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T-1728-77
Pierre Longpré (Demandeur)
c.
La Reine (Défenderesse)
Division de première instance, le juge Marceau— Montréal, le 2 décembre 1977; Ottawa, le 20 janvier 1978.
Emprisonnement Évaluation de la peine à purger Pendant qu'il purgeait d'autres peines, le demandeur a été condamné, pour évasion, à une peine de deux ans à être purgée consécutivement Onze mois plus tard, il a été condamné à une peine de vingt-cinq ans «devant être purgée consécutive- ment à celle qu'il purge actuellement» Cette dernière peine doit-elle commencer après que toutes les autres peines auront été purgées ou après l'expiration de la peine de deux ans pour évasion? Loi sur la libération conditionnelle de détenus, S.R.C. 1970, c. P-2, art. 14 Code criminel, S.R.C. 1970, c. C-34, art. 137(1).
Le demandeur requiert la Cour de déterminer le temps qu'il devra encore purger au pénitencier pour satisfaire aux multiples sentences qui pèsent sur lui: une évolution indiquait qu'il lui restait 27 ans à purger, cependant, une révision de cette évalua- tion indiquait 47 ans. Le demandeur qui purgeait plusieurs peines dont quelques-unes concurremment et d'autres consécu- tivement, a été déclaré coupable d'évasion et condamné à «2 ans d'emprisonnement consécutifs à tout autre sentence qu'il purge actuellement.» Onze mois plus tard, il a plaidé coupable à d'autres accusations et est condamné à «25 ans à être purgés consécutivement à la sentence qu'il purge actuellement.» La difficulté est la suivante: quelle est «cette sentence qu'il purge actuellement» au terme de laquelle doivent commencer à courir la peine de vingt-cinq ans?
Arrêt: l'action est accueillie. Il existe deux interprétations possibles, et toutes les deux peuvent se réclamer d'un texte de loi. Suivant la première, le juge qui a imposé la dernière sentence, se référant à tout le temps pendant lequel le deman- deur devait être incarcéré. Selon la deuxième, une peine pour évasion doit être purgée d'abord, le cours des autres peines étant pendant ce temps suspendu, et la sentence de «25 ans à être purgée consécutivement à la sentence qu'il purge actuelle- ment» commencerait à courir après que la sentence de 2 ans aurait été imposée. Le choix n'existe qu'en théorie, car, dans une situation pareille, il n'est pas possible de ne pas faire prévaloir l'interprétation la plus favorable au demandeur. Il en est ainsi par application d'un principe qui est surtout appelé à jouer au niveau de l'interprétation d'un texte de loi mais qui doit tout autant être respecté lorsqu'il s'agit d'interpréter une sentence criminelle.
Arrêt suivi: Marcotte c. Le sous-procureur général du Canada [1976] 1 R.C.S. 108.
DEMANDE. AVOCATS:
Jean Sirois pour le demandeur.
Daniel Bellemare pour la défenderesse.
PROCUREURS:
Cliche, Rumanek, Rouleau, Sirois & Bas- tien, Montréal, pour le demandeur.
Le sous-procureur général du Canada pour la défenderesse.
Voici les motifs du jugement rendus en français par
LE JUGE MARCEAU: Le demandeur, Pierre Longpré, est présentement détenu au Centre de développement correctionnel de Ville de Laval, dans la province de Québec. Il demande à la Cour de déterminer le temps qu'il devra encore purger au pénitencier pour satisfaire aux multiples senten ces qui pèsent sur lui. Il a sans doute raison de s'interroger: le 13 août 1975, un document éma- nant de l'administrateur des sentences à l'institu- tion Laval (P-9) lui indiquait qu'en date du le` mars 1973, la peine qu'il lui restait à purger était de 27 ans, mais le 6 mai 1976, un autre document (P-12) l'informait que «l'administration centrale» des sentences à Ottawa, à la suite d'une révision de son dossier, avait corriger la première évalua- tion et établir sa peine à courir à 47 ans et 6 mois à compter du 5 novembre 1970. Il est clair aussi qu'il a intérêt à être fixé sans tarder: non seule- ment une décision qui confirmerait la première évaluation l'aiderait sur le plan psychologique mais elle pourrait même influer dès maintenant sur certaines des modalités de sa détention. Longpré suscite l'opposé de la sympathie; on imagine diffi- cilement un dossier criminel plus chargé. Mais il a droit à la protection de la loi et il doit être admis à exercer tous les recours judiciaires qu'elle prévoit. La défenderesse d'ailleurs ne conteste pas son droit d'obtenir le jugement déclaratoire qu'il sollicite. J'entends donc donner suite à la demande.
L'écart entre les deux calculs du 13 août 1975 et du 6 mai 1976 dont il vient d'être fait état étonne de prime abord, mais il s'explique par le problème mis en cause. Longpré s'est rendu coupable au cours des années d'une longue série d'actes crimi- nels qui lui ont valu autant de condamnations à des peines d'emprisonnement. Plusieurs de ces peines doivent être servies concurremment, même si elles ont été imposées par des sentences distinc-
tes: elles se purgent toutes en même temps. D'au- tres cependant ont été prévues comme devant être satisfaites «successivement», comme ne devant courir que l'une après l'autre et ainsi s'additionner. Or, pour l'une de ces peines «successives», une difficulté se soulève quant à savoir à quelle ou quelles peines elle doit succéder et ainsi à quelle date elle doit commencer à courir, et cette peine en est une de 25 ans. Voilà le problème.
Reproduire ici tout le dossier criminel du demandeur, et faire la nomenclature des multiples sentences dont il a été l'objet ne serviraient à rien. La difficulté à résoudre a été très précisément définie dans les procédures, et les procureurs s'en- tendent sur les conséquences qu'impliquent l'une et l'autre des deux solutions possibles qu'elle présen- te—conséquences que précisent d'ailleurs très bien les deux documents du 13 août 1975 et du 6 mai 1976 mentionnés ci-haut. Aussi, je compte m'en tenir ici strictement aux faits qui se rattachent directement au problème posé.
Le 29 octobre 1972, Longpré s'évade pour la deuxième fois du pénitencier il doit être détenu pour plusieurs années encore. Il est repris quelques mois plus tard, mais malheureusement il a eu le temps de commettre dans l'intervalle d'autres
délits très graves. Le mars 1973, il est d'abord condamné pour son évasion. La sentence se lit comme suit: «2 ans d'emprisonnement consécutifs à toute autre sentence qu'il purge actuellement». Onze mois plus tard, soit le 14 janvier 1974, il plaide coupable aux accusations qui avaient été portées contre lui pour ces autres délits commis pendant sa fuite. Le juge alors prononce: «25 ans à être purgés consécutivement à la sentence qu'il purge actuellement». C'est ici que se soulève la difficulté d'interprétation: quelle est «cette sen tence qu'il purge actuellement» au terme de laquelle doivent commencer à courir les 25 années imposées par le juge en cette date du 14 janvier 1974?
A prime abord, la question n'apparaît pas dans toute son acuité. La réaction qui vient le plus spontanément à l'esprit en effet est de dire que le juge se référait au total des peines prononcées jusque-là, soit à tout le temps pendant lequel le demandeur devait être incarcéré. C'est la position adoptée par le chef de l'administration des senten ces dans le document P-12 mentionné ci-haut et
c'est celle que défend le procureur de la défende- resse. Non seulement cette position peut-elle se réclamer du sens, pourrait-on dire, normal qu'un profane serait porté à attacher aux mots utilisés— étant clair, notons-le incidemment, que le mot «sentence» est pris dans le sens de «peine» et non de «jugement»—mais encore une telle position semble pouvoir se fonder sur un texte de loi, l'article 14 de la Loi sur la libération conditionnelle de détenus, S.R.C. 1970, c. P-2, qui s'exprime comme suit:
14. Lorsque le 26 août 1969 ou avant ou après cette date,
a) un individu est condamné à deux périodes d'emprisonne- ment ou plus ou que
b) un détenu qui est en détention est condamné à une ou des périodes supplémentaires d'emprisonnement,
il est, à toutes les fins de la présente loi, de la Loi sur les pénitenciers et de la Loi sur les prisons et les maisons de correction, censé avoir été condamné le jour il a été ainsi condamné dans les circonstances visées à l'alinéa a) ou le jour il a été condamné à la période d'emprisonnement qu'il est alors en train de purger dans les circonstances visées à l'alinéa b), à une seule période d'emprisonnement commençant ce jour et se terminant le dernier jour il aurait été assujetti à la détention en vertu de la plus longue de ces condamnations ou en vertu de toutes ces condamnations qui doivent être purgées l'une après l'autre, en prenant de ces deux dates celle qui intervient la dernière.
Il est toutefois une autre interprétation possible de cette sentence du 14 janvier dont la plausibilité apparaît lorsqu'on considère un autre texte de loi, celui-là édicté au Code criminel, à l'article 137, dont le premier paragraphe en 1974 se lisait:
137. (1) Sauf disposition contraire de la Loi sur la libéra- tion conditionnelle de détenus, une personne qui s'évade pen dant qu'elle purge une peine d'emprisonnement doit, après avoir subi toute peine à laquelle elle est condamnée pour cette évasion, purger la partie de la peine d'emprisonnement incluant toute réduction légale de peine mais excluant toute réduction méritée, qu'il lui restait à purger au moment de son évasion, moins toute période qu'elle a passée sous garde entre le jour elle a été reprise après son évasion et le jour elle a été condamnée pour cette évasion. [C'est moi évidemment qui souligne.]
Cette disposition du Code criminel fut à maintes reprises jugée comme étant impérative notamment quant à l'ordre dans lequel les peines imposées doivent être purgées. Une peine pour évasion doit nécessairement être purgée d'abord, le cours des autres peines étant pendant ce temps suspendu, et le juge qui prononce la sentence ne saurait en décider autrement. (Regina c. Novak (1974) 17 C.C.C. (2e) 531; Ex parte Langlois (1974) 19 C.C.C. (2 e ) 382; Ex parte Lowe (1972) 7 C.C.C.
(2e) 458; Godon c. Le Service pénitentiaire cana- dien [1975] C.F. 77; Hudon c. Marcoux, arrêt de la Cour d'appel du Québec, du 15 novembre 1975, non rapporté.) Ainsi, malgré les termes utilisés dans la sentence du 1°" mars 1973 («2 ans d'empri- sonnement consécutifs à toute autre sentence qu'il purge actuellement») il est certain que ces 2 ans imposés pour évasion devaient être purgés immé- diatement, les autres sentences sous le coup des- quels se trouvait le détenu au moment de sa fuite, ne devant reprendre leur effet et recommencer à courir que par la suite. Il résulte de que, légale- ment, le 14 janvier 1974, la sentence que Longpré devait purger et purgeait effectivement était celle de 2 ans qui lui avait été imposée le 1" mars pour évasion, et rien ne permet de penser que le juge qui prononçait la sentence ce jour-là l'avait oublié.
Il y a donc, on le voit maintenant, deux interpré- tations possibles, et toutes deux peuvent se récla- mer d'un texte de loi. Je m'empresse toutefois de dire qu'à mon avis, aucun des deux textes ne permet de sortir de l'impasse. Le champ d'applica- tion de l'article 14 de la Loi sur la libération conditionnelle de détenus a été clairement défini par le législateur et n'a manifestement pas été édicté en vue de résoudre de façon définitive les problèmes d'interprétation que pourrait soulever le libellé d'une sentence, et cela peu importe, à mon avis, ces références à la Loi sur la libération conditionnelle de détenus qu'on retrouve sans autre explication dans l'article 137 du Code crimi- nel. Et lui-même, cet article 137, paraît avoir été édicté dans le but précis de contrer, dans le cas d'évasion, la règle voulant qu'en principe des peines multiples soient concurrentes (article 624 du Code criminel), et, en même temps, d'établir des règles particulières pour le calcul des jours de rémission pouvant alors être accordés à chacune des sentences successives: ce serait, je pense, en exagérer la portée que d'y voir l'expression d'une règle de fond dont un juge, en s'exprimant, n'au- rait pas pu ne pas tenir compte.
La jurisprudence non plus ne permet pas de choix précis. Le procureur du demandeur se réclame de deux arrêts antérieurs, l'arrêt Whitta- ker (Sask. C.A., 12 mars 1971, non rapporté) et l'arrêt Langlois (précité) qui, pour résoudre une
difficulté de même nature que celle qui se présente ici, ont fait jouer de façon stricte l'article 137 du Code criminel (ou son prédécesseur au même effet l'article 120 de l'ancien code). Mais dans un cas comme dans l'autre, le libellé des sentences dont il fallait préciser le sens différait de celui des sentences que l'on cherche ici à interpréter, ce qui diminue singulièrement l'autorité qu'on pourrait leur attribuer.
A mon avis, les arguments qu'on peut faire valoir en faveur de l'une ou l'autre des deux inter- prétations possibles se valent. Il est intéressant de noter, à cet égard, que «le chef à l'administration des sentences» dans une note explicative du 14 mai 1976 adressée au procureur du demandeur (P-13), déclare ne pouvoir suivre l'arrêt Whittaker—et lire la sentence du 14 janvier 1974 strictement à la lumière de l'article 137 du Code criminel—pour le seul motif que la peine de deux ans imposée pour évasion par la sentence antérieure du 1°r mars était prévue comme devant être purgée, non comme le prescrit la loi (ce qui était le cas dans l'arrêt Whittaker) mais «successivement à toute autre sentence qu'il purge actuellement». Et pourtant, il me semble que c'est précisément ce libellé de la sentence du 1" mars qui fournit le plus bel argu ment en faveur de l'interprétation que défend le demandeur, argument tiré de ce que le juge le 14 janvier, au lieu de s'inspirer de la formule utilisée par son prédécesseur et dire «25 ans successifs à toute autre sentence», a dit plutôt, «25 ans succes- sifs à la sentence qu'il purge actuellement».
De toute façon, je ne parviens pas à me convain- cre que l'une des deux interprétations doive être rejetée parce que moins plausible ou moins raison- nable que l'autre. Le juge s'est exprimé, le 14 janvier 1974, de façon définitivement équivoque et comme il ne saurait maintenant être appelé à clarifier sa pensée, un choix doit être fait entre les deux interprétations possibles. En fait, ce choix n'existe que théoriquement, car, dans une situation pareille, il n'est pas possible de ne pas faire préva- loir l'interprétation la plus favorable au deman- deur. Il en est ainsi par application d'un principe qui est surtout appelé à jouer au niveau de l'inter- prétation d'un texte de loi mais qui doit tout autant être respecté lorsqu'il s'agit d'interpréter
une sentence criminelle, principe auquel les tribu- naux n'ont jamais dérogé et que le juge Dickson de la Cour suprême rappelait encore récemment dans l'arrêt Marcotte c. Le sous-procureur général du Canada ([1976] 1 R.C.S. 108, la page 115):
Même si je devais conclure que les dispositions pertinentes sont ambiguës et équivoques—une conclusion à laquelle on peut arriver sans difficulté ... je devrais conclure en faveur de l'appelant en l'espèce. Il n'est pas nécessaire d'insister sur l'importance de la clarté et de la certitude lorsque la liberté est en jeu. Il n'est pas besoin de précédent pour soutenir la proposition qu'en présence de réelles ambiguïtés ou de doutes sérieux dans l'interprétation et l'application d'une loi visant la liberté d'un individu, l'application de la loi devrait alors être favorable à la personne contre laquelle on veut exécuter ses dispositions. Si quelqu'un doit être incarcéré, il devrait au moins savoir qu'une loi du Parlement le requiert en des termes explicites, et non pas, tout au plus, par voie de conséquence.'
Jugement sera donc rendu déclarant que la sen tence de 25 ans prononcée contre le demandeur Pierre Longpré le 14 janvier 1974 était consécutive à la sentence de 2 ans qui avait été prononcée contre lui le ler mars 1973 et qu'en conséquence la période totale et unique d'emprisonnement que le demandeur, Pierre Longpré, doit purger depuis le ler mars 1973, est de 27 ans auxquels doivent être ajoutés 6 mois par suite d'une nouvelle sentence pour évasion prononcée subséquemment.
' Sur l'application du principe à l'interprétation d'une sen tence criminelle, voir les arrêts Ex parte Langlois (précité) et Foster c. La Reine (1976) 34 C.R.N.S. 293.
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