T-2986-71
Sumitomo Shoji Canada Ltd. (Demanderesse)
c.
Le navire Juzan Maru et Shinwa Kauin Kaisha,
Ltd. et Johnston Terminals Limited (Défendeurs)
Division de première instance, le juge Collier—
Vancouver, du 27 au 30 août et le 11 septembre
1974.
Compétence—Expédition de tubes du Japon au Canada—
Transbordement dans un chaland pour acheminement à
l'entrepositaire, défenderesse—Renonciation à l'action contre
le navire—Défaut de compétence pour l'action contre l'entre-
positaire, défenderesse—Loi sur la Cour fédérale, art. 2 et
22—Loi sur la marine marchande du Canada, S.R.C. 1970,
c. S-9, art. 2—Acte de l'Amérique du Nord britannique,
1867, art. 91(10) et (29) et 92(10)a) et b)—Loi sur la preuve
au Canada, S.R.C. 1970, c. E-10, art. 30—Evidence Act,
S.R.C.-B. 1960, c. 134, art. 43A (prom. 1968, c. 16, art. 5).
L'action de la demanderesse concerne des tubes en acier,
expédiés du Japon à bord du navire défendeur appartenant à
la défenderesse Shinwa Kauin Kaisha, Ltd., et dont la
compagnie demanderesse est le consignataire en Colombie-
Britannique où la défenderesse Johnston Terminals Limited
les a déchargés du navire. Les tubes furent transbordés à
bord d'un chaland, accosté au navire, chaland retenu par la
Johnston Terminals Limited et remorqué jusqu'à ses locaux
d'où, après pointage et vérification, on les expédiait finale-
ment aux clients de la demanderesse. La demanderesse
réglait à la défenderesse Johnston le coût de ces services. La
demanderesse a renoncé à son action contre le navire défen-
deur et son propriétaire pour manquement à leurs obliga
tions de dépositaire à titre onéreux, parce que les tubes lui
ont été délivrés «tordus, rayés et rouillés». Elle a poursuivi
son action contre la défenderesse Johnston au motif que
4,775 tubes ont été embarqués en bon état à bord du navire,
que la défenderesse Johnston en a pris possession en qualité
de dépositaire ou d'entrepositaire et que, par la suite, on a
constaté que 238 tubes étaient «tordus, rayés ou rouillés».
La défenderesse Johnston a soutenu que l'affaire ressortis-
sait non pas à la Cour, mais aux tribunaux civils de la
Colombie-Britannique et qu'en l'espèce, la demanderesse
n'avait pas établi la responsabilité de la défenderesse.
Arrêt: l'action est rejetée pour défaut de compétence et de
fondement. Alléguer que les tubes ont pu être endommagés
au cours du transport à bord du chaland ou au cours du
déchargement du chaland pour entreposage, ne suffit pas à
mettre en jeu la compétence prévue par la Loi sur la Cour
fédérale à l'article 22(1) en matière de «navigation et marine
marchande», à l'article 22(2)h) en matière de «transport de
marchandises à bord d'un navire» ou à l'article 22(2)i)
concernant une demande née d'une convention relative au
transport de marchandises à bord d'un navire. Si la défende-
resse s'occupait de marine marchande, c'était uniquement
dans le cadre de la province. Les principales activités de la
défenderesse étaient celles d'entrepositaire-dépositaire et
non celles d'une compagnie s'occupant de marine mar-
chande. En ce qui concerne la responsabilité, la demande-
resse n'a pas réussi à prouver que la défenderesse Johnston
avait reçu les tubes sans les courbures et déformations
découvertes par la suite dans 238 tubes. La défenderesse
s'est déchargée du fardeau de prouver qu'elle avait accordé
aux tubes les soins qu'un propriétaire prudent aurait accor
dés à ses propres tubes.
Arrêts examinés: La Compagnie Robert Simpson Mont-
réal Limitée c. Hamburg -Amerika Linie Norddeutscher
[1973] C.F. 1356; l'affaire The Stevedores' [1955]
R.C.S. 529; Agence Maritime Inc. c. Le Conseil cana-
dien des relations ouvrières (1970) 12 D.L.R. (3e) 722;
La cité de Montréal c. Les Commissaires du havre de
Montréal [1926] A.C. 299; Underwater Gas Developers
Ltd. c. Ontario Labour Relations Board (1960) 24
D.L.R. (2e) 673; Lawson c. Interior Tree Fruit & Vege
table Committee [1931] R.C.S. 357; Sparrows Point
[1951] R.C.S. 396 et Anglophoto Limited c. L'Ikaros
[1973] C.F. 483 (infirmé, [1974] 1 C.F. 327).
ACTION.
AVOCATS:
S. H. Lipetz pour la demanderesse.
D. Rae pour la défenderesse Johnston Ter
minals Limited.
PROCUREURS:
Ray, Wolfe, Connell, Lightbody & Rey-
nolds, Vancouver, pour la demanderesse.
Farris, Vaughan, Wills & Murphy, Vancou-
ver, pour la défenderesse Johnston Termi
nals Limited.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement prononcés par
LE JUGE COLLIER: L'action de la demande-
resse concerne les avaries causées à des tubes
en acier, expédiés d'Osaka (Japon) à bord du
navire Juzan Maru, dont la demanderesse, com-
pagnie installée en Colombie-Britannique est le
consignataire. Les avaries, ou une bonne partie
d'entre elles, ont été découvertes lors de l'ins-
pection des tubes dans les locaux de la défende-
resse Johnston Terminals Limited, (ci-après
appelée la Johnston) dans le quartier de False
Creek à Vancouver (C.-B.).
La déclaration modifiée vise 4,775 tubes
expédiés conformément à deux connaissements
portant les numéros OV -2 et OV -4. Cette décla-
ration allègue que les connaissements ont été
émis par ou au nom de la Shinwa Kauin Kaisha,
Ltd., propriétaire du navire. Selon les conclu
sions, le transporteur a délivré les 4,775 tubes
«tordus, rayés et rouillés».
On y reproche à la défenderesse Johnston de
ne pas avoir, après réception des 4,775 tubes,
livré ceux-ci à la demanderesse en bon état,
mais «tordus, rayés et rouillés», en violation de
ses obligations de dépositaire à titre onéreux.
La réclamation de la demanderesse, après
modification à l'audience, se chiffrait à
$4,025.04. D'après ces modifications, 105 tubes
dans la cargaison couverte par le connaissement
n° OV -2 étaient tordus et 133 dans celle cou-
verte par le connaissement n° OV -4. L'action à
l'encontre du navire et de ses propriétaires, a
été abandonnée le 24 janvier 1974. Dans la
modification susmentionnée la somme de
$1,400 a été déduite du montant de $4,025.04,
ramenant ainsi à $2,625.04 le montant réclamé à
la Johnston. Cette déduction figure sous la
rubrique [TRADUCTION] «moins la contribution
des propriétaires du navire aux avaries».
Les arguments présentés contre la Johnston à
l'audience se basent essentiellement sur le fait
que 4,775 tubes ont été embarqués en bon état à
bord du navire, qu'ils ont été remis à la Johns-
ton, soit comme entrepositaire, soit comme
dépositaire et que 238 tubes ont été trouvés
tordus.
La Johnston soutient que cette cour n'est pas
compétente pour connaître de cette réclamation
qui est du ressort des tribunaux civils de la
province de la Colombie-Britannique. De toute
façon, déclare la Johnston, la demanderesse n'a
pas prouvé qu'elle était responsable des avaries.
A l'issue des témoignages et des plaidoiries, j'ai
déclaré que je me proposais de rejeter l'action
de la demanderesse, mais que je donnerai mes
motifs par écrit. Je rejette donc maintenant l'ac-
tion de la demanderesse pour les deux motifs
invoqués par la Johnston.
Je vais d'abord examiner la question de la
compétence. La demanderesse est une compa-
gnie canadienne, filiale d'une compagnie japo-
naise. La demanderesse importe de sa compa-
gnie mère des produits en acier, notamment des
tubes principalement destinés à être vendus à
l'industrie pétrolière en Alberta. En fait, une
autre filiale fabrique les tubes au Japon. Ils sont
ordinairement transportés par bateau et délivrés
à Vancouver. La filiale japonaise qui les fabri-
que les expédie d'abord à un port d'embarque-
ment, Osaka, dans le cas présent.
En vertu d'un accord de longue date entre la
demanderesse et la Johnston, le chargement de
tubes était transbordé dans un chaland accosté
au navire. La Johnston s'occupait d'obtenir les
services du chaland. Le chargement des tubes à
bord du chaland s'effectuait à l'aide du palan du
navire. Des personnes autres que la demande-
resse et la Johnston effectuaient le décharge-
ment du navire. Ni la Johnston ni la demande-
resse n'avait de contrôle sur le transbordement
des tubes dans le chaland. Ni l'une ni l'autre
n'inspectait les tubes avant leur déchargement
du bateau ni au moment de leur chargement à
bord du chaland. En outre, en vertu dudit
accord, la Johnston effectuait le pointage des
tubes et la vérification de leur état à la demande
et pour le compte de la demanderesse, dans les
locaux de False Creek. La Johnston s'arrangeait
pour faire amener le chaland jusqu'à ces locaux.
Dans le cas présent, le chaland avait été remor-
qué par la McKenzie Barge & Derrick Co. Ltd.,
(son propriétaire), depuis la jetée du Centen-
naire dans l'arrière port de Vancouver, en pas-
sant sous le pont de Lions Gate jusqu'à False
Creek. Le chaland était ensuite amarré à Gran-
ville Dolphins, puis remorqué par la McKenzie
Barge & Derrick Co. Ltd. jusqu'aux locaux de
la Johnston situés immédiatement à l'ouest du
pont de Cambie à False Creek, et amarré au
dock de la Johnston.
Les tubes étaient alors déchargés du chaland.
Tout tube visiblement tordu, c'est-à-dire repéré
au premier coup d'oeil et non à la suite d'un
examen systématique, était mis de côté. Le
reste des tubes était roulé sur le fardage des
porte-tubes dans les locaux de la Johnston. La
distance entre le dock et les porte-tubes variait.
Le transport des tubes se faisait sur de petits
chariots tirés par un tracteur. La distance ainsi
parcourue était de l'ordre de quelques centaines
de verges. Tout tube alors trouvé tordu ou
déformé était répertorié et mis de côté, puis
empilé séparément avec les tubes visiblement
tordus (dont il a été question plus haut). Les
tubes considérés en bon état ainsi que les tubes
tordus étaient alors emmagasinés dans les entre-
pôts de la Johnston dans les mêmes locaux de
False Creek. De là, la Johnston expédiait par la
suite les tubes en bon état aux différents clients
de la demanderesse, sur instructions de celle-ci.
Ces expéditions se faisaient par rail, par camion
ou par tout autre moyen de transport. Parfois
certaines parties d'une cargaison de tubes
donnée en provenance du Japon restaient dans
les entrepôts de la Johnston pendant plus d'une
année.
Pour tous ces services, c'est-à-dire, la fourni-
ture du chaland le long du navire, le transport
des tubes jusqu'à ses locaux, le pointage et la
vérification sur place, l'entreposage et l'expédi-
tion finale aux clients de la demanderesse, la
Johnston facturait cette dernière, qui la payait.
Dans sa facture, la Johnston englobait le coût
des services du remorqueur et de touage fournis
par la McKenzie Barge & Derrick Co. Ltd.
Cette compagnie avait facturé la Johnston qui
avait payé.
La demanderesse soutient que, dans les cir-
constances ainsi exposées, la Johnston était
l'exploitant d'un navire, au sens de ce mot à
l'article 2 de la Loi sur la Cour fédérale, S.R.C.
1970, c. 10 (2 e Supp.). Elle s'est aussi référée
aux définitions des mots «navire» et «bâtiment»
dans la Loi sur la marine marchande du
Canada, S.R.C. 1970, c. S-9. Elle affirme, qu'en
retenant les services du chaland et en transpor-
tant les tubes du Juzan Maru dans le port de
Vancouver jusqu'à False Creek, la Johnston
s'occupait de navigation et de marine mar-
chande ou de l'exploitation d'un navire; elle
prétend que, dans ces circonstances, la compé-
tence de la Cour en ce qui concerne la Johnston_
est précisément basée sur les alinéas h) et i) du
paragraphe 22(2) 1 de la Loi sur la Cour fédérale,
si non sur la compétence générale prévue au
' h) toute demande pour la perte ou l'avarie de marchandi-
ses
transportées à bord d'un navire, et notamment, sans
restreindre la portée générale de ce qui précède, la perte ou
l'avarie des bagages ou effets personnels des passagers;
i) toute demande née d'une convention relative au transport
de marchandises à bord d'un navire, à l'utilisation ou au
louage d'un navire soit par charte-partie, soit autrement;
paragraphe 22(1). La demanderesse affirme que
cette cour, à la lumière des preuves fournies,
peut conclure que les tubes ont été endommagés
au cours de leur transport à bord du chaland,
auquel cas les alinéas h) et i) peuvent être
invoqués. Si, au contraire, les avaries sont sur-
venues au cours du déchargement du chaland et
du transport du chaland à l'entrepôt, la deman-
deresse soutient alors que cette cour est compé-
tente en vertu de la décision rendue dans l'af-
faire La Compagnie Robert Simpson Montréal
Limitée c. Hamburg-Amerika Linie Norddeuts-
cher [1973] C.F. 1356. On invoque les motifs du
juge en chef Jackett à la page 1363 où il
déclare:
A mon avis, le déchargement des marchandises après une
traversée et leur livraison au consignataire, immédiatement
ou dans les plus brefs délais, que ce soit le transporteur qui
le fasse ou quelqu'un avec qui il s'est entendu, fait [TRADUC-
TION] «partie intégrante des activités essentielles au trans
port des marchandises par voie maritime» et [TRADUCTION]
«l'accomplissement des tâches qui constituent une partie
essentielle du «transport à bord d'un navire» relève de
l'expression «navigation et les bâtiments ou navires (ship-
ping) à l'article 91(10).» Il s'ensuit que les lois sur lesquelles
les défenderesses entendent, en tant que transporteurs,
fonder leur demande en dommages-intérêts pour manque-
ment des tierces parties aux obligations contractuelles qui
leur incombaient, savoir la garde des marchandises et leur
livraison en bon état aux consignataires, sont des lois que
[TRADUCTION] «le Parlement du Canada a compétence pour
adopter, modifier ou amender». Il s'ensuit également que
l'objet même des procédures relatives à tierce partie fait
partie des matières qui [TRADUCTION] «sont de la compé-
tence législative du Dominion», car il relève de la catégorie
«navigation ou marine marchande».
Je ne peux souscrire à la prétention de la
demanderesse selon laquelle cette compétence
résulte des alinéas h) ou i). Le simple fait que la
demanderesse et la Johnston, par l'une des clau
ses de leur contrat relative à la manutention et à
l'entreposage des tubes, ont convenu que les
tubes seraient transportés sur un chaland (un
«navire» ou «bâtiment») plutôt que par camion,
par rail ou par quelqu'autre moyen de transport,
ne fait ni nécessairement ni automatiquement
entrer en jeu les deux chefs de compétence
invoqués. A mon avis, il faut examiner al' fond
l'accord passé entre la demanderesse et la
Johnston. Il s'agissait, à mon avis, de la livrai-
son de tubes à la demanderesse (par l'intermé-
diaire de la Johnston), après leur déchargement
du bateau (que ce soit à quai ou sur un chaland),
et du transport de ces tubes aux locaux de la
Johnston pour pointage, vérification, entrepo-
sage et finalement expédition aux utilisateurs. A
mon avis, la compétence de cette cour ne peut
être fondée sur une simple allégation dans les
conclusions ou au cours des débats portant que
les tubes ont pu être endommagés au cours de
leur transport sur le chaland (ou navire) ou
pendant qu'ils en étaient déchargés. De plus la
compétence ne pourrait être invoquée automati-
quement même s'il était prouvé que les avaries
étaient effectivement survenues à ces
moments-là. Tout dommage prétendument
causé par la Johnston ne peut résulter que d'une
violation de ses obligations contractuelles et
légales de dépositaire et d'entrepositaire, et non
de ses activités fortuites et secondaires de loca-
taire d'un chaland et d'un remorqueur. Si la
Johnston avait, en exécution de son accord avec
la demanderesse, transporté les marchandises
par camion de la jetée du Centennaire à False
Creek, cette cour n'aurait indubitablement
aucune compétence, en ce qui concerne la
Johnston, pour connaître de cette action en
dommages-intérêts.
A mon avis, il convient de distinguer le cas
présent de l'affaire La Compagnie Robert Simp-
son. Dans cette affaire, il avait été jugé que la
Cour pourrait être compétente si, aux termes
d'un accord, le transporteur lui-même ou quel-
qu'un d'autre (un acconier par exemple) avait
effectué le déchargement des marchandises et
leur livraison aux consignataires. Tel n'est pas le
cas ici. Il n'existait aucun accord quel qu'il soit
entre la Johnston et les propriétaires du navire
ou leurs représentants en ce qui concerne le
déchargement et la livraison des tubes à la
demanderesse.
A mon avis, on ne peut pas dire que les
activités de la Johnston dans les circonstances
de l'espèce relèvent de «la navigation et les
bâtiments ou navires». 2 D'une manière générale,
j'approuve l'argument, présenté au nom de la
Johnston, que si, en l'espèce, elle s'occupait de
marine marchande, il s'agissait d'activités pure-
ment intra-provinciales qui ne sauraient relever
d'aucune loi que le Parlement du Canada aurait
compétence d'adopter en matière de navigation
et de marine marchande.
A mon avis, on ne peut considérer les opéra-
tions commerciales de la Johnston en l'espèce
comme étant «étroitement liées» au transport de
marchandises par mer ou avec le déchargement
de ces marchandises. Je me réfère particulière-
ment aux motifs du juge en chef Kerwin, dans
l'arrêt The Stevedores' [1955] R.C.S. 529, aux
pages 534 537. Les activités de la Johnston ne
sont pas non plus «si étroitement liées» au
transport de marchandises par mer (ou à leur
déchargement) qu'on doive les considérer
comme étant couvertes par l'expression «la
navigation et les bâtiments ou navires». (Voir
les motifs du juge Taschereau, à la page 543).
Dans l'affaire Agence Maritime Inc. c. Le
Conseil canadien des relations ouvrières (1970)
12 D.L.R. (3 e ) 722, la Cour suprême du Canada
avait jugé en ce qui concerne l'application de la
Loi sur les relations industrielles et les enquêtes
visant les différends du travail, que la compé-
tence du Parlement ne s'étendait pas aux entre-
prises de transport maritime dont les opérations
se faisaient entièrement à l'intérieur des frontiè-
res d'une seule province. Il est vrai que la Cour
suprême, dans cette affaire, s'est expressément
référée aux articles 91(29) et 92(10)a) et b) de
l'Acte de l'Amérique du Nord britannique. Elle a
aussi souligné qu'en ce qui concerne des matiè-
res qui autrement pourraient être de la compé-
tence législative d'une province, il fallait faire
des exceptions, particulièrement dans les domai-
nes relevant de la marine marchande. A mon
avis cependant, la décision de la Cour suprême,
2 Act de l'Amérique du Nord britannique, 1867, article
91(10).
s'applique ici par analogie. En l'espèce, les
engagements contractuels de la demanderesse et
de la Johnston sont de nature purement intra-
provinciale, même s'ils impliquent certaines
opérations maritimes.
Enfin quand, comme on l'a soutenu au nom
de la Johnston, on analyse l'essence de l'accord
ou du contrat conclu entre la demanderesse et la
Johnston, ainsi que les faits propres à cette
affaire, on constate que l'aspect droit maritime
de l'accord commercial ainsi conclu est infime
et secondaire. L'activité prépondérante de la
Johnston consistait à recevoir et à entreposer
les marchandises de la demanderesse. Ses prin-
cipales activités étaient celles d'un dépositaire-
entrepositaire, et non celles d'une compagnie
faisant des opérations maritimes, cette expres
sion étant prise dans son sens le plus large. 3 Le
critère des caractère et objectif prépondérants a
été l'un de ceux appliqués par la Cour d'appel
de l'Ontario dans l'affaire Underwater Gas De
velopers Ltd. c. Ontario Labor Relations Board
(1960) 24 D.L.R. (2 e ) 673. Je cite un extrait des
motifs du juge d'appel Aylesworth (rendant le
jugement de la Cour) aux pages 682 à 684.
[TRADUCTION] Je conclus au rejet de l'appel. Je ne pense
pas que même en donnant à l'expression «navigation et
marine marchande» un sens très large, comme il se doit à
mon avis, les activités de la compagnie appelante puissent
être classées sous cette rubrique, telle qu'elle figure à l'arti-
cle 91, paragraphe 10 de l'Acte de l'Amérique du Nord
britannique. D'une part les activités de la compagnie appe-
lante sont d'un caractère purement local et d'autre part elles
ne peuvent équitablement ou raisonnablement être interpré-
tées comme des opérations de navigation et de marine
marchande; un peu de «navigation» et un peu de «marine
marchande» entrent dans ces opérations qui se déroulent
entre le rivage et les sites de forage, mais ce sont des
activités tout à fait occasionnelles et secondaires par rapport
à une activité et une entreprise totalement différentes,
savoir l'installation et l'entretien des sites de puits de gaz
naturel; les caractère et objectif prépondérants de cette
entreprise relèvent totalement de la compétence provinciale.
A mon avis, il ne serait absolument pas réaliste de soutenir
qu'une entreprise comme celle de l'appelante relève de la
compétence fédérale et on ne saurait le faire, je pense, sans
violenter, en lui donnant une interprétation étendue, l'ex-
pression contenue à l'article 91(10), qui est la source de
cette compétence. Si l'on estime que les activités de la
compagnie appelante englobent la navigation et la marine
marchande, entraînant ainsi la compétence fédérale, alors il
me semble évident que l'existence d'un petit bateau utilisé
Voir La cité de Montréal c. Les Commissaires du havre
de Montréal [1926] A.C. 299.
par la compagnie appelante dans le seul but de transporter
des employés du rivage au site de forage et de leur apporter
de la nourriture, des vêtements et de la literie, ce qui est
accessoire à l'exploitation de l'entreprise de la compagnie
suffirait aussi à entraîner la compétence fédérale. On pour-
rait sans doute, donner d'autres exemples pour montrer
jusqu'à quel point ce raisonnement pourrait être poussé.
Une telle interprétation à mon avis conduirait exactement
aux résultats opposés à ceux visés par l'Acte de l'Amérique
du Nord britannique, c'est-à-dire une répartition méthodique
des pouvoirs entre le gouvernement fédéral et les provinces
dans le respect de l'autonomie provinciale en ce qui con-
cerne les affaires locales. A mon avis, le raisonnement du
juge Duff (alors juge puîné) au sujet de la compétence en
matière de «réglementation du trafic et du commerce« (arti-
cle 91(2)) est directement applicable en matière de «naviga-
tion et bâtiments et navires». Je cite un extrait de son
jugement dans l'affaire Lawson c. Interior Tree Fruit &
Vegetable Committee, [1931], 2 D.L.R. 193 la page 200,
R.C.S. 357, à la page 366:
La portée que pourrait avoir l'article 91(2) (si l'on ne
tenait compte que du sens normal des mots, détachés de
leur contexte), a été forcément limitée pour sauvegarder
d'une sérieuse réduction voire d'une virtuelle extinction,
le degré d'autonomie que l'Acte pris dans son ensemble
voulait conférer aux provinces.
Pour ces raisons je partage la conclusion du savant juge
de première instance, mais je voudrais me référer spéciale-
ment à l'une des raisons de sa conclusion qu'il a exprimée
comme suit [page 350]:
On ne saurait à mon avis considérer le transport de
marchandises ou de personnes par eau, activité d'un
caractère purement local et effectuée dans les limites
d'une province, comme relevant de «la navigation et les
bâtiments ou navires«. 4
Je décide donc que l'action de la demande-
resse contre la Johnston ne relève pas de la
compétence de cette cour.
L'avocat de la demanderesse a invoqué la
décision Sparrows Point [1951] R.C.S. 396, et
les remarques du juge Kellock aux pages
suivantes:
à la page 402:
[TRADUCTION] Dans la plaidoirie, on a soulevé la question
de savoir si la Cour d'amirauté était compétente pour con-
naître d'une action que le Water District intentait contre le
Conseil des ports. Il est clair, je pense, que la compétence
de la Cour ne peut pas dépasser celle qui lui est conférée par
la Loi; ...
aux pages 403 et 404:
[TRADUCTION] A mon avis, dans un cas de ce genre, la Loi
qui, à première vue, a attribué compétence à la Cour d'ami-
rauté, devrait aussi être interprétée comme confirmant sa
4 A mon avis, l'analyse faite par le juge d'appel Ayles-
worth dans l'affaire The Stevedores' est très instructive.
juridiction au moins dans un cas où le navire est partie au
procès. On ne nous a cité aucune jurisprudence contraire et
je n'ai pas pu en trouver; les considérations pratiques mili-
tent dans le sens de l'existence d'une telle compétence.
A la page 404:
[TRADUCTION] Par contre, toutes les demandes déposées à
la suite des dommages causés par un navire devraient être
réglées par une seule action afin d'éviter le scandale possible
de jugements différents rendus pour une même affaire. Je
considère donc qu'il faut interpréter cette loi comme confé-
rant à la Cour de l'Échiquier, en sa juridiction d'amirauté, la
compétence nécessaire.
Il ne fait aucun doute ici que l'action dé la
demanderesse, dans sa forme originale, était de
la compétence de cette cour en ce qui concerne
le Juzan Maru et ses propriétaires. Ce fait ne
permet pas à mon avis d'étendre cette compé-
tence à la Johnston. Il est certes regrettable
qu'on soit obligé d'intenter deux actions pour
une même affaire, mais il faut s'en accommoder
dans un système fédéral qui entraîne, comme
c'est le cas du Canada, une répartition des com-
pétences législatives.'
Cette dualité de procédures peut paraître
scandaleuse si l'on envisage la situation seule-
ment du point de vue du demandeur, qui a subi
un préjudice et veut obtenir de deux ou plu-
sieurs personnes une compensation économique
et monétaire ou quelque autre forme de répara-
tion. Cependant je pense que la position d'un
défendeur comme la Johnston, mérite aussi
qu'on s'y arrête. Depuis de nombreuses années,
la Johnston exploite une entreprise en Colom-
bie-Britannique, dans le cadre de notre système
fédéral. Je pense que cela résulte de la preuve
restreinte fournie à l'audience. La province,
dans laquelle elle exerce la plus grande partie de
ses activités commerciales, a ou pourrait avoir
certaines lois affectant l'exploitation de son
entreprise; elle a aussi ses propres tribunaux
pour régler les différends nés de l'application de
ce corps de lois. Si la Johnston est un contribua-
ble citoyen canadien, c'est aussi un contribuable
citoyen de la province où elle a choisi d'exercer
5 J'ai essayé de faire une distinction entre l'affaire Spar
rows Point et l'affaire Anglophoto Limited c. L'Ikaros
[1973] C.F. 483. Ma décision a été infirmée en appel ([1974]
1 C.F. 327) aux motifs que, à ce stade de la procédure, les
faits soumis ne permettaient pas de se prononcer sur la
question de la compétence. Je ne reprendrai pas ici ma
discussion de l'affaire Sparrows Point.
ses activités commerciales; il peut fort bien être
injuste d'exagérer sans le moindre réalisme les
faits d'une affaire comme celle-ci pour rendre
une entité, telle que la Johnston, justiciable de
cette cour. Il me semble qu'un défendeur a
droit, même au prix du scandale de la dualité de
procédures, de voir ses droits fixés par les tribu-
naux de la province dans laquelle il exerce son
commerce et dont les lois règlent d'une manière
générale les questions précisément en litige,
plutôt que d'être soumis à une autre cour, éta-
blie par un autre corps législatif de qui elle tient
sa compétence, lorsque cette autre cour est, vu
d'autres faits, compétente à l'égard d'autres per-
sonnes qui sont d'une certaine manière impli-
quées dans ce litige.
Je passe maintenant aux autres motifs pour
lesquels il convient, même en admettant la com-
pétence de cette cour, de rejeter l'action de la
demanderesse. Celle-ci prétend que la Cour
devrait constater que la Johnston en sa qualité
de dépositaire a reçu les tubes en question en
bon état. On soutient que c'est après que la
Johnston en eut pris possession que les 238
tubes (ou la majorité d'entre eux) ont été tordus
ou déformés. La demanderesse déclare que la
Johnston était un dépositaire à titre onéreux;
quand des biens ou des effets en bon état sont
confiés à un dépositaire et qu'ils sont par la
suite perdus, endommagés ou détruits, il appar-
tient au dépositaire de prouver que la perte ou le
dommage n'est pas dû au fait qu'il ne leur a pas
apporté les soins qu'un homme prudent et avisé
aurait apporté à ses propres biens. L'avocat du
défendeur approuve cet exposé général du droit.
Les avocats des parties admettent que si le
dépositaire arrive à faire la preuve susmention-
née, il n'a pas à démontrer comment le dom-
mage ou la perte est survenue.
Le défendeur a d'abord soutenu que la
demanderesse n'a pas démontré, vu la prépon-
dérance des probabilités, que les 238 tubes ont
été effectivement expédiés à bord du Juzan
Maru. A mon avis, il y a suffisamment de preu-
ves admissibles et pertinentes pour conclure que
les tubes en question ont effectivement été
expédiés à bord du navire.
La demanderesse soutient et le défendeur nie
que la preuve démontre que la Johnston a reçu
les tubes en bon état. La demanderesse se base
principalement sur les connaissements qui indi-
quent que les tubes ont été reçus par le char-
geur, et ne mentionnent aucun dommage. A mon
avis, les connaissements peuvent servir de preu-
ves contre le chargeur mais non contre la Johns-
ton qui n'y était pas partie. La Johnston est
complètement étrangère aux modalités d'expédi-
tion fixées au Japon, aux contrôles effectués
avant l'expédition ou au chargement et à l'arri-
mage sur le navire. La demanderesse s'appuie
aussi sur les dépositions de certains témoins qui,
par intermittence, ont vu le déchargement des
tubes du Juzan Maru à la jetée du Centennaire.
Ces témoins ont vu, seulement par intermittence
et à la suite d'observations superficielles, le
chargement des tubes à bord du chaland retenu
par la Johnston. Conformément à l'article 43A
de la British Columbia Evidence Act [prom.
1968, c. 16, art. 5] et l'article 30 de la Loi sur la
preuve au Canada, [S.R.C. 1970, c. E-10] j'ai
admis en preuve, à titre de pièces établies dans
le cours ordinaire des affaires, les fiches de
pointage établies par les employés du consigna-
taire du navire. Ces fiches ne font aucun état du
dommage concernant les tubes qui auraient été
expédiés sous les connaissements OV -2 ou
OV -4. Je n'attache pas beaucoup d'importance à
ces fiches de pointage. On ne peut, sur la base
des preuves admissibles à l'encontre de la
Johnston, les rattacher aux connaissements en
question. Il n'est pas raisonnable d'en conclure
que ces fiches se rapportaient effectivement aux
238 tubes. Toutefois, ce qui est plus important,
c'est qu'il est clairement établi en l'espèce que,
sauf si elles sont très apparentes, on ne peut
déceler les courbures ou déformations de ce
genre de tubes sans l'aide de moyens mécani-
ques de vérification. Il ressort de la preuve
soumise que la méthode normale et acceptable
de vérification consiste à faire rouler chaque
tube sur le fardage du porte-tubes.
Dans cette affaire, la demanderesse n'a pas
établi d'une manière satisfaisante et encore
moins irréfutable que les tubes n'étaient ni
déformés ni tordus, mais en bonne condition
pendant leur déchargement du Juzan Maru dans
la barge. Une bonne partie du contre-interroga-
toire des témoins de la défense avait pour but
d'essayer de prouver qu'on pouvait imputer aux
méthodes de manutention utilisées par la Johns-
ton lors du déchargement des tubes du chaland
les dommages découverts par la suite, une fois
la plupart des tubes placés dans le porte-tubes
de la Johnston. A mon avis, cette hypothèse n'a
pas été prouvée.
Les preuves fournies à l'audience me donnent
la certitude que les méthodes de la Johnston
pour décharger les tubes du chaland et les trans
porter au porte-tubes étaient acceptables et
qu'elle les utilisait de longue date à la connais-
sance et avec l'accord manifeste de la demande-
resse. En outre, je constate que ces méthodes
ont été utilisées avec un soin raisonnable.
On a avancé au nom de la demanderesse que
les courbures et les déformations avaient pu se
produire entre le chargement des tubes à bord
du chaland et leur déchargement. Une telle pré-
tention n'est appuyée sur aucune preuve et
aucune preuve n'a été soumise permettant de
tirer raisonnablement quelque conclusion que ce
soit. Au contraire, les preuves me donnent la
certitude que le transport par chaland s'est
effectué sans incident et que rien ne s'est pro-
duit au cours de cette étape qui pourrait avoir
causé les déformations découvertes par la suite.
A mon avis, la demanderesse n'a pas prouvé
que la Johnston avait reçu les tubes sans les
courbures et les déformations découvertes par
la suite dans 238 tubes. En outre, à mon sens, la
Johnston s'est bien déchargée du fardeau de la
preuve à ce sujet. La preuve me convainc que,
selon toute probabilité, la Johnston a accordé
aux tubes de la demanderesse le soin et la
diligence qu'un propriétaire prudent et avisé
aurait accordés à ses propres tubes.
L'action de la demanderesse en ce qui con-
cerne la Johnston est donc rejetée. La défende-
resse Johnston a droit à ses dépens.
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