A-106-72
La Reine (Appelante)
c.
Georgette Larochelle et Gaëtan Théberge, ès qua-
lités d'exécuteurs testamentaires de la succession
de feu Emile Couture (Intimés)
Cour d'appel, le juge en chef Jackett, les juges
suppléants Hyde et St-Germain—Montréal, le
14 mars 1974.
Pratique—Prescription—Droit québécois applicable—
Autorisation d'amender une pétition—Règle 496(21—Code
civil du Québec, articles 2224 et 2261.
Appel d'un jugement interlocutoire du juge Pratte [1972]
C.F. 1137. Les intimés sont les exécuteurs de la succession
d'un requérant qui avait réclamé des dommages-intérêts à la
Couronne, appelante, par suite du refus du mandataire de la
Couronne, le Conseil de la Radio-Télévision canadienne
(CRTC), de lui délivrer une licence pour établir et exploiter
une entreprise de télévision dans une région de la province
de Québec. On a plaidé la négligence des fonctionnaires du
CRTC dans leur façon de traiter la demande du requérant.
Le juge Pratte décida que la pétition, étant fondée sur la
négligence des fonctionnaires du CRTC, ne pouvait être
accueillie. Il permit l'amendement de la pétition de façon à
plaider la négligence de certains employés du ministère des
Transports, qui avaient joué un rôle dans l'affaire.
En appel de cette décision, la Couronne a soutenu que
l'amendement n'était pas recevable à cause de la prescrip
tion établie par le droit de la province de Québec.
Arrêt: l'appel est rejeté. C'est le droit du Québec qui est
applicable et, bien que les lettres du Ministère sur lesquelles
se fonde le requérant proviennent de l'Ontario, elles ont
toutes trait, et leurs auteurs le savaient, aux activités du
requérant au Québec. En vertu de l'article 2261(2) du Code
civil, l'action serait prescrite après deux ans. Mais, en vertu
de l'article 2224 deuxième alinéa (ajouté par S.Q. 1959-60,
c. 98, art. 4), le dépôt d'une demande en justice forme une
interruption civile du délai de prescription. Même en l'ab-
sence de cet alinéa, l'amendement est admissible, car il ne
change pas la nature de l'action. Le requérant cherche à
recouvrer des dommages-intérêts en réparation d'un préju-
dice qui lui aurait été causé par la négligence de préposés de
la Couronne. L'amendement est nécessaire pour étendre à
des préposés de la Couronne relevant du ministère des
Transports la négligence alléguée contre des préposés de la
Couronne relevant du CRTC.
Arrêts examinés: Moran c. Pyle National (Canada) Ltd.
(1974) 43 D.L.R. (3e) 239; Distillers Co. (Bio -Chemi
cals) Ltd. c. Thompson [1971] 1 All E.R. 694; Cordova
Land Co. Ltd. c. Victor Brothers Inc. [1966] 1 W.L.R.
793 (Q.B.) Page c. Churchill Falls (Labrador) Corp.
Ltd. [1972] C.F. 1141; Direct Motor Express Ltd. c.
Sinkovitch [1969] B.R. (Qué.) 695; Arnault c. Jacques
[1969] C.S. (Qué.) 77 et La Ville de Montréal-Est c.
Léonard (1937) 62 B.R. (Qué.) 524.
APPEL.
AVOCATS:
Denis Bouffard pour l'appelante.
William Hesler pour les intimés.
PROCUREURS:
Le sous-procureur général du Canada pour
l'appelante.
Ogilvy, Cope, Porteous, Hansard, Marier,
Montgomery & Renault, Montréal, pour les
intimés.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement prononcés par
LE JUGE SUPPLÉANT HYDE: L'appelante
interjete appel d'un jugement interlocutoire de
la Division de première instance rendu par M. le
juge Pratte le 18 mai 1972 1 accueillant la
requête de l'intimé visant à obtenir l'autorisation
d'amender sa pétition de droit réclamant des
dommages-intérêts s'élevant à $154,295.16 à
titre de réparation d'un préjudice que lui
auraient causé des mandataires de la Couronne,
en particulier le Conseil de la Radio-Télévision
canadienne (CRTC) en refusant de lui délivrer,
alors qu'il exploitait une entreprise sous la
raison sociale de Belle Rediffusion Enrg., une
licence pour établir et exploiter une «entreprise
de télévision à antenne collective» dans une
certaine région de la province de Québec, son
secrétaire, F. K. Foster et son chef du service
des demandes et des licences, H. L. Corbett,
[TRADUCTION] «en présentant de façon erronée
l'entreprise de votre requérant devant ledit con-
seil et en ne rectifiant pas les données avant le
16 août 1968» (voir le paragraphe 18 de la
pétition de droit, p. 5 du dossier d'appel).
Ce jugement a été rendu aux termes d'une
requête introduite à la suite d'une proposition
que faisait M. le juge Pratte dans ses motifs de
jugement déposés le 7 avril 1972 où il déclarait
(p. 94 du dossier d'appel):
Si je m'en tiens aux allégations de la pétition de droit et aux
arguments qui m'ont été soumis à l'audience, suivant les-
quels la faute qui aurait causé le dommage serait celle
commise par Foster et Corbett en écrivant la lettre du 7 mai,
je dois donc rejeter la pétition de droit. Ce faisant, cepen-
' [1972] C.F. 1137.
dant, j'aurais le sentiment de faire preuve d'un légalisme
rigoureux et de ne pas trancher le litige réel qui oppose les
parties. En effet, la preuve démontre que le demandeur a été
victime d'une erreur, que cette erreur ait consisté à croire en
la validité de la licence que le ministre des transports lui
avait octroyée au mois de mars 1968 ou à croire que cette
licence serait renouvelée de façon quasi automatique par le
C.R.T.C., comme c'est l'habitude de le faire dans le cas du
renouvellement d'une licence validement émise. Et si cette
erreur, comme je l'ai dit, n'a pas pour cause la lettre que le
C.R.T.C. a adressée au requérant le 7 mai 1968, on peut
certes prétendre (bien que, sur ce point, je ne veuille pas me
prononcer) qu'elle a pour cause les fautes qu'auraient com-
mises les préposés du ministère des transports en adressant
au requérant, le 26 mars 1968, une licence qu'ils devaient
savoir invalide et en lui laissant entendre, après le 1 avril
1968, que le ministre des transports renouvelait cette
licence. On pourrait peut-être soutenir, aussi, que le
C.R.T.C., dans la mesure où il savait ou devait savoir qu'une
licence avait été octroyée au requérant pour la période allant
du ler avril 1968 au 31 mars 1969, avait le devoir de lui
indiquer clairement que cette licence était invalide.
Il a alors conclu comme suit: (p. 94).
A cause de cela, comme la règle 496(2) m'y autorise, je ne
rendrai pas immédiatement jugement en cette affaire afin
que le requérant, s'il juge à propos de le faire, puisse
présenter une requête visant à obtenir la permission d'amen-
der ses procédures et de réouvrir l'enquête et l'audition. Si,
cependant, pareille requête n'était pas présentée d'ici trente
jours, alors je prononcerai jugement dans le sens que j'ai
déjà indiqué.
Dans le délai prescrit, le requérant a demandé
l'autorisation d'amender sa pétition de droit de
façon à invoquer des actes de négligence
commis par certains préposés du ministère des
Transports. M. le juge Pratte a accueilli cette
requête le 18 mai 1972 et c'est ce jugement qui
fait l'objet du présent appel.
L'appelante soutient que les amendements
proposés allèguent de nouvelles causes d'action
qui, en vertu du droit québécois applicable à cet
aspect de l'affaire, sont prescrites après deux
ans (art. 2261(2) Code civil), et que le pouvoir de
la Cour d'autoriser un amendement est soumis à
cette prescription. J'estime que, cette prescrip
tion mise à part, les amendements proposés sont
admissibles.
Bien que nous n'ayons pas entendu l'avocat
de la partie intimée, je suis porté à admettre que
le droit québécois s'applique sur ce point,
compte tenu de la décision récente de la Cour
suprême du Canada rendue dans l'affaire Moran
c. Pyle National (Canada) Ltd. (1974) 43
D.L.R. (3e) 239.
M. le juge Dickson, parlant au nom de la
Cour, déclare à la page 250:
Généralement parlant, pour déterminer où un délit civil a
été commis, il n'est pas nécessaire, ni sage, d'avoir recours à
un ensemble de règles arbitraires.
comme «... les théories du lieu de l'acte et du
lieu du préjudice ...». Il poursuit en énonçant
une règle basée sur la décision récente du Con-
seil Privé dans l'affaire de la thalidomide, Dis
tillers Co. (Bio -Chemicals) Ltd. c. Thompson
[1971] 1 All E.R. 694 et la décision antérieure
rendue dans l'affaire Cordova Land Co. Ltd. c.
Victor Brothers Inc. [1966] 1 W.L.R. 793
(Q.B.). Cette règle est formulée comme suit:
[TRADUCTION] . . . lorsqu'un défendeur étranger a fabriqué
de façon non diligente, dans un ressort étranger, un produit
qui est entré par les voies normales du commerce, et qu'il
savait ou devait savoir, à la fois, qu'un consommateur
pouvait fort bien subir un dommage par suite de ce manque
de diligence et qu'il était raisonnablement prévisible que le
produit serait utilisé ou consommé à l'endroit où le deman-
deur l'a effectivement utilisé ou consommé, alors le forum
dans lequel le demandeur subit des dommages a le droit
d'exercer ses pouvoirs judiciaires sur ce défendeur étranger.
Cette règle reconnaît le grand intérêt qu'un État porte aux
blessures subies par ceux qui se trouvent sur son territoire.
Elle reconnaît que considérer la négligence comme un délit
civil, c'est vouloir assurer une protection contre le préjudice
infligé par manque de diligence, et donc que l'élément
prédominant est le dommage subi. En mettant ses produits
sur le marché directement ou par l'intermédiaire des voies
normales de distribution, un fabricant doit être prêt à les
défendre partout où ils causent un préjudice, à condition que
le forum devant lequel il est convoqué en est un qu'il aurait
dû raisonnablement envisager lorsqu'il a mis ainsi ses pro-
duits sur le marché.
Bien qu'en l'espèce nous ne traitions pas de
produits manufacturés, la règle s'applique par
analogie. Les lettres sur lesquelles l'intimé
désire maintenant se fonder peuvent toutes pro-
venir de l'Ontario, mais, et leurs auteurs le
savaient, elles avaient toutes trait à ses activités
au Québec qu'elles ont «affectées de façon
importante» si l'on admet ses prétentions 2 .
Ceci étant, passons maintenant au droit qué-
bécois et en particulier à l'article 2224, chapitre
V du Code civil qui traite des causes d'interrup-
tion ou de suspension de la prescription. Après
z On peut également se reporter à la récente décision de
cette cour dans l'affaire Page c. Churchill Falls (Labrador)
Corp. Ltd. [1972] C.F. 1141 où cette question est discutée
mais non tranchée.
avoir déclaré que le dépôt d'une demande en
justice forme une interruption civile, il ajoute au
deuxième alinéa:
Cette interruption se continue jusqu'au jugement définitif et
elle vaut en faveur de toute partie à l'action pour tout droit
et recours résultant de la même source que la demande.
Cet alinéa a été ajouté en 1960 pour résoudre
des jugements contradictoires sur ce sujet. Se
fondant sur cette disposition, la Cour d'appel du
Québec, dans l'affaire Direct Motor Express
Ltd. c. Sinkovitch [1969] B.R. (Qué.) 695, a
permis d'adopter un amendement à une action
instituée sept ans auparavant pour des domma-
ges causés au véhicule du demandeur, de façon
à alléguer et réclamer des dommages-intérêts
additionnels pour des lésions corporelles occa-
sionnées au cours dudit accident.
Dans l'affaire Arnault c. Jacques [1969] C.S.
(Qué.) 77, M. le juge Albert Mayrand a accueilli,
dans une action en dommages-intérêts, un
amendement apporté après l'expiration de la
courte période de prescription dans le but d'allé-
guer la faute des préposés du défendeur (art.
1054 C.C.) en plus de la faute personnelle du
défendeur (art. 1053 C.C.) invoquée à l'origine.
Se fondant sur le même paragraphe de l'art.
2224 C.C., il a déclaré à la p. 80:
Le tribunal estime que le droit d'action du demandeur, fondé
sur la faute des préposés du défendeur, résulte de la même
source que la demande initiale, elle-même fondée sur la
faute personnelle du défendeur. La source commune de la
demande est l'accident dont le demandeur se plaint. Pour
cette raison, la signification de l'action au défendeur, faite
moins d'un an après l'accident, a interrompu la prescription.
Même en l'absence de l'alinéa 2 de l'art. 2224
C.C., il semble que les amendements proposés
auraient été admissibles. Dans l'affaire La Ville
de Montréal-Est c. Léonard (1937) 62 B.R. 524
(C.A. Qué.), M. le juge Barclay, dissident à
d'autres égards, approuva un amendement
apporté à une action instituée à la fois en vertu
de l'art. 1053 et de l'art. 1054 du Code civil et
imputant la faute à certains employés de la
partie défenderesse, amendement qui ajoutait à
la déclaration clôturant l'enquête les mots «ou
par d'autres personnes sous son contrôle». Le
juge Barclay a déclaré à la p. 544:
[TRADUCTION] L'appelante soutient que la requête en modifi
cation n'aurait pas dû être accueillie, car elle ajoutait un
nouveau droit d'action à une époque où ce droit était pres-
crit. Si cet amendement avait effectivement cet effet, la
prétention de l'appelante serait accueillie, mais ce n'est pas
le cas. L'intimée fonde son action sur les art. 1053 et 1054
C.C., et ce dernier article déclare que toute personne «est
responsable non seulement du dommage qu'elle cause par sa
propre faute, mais encore de celui causé par la faute de ceux
dont elle a le contrôle». L'article énumère plusieurs cas de
responsabilité dont voici le dernier: «Les maîtres et les
commettants sont responsables du dommage causé par leurs
domestiques et ouvriers dans l'exécution des fonctions aux-
quelles ces derniers sont employés». L'adjonction des mots
«ou par d'autres personnes sous son contrôle» ne change
pas la nature de l'action ou, suivant l'interprétation donnée à
cette expression, le fondement des réclamations. Elle donne
simplement une définition plus large et était, à mon avis,
sans utilité et sans importance particulière.
Les amendements autorisés par le jugement a
quo n'allaient pas beaucoup plus loin. Bien que,
dans sa forme initiale, la pétition ait déclaré,
comme nous l'avons déjà mentionné, que le
préjudice était dû à la faute et à la négligence du
CRTC et de deux de ses fonctionnaires, il est
tout à fait évident qu'elle se fondait sur la faute
réunie desdits mandataires de l'appelante et des
responsables de la réglementation des activités
de télédiffusion avant la création du CRTC,
c'est-à-dire le ministère des Transports et ses
fonctionnaires. En fait, le requérant invoque
aux paragraphes 4 et 5 certaines lettres reçues
de ce ministère et les deux licences délivrées
par ce dernier dont l'effet continu a constitué le
fondement des prétendues fausses représenta-
tions sur lesquelles la réclamation se fonde.
Il ressort à la lecture de cette pétition dans
son ensemble que le requérant cherche à recou-
vrer des dommages-intérêts pour le préjudice
que lui auraient causé des préposés de la Cou-
ronne, qu'il s'agisse de préposés du ministère
des Transports ou du CRTC, au motif que leurs
actes ont démontré à son égard un manque de
diligence qui constitue une cause d'action. Un
amendement s'est révélé nécessaire parce que
les détails fournis sur la négligence, qui gouver-
nent le déroulement du procès, limitaient les
points à examiner au manque de diligence des
préposés du CRTC.
Je suis donc complètement d'accord avec la
conclusion que M. le juge Pratte a formulée
comme suit dans son jugement du 18 mai 1972
à la page 1140:
En poursuivant, le requérant a interrompu la prescription en
cours, c'est-à-dire qu'il a fait le nécessaire pour préserver la
créance dont, par sa pétition de droit, il demande l'exécu-
tion. Le requérant ne veut pas amender sa pétition de droit
de façon à réclamer un autre droit que celui dont la prescrip
tion a été interrompue; il veut seulement pouvoir alléguer de
nouveaux faits établissant l'existence de ce même droit.
Je rejette donc le présent appel avec dépens.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.