T-258-74
Louis Joseph Rossi (Demandeur)
c.
La Reine (Défenderesse)
Division de première instance, le juge Walsh—
Montréal, le 21 janvier; Ottawa, le 22 mars
1974.
Mandamus—Pénitenciers--La Couronne n'est pas sou-
mise au bref de mandamus—Au fond, on doit le considérer
comme délivré à l'encontre de fonctionnaires du Service des
pénitenciers—Un détenu exige la production de documents
portés à son dossier—Aucun devoir public de fournir les
documents—Loi sur les pénitenciers, S.R.C. 1970, c. P-6,
art. 29 Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, c. 44.
Le demandeur, détenu dans un pénitencier canadien,
demande un bref de mandamus à l'encontre de la Couronne
défenderesse, représentée par le Solliciteur général et des
fonctionnaires du Service canadien des pénitenciers, les
enjoignant d'exposer pourquoi la Cour ne devrait pas leur
ordonner de fournir au demandeur toutes les pièces et
renseignements relatifs aux mandats lancés contre lui par les
autorités des États de la Floride et du Connecticut (États-
Unis). Il allègue que le refus de fournir ces renseignements
est contraire à la Déclaration canadienne des droits et les
lois canadiennes en matière pénale, et entraîne l'impossibi-
lité pour le détenu de présenter une défense complète aux
accusations criminelles retenues contre lui.
Arrêt: la demande est rejetée, car la Couronne n'est pas
soumise au bref de mandamus. En ce qui concerne les
fonctionnaires de la Couronne nommés comme ses repré-
sentants, le but d'un mandamus est d'obtenir l'accomplisse-
ment d'un devoir public, dans l'exécution duquel le requé-
rant a un intérêt suffisant en droit. Il ne peut servir à obtenir
l'exécution d'un simple devoir moral ou à commander l'ac-
complissement d'un acte contraire à la loi. La garde et le
traitement des détenus sont régis par les règlements adoptés
en vertu de la Loi sur les pénitenciers, S.R.C. 1970, c. P-6,
article 29. Sous réserve de ces règlements, le commissaire
des pénitenciers peut donner des instructions relatives à la
garde ou au traitement. L'instruction interdisant de donner
au détenu les documents versés à son dossier ou une copie
de ceux-ci, est une décision d'un administrateur dans les
limites de ses pouvoirs et fondée sur la nécessité de garder
confidentiels certains documents pour des motifs de sécu-
rité. Rien dans une telle directive n'est contraire à la Décla-
ration canadienne des droits et elle ne porte pas atteinte à la
justice naturelle. Les fonctionnaires de la Couronne se sont
acquittés de leur obligation morale envers le demandeur en
lui fournissant les renseignements détaillés concernant les
mandats lancés contre lui par les autorités de Miami (Flo-
ride) et de New Haven (Connecticut).
DEMANDE.
AVOCATS:
Le demandeur n'était pas représenté.
J. P. Belhumeur pour la défenderesse.
PROCUREURS:
Le demandeur n'était pas représenté.
Le sous-procureur général du Canada pour
la défenderesse.
LE JUGE WALsx—Le demandeur s'adresse à
la Cour pour obtenir la délivrance d'un bref de
mandamus enjoignant l'intimée, représentée par
l'honorable Warren Allmand et MM. Paul
Faguy, Gérald Marineau, Robert Martin et Jean
Fouquette, d'exposer les raisons pour lesquelles
la Cour ne devrait pas leur ordonner de fournir
au demandeur toutes les pièces et tous les ren-
seignements relatifs aux mandats ou aux ordon-
nances de détention, ou aux deux, lancés contre
lui par les procureurs de district en Floride et au
Connecticut (États-Unis). Le demandeur allègue
qu'en lui refusant ces renseignements, l'intimée
le prive des droits que lui confère, en tant que
citoyen américain, la constitution des États-
Unis et va à l'encontre des droits que lui garan-
tissent, en tant que résident canadien, la Décla-
ration canadienne des droits et des lois cana-
diennes en matière pénale. Ainsi, soutient-il, on
lui refuse la possibilité de présenter une défense
complète aux accusations criminelles retenues
contre lui.
Dans sa requête, il demande à la Cour de se
procurer des copies desdits mandats ou ordon-
nances de détention ainsi que de l'instruction n°
2471(1) du commissaire, signée Paul Faguy. Il a
également indiqué vouloir présenter lui-même sa
requête et il demande à la Cour de délivrer un
bref de habeas corpus ad testificandum pour
qu'il puisse comparaître. La requête est
appuyée par une déclaration solennelle et se
reporte à l'exposé des faits invoqués à l'appui
de sa requête.
Il ressort des faits contenus dans la déclara-
tion que le demandeur est détenu à l'institution
Archambault à Ste-Anne des Plaines (Québec),
établissement à sécurité maximale, que le ser
vice de la classification possède sur chaque
détenu un dossier confidentiel dont le contenu
ne peut faire l'objet d'un examen et que dans la
mesure où on n'en fournit pas un résumé aux
détenus, ces dossiers peuvent contenir des faits
ignorés des détenus, y compris de la correspon-
dance reçue ou envoyée par eux, des accusa
tions ou autres allégations ignorées du détenu à
qui l'on a refusé la possibilité de réfuter ces
accusations ou de subir un juste procès ou une
audition. Il appert aussi que l'accès à ces dos
siers n'est pas limité au pénitencier en cause,
mais qu'ils peuvent être portés à la connais-
sance d'autres bureaux du réseau pénitentiaire
canadien, de la Commission nationale des libé-
rations conditionnelles et peut-être même d'au-
tres services. Il ressort également de la déclara-
tion que, lors d'une entrevue avec le
demandeur, Robert Martin, agent principal de
classification, l'a avisé qu'il ne pouvait être
transféré ' dans un établissement à sécurité
moyenne au motif que les procureurs de district
dans les États de Floride et du Connecticut
avaient lancé contre lui des mandats ou des
ordonnances de détention ou les deux. Lorsqu'il
demanda d'examiner ces documents, on le ren-
voya à Jean Fouquette, son agent de classifica
tion, et on ne lui permit pas de les examiner en
se retranchant derrière l'instruction n° 2471(1)
en date du 13 décembre 1973 et signée par Paul
Faguy, commissaire des pénitenciers. Le
demandeur a également réclamé à Gérard Mari-
neau, directeur de l'établissement, la permission
d'examiner lesdits mandats ou ordonnances de
détention, mais il n'a reçu aucune réponse. Il
soutient que l'instruction n° 2471(1) enfreint les
règles, lois et règlements qui régissent actuelle-
ment l'administration de la justice au Canada,
notamment la Déclaration canadienne des droits
et la législation canadienne en matière pénale
qui garantissent à l'accusé le droit de présenter
une défense complète aux accusations dressées
contre lui. Il soutient également qu'en lui refu-
sant accès à ces mandats, on l'empêche de pré-
parer une défense contre ces accusations, qu'on
frustre ses droits de citoyen américain à un
procès rapide et juste que lui garantit la consti
tution des États-Unis. Il prétend de plus que, vu
sa longue incarcération au Canada, il se peut
que ces mandats ou ordonnances de détention
soient invalidés par la législation sur la prescrip
tion applicable et qu'ils ne puissent donc plus
servir à justifier le refus de le transférer dans un
établissement à sécurité moyenne.
Aucun bref de habeas corpus ad testifican-
dum n'ayant été délivré, le demandeur n'était
pas représenté à l'audience de sa requête visant
la délivrance d'un bref de mandamus. La défen-
deresse était représentée par son avocat et la
Cour lui a demandé d'expliquer pourquoi le
demandeur ne pouvait avoir accès aux rensei-
gnements qu'il avait demandés et qui se trou-
vaient dans son dossier de classification. Une
lettre en date du 17 janvier 1974 envoyée par
Fouquette à l'avocat de la Couronne a été
versée au dossier. Elle portait que le 26 octobre
1973, le Service canadien des pénitenciers avait
reçu du ministère de la Justice des États-Unis,
district de Floride à Miami, une lettre signalant
que ce ministère détenait un mandat d'arrêt
émis contre Louis Joseph Rossi, qui s'appelle en
réalité Salvatore Raffone, et qu'il y avait égale-
ment deux défauts de comparution à New
Haven (Connecticut) retenus contre lui. Le 4
décembre 1973, un message telex de la Gendar-
merie royale du Canada signalait au Service
canadien des pénitenciers que le F.B.I. avait
identifié Louis Joseph Rossi comme étant D.
Salvatore J. Raffone, alias Vincent Louis Durso,
dont le casier judiciaire aux États-Unis remonte
à 1960 et que cet individu était recherché par le
F.B.I. à New Haven dans le Connecticut. Le 6
décembre 1973, le ministère américain de la
Justice leur envoya le casier judiciaire complet
de Rossi. Le 18 décembre 1973, le demandeur
eut une entrevue avec le chef du service de
classification, Robert Martin, qui l'avisa que les
autorités canadiennes avaient connaissance de
son casier judiciaire américain et que c'était
probablement pour cette raison qu'on avait
refusé de le transférer dans un établissement à
sécurité moyenne. Le 20 décembre 1973, Rossi
demanda à son agent de classification une copie
de tous les mandats délivrés contre lui. On lui
répondit qu'une instruction du commissaire
interdisait de communiquer à un détenu les
documents ou des copies des documents conte-
nus dans son dossier. On lui expliqua également
qu'il n'y avait dans son dossier aucun mandat, si
ce n'est un mandat d'incarcération. Le 28
décembre 1973, il envoya une lettre au directeur
de l'établissement pour se plaindre du fait que
son agent de classification lui avait refusé la
permission de prendre note lui-même de la
teneur des renseignements qu'on possédait
contre lui.
Après un délibéré, la Cour demanda à l'avocat
de la défenderesse d'essayer de voir s'il n'était
pas possible, sans aller jusqu'à donner au
demandeur le droit de consulter son dossier, de
lui donner certains renseignements précis sur le
contenu du dossier au motif que, de prime
abord, il semble déraisonnable de refuser à quel-
qu'un le droit de prendre connaissance des
accusations portées contre lui si, en fait, on
utilise ces renseignements à son détriment. On a
depuis versé au dossier une lettre en date du 23
janvier 1974, de l'avocat de la défenderesse à
Fouquette, demandant copie des règlements
relatifs au caractère confidentiel des dossiers
des détenus dans les pénitenciers ainsi que con
firmation du fait que le prisonnier avait été
informé des renseignements inscrits à son dos
sier, relatifs aux accusations portées contre lui
et aux mandats délivrés contre lui par les autori-
tés américaines. Une réponse à cette lettre, en
date du 31 janvier 1974, réitère que le dossier
ne contient aucun mandat d'arrestation délivré
contre le demandeur, mais simplement la corres-
pondance émanant du ministère de la Justice en
Floride indiquant qu'ils détiennent un mandat
fédéral contre lui et qu'il y a aussi deux mandats
d'amener pour fuite afin d'éviter des poursuites
délivrés à New Haven (Connecticut). Ces ren-
seignements ont été transmis au demandeur qui
peut donc, s'il le désire, obtenir tous autres
renseignements auprès des autorités américai-
nes à Miami ou à New Haven.
Quant au bien-fondé de la requête, il serait
facile de déclarer simplement qu'elle doit être
rejetée car, en tout cas, la Couronne n'est pas
soumise au bref de mandamus. Mais, comme
l'action pourrait être modifiée ou intentée à
nouveau, de façon, cette fois, à impliquer les
divers fonctionnaires des pénitenciers nominés
dans la présente action et donnés dans la
requête comme représentants la Couronne, il
n'est pas souhaitable de rejeter tout simplement
la requête sur une question de procédure sans
en examiner le fond.
Il convient cependant de rejeter également la
requête sur le fond. Le but d'un bref de manda-
mus est d'obtenir l'accomplissement d'un devoir
public, dans l'exécution duquel le demandeur a
un intérêt suffisant en droit. Cette procédure ne
peut pas servir à obtenir l'exécution d'un simple
devoir moral ou à commander l'accomplisse-
ment d'un acte contraire à la loi. (Voir S. A. de
Smith: Judicial Review of Administrative
Action, 2ème édition, aux pp. 561-563. [TRADUC-
TION] «Et ... on ne peut pas non plus le déli-
vrer relativement à un simple devoir privé, .. .
ou à l'encontre d'un intimé qui n'est pas soumis
aux ordres de la Cour ou à qui ledit devoir
n'incombe pas.» Op. cit. p. 579. Même si toutes
les conditions de la délivrance d'un bref de
mandamus sont remplies, il s'agit néanmoins
d'un remède relevant de la discrétion de la Cour
qui peut en refuser la délivrance si celle-ci est
superflue ou si le but de la demande a déjà été
atteint—op. cit. p. 579).
Dans la présente affaire, il est probable que le
demandeur avait déjà eu connaissance des man-
dats délivrés contre lui aux États-Unis ainsi que
des motifs de leur délivrance; même s'il ne le
savait pas, les renseignements que Fouquette lui
a donnés verbalement quant à la correspon-
dance versée à son dossier relativement à ces
mandats suffisent à lui faire connaître la nature
des accusations portées contre lui. Les mandats
ne se trouvent pas dans son dossier au Canada
et s'il veut obtenir d'autres renseignements à cet
égard, il doit s'adresser lui-même aux autorités
américaines qui les ont délivrés. Il n'incombe
certainement pas aux autorités pénitenciaires
canadiennes de le représenter pour chercher à
obtenir pour lui les autres renseignements dont
il a besoin. En divulguant les renseignements
figurant au dossier, les autorités canadiennes se
sont acquittées de toute obligation de justice
naturelle qu'elles pouvaient avoir à son égard.
La Loi sur les pénitenciers' prévoit l'incarcé-
ration, la réception et le transfèrement des déte-
nus. L'article 29 autorise le gouverneur en con-
seil à édicter des règlements relatifs,
notamment, à la garde et au traitement des
détenus et, de façon générale, à la réalisation
des objets de la Loi et de l'application de ses
dispositions. Sous réserve de ces règlements, le
commissaire peut délivrer des instructions afin
' S.R.C. 1970, c. P-6.
d'assurer, notamment, l'administration et la
direction judicieuse du Service ainsi que la
garde et le traitement des détenus. Bien que
l'instruction n° 2471(1) ne figure pas au dossier,
la correspondance mentionne l'instruction du
commissaire interdisant de donner au détenu les
documents versés à son dossier ou les copies de
ceux-ci. On peut aisément comprendre la raison
d'une telle instruction, car les renseignements
contenus au dossier peuvent fort bien être con-
fidentiels ou ne pas pouvoir être divulgués pour
des motifs de sécurité. La Loi autorise le com-
missaire à émettre une pareille instruction.
L'existence d'une telle instruction n'est certai-
nement pas contraire à la Déclaration cana-
dienne des droits et ne porte aucunement
atteinte à la justice naturelle. Cette instruction
semble de nature purement administrative et les
tribunaux ne peuvent intervenir quand un admi-
nistrateur prend une décision administrative
dans les limites de ses pouvoirs.
Pour tous ces motifs, la demande de bref de
mandamus n'est pas recevable.
JUGEMENT
La requête du demandeur visant l'obtention
d'un bref de mandamus est rejetée.
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