T-3377-79
La Ferme Filiber Ltée (Demanderesse)
c.
La Reine (Défenderesse)
Division de première instance, 1c, juge Marceau—
Québec, le 23 novembre; Ottawa, le 6 décembre
1979.
Pratique — Requête en annulation de la déclaration — La
demanderesse exploitait un élevage de truites arc-en-ciel pour
lequel elle avait toujours le permis requis — Le permis
d'exploitation de la demanderesse n'a pas été renouvelé, les
règlements applicables ayant été modifiés de façon à interdire
l'élevage de la truite arc-en-ciel dans un large territoire, dans
lequel se trouvait l'établissement de la demanderesse — La
demanderesse conclut à l'expropriation déguisée et réclame
une certaine somme à titre d'indemnité ou de dommages — Il
échet d'examiner si la déclaration révèle une cause raisonnable
d'action — Règle 419 des Règles de la Cour fédérale. '
Distinction faite avec l'arrêt: Manitoba Fisheries Ltd. c.
La Reine [1979] 1 R.C.S. 101.
REQUÊTE.
AVOCATS:
G. Bélanger pour la demanderesse.
C. Ruelland, c.r. pour la défenderesse.
PROCUREURS:
Marquis, Jessop, Gagnon, Huot & Bélanger,
Québec, pour la demanderesse.
Le sous-procureur général du Canada pour la
défenderesse.
Voici les motifs de l'ordonnance rendus en fran-
çais par
LE JUGE MARCEAU: Par requête soumise en
vertu de la Règle 419 des Règles générales de la
Cour, la défenderesse soutient que la déclaration
en l'instance ne révèle, à sa face même, aucune
cause raisonnable d'action et qu'elle doit en consé-
quence être rejetée.
La déclaration ne présente aucune difficulté de
compréhension. Ses allégués sont clairs et simples,
tant ceux relatifs aux faits invoqués que ceux
relatifs au droit prétendument exercé. Elle ne com-
prend d'ailleurs que 13 paragraphes.
Les huit premiers exposent uniquement les faits.
En voici le contenu. La demanderesse opérait
depuis 5 ans à Petite-Matane, dans la province de
Québec, un établissement de pisciculture destiné à
l'ensemencement, l'élevage et le commerce d'une
espèce spéciale de truite, la truite appelée «arc-en-
ciel». Elle avait toujours obtenu et détenu à cette
fin le permis requis par la Loi et les règlements.
Mais, en mai 1978, un amendement apporté aux
règlements est venu prohiber l'élevage de la truite
arc-en-ciel à l'intérieur d'un large territoire com-
prenant Petite-Matane. Son permis d'exploitation
ne fut donc pas renouvelé, et elle dut cesser ses
opérations. Les faits ainsi établis, viennent les
paragraphes qui font état de la base du recours.
Vaut mieux les reproduire textuellement;
9. L'adoption de ce règlement constituant ni plus ni moins
qu'une expropriation déguisée pour laquelle la demanderesse
n'a pas été dédommagée;
10. Aucune offre suffisante d'indemnisation n'a été faite à la
demanderesse;
11. Suite à cette expropriation déguisée, la demanderesse subit
de graves dommages et des pertes considérables pour lesquels
elle est en droit d'être indemnisée;
12. Suite à cette expropriation déguisée, la demanderesse est
en bon droit de réclamer de la défenderesse la somme de
$183,000.00 titre d'indemnité ou de dommages;
13. La présente action est bien fondée en faits et en droit.
Voilà donc la déclaration. Ainsi libellée, une
telle déclaration révèle-t-elle expressément ou
implicitement une cause d'action valable? C'est ce
que met en doute la défenderesse et, à mon avis,
elle a clairement raison.
Il n'est pas question ici, est-il besoin de le noter,
de la validité du Règlement de pêche du Québec,
adopté par le gouverneur en conseil sous l'autorité
de l'article 34 de la Loi sur les pêcheries, S.R.C.
1970, c. F-14, ni dans l'état où il était avant 1978
(C.P. 1975-1632 (DORS/75-420) promulgué le 17
juillet 1975) ni dans celui où il est aujourd'hui,
suite aux modifications apportées à son article 28
par le décret C.P. 1978-2806 (DORS/78-721). Il
n'est pas question non plus d'application erronée,
fautive, discriminatoire ou autre, du Règlement; il
stipule de façon non équivoque que nul ne peut
exploiter un établissement de pisciculture sans un
permis et qu'un tel permis ne peut être délivré pour
l'élevage de la truite arc-en-ciel à l'intérieur de la
zone où se trouve Petite-Matane. Tout ce que la
déclaration prétend c'est que l'adoption en 1978
d'un règlement qui prohibait pour l'avenir l'éle-
vage et le commerce de la truite arc-en-ciel à
Petite-Matane «a constitué une expropriation du
commerce de la demanderesse». C'est une préten-
tion qui ne tient pas.
Une expropriation implique dépossession de l'ex-
proprié et appropriation par l'expropriant, elle
exige nécessairement un transfert de biens ou de
droits de l'un à l'autre. Il n'y a rien de tel ici. La
défenderesse n'a rien acquis de ce qui appartenait
à la demanderesse.
Le procureur de la demanderesse fait grand état
de la décision récente de la Cour suprême dans
Manitoba Fisheries Limited c. La Reine [1979] 1
R.C.S. 101 qui a accordé compensation à un éta-
blissement de commerce forcé de fermer ses portes
par suite de la mise en œuvre d'une loi créant un
monopole d'état sur les opérations auxquelles l'éta-
blissement s'adonnait. Mais la situation là était
nettement différente. La décision repose sur la
constatation que la Corporation d'état s'était
appropriée du moins indirectement et avait tourné
à son profit un bien de l'établissement, soit son
achalandage, ou si l'on veut ses canaux d'opéra-
tion, sa clientèle, son «goodwill». Une constatation
analogue n'est évidemment pas possible ici. Le
procureur de la demanderesse invoque aussi cette
ancienne décision du Conseil privé, North Shore
Railway Company c. Pion (1889) 14 A.C. 612, où
un droit à indemnité fut reconnu au propriétaire
d'un terrain riverain d'un cours d'eau dont l'accès
à la rivière avait été obstrué par la construction
d'une voie de chemin de fer. Mais d'une part, la
décision parle de faute de la compagnie ferroviaire
en dépit des pouvoirs d'exproprier qu'elle invoquait
et d'autre part elle reconnaît qu'un droit véritable
a été atteint et nié par les gestes et pour le profit
de la compagnie. Je ne vois pas le rapport ici où il
n'est pas question de faute, ni non plus d'avantage
retiré par la Reine, ni non plus de droit puisque,
bien avant l'amendement de 1978, il était interdit
à la demanderesse d'opérer son établissement sans
un permis.
S'il fallait admettre la proposition juridique sur
laquelle l'action se fonde, et considérer que la
passation ou la modification d'une réglementation
comme celle dont il s'agit ici constitue un geste
d'expropriation déguisée à l'égard de tous ceux
dont les activités commerciales peuvent s'en trou-
ver gênées, il est aisé d'imaginer les réclamations
en série qui s'ensuivraient. Sans doute l'établisse-
ment ou la modification d'une réglementation de
cette nature peut créer des situations extrêmement
regrettables et l'action semble bien en donner un
exemple frappant. Mais si, dans ces cas spéciaux,
l'État n'a pas prévu exceptionnellement le paie-
ment d'une compensation, il n'est pas de principe
de droit que je connaisse qui puisse le forcer à le
faire.
Les allégués de la déclaration ne révèlent, à mon
avis, aucune cause d'action et la requête pour rejet
ne peut qu'être maintenue.
ORDONNANCE
La requête pour rejet de la déclaration est main-
tenue et l'action est en conséquence rejetée avec
dépens.
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