A-19-75
Yuk-King Chan (Requérante)
c.
Le ministre de la Main-d'oeuvre et de l'Immigra-
tion (Intimé)
Cour d'appel, les juges Thurlow et Ryan et le juge
suppléant MacKay—Toronto, les 3 et 4 avril 1975.
Examen judiciaire—Immigration—Requérante demandant
la prorogation de son statut d'étudiante non-immigrante—
Admet avoir commis un vol—Ordonnance d'expulsion—Le
fonctionnaire aurait-il dû ajourner l'enquête pour permettre à
la requérante de demander un permis au Ministre?—S'agit-il
d'un crime impliquant la turpitude morale?—Effet de l'ac-
quittement—Loi sur l'immigration, S.R.C. 1970, c. I-2, art.
5d), 7(3) et 8(1).
La requérante, alors qu'elle demandait la prorogation de son
statut d'étudiante non-immigrante, admit avoir commis un vol.
Après rapport et enquête en vertu de l'article 22, on ordonna
son expulsion à titre de personne ayant admis avoir commis un
crime impliquant la turpitude morale. La requérante fait appel
de cette ordonnance.
Arrêt: l'appel est rejeté. Même en supposant que l'enquêteur
spécial avait le pouvoir discrétionnaire d'ajourner l'audition
pour permettre à la requérante de demander un permis au
Ministre, comme elle le prétend, on ne peut dire qu'il a refusé
de l'exercer ou a refusé à tort l'ajournement. En fait, près de
trois mois se sont écoulés depuis que la requérante a admis son
crime. En ce qui concerne la question de la «turpitude morale»,
rien dans les faits ne permet de conclure que le crime n'impli-
quait pas la turpitude morale. Pour ce qui est de l'acquittement,
le fondement de l'application de l'article 5d) n'est pas la
déclaration de culpabilité mais le fait d'admettre avoir commis
un crime.
Arrêt suivi: Button c. Le ministre de la Main-d'oeuvre et
de l'Immigration [1975] C.F. 277.
APPEL.
AVOCATS:
D. Cooke pour la requérante.
H. Erlichman pour l'intimé.
PROCUREURS:
Trott, Artindale, West et Cooke, Toronto,
pour la requérante.
Le sous-procureur général du Canada pour
l'intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement prononcés oralement par
LE JUGE THURLOW: La requérante est arrivée
au Canada le 21 décembre 1973 et fut autorisée à
entrer à titre de visiteur non-immigrant pour une
période de trois mois. En janvier 1974, elle devint
étudiante non-immigrante et fut autorisée à
demeurer au Canada jusqu'au 4 octobre 1974.
Dans les mois qui suivirent, elle fréquenta tour à
tour trois établissements d'enseignement et mani-
festa un grand intérêt pour ses études.
En octobre 1974, alors qu'elle poursuivait ses
études à l'Université Guelph, elle demanda une
prorogation de son visa d'étudiante non-immi-
grante mais, au cours de l'examen tenu devant le
fonctionnaire à l'immigration, le 15 octobre 1974,
elle admit avoir volé le 8 juin 1974 deux paires de
lunettes de soleil d'une valeur de $18, un tube de
colle et un tube de dentifrice dans un magasin de
Waterloo (Ontario). L'examen se déroula en pré-
sence de son avocat et il y a tout lieu de croire
qu'elle a effectivement admis ce vol. Le rapport
prévu à l'article 22 fut soumis le 4 décembre 1974
et, le 8 janvier 1975, on procéda à une enquête au
terme de laquelle une ordonnance d'expulsion fut
rendue contre la requérante au motif qu'elle
appartenait à la catégorie interdite décrite à l'arti-
cle 5d) de la Loi sur l'immigration, comme per-
sonne ayant admis avoir commis un crime impli-
quant la turpitude morale et dont l'admission au
Canada n'avait pas été autorisée par le gouverneur
en conseil.
Comme premier moyen à l'encontre de cette
ordonnance, la requérante prétend que l'enquêteur
spécial a refusé d'exercer son pouvoir d'ajourner
l'enquête afin de l'autoriser à présenter au Minis-
tre une demande de permis en vertu de l'article
8(1) ou, subsidiairement, a indûment exercé son
pouvoir discrétionnaire en n'ajournant pas l'en-
quête dans ce but. L'avocat avait sollicité cet
ajournement en faisant valoir les graves répercus-
sions que pourrait avoir cette ordonnance d'expul-
sion par la requérante à son retour dans son pays
natal.
La transcription des procédures de l'enquête
indique qu'à la demande de son avocat, il y eut une
«pause» dont la durée n'est pas précisée, et qu'en-
suite, l'enquêteur spécial, s'adressant à la requé-
rante, déclara notamment:
[TRADUCTION] Le fonctionnaire qui a établi un rapport à votre
endroit n'a apparemment pas cherché au départ à obtenir un
permis du Ministre, ou, s'il l'a fait, il a dû être refusé, puisque
vous aviez fait l'objet d'un rapport.
Au cours de l'audition, on n'a présenté aucun témoignage
nouveau de nature, selon moi, à justifier une demande de
permis au Ministre en votre faveur et, par conséquent, ma
décision est libellée comme suit.
En supposant que l'enquêteur spécial disposait
du pouvoir discrétionnaire d'ajourner l'audition
afin de permettre la présentation de cette
demande, on ne peut prétendre, selon moi, que
l'enquêteur spécial a refusé d'envisager l'exercice
de ce pouvoir, ni qu'il a agi selon des principes
erronés en refusant l'ajournement. Les déclara-
tions précitées montrent que l'enquêteur spécial a
envisagé cet aspect de la question. En outre, près
de trois mois s'étaient écoulés depuis cette admis
sion devant le fonctionnaire examinateur.
Selon le deuxième moyen invoqué, le crime
commis par la requérante n'était pas un crime
«impliquant turpitude morale» au sens de l'article
5d) de la Loi. Elle prétend que pour déterminer si
un crime implique la turpitude morale, il faut
examiner les circonstances entourant la perpétra-
tion du crime en cause. Selon le dossier, l'enquê-
teur spécial a considéré que le vol était en soi un
crime impliquant la turpitude morale et il n'a pas
examiné les circonstances dans lesquelles il avait
été commis.
Le juge en chef a analysé avec soin la question
de la juste interprétation de l'expression «crime
impliquant turpitude morale», dans l'annexe «B» de
ses motifs dans l'affaire Button c. Le Ministre de
la Main-d'oeuvre et de l'Immigration [1975] C.F.
277; il y propose une interprétation similaire à
celle de l'enquêteur spécial. S'il était nécessaire
d'émettre une opinion définitive aux fins de cette
affaire, comme on me le demande, je serais enclin,
au vu des motifs prononcés par le juge en chef, à
souscrire à son interprétation. A mon avis, toute-
fois, il n'est pas nécessaire, aux fins présentes, de
trancher définitivement la question; en effet, tout
en déplorant fortement les conséquences exception-
nellement graves de la maladresse de la requérante
j'estime que l'on n'est pas parvenu à établir les
faits permettant de conclure que son crime, si
mineur soit-il, n'impliquait pas la turpitude
morale.
La requérante prétend, en dernier lieu, qu'après
avoir plaidé coupable du crime en cause, elle avait
bénéficié d'un acquittement, en vertu des disposi
tions du Code criminel, et qu'elle était donc censée
ne pas avoir été déclarée coupable; elle ne pouvait
donc pas être expulsée du Canada pour avoir
admis le crime devant l'enquêteur spécial.
Il faut se rappeler que la requérante, qui à cette
époque se trouvait pourtant au Canada, a demandé
l'autorisation d'y demeurer en tant qu'étudiante
non-immigrante après l'expiration de sa première
période d'admission et qu'en vertu de l'article 7(3),
elle est réputée, pour les objets de l'examen et à
toutes autres fins de la Loi, être une personne qui
cherche à être admise au Canada. Une telle per-
sonne n'a aucun droit d'entrer au Canada mais
peut être ou ne pas être admise au Canada confor-
mément aux dispositions de la Loi, notamment
l'article 5d). A mon sens, cette disposition n'est
pas de nature pénale mais interdit simplement
l'admission des personnes qui y sont mentionnées.
Il en découle, selon moi, que les procédures au
pénal et l'acquittement ne sont pas pertinents puis-
qu'en l'espèce, l'application de l'article 5d) ne
visait pas une personne déclarée coupable d'un
crime impliquant la turpitude morale, mais une
personne ayant admis avoir commis un tel crime.
La demande est donc irrecevable et doit être
rejetée.
* * *
LE JUGE SUPPLÉANT MACKAY y a souscrit.
* * *
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement prononcés oralement par
LE JUGE RYAN: Je souscris aux motifs précé-
dents. Toutefois, je tiens à ajouter, en toute défé-
rence, que je ne suis pas encore parvenu à une
opinion définitive sur certaines des importantes
questions concernant le sens de l'expression «crime
impliquant turpitude morale» analysée par le juge
en chef dans l'affaire Button, notamment sur la
question de savoir si c'est la nature intrinsèque du
crime tel que défini ou les circonstances à l'origine
du crime qui sont déterminantes.
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