T-3177-74
Marubeni America Corporation, Miida Electron
ics, Inc., et Mastercraft Enterprises (Demande-
resses)
c.
Mitsui O.S.K. Lines Ltd. et ITO-International
Terminal Operators Ltd. (Défenderesses)
Division de première instance, le juge Marceau—
Montréal, le 5 octobre 1978; Ottawa, le 5 janvier
1979.
Droit maritime — Responsabilité délictuelle — Contrat —
Connaissement — Marchandises transportées par mer non
livrées pour cause de vol — La demanderesse-propriétaire
réclame réparation conjointe et solidaire de la part des défen-
deresses — L'action contre le transporteur est fondée sur le
contrat de transport et sur le défaut de livraison — L'action
contre l'entreprise de manutention est surtout fondée sur la
responsabilité délictuelle — Le manutentionnaire prétend que
la clause de non-responsabilité du connaissement, auquel il
n'était pas partie, lui est applicable parce qu'elle a été incluse
par voie de référence dans le contrat intervenu entre le trans-
porteur et le manutentionnaire — Code civil du Québec,
articles 1029, 1053.
Des marchandises expédiées par mer du Japon en vertu d'un
connaissement ont été déchargées et entreposées par une entre-
prise de manutention (ITO) qui avait conclu avec le transpor-
teur un contrat à cet effet. Une partie des marchandises a été
volée avant que le propriétaire n'ait pu en prendre livraison. Le
propriétaire réclame indemnité des deux défenderesses qui ont
eu successivement la garde des marchandises pendant toute la
période où le vol devait avoir lieu et demande leur condamna-
tion conjointe et solidaire. L'action contre le transporteur est
fondée uniquement sur le contrat de transport et sur le défaut
de livraison. Bien que l'action contre ITO soit fondée surtout
sur la responsabilité delictuelle, ITO, tout en niant toute faute,
fait valoir que les marchandises ont été volées pendant qu'elles
étaient sous sa garde mais que, par le truchement du connaisse-
ment, elle bénéficie de la protection dont jouit le transporteur.
Arrêt: l'action est rejetée. La défenderesse-transporteur fait
valoir une clause du connaissement qui limite sa responsabilité.
Mais pour bénéficier de cette clause, la défenderesse se doit de
prouver que la perte des marchandises est survenue après leur
débarquement à Montréal. Les éléments de faits établissent un
faisceau de présomptions démontrant que les marchandises
avaient été débarquées à Montréal et que la perte d'une partie
d'entre elles n'est survenue que par la suite. Les obligations
normales d'une entreprise de manutention comprennent celle
d'adopter un système de sécurité sans faille, mais ces obliga
tions n'existent pas en dehors d'une relation contractuelle.
L'obligation générale de prudence et de diligence que prévoit le
Code civil ne saurait comprendre tous les devoirs qu'une entre-
prise de manutention peut avoir à assumer en sa qualité d'en-
treprise comme dans le cadre d'un contrat. Sur le plan pure-
ment délictuel, la demanderesse n'a pas prouvé faute au sens du
droit commun. La défenderesse ITO peut se prévaloir de la
clause de non-responsabilité que le contrat qu'elle a souscrit
contenait en se référant à la clause Himalaya initialement
prévue au contrat de transport lui-même. Si la demanderesse,
expéditeur-propriétaire, peut poursuivre la défenderesse ITO en
sa qualité de manutentionnaire, donc autrement que sur le plan
strictement délictuel, c'est qu'elle peut se prévaloir de ce con-
trat de services que le transporteur a conclu avec ITO en partie
à son bénéfice à elle propriétaire et avec son autorisation
expresse. Elle ne saurait cependant agir en cette qualité sans
accepter le contrat en son entier.
Arrêts analysés: Eisen Und Metall A.G. c. Ceres Steve-
doring Co. Ltd. [1977] 1 Lloyd's Rep. 665; Circle Sales &
Import Ltd. c. Le «Tarante[» [1978] 1 C.F. 269; Alder c.
Dickson [1954] 2 Lloyd's Rep. 267; Midland Silicones,
Ltd. c. Scruttons, Ltd. [1961] 2 Lloyd's Rep. 365; Canadi-
an General Electric Co. Ltd. c. Pickford & Black Ltd. (Le
«Lake Bosomtwe») [1971] R.C.S. 41; The New Zealand
Shipping Co. Ltd. c. A.M. Satterthwaite & Co. Ltd.
(L'«Eurymedon») [1974] 1 Lloyd's Rep. 534 (C.P.);
[1971] 2 Lloyd's Rep. 399 (N.Z.S.C.); [1972] 2 Lloyd's
Rep. 544 (N.Z.C.A.).
ACTION.
AVOCATS:
Marc Nadon pour les demanderesses.
Robert Cypihot pour la défenderesse Mitsui
O.S.K. Lines Ltd.
David Marler pour la défenderesse ITO—
International Terminal Operators Ltd.
PROCUREURS:
Martineau, Walker, Allison, Beaulieu, Mac -
Kell & Clermont, Montréal, pour les deman-
deresses.
Brisset, Bishop, Davidson & Davis, Montréal,
pour la défenderesse Mitsui O.S.K. Lines Ltd.
Chauvin, Marler & Baudry, Montréal, pour
la défenderesse ITO—International Terminal
Operators Ltd.
Voici les motifs du jugement rendus en français
par
LE JUGE MARCEAU: Les faits de base qui ont
donné lieu à cette action en responsabilité à parties
multiples ont la simplicité et l'attrait de ceux d'une
hypothèse d'école. Un transporteur maritime s'en-
gage, en vertu d'un contrat attesté par connaisse-
ment, à transporter 250 caisses contenant des cal-
culatrices électroniques de bureau depuis la ville
de Kobe au Japon jusqu'à Montréal oil leur desti-
nataire, en fait le cocontractant propriétaire lui-
même, pourra en recevoir et prendre livraison.
Arrivée à Montréal, la marchandise est prise en
charge par une entreprise de manutention qui a
convenu avec le transporteur de la décharger et de
l'entreposer jusqu'à ce qu'elle soit livrée. Au
moment où le propriétaire se présente pour rece-
voir livraison, un certain nombre de caisses ont
disparu, disparition qui s'explique au moins en
partie par le fait qu'un vol a eu lieu quelques jours
auparavant à l'entrepôt où les caisses avaient été
remisées. Le propriétaire naturellement réclame
indemnité, mais le transporteur et le stevedore -
manutentionnaire tour à tour nient toute responsa-
bilité: considérant qu'il ne lui revient pas de dépar-
tager les responsabilités entre l'un et l'autre, il
demande à la Cour de les condamner tous deux
conjointement et solidairement.
Les faits, on le voit, n'ont rien de spécial ni
d'exceptionnel et l'action intentée est loin d'être la
première de son genre. Pourtant, les difficultés
juridiques que le litige soulève n'en demeurent pas
moins extrêmement embarrassantes, d'abord parce
qu'elles rejoignent certains des aspects les plus
obscurs des règles de mise en oeuvre de la respon-
sabilité civile, ensuite et surtout parce que les
principes qui doivent présider à leur solution ne
font l'unanimité ni de la jurisprudence ni des
auteurs. Des difficultés ont trait notamment à la
situation juridique des parties, chacune face aux
autres, d'où seraient nées les causes d'action, aux
règles de preuve applicables au moment de vérifier
l'existence des éléments de la responsabilité eu
égard aux circonstances de faits dans lesquelles la
perte a eu lieu, et enfin tout spécialement à l'effet
de clauses exonératoires de responsabilité souscri-
tes dans les contrats en vertu desquels les mar-
chandises étaient transportées et entreposées.(Et
ces difficultés, elles se soulèvent ici avec une parti-
culière acuité, comme on pourra le voir à partir des
prétentions respectives des 3 parties qui s'opposent:
Miida Electronics, Inc. («Miida»), le propriétaire;
Mitsui O.S.K. Lines Ltd., («Mitsui»), le transpor-
teur; ITO—International Terminal Operators
Ltd., («ITO»), le stevedore -manutentionnaire-
entrepositaire.
Il faut d'abord prendre connaissance d'une série
d'admissions que les parties par leurs procureurs
ont faites à l'ouverture du procès et qu'elles ont
formulées dans un document que je préfère repro-
duire intégralement étant donné sa nature, sa
portée, et l'importance des termes mêmes qu'il
utilise:
The parties, through their undersigned attorneys, hereby
admit the following facts:
1. THAT Plaintiff Miida Electronics, Inc. ("Miida") was, at all
material times herein, the owner of a cargo of 250 cartons of
electronic desk calculators ("the cargo"), each carton contain
ing 2 sets of electronic desk calculators;
2. THAT Plaintiff Miida is entitled to sue under the contract of
carriage;
3. THAT Defendant Mitsui O.S.K. Lines Ltd.'s ("Mitsui's")
Bill of Lading No. KBMR-0007, dated Kobe, Japan, July 31,
1973, is produced by consent as Plaintiff Miida's Exhibit P-1;
4. THAT the terms and conditions of Bill of Lading No.
KBMR-0007 (Exhibit P-1) constitute the contract of carriage
under which Plaintiff Miida's cargo was carried;
5. THAT Defendant Mitsui was the carrier of the cargo and
issued Bill of Lading No. KBMR-0007 (Exhibit P-1) and is
bound by the terms and conditions thereof;
6. THAT Plaintiff Miida is bound by the terms and conditions
of Bill of Lading No. KBMR-0007 (Exhibit P-1);
7. THAT Defendant ITO—International Terminal Operators
Ltd. ("ITO") was the stevedore and provider of terminal
services who discharged Defendant Mitsui's vessel, the BUENOS
AIRES MARU, at Montreal, pursuant to a contract entered into
by it with Defendant Mitsui, it being agreed by all parties that
ITO and Logistec Corporation Limited are to be considered by
the Court as one and the same and synonymous from all points
of view;
8. THAT the production of the contract between Defendants
ITO and Mitsui is admitted;
9. THAT Defendant ITO was the lessee of Sheds 49, 50, 51
and 52 of the Port of Montreal;
10. THAT Defendant ITO admits that 250 cartons of electronic
desk calculators, each containing 2 sets thereof, were loaded at
Kobe on board the BUENOS AIRES MARU, but does not admit
that the same quantity was discharged from the BUENOS AIRES
MARU at Montreal;
11. THAT 169 sets of electronic desk calculators (84.5 cartons)
were not delivered to Plaintiff Miida;
12. THAT Plaintiff Miida has suffered a loss of $26,656.37,
which is admitted by the Defendants;
13. THAT in the event of a judgment being rendered in favour
of Plaintiff Miida, the Defendants admit that Plaintiff Miida
will be entitled to receive $26,656.37, with interest at a rate of
8% from September 14, 1973.
Ces admissions, formulées avec soin, clarifient,
en les épurant de leurs allégués de routine ou de
prudence, les procédures écrites que les parties
avaient produites et dans lesquelles elles avaient,
chacune de son côté, déjà pris position. En fait, la
demanderesse, dans sa déclaration se compromet
peu au plan du droit. Elle tente manifestement de
ne se fermer à l'avance aucune avenue possible. Sa
marchandise a été perdue, elle en réclame la valeur
des deux défenderesses qui en ont eu successive-
ment la garde pendant toute la période où la perte
a pu se produire. La condamnation qu'elle recher-
che en est une conjointe et solidaire. Aussi les
allégués qu'elle formule confondent-ils les deux
défenderesses, utilisant des termes généraux de
faute, imprudence, etc., pouvant convenir à l'une
et à l'autre. Ces allégués cependant doivent être
analysés et les prétentions qu'ils contiennent inter-
prétées différemment si l'on veut les appliquer
valablement à l'une et à l'autre, eu égard à la
situation différente de chacune. Les défenses pro-
duites font justement cette analyse et interprètent
en ce sens les prétentions de la demande.
L'action contre le transporteur Mitsui ne peut
naturellement être fondée que sur le contrat de
transport et le défaut de livraison. Mitsui répond
d'abord généralement qu'elle a rempli toutes les
obligations auxquelles elle était tenue en tant que
transporteur maritime, tant en vertu de la Loi que
du contrat qu'elle avait souscrit; que les marchan-
dises ont été transportées et débarquées en bon
état à Montréal après l'arrivée de son navire, le
Buenos Aires Maru, le 10 septembre 1973. Puis
plus spécifiquement elle invoque que la perte n'est
survenue qu'après leur déchargement de la cale No
6 où elles avaient été arrimées pour le voyage,
donc après leur prise en charge par le manuten-
tionnaire ITO; que cette perte est due à un événe-
ment équivalent à force majeure, soit un vol, et de
toute façon à un moment où une clause du contrat
la dégageait de toute responsabilité, soit la clause 8
rédigée comme suit:
1 he carrier shall not be liable in any capacity whatsoever for
any delay,_non-delivery, misdelivery or loss of or damage to or
in connection with the goods occurring before loading and/or
after discharge, whether awaiting shipment landed or stored or
put into craft, barge, lighter or otherwise belonging to the
carrier or not or pending transhipment at any stage of the
whole transportation. "Loading" provided in this bill of lading
shall commence with the hooking on of the vessel's tackle or, if
not using the vessel's tackle, with the receipt of goods on deck
or hold or, in case of bulk liquids in the vessel's tank. "Dis-
charging" herein provided shall be completed when the goods
are freed from the vessel's tackle or taken from deck or hold, or
the vessel's tank.
Contre la défenderesse ITO, la cause d'action
n'est pas aussi nettement définie et en fait cette
définition pose un problème délicat que je consi-
dère fondamental. Mais il faut retenir pour le
moment que la déclaration semble invoquer sur-
tout délit ou quasi-délit. La demanderesse ne pré-
tend pas expressément poursuivre ITO sur contrat;
ITO serait responsable délictuellement, ayant eu
de fait la garde des effets. Les allégués généraux
traditionnels de faute dans la garde sont formulés,
avec des incidences plus précises relatives à l'ab-
sence de mesures appropriées de sécurité suscepti-
bles d'empêcher les vols. ITO se défend: première-
ment, en contestant que la perte soit survenue alors
que les marchandises étaient sous sa garde; deuxiè-
mement, en niant avoir commis quelque faute que
ce soit susceptible d'avoir été cause de la perte des
effets dont elle avait pris charge; et troisièmement,
en affirmant que de toute façon elle bénéficiait des
mêmes clauses limitatives de responsabilité que le
transporteur lui-même, vu la clause 4 du connais-
sement qui stipule comme suit:
4. It is expressly agreed between the parties hereto that the
master, officers, crew members, contractors, stevedores, long
shoremen, agents, representatives, employees or others used,
engaged or employed by the carrier in the performance of this
contract, shall each be the beneficiaries of and shall be entitled
to the same, but no further exemptions and immunities from
and limitations of liability which the carrier has under this bill
of lading, whether printed, written, stamped thereon or incorpo
rated by reference. The master, officers, crew members and the
other persons referred to heretofore shall to the extent provided
be or be deemed to be parties to the contract in or evidenced by
this bill of lading and the carrier is or shall be deemed to be
acting as agent or trustee on behalf of and for the benefit of all
such persons.
Ainsi, les trois parties au litige s'opposent l'une
à l'autre: bien que poursuivies conjointement et
solidairement, les défenderesses font valoir des
moyens qui ne sauraient se confondre, chacune
prétendant notamment que la perte est survenue
alors que les effets étaient sous la garde de l'autre,
et que si une obligation de réparer existe dont
serait créancière la demanderesse, elle doit être
assumée par l'autre. On ne peut donc éviter de
diviser l'action pour les fins de son analyse et
d'envisager le recours exercé à l'égard de chacune
des défenderesses distinctement.
I
L'action contre Mitsui d'abord.
La cause d'action ici est claire et la demande-
resse pour établir sa position n'a au départ aucun
problème de preuve: le contrat de transport, l'ad-
mission que les effets ont été reçus à bord du
navire, la non-livraison par suite de perte, appuient
suffisamment son recours. C'est à la défenderesse
de se dégager, en prouvant, si elle le peut, l'exis-
tence d'une cause d'exonération.
Cette cause d'exonération, la défenderesse pré-
tend la tirer en définitive, on l'a vu, de la clause
contenue à la clause 8 des termes et conditions du
contrat de transport. La demanderesse y voit sans
difficulté une clause de non-responsabilité. En fait,
certains des termes qu'elle contient pourraient
faire penser que la clause a un but encore plus
fondamental, soit celui d'établir les limites précises
du contrat: celui-ci ne couvrirait exclusivement que
le temps entre le chargement et le déchargement. ,
Je pense cependant qu'une telle interprétation irait
à l'encontre de la formule utilisée ((mot be liable
... for ... loss of or damage to ... n) et elle
correspondrait mal à la réalité, car la pratique
n'appuie certes pas l'idée d'un tel sectionnement de
l'opération de transport, surtout _.si on se place du
côté des expéditeurs. J'y vois donc moi aussi une
clause de non-responsabilité.
La clause ainsi interprétée donne à la défende-
resse un moyen de défense certes admissible en
droit car la validité d'une clause de cette nature
couvrant la partie non strictement maritime du
transport ne fait aucun doute. Ces clauses sont
d'ailleurs d'usage courant et leur effet est connu:
seules les fautes lourdes resteront sanctionnées.
Mais la défenderesse, pour bénéficier de la clause,
se doit de prouver que la perte des marchandises
est survenue après leur débarquement, à Montréal.
Sa tâche ne sera pas aisée.
La défenderesse en effet ne peut fournir de
preuve directe du débarquement des effets à Mont-
réal. Elle ne le peut pas parce qu'aucune vérifica-
tion et aucun triage de la marchandise débarquée
au port de Montréal—et les caisses ici en cause
n'étaient qu'une partie de cette marchandise com-
prenant plusieurs milliers de colis—n'ont été faits
ni par elle-même ni par le manutentionnaire ITO.
Il peut sembler étonnant pour un profane qu'il en
ait été ainsi, mais la preuve a révélé que telle était
la coutume dans le port de Montréal, coutume qui
s'est installée, là comme ailleurs, dans un effort
pour abréger le temps requis pour le déchargement
qui pourrait autrement se prolonger considérable-
ment et augmenter d'autant les coûts impliqués.
En l'absence de preuve directe, la défenderesse
n'avait d'autre choix que de recourir à une preuve
indirecte, par présomption, ce qui lui était loisible
puisque le débarquement de la marchandise est un
fait qui peut donner ouverture à n'importe quel
mode de preuve.
La défenderesse s'est d'abord employée à locali-
ser les marchandises, dans le navire, au départ de
Kobe, et à démontrer que depuis Kobe jusqu'à
Montréal, aucune autre marchandise n'avait été
ajoutée ni retirée par la même écoutille (hatch No.
5 'tween decks). Elle a utilisé à cette fin tous les
documents qu'elle avait en main relativement au
chargement et à l'arrimage de la cargaison, à
l'itinéraire suivi par le navire, aux opérations faites
en cours de route, aux mesures de sécurité adop-
tées, c'est-à-dire principalement le manifeste, la
liste des marchandises arrimées (loading cargo
list), le plan d'arrimage (stowage plan), le rapport
sur le caractère adéquat de l'arrimage (loading
exception report), le reçu du premier officier de
bord (mate's receipt), les instructions au capitaine,
les extraits pertinents du livre de bord (ship's
abstract log). (Je dois dire ici entre parenthèses
qu'un problème s'est soulevé en cours d'enquête
sur le point de savoir si tels documents pouvaient
être produits en preuve hors la présence de leurs
auteurs, mais l'objection que l'on a fait valoir sur
cette base, objection que j'ai d'abord prise sous
réserve, n'était pas fondée, à mon avis.) Tous ces
documents avaient été préparés dans le cours
normal des affaires de la défenderesse et étaient
tous des documents usuels et nécessaires pour la
poursuite des activités normales d'une compagnie
de transport maritime, ils étaient donc couverts
par l'exception prévue à l'article 30 de la Loi sur
la preuve au Canada, S.R.C. 1970, c. E-10, et
pouvaient être produits par représentant pourvu
qu'avis de cette intention eut été préalablement
donné, ce qui était le cas (voir sur ce point:
Sopinka and Lederman, The Law of Evidence in
Civil Cases, 1974, pp. 80 et suiv.)'.
La défenderesse a ensuite démontré, à l'aide de
documents émanant de sa codéfenderesse ITO, que
le déchargement des marchandises qui avaient été
' Le paragraphe (1) de l'article 30 de la Loi sur la preuve au
Canada se lit comme suit:
30. (1) Lorsqu'une preuve orale concernant une chose
serait admissible dans une procédure judiciaire, une pièce
établie dans le cours ordinaire des affaires et qui contient des
renseignements sur cette chose est, en vertu du présent
article, admissible en preuve dans la procédure judiciaire sur
production de la pièce.
arrimées dans l'espace desservi par l'écoutille N. 5
s'était fait normalement et avait même requis du
temps supplémentaire.
Enfin, elle a fait témoigner son agent à Mont-
réal pour lui faire expliquer les démarches qu'il
avait faites aux fins de s'assurer que les marchan-
dises disparues n'avaient pas, par erreur ou acci
dent, été oubliées dans le navire au moment du
déchargement. (Un autre problème de preuve s'est
soulevé encore ici quant à la possibilité pour
l'agent de produire lui-même, hors la présence des
signataires, les missives-réponses qu'il avait reçues,
mais là, peu importe, puisque ce qu'il faut retenir
c'est que ses démarches furent vaines.)
Tous ces éléments de faits, plaide la défende-
resse Mitsui, si on les regroupe autour de ce que
l'on sait par ailleurs, soit qu'un vol a eu lieu dans
les entrepôts de la défenderesse ITO au cours
duquel plusieurs des caisses qui contenaient les
calculatrices ont été volées et qu'un certain
nombre de celles-ci ont été par la suite retracées au
hasard de l'enquête et des perquisitions de la
police, deviennent concluants. Ils établissent, dit-
elle, un faisceau de présomptions démontrant que
les 250 cartons d'appareils qu'elle s'était engagée à
transporter avaient été effectivement débarqués à
Montréal et pris en charge par le manutention-
naire ITO. Si la preuve avait contenu le moindre
indice positif tendant à donner prise à la possibilité
que des cartons aient pu disparaître en cours de
route ou avoir été laissés à bord du navire, j'aurais
hésité, mais dans l'état actuel du dossier, je crois,
comme la défenderesse, que sa preuve est satisfai-
sante. Je reconnais qu'il y a dans cette preuve un
faisceau de présomptions qui permet de conclure
que les marchandises ont toutes été débarquées à
Montréal et que la perte d'une partie d'entre elles
n'est survenue que par la suite. (Sur la force et la
qualité de la preuve requise en matière civile, voir
Hanes c. The Wawanesa Mutual Insurance Com
pany [1963] R.C.S. 154.)
La défenderesse Mitsui a donc raison. Puisqu'il
n'est invoqué contre elle aucune faute lourde dans
le choix de l'entreprise de manutention à laquelle
elle a fait appel ou dans quelque autre agissement
de sa part, et qu'il est en preuve que la perte n'est
survenue qu'après déchargement, elle "est pleine-
ment protégée par la clause de non-responsabilité
du contrat en vertu duquel elle est poursuivie.
L'action intentée contre elle ne saurait donc
réussir.
II
L'action contre la défenderesse ITO maintenant.
J'ai dit précédemment que la demanderesse,
dans sa déclaration, n'avait pas cherché à définir
de façon précise la cause juridique de son action
contre ITO, l'entreprise de manutention. Son pro-
cureur au procès dut être plus précis: il plaida
responsabilité délictuelle. Se référant au droit qué-
bécois, droit applicable étant donné que le délit ou
quasi-délit aurait été commis à Montréal par une
personne y domiciliée, il s'agirait de la responsabi-
lité de droit commun fondée sur l'article 1053 du
Code civil de la province de Québec. 2 Je dirai plus
loin qu'à mon avis les circonstances de l'espèce et
les relations juridiques que celles-ci créent entre les
parties permettent de penser que la cause d'action
n'est pas définissable sur le seul plan délictuel.
Pour le moment cependant, il convient d'examiner
l'action sur ce plan et voir si les conditions d'ouver-
ture d'un recours en responsabilité délictuelle de
droit commun se rencontrent, tout spécialement si
on peut reprocher à la défenderesse une faute qui
ait été cause de la perte, au sens de l'article 1053
du Code civil.
Envisagée comme telle, l'action pose encore ici
au départ une difficulté de preuve. Il est de prin-
cipe que celui qui poursuit en vertu de l'article
2 Le texte en est bien connu:
Art. 1053. Toute personne capable de discerner le bien du
mal, est responsable du dommage causé par sa faute à autrui,
soit par son fait, soit par imprudence, négligence ou
inhabileté.
On pourrait toutefois se demander si, sur cette base,
l'action ne soulève pas devant cette cour, un problème de
juridiction. Mais personne n'en a parlé et il me semble de
toute façon que l'activité de l'entrepreneur en manutention
est si liée au contrat de transport maritime que toute action
qui la met directement en cause, surtout jointe à une action
contre le transporteur lui-même, peut être considérée du
ressort de cette cour (comparer Davie Shipbuilding Limited
c. La Reine (supra à la page 235)).
Reste encore la question de savoir si dans l'exercice de
cette juridiction en matière maritime, cette cour peut s'en
rapporter au droit provincial, mais là on peut considérer que
les principes de common law réfèrent en matière délictuelle
au droit du lieu où le délit aurait été commis. (Comparer
Stein c. Le «Kathy K» [1976] 2 R.C.S. 802.)
1053 du Code civil ne peut se prévaloir d'aucune
présomption légale le libérant de son obligation
d'établir l'existence des éléments de la responsabi-
lité; il se doit de prouver une faute du défendeur
qui ait été cause du dommage qu'il réclame. Si la
défenderesse ici n'avait fourni aucune explication
de la perte survenue alors que les marchandises
étaient sous sa garde, on aurait pu parler de
présomption de faits; mais l'explication est connue:
il y eut vol par effraction. Pour réussir dans son
action, la demanderesse doit prouver que le vol a
été rendu possible ou tout au moins facilité par des
fautes susceptibles d'être reprochées à la défende-
resse. Que révèle donc la preuve?
Analyser en détail la preuve faite sur les circons-
tances du vol ne me paraît pas nécessaire. Un
résumé suffira. Le vol a eu lieu dans la soirée du
14 septembre. Un employé de la firme utilisée par
la défenderesse pour satisfaire aux mesures néces-
saires de sécurité, surprit les voleurs sur le fait en
faisant sa tournée. En fait, à cause de la noirceur
et de la distance il ne put voir que des ombres qui
fuyaient vers l'eau et disparurent en descendant à
l'extrémité de la plate-forme du quai. Les voleurs
s'étaient évidemment servis d'une embarcation
qu'ils avaient amarrée le long du quai, face au
hangar où les marchandises avaient été entrepo-
sées. En prenant la fuite, ils laissèrent même à
mi-chemin entre la porte du hangar et le bord du
quai une palette chargée de cartons. La police du
port alertée se rendit aussitôt sur les lieux. On
constata vite qu'un trou de 6 ou 8 pouces de
diamètre avait été pratiqué dans la paroi de l'en-
trepôt, le long d'une de ses larges portes de façade,
à travers lequel il avait été possible de rejoindre
avec le bras la chaîne sans fin qui, à l'intérieur,
sert à actionner un levier et à lever la porte.
Ce scénario cependant laisse en plan un certain
nombre de questions et c'est dans les réponses à
ces questions que la demanderesse entend tirer la
preuve des fautes qu'elle reproche à la défende-
resse. Les voici. Premièrement, combien de temps
les voleurs ont-ils pu opérer sans être dérangés?
Normalement, à compter de 17.30 heures, les
rondes des gardes de sécurité se succèdent au
moins à toutes les deux heures, ce que suggèrent
d'ailleurs les règlements du Conseil des Ports na-
tionaux de qui la défenderesse était locataire. Ce
soir-là, cependant, comme l'un des deux gardes en
devoir avait été retenu dans un autre hangar où le
travail s'était poursuivi après les heures normales
et que l'autre avait dû rester à la guérite, il n'y
avait pas eu de ronde à 19.30 heures. La première
ronde fut celle au cours de laquelle les voleurs
furent surpris. Deuxièmement, suffisait-il aux
voleurs de rejoindre la chaîne pour actionner la
porte; n'y avait-il pas un verrou de sécurité sur
cette porte? Effectivement, ces portes se verrouil-
lent normalement à l'aide d'un cadenas qui immo
bilise les deux cordons de la chaîne à un anneau de
métal fixé au mur, mais le cadenas ce soir-là ne
faisait que lier ensemble les deux cordons, ce qui
laissait une possibilité de jeu de deux à trois pieds
permettant de lever la porte suffisamment pour y
pénétrer. Troisièmement, les voleurs pouvaient-ils
opérer en manipulant les caisses sans l'aide d'ou-
til? On constata qu'un souleveur de charge moto-
risé (lifter) avait été laissé à l'intérieur du hangar
ce soir-là, ce qui était exceptionnel, et son moteur
était encore chaud peu après le vol. Quatrième-
ment, ne maintient-on donc pas sur les lieux un
certain éclairage qui soit susceptible de gêner des
opérations du genre, la nuit? Quelques lumières,
en fait, sont laissées allumées, mais elles sont peu
nombreuses et ce soir-là, dans le hangar, il y en
avait encore moins, des ampoules brûlées n'ayant
pas encore été remplacées.
Le vol, plaide la demanderesse, a incontestable-
ment, on le voit, été facilité par des failles dans les
mesures de sécurité adoptées en vue de la garde
des effets: rondes des gardes insuffisamment nom-
breuses; verrouillage non pleinement efficace, pré-
sence d'un souleveur de charge dans le hangar,
illumination faible. Il n'en faut pas plus, prétend-
elle, pour conclure à une faute de la part de la
défenderesse, donc à sa responsabilité. Je ne suis
pas d'accord.
Pour qu'une telle prétention soit fondée, pour
que ces failles dans le système de sécurité que la
preuve a mises en lumière puissent attester d'au-
tant de fautes de comportement chez la défende-
resse, il faut évidemment prendre pour acquis que
celle-ci était tenue d'adopter et de maintenir, pour
la garde des effets, un système de sécurité impec
cable. Or, je ne vois pas comment, dans le cadre
d'une action purement délictuelle et indépendante
de toute relation contractuelle, il soit possible de
prétendre que la défenderesse se devait de mainte-
nir un système de sécurité aussi étanche. Je veux
bien que parmi les obligations normales qu'une
entreprise de manutention est appelée à assumer, il'
y ait celle d'adopter un système de sécurité sans
faille, mais ces obligations n'existent pas, à mon
sens, en dehors d'une relation contractuelle. L'obli-
gation générale de prudence et de diligence que le
droit commun, par l'article 1053 du Code civil,
impose à tous, doit s'analyser certes selon les cir-
constances et ne correspond évidemment pas à une
notion objective uniforme. Elle doit se voir attri-
buer un contenu qui tient compte de la personna-
lité, de la profession, du métier de celui qui est
recherché en responsabilité et de l'activité que ce
dernier exerçait au moment où est survenu le
dommage. Mais une telle obligation générale ana
lysée en fonction d'une entreprise comme celle que
constitue la défenderesse ne saurait comprendre
tous les devoirs qu'une entreprise de manutention
peut avoir à assumer lorsqu'elle agit en sa qualité
d'entreprise commerciale dans le cadre d'un con-
trat. La demanderesse ne peut prétendre poursui-
vre en dehors de toute relation contractuelle et
vouloir en même temps juger de la conduite de la
défenderesse comme s'il s'agissait d'une entreprise
de manutention ayant assumé contractuellement,
les obligations pleines et entières d'une entreprise
de cette nature.
Sur le plan strictement délictuel, la demande-
resse, à mon avis, n'a pas prouvé faute, au sens dut
droit commun.
Une telle conclusion affaiblit évidemment la
position de la demanderesse, surtout que cette
position est, comme j'ai dit, celle que son procu-
reur a surtout cherché à faire valoir au procès,
mais elle n'est pas décisive. L'action telle qu'inten-
tée ne permet pas, on l'a vu, une définition précise
de la cause d'action, et pour en disposer pleine-
ment il ne suffit pas de la déclarer non fondée suc
le plan délictuel, il faut se demander si elle n'est
pas recevable autrement.
La demanderesse ne peut-elle pas s'en prendre à
la défenderesse en tant qu'entreprise de manuten-
tion chargée professionnellement de prendre garde:
de ses effets et lui reprocher alors les failles de son
système de sécurité? Deux conditions seraient tou-
tefois requises. Il lui faudrait premièrement établir
qu'elle a qualité pour agir ainsi, et deuxièmement
démontrer que le moyen de défense tiré de la
clause de non-responsabilité du contrat de trans
port n'est pas un obstacle. La logique exigerait
normalement que l'on s'assure de l'existence de la
première des deux conditions, avant de s'interroger
sur la seconde, mais je procéderai néanmoins en
sens inverse. Le moyen tiré de la clause de non-res-
ponsabilité est en effet invoqué par la défenderesse
à l'encontre de tout recours que l'on voudrait faire
valoir contre elle; ensuite il a donné lieu en juris
prudence à des arrêts qu'on ne saurait ignorer en
recherchant le mérite d'une action comme celle ici
intentée; et enfin, sa considération conduira, je
pense, automatiquement à admettre la réalisation
de la première condition, soit la possibilité pour la
demanderesse de se placer sur un terrain autre que
purement délictuel.
Ceci m'emmène au coeur du débat qui, ces
dernières années, s'est poursuivi en doctrine et en
jurisprudence relativement à l'effet juridique de
cette clause devenue courante dans les contrats de
transport maritime par laquelle le transporteur,
propriétaire du navire, cherche à étendre, à ses
agents et à ceux appelés par lui à participer à
l'exécution du contrat, le bénéfice des conventions
de non-responsabilité que l'expéditeur ou proprié-
taire de la marchandise est appelé à lui concéder.
Il s'agit, on le sait, de la clause connue dans le
métier sous le nom de «Himalaya». Elle peut être
rédigée de diverses façons (et on se rend compte,
en lisant les arrêts, qu'effectivement la pratique a
constamment cherché à en améliorer la forme pour
la soustraire à tout reproche d'obscurité ou d'équi-
voque), mais son but permet aisément de l'identi-
fier. La clause 4 du connaissement ici en cause est
certes de la nature d'une clause Himalaya et elle
ne saurait, à mon avis, être méconnue sur la seule
base qu'elle ne dirait pas clairement ce qu'elle
voulait dire. On ne saurait non plus nier à la
défenderesse le droit de s'en prévaloir en l'espèce
au motif qu'une convention de non-responsabilité
ne pourrait de toute façon couvrir une faute lourde
(voir notamment Eisen Und Metall A.G. c. Ceres
Stevedoring Co. Ltd. [1977] 1 Lloyd's Rep. 665;
Circle Sales & Import Limited c. Le (fTarantel»
[1978] 1 C.F. 269). Les manquements que l'on
pourrait lui reprocher en tant qu'entreprise de
manutention eu égard aux faits prouvés ne sau-
raient convenir à cette notion de faute lourde,
qu'on peut définir, à mon avis, comme une faute
d'une gravité telle qu'elle ne peut résulter que de la
sottise et est pour cela socialement intolérable. Il
faut donc, pour juger du moyen de défense invo-
qué ) , prendre parti sur l'efficacité de la clause telle
qu'elle se présente ici.
L'histoire jurisprudentielle de la clause Hima-
laya est bien connue. Mon collègue le juge Walsh
dans Lé «Tarantel» (ci-haut cité) l'a de nouveau
exposée dernièrement, et Tetley, dans la deuxième
édition de son livre Marine Cargo Claims publiée
tout récemment, y consacre plusieurs pages (pp.
373 et suiv.). Il n'est pas utile que je la reprenne ici
par-delà un très bref rappel de ses principales
étapes.
La clause tire son nom d'une décision anglaise
de la Cour d'appel de 1954, Alder c. Dickson (the
Himalaya) [1954] 2 Lloyd's Rep. 267, [1955] 1
Q.B. 158, où sa validité fut une première fois, en
principe, admise. En 1961, cependant, dans Mid
land Silicones, Ltd. c. Scruttons, Ltd. [1961] 2
Lloyd's Rep. 365, [1962] A.C. 446, la Chambre
des Lords refusait d'y attribuer quelque effet, invo-
quant principalement que la stipulation en l'espèce
n'était pas suffisamment précise et que de toute
façon les stevedores n'avaient pas participé au
contrat intervenu entre l'expéditeur-propriétaire et
le transporteur, ni n'avaient été représentés par ce
dernier au moment où le contrat était intervenu.
En 1970, dans la cause Canadian General Electric
Co. Ltd. c. Pickford & Black Ltd. (Le «Lake
Bosomtwe») [1971] R.C.S. 41, le juge Ritchie de
la Cour suprême, dans un passage de ses motifs de
jugement, contesta à un stevedore le droit de limi-
ter (et je cite à dessein) «sa responsabilité relative
aux dommages ... conformément aux dispositions
de l'art. IV, règle 5 des Règles que l'on trouve à
l'Annexe de la Loi sur le transport des marchan-
dises par eau, S.R.C. 1952, c. 291, dispositions qui
sont incorporées au contrat de transport dont les
connaissements sont la preuve». Le passage était
bref: le seul motif mis de l'avant était que le
stevedore ne pouvait se prévaloir d'une clause d'un
contrat dont il n'avait pas été partie et l'autorité de
Midland Silicones était invoquée.
Quatre ans plus tard, le Conseil privé, saisi
d'une véritable clause Himalaya dans la cause The
New Zealand Shipping Co. Ltd. c. A.M. Satterth-
waite & Co. Ltd. (L'«Eurymedon») [1974] 1
Lloyd's Rep. 534 (C.P.); [1971] 2 Lloyd's Rep.
399 (N.Z.S.C.); [1972] 2 . Lloyd's Rep: 544
(N.Z.C.A.), arrivait cette fois à la conclusion que
la clause protégeait efficacement le stevedore. Les
juges majoritaires prirent d'abord soin de bien
préciser la portée de Midland Silicones dont ils ne
cherchaient pas à contredire les principes. Ils vou-
laient, au contraire, suivre la pensée alors expri-
mée par lord Reid relativement aux conditions
susceptibles de permettre une application de la
doctrine de l'«agency» dans le cas de conventions
de cette nature. Sur le plan technique, les juges
adoptèrent un raisonnement difficile à condenser.
Deux propositions peuvent en donner l'essentiel, du
moins en autant que j'ai pu le bien saisir. D'une
part, l'engagement unilatéral, que l'expéditeur
avait pris dans le contrat de transport à l'égard du
stevedore, lui-même représenté par le transporteur,
s'était transformé en contrat bilatéral et complet
au moment où le stevedore avait pris effectivement
charge de la marchandise. D'autre part, en exécu•
tant son travail, le stevedore avait rendu à l'expédi-
teur des services qui étaient devenus la «considéra-
tion» qu'en tant que cocontractant il lui fallait
fournir pour que le contrat, selon les principes de
la common law, put avoir effet quant à lui. Au
fond, cependant, par-delà ces explications techni
ques, c'était l'idée de respecter l'intention des par
ties qui l'avait emporté. Lord Wilberforce le décla-
rait sans ambages (à la page 540): [TRADUCTION]
«De l'avis de leurs Seigneuries, le fait de donner à
l'appelante le bénéfice des exemptions et des limi
tations contenues dans le connaissement revient à
donner effet aux intentions claires d'un document
commercial et peut intervenir dans le cadre des
principes existants. Elles ne voient aucune raison_
de forcer le droit ou les faits afin de déjouer ces
intentions. Il ne faut pas oublier que nier la vali-
dité de la clause aurait pour effet d'encourager les
actions contre les préposés, les agents et les entre
preneurs indépendants afin de faire accepter par
les expéditeurs, contre les transporteurs, des
exemptions considérables (qui sont presque inva
riables et souvent obligatoires), dont l'existence et
l'efficacité présumée se reflètent dans les taux de
fret. Elles ne voient aucun avantage à cette
conséquence».
Enfin dernière étape à mentionner: en 1974,
dans la cause Eisen Und Metall A.G. c. Ceres
Stevedoring Co. Ltd. (ci-haut citée), la Cour d'ap-
pel de la province de Québec, tout en condamnant
un stevedore au motif que la perte était résultée de
sa faute lourde, crut bon néanmoins de lui recon-
naître au départ le droit de principe de se prévaloir
de la clause Himalaya qu'il invoquait. La Cour ne
s'embarrassa pas d'explications techniques: elle se
fonda essentiellement sur la constatation que la
clause reflétait l'intention claire des parties.
Comme on peut le voir, défenseurs et adversai-
res de la clause Himalaya peuvent tour à tour
prétendre trouver dans la jurisprudence l'appui
qu'ils recherchent. Les tenants de l'inefficacité au
Canada prétendent souvent être en meilleure pos
ture à cet égard sous prétexte qu'ils peuvent se
réclamer d'une décision de la Cour suprême (cf
Tetley, op. cit., pp. 383 et suiv.). Je pense toutefois
qu'il ne faut pas exagérer la portée des remarques
incidentes du juge Ritchie dans cet arrêt Le .Lake
Bosomtwe», si incidentes, au fait, qu'elles semblent
même avoir complètement échappées au rappor-
teur officiel qui n'y fait même pas allusion dans sa
présentation. Rien ne permet de dire en effet que
ces remarques s'adressaient clairement à une
clause Himalaya, et, prises littéralement, elles ne
dépassent pas le rappel d'un principe précis: une
personne ne saurait se prévaloir d'un contrat dont
elle n'est pas partie. Sans doute, s'agit-il là d'une
décision qui ne peut être ignorée, étant donné sa
référence à l'arrêt Midland Silicones et l'impor-
tance du principe mis de l'avant dans la discussion
du problème soulevé; mais elle ne fournit pas de
solution nette et ne s'oppose pas irrémédiablement
à la thèse de la validité.
Pour ma part, je pense qu'effectivement on ne
peut oublier, au départ, que le principe de l'effet
relatif du contrat, celui que réaffirme le juge
Ritchie, est aussi valable en droit québécois qu'en
common law. Il est vrai que le droit québécois
admet plus généralement la possibilité d'une «sti-
pulation pour autrui» au sens où l'entend l'article
1029 du Code civil de la province de Québec,'
mais une clause Himalaya dans un contrat de
transport peut difficilement s'interpréter comme
une telle «stipulation pour autrui», puisqu'elle ne
Art. 1029. On peut pareillement stipuler au profit d'un tiers
lorsque telle est la condition d'un contrat que l'on fait pour
soi-même, ou d'une donation que l'on fait à un autre. Celui qui
fait cette stipulation ne peut plus la révoquer si le tiers a
signifié sa volonté d'en profiter.
rend évidemment personne, surtout pas le steve
dore ou le manutentionnaire, créancier du promet-
tant, l'expéditeur-propriétaire. Que par application
du principe de l'effet relatif du contrat, le steve
dore ou manutentionnaire ne puisse se prévaloir
directement d'une clause du contrat de transport
auquel il n'a été partie ni directement, ni par
mandataire, me paraît une conclusion inévitable.
Je ne vois pas comment, en droit québécois au
moins et à partir des faits de la présente cause, il
soit possible (et ce, malgré l'affirmation que l'on
retrouve à la fin de la clause ici en jeu) de parler
du transporteur comme d'un agent ou mandataire
du stevedore ou du manutentionnaire, au moment
où le contrat de transport est intervenu.
Mais si, poursuivant le raisonnement dans l'opti-
que du droit québécois comme le souhaite l'action
telle qu'intentée, on considère dans son ensemble
les faits de la présente cause, je ne crois pas qu'on
puisse définir la position de la défenderesse comme
étant simplement celle d'un stevedore qui invoque
sans plus la clause du contrat de transport inter-
venu entre l'expéditeur-propriétaire et la compa-
gnie maritime. Ce serait oublier, je pense, que la
défenderesse ITO s'en remet ici d'abord à son
propre contrat de services avec le transporteur,
contrat dans lequel, par une clause rédigée de
façon obscure mais qui ne laisse pas de doute
quant à son objet,' elle a pris soin de prévoir que sa
" Il s'agit de la clause 7:
Responsibility for Damage or Loss. It is expressly under
stood and agreed that the Contractor's responsibility for
damage or loss shall be strictly limited to damage to the
vessel and its equipment and physical damage to cargo or
loss of cargo override through negligence of the Contractor
or its employees. When such damage occurs to the vessel or
its equipment or where such loss or damage occurs to cargo
by reason of such negligence, the vessel's officers or other
representatives shall call this to the attention of the Contrac
tor at the time of accident. The Company agrees to indemni
fy the Contractor in the event it is called upon to pay any
sums for damage or loss other than as aforesaid.
It is further expressly understood and agreed that the
Company will include the Contractor as an express benefici•
ary, to the extent of the services to be performed hereunder,
of all rights, immunities and limitation of liability provisions
of all contracts of affreightment as evidenced by its standard
bills of lading and/or passenger tickets issued by the Com
pany during the effective period of this agreement. Whenever
the customary rights, immunities and/or liability limitations
are waived or omitted by the Company, as in the case of ad
valorem cargo, the Company agrees to include the Contrac
tor as an assured party under its insurance protection and
ensure that it is indemnified against any resultant increase in
liability.
responsabilité quant à la garde des effets serait
limitée dans la mesure que le permettaient le
contrat de transport lui-même et la clause Hima-
laya qui s'y trouvait. C'est en vertu de ce contrat
de services conclu avec le transporteur que la
défenderesse a accepté de prendre en charge les
effets transportés et c'est dans ce contrat qu'elle a
défini ses obligations à leur sujet. Ce contrat de
services, l'expéditeur-propriétaire lui-même savait
qu'il interviendrait au cours du transport de sa
marchandise: il lui avait été dénoncé par cette
clause Himalaya et ses modalités, en autant qu'el-
les pouvaient l'affecter, avaient été prévues et
autorisées par lui. C'est ce contrat qui a permis la
rencontre des volontés des trois parties. L'expédi-
teur-propriétaire n'y a pas formellement souscrit,
mais, comme il devait en être bénéficiaire et qu'il y
a acquiescé à l'avance, il doit être tenu comme y
étant présent, soit en tant que représenté ou en
tant que tiers bénéficiaire (suivant la théorie de la
stipulation pour autrui du droit québécois), peu
importe.
A mon avis, si la demanderesse, expéditeur-pro
, priétaire, peut poursuivre la défenderesse ITO en
sa qualité de manutentionnaire, donc autrement
que sur le plan strictement délictuel, c'est qu'elle
peut se prévaloir de ce contrat de services que le
transporteur a conclu avec ITO, en partie à son
bénéfice à elle propriétaire et avec son autorisation,
expresse. Elle ne saurait cependant agir en cette
qualité, sans évidemment accepter le contrat en
son entier. C'est pourquoi, à mon sens, la défende-
resse est en droit de lui opposer la clause de
non-responsabilité que le contrat qu'elle a souscrit
contenait en se référant à la clause Himalaya
initialement prévue au contrat dé transport lui-
même. L'analyse juridique non seulement permet
mais exige, à mon avis, qu'il soit donné suite à
l'intention manifeste des parties, comme le veulent
les Lords du Conseil privé (dans la cause L'«Eury-
medon») et les juges de la Cour d'appel du Québec
(dans Eisen Und Metall A.G. c. Ceres Stevedoring
Co. Ltd.).
Les adversaires de la clause Himalaya dans les
contrats de transport cherchent par des arguments
techniques à éviter qu'il soit donné suite à l'inten-
tion des parties sous prétexte, au fond, que le
contrat en serait un d'adhésion imposé à l'expédi-
teur-propriétaire et que ces clauses de non-respon-
sabilité sont susceptibles de favoriser la négligence.
Je me demande si, en donnant suite à l'intention
des parties, on place l'expéditeur dans une situa
tion plus désavantageuse que si le transporteur
exigeait tout simplement de lui qu'il contracte
directement avec les manutentionnaires; je doute
aussi, qu'en pratique l'effet de ces clauses soit
autre que celui de clarifier le partage entre les uns
et les autres des coûts d'assurance à assumer. Mais
de toute façon, des considérations de cette nature
(contrat d'adhésion, abus de clauses de non-res-
ponsabilité) peuvent fort bien susciter une inter
vention du législateur, comme ce fut le cas pour la
partie proprement maritime du transport, mais
elles peuvent difficilement fonder la décision d'un
juge.
Ma conclusion est donc que la défenderesse ITO
ne saurait être tenue responsable de la perte sur le
seul plan délictuel parce qu'elle n'a pas commis de
faute susceptible de lui être délictuellement repro-
chée, et sur un plan autre que délictuel, elle était
protégée par la clause de non-responsabilité que
son contrat avec Mitsui prévoyait et à laquelle la
demanderesse avait acquiescé en souscrivant à la
clause Himalaya du contrat de transport.
L'action par conséquent n'est pas plus fondée
contre la défenderesse ITO que contre la défende-
resse Mitsui. Elle devra donc être rejetée à l'égard
de l'une comme de l'autre.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.