, sont des éléments qui, dans la plupart des cas,
devraient, d'après moi, nous inciter à refuser d'enregistrer
sciemment cette marque de commerce au Canada. A plus forte
raison lorsque, comme en l'espèce, la publicité de la demande-
resse largement diffusée au Canada, est très susceptible d'inci-
ter le public à croire que les marchandises de la défenderesse
sont les mêmes que celles annoncées par la demanderesse. Étant
donné l'importance visuelle du nom de la marque de commerce
sur l'étiquette, c'est ce que les gens croiront, même si le nom du
fabricant est clairement imprimé (moins en vue cependant) sur
l'étiquette. Cette règle ne serait préjudiciable à personne. On
peut imaginer des cas où il aurait lieu de déroger à ce principe.
Le cas de celui qui fait enregistrer et emploie une marque de
commerce sans savoir qu'elle existe déjà est une toute autre
question et ne nous intéresse donc pas. Ou encore si la deman-
deresse avait laissé passer de nombreuses années après l'enre-
gistrement aux États-Unis avant de demander l'enregistrement
au Canada, la solution serait peut-être différente. Cette atti
tude pourrait s'interpréter comme une décision d'abandonner ce
marché ou la marque de commerce dans ce marché. Il serait
prématuré en l'espèce, me semble-t-il, de faire une telle préten-
tion. La défenderesse a enregistré la marque au Canada dans
les quatre mois de l'enregistrement de celle-ci par la demande-
resse aux États-Unis.
A la lumière des faits qui m'ont été présentés, je décide que
l'enregistrement a été fait sans droit. La défenderesse n'était
pas propriétaire de la marque et n'avait pas le droit de l'enre-
gistrer; l'inscription doit donc être radiée. La défenderesse
savait en outre qu'elle n'était pas la première à employer cette
marque. Le pouvoir discrétionnaire conféré au Ministre par
l'article 11, que peut maintenant exercer cette cour, peut à bon
droit être exercé contre l'enregistrement fait par la défende-
resse, et je suis d'avis que cet enregistrement vise à tromper le
public ou à l'induire en erreur, autre motif en justifiant la
radiation. (C'est moi qui souligne.)
Une injonction sera donc émise en même temps
qu'il sera ordonné aux défendeurs de détruire les
étiquettes, menus, sous-plats ou autre matériel
publicitaire susceptible de contrevenir à l'injonc-
tion.
Je ne crois pas qu'il y ait lieu de laisser à la
demanderesse la possibilité de requérir une reddi-
tion de compte des profits qu'auraient pu réaliser
les défendeurs par leurs actes illégaux mais elle a
certes le droit d'être indemnisée pour les domma-
ges qu'elle a pu subir par suite de la perte d'exclu-
sivité de sa marque au cours des années passées et
de l'atteinte que cette perte d'exclusivité a pu
porter à son renom. Comme il avait été entendu
avant le procès, la question du quantum de ces
dommages fera l'objet d'une référence en vertu de
la Règle 500 des Règles générales de la Cour.
La demande reconventionnelle sera naturelle-
ment rejetée.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.