T-4205-74
Bomar Navigation Ltée. (Demanderesse)
c.
Le N.M. Hansa Bay et les propriétaires du N.M.
Hansa Bay et Straudheim & Stensaker Sweig-
niederlassung et Maritime Coastal Containers
Limited (Défendeurs)
Division de première instance, le juge Heald—
Ottawa, les 20 et 21 février 1975.
Droit maritime—Navire sous-affrété par une compagnie
canadienne à une autre compagnie canadienne—Navire affrété
initialement par des propriétaires étrangers—Cargaison trans-
portée par le sous-affréteur, du Canada en Libye—Domma-
ges-intérêts réclamés par le sous-affréteur pour le fonctionne-
ment défectueux du navire—Clause compromissoire de la
sous-charte-partie prévoyant un arbitrage à Londres—Cette
clause pourrait-elle conduire à une injustice?—Requête pour
la suspension de l'action—Règle 401c) de la Cour fédérale.
Le navire défendeur avait été affrété par la défenderesse
«Stensaker», une compagnie allemande, mandataire des pro-
priétaires du navire, à la défenderesse «Maritime» en vertu
d'une charte-partie de longue durée. La défenderesse sous-
affréta le navire à la demanderesse pour le transport de bois
d'oeuvre de Thunder Bay (Ontario) et Valleyfield (Québec) à
Tripoli en Libye. La demanderesse cherche à obtenir le recou-
vrement des sommes dépensées pour remédier au fonctionne-
ment défectueux du navire, notamment l'impossibilité de le
charger au Canada et de le décharger en Libye à l'aide de ses
propres grues. Les défendeurs demandent l'autorisation de
déposer un acte de comparution conditionnelle en vue de soule-
ver une objection quant à la compétence de la Cour ainsi que la
suspension des procédures, en se fondant sur la clause compro-
missoire de la sous-charte-partie prévoyant un arbitrage à
Londres.
Arrêt: la requête est rejetée; la présomption prima facie en
faveur de la suspension des procédures est contredite par des
preuves sérieuses. La défenderesse «Maritime», une compagnie
canadienne, s'est chargée au nom de tous les autres défendeurs
des démarches requises par l'action. La majeure partie du
témoignage doit être fournie par des personnes se trouvant au
Canada. La demanderesse, une compagnie canadienne, a son
siège à Montréal et tous ses biens, qui pourraient faire l'objet
des procédures d'exécution à la suite d'une décision arbitrale
rendue à Londres, se trouvent dans la province de Québec. Vu
l'ensemble de la preuve, l'application de la clause arbitrale
conduirait à une injustice.
Distinction établie avec l'arrêt: Le syndicat de Normandin
Lumber Ltd. c. «Angelic Power» [1971] C.F. 264. Arrêts
approuvés: The Eleftheria [1970] L.R.P.D. 94 et The
Fehmarn [1958] 1 W.L.R. 159. Arrêt suivi: Polito c.
Gestioni [1960] R.C.Ê. 233.
REQUÊTE.
AVOCATS:
E. Baudry pour la demanderesse.
D. A. Kerr, c.r., pour les défendeurs.
PROCUREURS:
Brisset, Bishop & Davidson, Montréal, pour
la demanderesse.
Stewart, MacKeen & Covert, Halifax, pour
les défendeurs.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE HEALD: Les défendeurs demandent
par les présentes l'autorisation de déposer, confor-
mément à la Règle 401c) 1 , un acte de comparution
conditionnelle en vue de soulever une objection
quant à la compétence de la Cour et une ordon-
nance suspendant les procédures dans l'action.
La demanderesse est une compagnie canadienne
dont le siège social est à Montréal. La défende-
resse Straudheim & Stensaker Sweigniederlassung
(ci-après appelée Stensaker—une compagnie alle-
mande) est mandataire des propriétaires du navire
à moteur Hansa Bay. La défenderesse Maritime
Coastal Containers Limited (ci-après appelée
Maritime) est une compagnie dont le siège social
se trouve à Halifax (Nouvelle-Écosse). La Mari
time disposait du navire Hansa Bay en vertu d'une
charte-partie de longue durée. Par la charte-partie
en date du 7 novembre 1973, la défenderesse
Maritime conclut avec la demanderesse un contrat
de sous-affrètement à l'égard dudit navire pour un
voyage des Grands Lacs jusqu'aux régions de
l'ouest de la Méditerranée, et le retour du bateau à
un port de l'Est nord-américain. La demanderesse
avait affrété le Hansa Bay pour le transport d'une
cargaison de bois d'oeuvre à partir de Thunder Bay
(Ontario) et Valleyfield (Québec) devant être
déchargée à Tripoli (Libye).
La déclaration allègue en outre qu'aux fins du
transport de cette cargaison, la demanderesse avait
' Règle 401. Un défendeur peut, avec la permission de la
Cour, déposer un acte de comparution conditionnelle en vue de
soulever une objection
c) quant à la compétence de la Cour, et une ordonnance
accordant cette permission doit prévoir toute suspension d'in-
stance nécessaire pour permettre de soulever cette objection
et de statuer à son sujet.
indiqué que le Hansa Bay était équipé d'une grue
d'une puissance de levage de dix tonnes, du type
Munckloader «C», et qu'en conséquence, la deman-
deresse s'attendait à ce que l'on puisse charger et
décharger la cargaison sans avoir recours à des
grues à quai. Elle allègue en outre que lorsqu'on
commença le chargement, à Thunder Bay et à
Valleyfield, la grue du navire ne fonctionnait pas,
et que la demanderesse dut alors employer des
grues à quai dans ces deux ports, et dépensa ainsi
$4,469.82.
La déclaration allègue en outre que la demande-
resse avait signalé à plusieurs reprises qu'il était
très important que la grue fonctionne à l'arrivée à
Tripoli et que les défendeurs lui avaient assuré à
plusieurs reprises que la grue fonctionnait; on
découvrit cependant à l'arrivée à Tripoli que la
grue était toujours inutilisable et la demanderesse
fut obligée de louer des grues à quai et d'engager
des dépenses de transport et d'inspection, se chif-
frant au total à $19,949.77.
La déclaration porte sur d'autres réclamations
contre les défendeurs, qui peuvent être résumées
de la manière suivante:
1. Panne de moteur au cours du voyage, causant
une perte pour la demanderesse, en raison du temps
perdu et des dépenses additionnelles de pilotage $ 2,030.91
2. Perte de temps à Montréal en raison du retard
du navire résultant de poursuites pour pollution par
le pétrole 2,138.73
3. Perte de temps au cours du voyage parce que le
navire ne naviguait pas à la vitesse spécifiée dans la
garantie 2,200.82
4. Montant versé en trop par la demanderesse pour
la location du navire aux défendeurs 19,023.73
5. Dépenses payées par la demanderesse au nom
des propriétaires et avances en espèces et approvi-
sionnement fourni au capitaine du navire 4,139.21
Le fondement de la demande des défendeurs se
trouve au paragraphe 17 du contrat de sous-affrè-
tement susmentionné, conclu avec la demande-
resse. Ledit paragraphe 17 se lit comme suit:
[TRADUCTION] Si un différend quelconque survient entre les
propriétaires et les affréteurs, l'affaire en litige sera soumise à
trois personnes siégeant à Londres; chaque partie en nommera
une et les deux personnes ainsi choisies, la troisième; leur
décision ou celle de deux d'entre elles sera définitive, et, pour
les fins de l'exécution forcées d'une sentence arbitrale, cet
accord pourra devenir ordonnance du tribunal. Les arbitres
devront être des commerçants.
L'avocat des défendeurs s'appuya essentielle-
ment sur la décision rendue par mon collègue le
juge Pratte dans l'affaire Le syndicat de Norman-
din Lumber Ltd. c. «Angelic Power» 2 . Dans cette
affaire, où la clause d'arbitrage est identique à
celle en cause, le juge Pratte ordonna la suspension
des procédures devant la Cour pour que les parties
procèdent à l'arbitrage comme elles avaient con-
venu de le faire. A la page 272, le juge Pratte
déclarait:
J'en viens donc à la conclusion qu'il faut ici donner effet à la
clause compromissoire que les parties ont librement souscrite, à
moins qu'il n'apparaisse qu'il serait injuste de le faire. Or, il
faut dire que le procureur de la demanderesse n'a fait valoir
aucun moyen d'où l'on pourrait conclure que, dans cette espèce,
il ne faut pas donner effet à la clause compromissoire parce que
cela conduirait à une injustice.
Je n'hésite pas à souscrire à cette déclaration
juridiquement correcte. Le juge Brandon, dans
l'affaire The Eleftheria 3 , énonça de manière con
cise aux pages 99 et 100 du jugement, les principes
dont il faut tenir compte dans l'exercice du pouvoir
discrétionnaire de la Cour dans un cas comme
celui-ci; les voici:
[TRADUCTION] Les principes établis par la jurisprudence
peuvent à mon avis être résumés de la manière suivante: (1)
lorsque les demandeurs intentent des poursuites en Angleterre,
en rupture d'une entente selon laquelle les différends seraient
renvoyés à un tribunal étranger, et lorsque les défendeurs
demandent une suspension des procédures, le tribunal anglais, à
supposer que la réclamation relève autrement de sa compé-
tence, n'est pas tenu d'accorder une suspension des procédures,
mais a le pouvoir discrétionnaire de le faire. (2) Le pouvoir
discrétionnaire d'accorder une suspension des procédures
devrait être exercé à moins qu'on ne démontre qu'il existe des
motifs sérieux pour ne pas le faire. (3) La charge de la preuve
en ce qui concerne ces motifs sérieux incombe aux demandeurs.
(4) En exerçant son pouvoir discrétionnaire, le tribunal devrait
prendre en considération toutes les circonstances de l'affaire en
cause. (5) Notamment mais sans préjudice du (4), les questions
suivantes, s'il y a lieu, devraient être examinées: a) dans quel
pays peut-on trouver, ou se procurer facilement la preuve
relative aux questions de faits, et quelles conséquences peut-on
en tirer sur les avantages et les coûts comparés du procès
devant les tribunaux anglais ou les tribunaux étrangers? b) Le
droit du tribunal étranger est-il applicable et, si c'est le cas,
diffère-t-il du droit anglais sur des points importants? c) Avec
quel pays chaque partie a-t-elle des liens, et de quelle nature
sont-ils? d) Les défendeurs souhaitent-ils vraiment porter le
litige devant un tribunal étranger ou prennent-ils seulement
avantage des procédures? e) Les demandeurs subiraient-ils un
préjudice s'ils devaient intenter une action devant un tribunal
étranger (i) parce qu'ils seraient privés de garantie à l'égard de
leur réclamation; (ii) parce qu'ils seraient incapables de faire
2 [1971] C.F. 263.
3 [1970] L.R.P.D. 94.
appliquer tout jugement obtenu; (iii) parce qu'il y aurait une
prescription non applicable en Angleterre; ou (iv) parce que,
pour des raisons politiques, raciales, religieuses ou autres, ils ne
seraient pas en mesure d'obtenir un jugement équitable.
Compte tenu de la preuve soumise en l'espèce, je
conclus qu'en dépit de la présomption prima facie
en faveur d'une suspension des procédures, je refu-
serai de l'accorder parce que l'on m'a soumis des
preuves sérieuses de l'inopportunité d'une telle
décision. La demanderesse est une compagnie
canadienne. La défenderesse Maritime, en vertu
d'un accord entre les défendeurs, contrôlait à
toutes les époques pertinentes l'opération et la
gestion du navire (voir le paragraphe 4 de l'affida-
vit de W. M. L. Ryan, soumis au nom des défen-
deurs); la Maritime est également une compagnie
canadienne. La défenderesse Maritime s'est char
gée de toute la correspondance et des négociations
avec la demanderesse (voir les paragraphes 5, 6, 7,
8 et 9 de l'affidavit de Ryan) et a communiqué les
instructions de tous les défendeurs aux procureurs
de Londres (voir les paragraphes 10 et 11 de
l'affidavit de Ryan).
En outre, l'affidavit du capitaine J. R. Bou-
chard, président de la compagnie demanderesse,
établit que l'ensemble des éléments de preuve dans
l'action doit être présenté par des parties qui se
trouvent au Canada (paragraphe 8 dudit affida
vit). Voici d'autres extraits de l'affidavit de
Bouchard:
[TRADUCTION] 9. L'instruction du litige, si elle se faisait à
Montréal ou à Halifax, serait nécessairement beaucoup moins
coûteuse que les procédures d'arbitrage à Londres, qui exige-
raient la présence de témoins et d'avocats canadiens, la nomina
tion de procureurs locaux et le paiement d'honoraires aux
arbitres;
10. La demanderesse est une compagnie sise à Montréal dont
tous les biens exclusifs se trouvent dans la province de Québec;
les procédures d'exécution à l'égard de ses biens résultant d'une
décision arbitrale rendue par des arbitres londoniens en faveur
des défendeurs seraient susceptibles de révision par les tribu-
naux québécois, et la demanderesse a l'intention de soulever de
nouveau devant ces tribunaux tous les moyens de défense
qu'elle peut invoquer;
11. Puisqu'il est possible que les défendeurs soient incapables
d'obtenir l'exécution de toute décision arbitrale obtenue, l'arbi-
trage à Londres n'offre aucune garantie de règlement rapide et
économique des litiges; bien au contraire une décision définitive
et obligatoire pourrait être plus aisément obtenue si l'on pour-
suivait les procédures introduites devant cette honorable cour
en première instance;
Les paragraphes 10 et 11 précités sont perti-
nents puisque les défendeurs ont déposé une récla-
mation à l'encontre de la demanderesse pour un
montant de $137,737.46 qu'ils veulent soumettre à
l'examen des arbitres londoniens.
A l'encontre de cette preuve solide sur «l'injus-
tice» et «la prépondérance des inconvénients», les
défendeurs n'ont soumis en preuve que l'opinion
exprimée par M. Ryan dans le paragraphe 21 de
son affidavit:
[TRADUCTION] ... que les défendeurs ont déjà engagé des
dépenses à l'égard dudit arbitrage; que ledit arbitrage à Lon-
dres aurait été mis en oeuvre le 13 décembre 1974 si la
demanderesse n'avait pas rompu ledit contrat en refusant et en
omettant de se soumettre aux dispositions de la clause compro-
missoire; et que (dans la mesure où les défendeurs autres que la
MCCL sont en Europe) les inconvénients seraient moindres si
l'on soumettait les différends entre lesdites parties à des arbi-
tres commerciaux expérimentés à Londres comme convenu
auparavant avec la demanderesse.
A mon avis cette opinion exprimée par M. Ryan
n'est pas très convaincante si l'on tient compte des
autres preuves qui m'ont été soumises. Il est évi-
dent, vu la preuve, que la défenderesse Maritime, à
titre d'affréteur à long terme du navire, est «char-
gée» des procédures au nom de tous les défendeurs.
Il est tout aussi évident que la plupart des domma-
ges allégués ont été causés au Canada (c.-à-d.,
Thunder Bay (Ontario), Valleyfield (Québec) et
Montréal (Québec)). Rien ne vient contredire le
fait que l'ensemble des éléments de preuve doit
être présenté par des parties qui se trouvent au
Canada. Il est possible que certains éléments de
preuve soient fournis par des parties qui se trou-
vent en Libye. Cependant, je ne vois pas pourquoi
il serait plus coûteux ou plus désavantageux de
produire cette preuve au Canada qu'à Londres. On
ne m'a nullement indiqué où se trouve actuelle-
ment le navire. Rien ne me permet donc de con-
clure qu'il serait plus difficile ou plus coûteux de
recueillir les dépositions de l'équipage du navire au
Canada qu'à Londres (si, bien sûr, ces dépositions
sont nécessaires, point dont le dossier ne fait
aucune mention). Si je considère l'ensemble de la
preuve, je dois conclure que l'exécution de la
clause compromissoire en l'espèce conduirait à une
injustice. Je suis aussi d'avis que les diverses cir-
constances qui appuyaient fortement la preuve
prima facie en faveur d'une suspension des procé-
dures dans l'affaire The Eleftheria (précitée)
n'existent pas en l'espèce.
Le jugement rendu dans l'affaire Fehmarn 4 et
plus particulièrement les commentaires de lord
Denning à la page 162, de lord Hodson à la page
163 et de lord Morris à la page 164 viennent
appuyer ma décision de ne pas accorder, compte
tenu des faits de l'espèce, la suspension demandée.
Dans des circonstances similaires à celles de
l'espèce, le juge A.I. Smith du District d'amirauté
du Québec refusa aussi d'accorder une suspension
des procédures dans l'affaire Polito c. Gestioni 5 .
Pour tous ces motifs, la requête des défendeurs
est rejetée avec dépens à la demanderesse quelle
que soit l'issue de la cause.
[1958] 1 W.L.R. 159.
5 [1960] R.C.É. 233.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.