A-210-73
Stephen Michael Cohen, alias Stephen Gerald
Cohen ou Stephen Ira Cohen (Requérant)
c.
Le ministre de la Main-d'oeuvre et de l'Inunigra-
tion (Intimé)
Cour d'appel, le juge Thurlow, les juges sup
pléants Hyde et Sheppard—Vancouver, les 14
et 15 janvier 1974.
Examen judiciaire—Expulsion—Catégorie interdite —«Per-
sonnes qui admettent avoir commis un crime impliquant la
turpitude morale»—Admettre avoir été déclaré coupable ne
revient pas à admettre avoir commis le crime—Annulation
de l'ordonnance d'expulsion—Loi sur l'immigration, S.R.C.
1970, c. I-2, art. 5d).
Il s'agit d'une demande présentée en vertu de l'article 28
en vue d'obtenir l'examen et l'annulation d'une ordonnance
d'expulsion rendue en vertu du sous-alinéa 18(1)eXiv) de la
Loi sur l'immigration, au motif que le requérant appartenait
à une catégorie interdite lors de son admission au Canada,
savoir une personne décrite à l'alinéa 5d) comme une per-
sonne ayant admis avoir commis un crime impliquant la
turpitude morale.
Arrêt: l'ordonnance d'expulsion est annulée. Le requérant
a admis avoir été déclaré coupable de vol en Californie et
avoir été incarcéré pendant 90 jours, mais n'a pas admis
avoir commis le crime. Ce n'est pas la même chose. L'en-
quêteur spécial n'a pas observé un principe de justice natu-
relle et a rendu une décision entachée d'une erreur de droit
en concluant d'une façon non défendable à partir des élé-
ments portés à sa connaissance.
EXAMEN judiciaire.
AVOCATS:
G. G. Goldstein pour le requérant.
G. O. Eggertson pour l'intimé.
PROCUREURS:
John Taylor Associates, Vancouver, pour le
requérant.
Le sous-procureur général du Canada pour
l'intimé.
LE JUGE SUPPLÉANT HYDE—En l'espèce, le
requérant demande en vertu de l'article 28 de la
Loi sur la Cour fédérale l'examen et l'annulation
d'une ordonnance d'expulsion rendue côntre lui
le 5 décembre par un enquêteur spécial. On
nous a signalé que le requérant a été expulsé
conformément à l'ordonnance, mais la question
de sa validité n'en est pas pour autant totale-
ment théorique, car, tant qu'une telle ordon-
nance est maintenue, le requérant est frappé des
incapacités prévues à la Loi sur l'immigration
concernant les personnes à l'encontre desquel-
les de telles ordonnances ont été rendues.
Selon l'ordonnance, le requérant a été expulsé
au motif qu'il appartenait au groupe des person-
nes décrites au sous-alinéa 18(1)e)(iv) de la Loi
sur l'immigration, puisque, lors de son admis
sion au Canada, il était membre d'une catégorie
interdite, [TRADUCTION] «savoir une personne
décrite à l'alinéa 5d) de la Loi sur l'immigration,
soit les personnes qui admettent avoir commis
un crime impliquant la turpitude morale,
excepté les personnes dont l'admission au
Canada est autorisée par le gouverneur en
conseil».
Les instructions données à l'enquêteur spé-
cial, en vertu de l'article 25 de la Loi, par un
certain J. B. McKinistry, se qualifiant lui-même
de [TRADUCTION] «directeur intérimaire des
opérations d'immigration, pour le directeur de
l'immigration», reproduites dans la pièce «C»
(Doss. App. à la page 66) se lit comme suit:
[TRADUCTION] ... Déterminer si ledit Stephen Michael
Cohen, alias Stephen Ira Cohen et Stephen Gerald Cohen,
est une personne autre qu'un citoyen canadien ou une
personne ayant un domicile au Canada, et relève du sous-ali-
néa 18(1)e)(iv) de la Loi sur l'immigration, en ce qu'il était
un membre d'une catégorie interdite lors de son admission
au Canada, savoir une des personnes décrites à l'alinéa 5t1)
de la Loi sur l'immigration, c'est-à-dire celles qui ont été
déclarées coupables de quelque crime impliquant la turpi
tude morale, excepté les personnes dont l'admission au
Canada est autorisée par le gouverneur en conseil.
L'article 5d) de la Loi classe dans la catégorie
interdite «les personnes qui ont été déclarées
coupables d'un crime impliquant la turpitude
morale, ou qui admettent avoir commis un tel
crime ...» .
Si l'on compare la rédaction de l'ordonnance
d'expulsion et celle des instructions données en
vertu de l'article 25 par McKinistry, on s'aper-
çoit que ce dernier mentionne [TRADUCTION]
«les personnes qui ont été déclarées coupables,
etc.» et que l'ordonnance établit que le requé-
rant appartient à la catégorie des «personnes qui
admettent avoir commis un crime impliquant la
turpitude morale».
Ces deux propositions, aussi valides qu'elles
soient comme motif d'expulsion, sont évidem-
ment différentes. Une personne peut avoir été
déclarée coupable d'un crime, mais ne pas
admettre l'avoir commis.
Il est curieux d'avoir eu recours à cette der-
nière proposition si l'on considère les remarques
faites au requérant par l'enquêteur spécial
immédiatement avant de rendre l'ordonnance
définitive, en particulier cette affirmation: [TRA-
DUCTION] «vous avez aussi reconnu devant moi
avoir été déclaré coupable de vol par les tribu-
naux de Californie» (Doss. App., à la p. 62). Il
affirme ensuite que le vol est un crime impli-
quant la turpitude morale.
Bien qu'il ressorte du témoignage du requé-
rant qu'il a été déclaré coupable de vol par les
tribunaux de Californie, même s'il ne s'agissait
peut-être pas d'un «vol grave» (quelle que soit
la ligne de partage entre les «vols graves» et les
autres, selon les différentes catégories de vols
existant dans cette juridiction), rien dans la
preuve ne permettait, à mon avis, à l'enquêteur
spécial de conclure que le requérant avait admis
avoir commis ce vol.
Je ne peux admettre la prétention de l'intimé
selon lequel le requérant l'a lui-même admis
parce qu'il a déclaré, à la page 59:
[TRADUCTION] R. Bon, j'ai tout d'abord admis avoir commis
un vol. Selon ma définition du vol et, bien évidemment,
votre propre définition du vol; je voudrais rétracter cette
admission. Après avoir parlé à mon avocat, en Californie,
j'ai découvert que le crime dont j'ai été déclaré coupable
n'est pas vraiment défini comme un vol en Californie; je
rétracte donc tout ce qui concerne cette déclaration de
culpabilité. Le fait que j'ai été accusé de ce crime particulier
et que cette situation a été changée par la Règle 17 du Code
pénal de l'État de Californie ne ... empêche totalement de
qualifier ce crime de vol et je rétracte toute allégation
portant qu'à ma connaissance, j'ai été déclaré coupable de
vol, selon votre définition. Si la Règle 17 n'était pas interve-
nue, j'aurais alors admis avoir été déclaré coupable de vol.
Jusque-là, les parties conviennent que la seule
chose admise est une déclaration de culpabilité.
Si on lit l'ensemble du passage dont je viens de
citer un extrait, rien, à mon avis, ne justifie la
conclusion que le requérant a soudainement
changé de position. En outre, l'enquêteur spé-
cial ne lui a jamais signalé que les allégations
contre lui portaient sur autre chose qu'une
déclaration de culpabilité.
La question de savoir si le requérant était une
personne admettant avoir commis un crime
impliquant la turpitude morale n'a fait l'objet
d'aucune enquête jusqu'à présent et aucune
démarche n'a été faite ultérieurement en vue de
procéder à une enquête sur ce point et de
donner au requérant l'occasion de se faire
entendre. Voir le jugement du juge Laskin (tel
était alors son titre) dans l'affaire Le ministre de
la Main-d'oeuvre et de l'Immigration c. Brooks
(1973) 36 D.L.R. (3d) 522, à la page 525:
La Loi sur l'immigration peut être invoquée à l'égard de
l'ensemble ou de l'un des motifs sur lesquels un rapport et
une enquête subséquente peuvent être fondés, dans la
mesure où la personne qui subit l'enquête est informée des
allégations portées contre elle en vertu des dispositions
pertinentes de la Loi qui sont invoquées et a l'occasion de se
faire entendre.
J'adopte une opinion similaire en ce qui con-
cerne la réponse du requérant, à la page 61:
[TRADUCTION] «Comme je l'ai déjà dit, je
rétracte toute admission concernant ledit vol».
On ne peut rétracter une déclaration qui n'a pas
été faite. Le requérant parlait manifestement de
la déclaration par laquelle il admettait avoir été
déclaré coupable de vol.
Le requérant relata de manière assez confuse
ce qui avait donné lieu à une accusation de vol
contre lui (Doss. App., à la page 17), ce qui n'est
pas éclairci par les erreurs évidentes de trans
cription. Selon sa déclaration, on l'avait avisé
que s'il plaidait coupable et demandait un sursis,
[TRADUCTION] «il serait mis fin à son affaire».
Nous ne savons pas si c'est ce qui se produisit,
mais il admet avoir été condamné à huit mois de
prison et que sa condamnation fut réduite à 90
jours dans le cadre de ce qu'il appelle [TRADUC-
TION] «une permission de travail», l'autorisant à
travailler pendant la journée tout en passant la
nuit en prison.
Nous savons que certains tribunaux ont
recours à cette sorte d'aveu de culpabilité que
l'on peut qualifier d'expédient.
Il est regrettable que l'enquêteur spécial, pen
dant le délai de trois semaines qu'il a accordé au
requérant, n'ait pas obtenu plus de détails sur
l'infraction dont le requérant avait été déclaré
coupable; ces renseignements sont certainement
disponibles et auraient permis de régler l'affaire,
l'enquêteur ayant seulement à se prononcer sur
la question de savoir si ladite infraction consti-
tuait en droit canadien (seul critère valable) un
crime impliquant la turpitude morale.
Si l'enquêteur spécial avait fondé son ordon-
nance sur le fait que le requérant avait admis
avoir été déclaré coupable de vol, il m'aurait été
difficile de critiquer cette décision puisqu'un tel
aveu aurait constitué, à mon avis, une preuve
suffisante de la déclaration de culpabilité.
Ce n'est cependant pas ce qu'il a fait. En
décidant que le requérant était une personne qui
«a admis avoir commis un crime impliquant la
turpitude morale», en l'occurrence un vol, l'en-
quêteur spécial, à mon avis, n'a pas observé un
principe de justice naturelle et a rendu une
décision entachée d'une erreur de droit en con-
cluant d'une façon non défendable à partir des
éléments portés à sa connaissance.
Ceci étant, il n'est pas nécessaire que j'exa-
mine les autres moyens soulevés par le
requérant.
J'annule donc l'ordonnance d'expulsion.
* * *
LE JUGE THURLOW—Je souscris aux présents
motifs.
* * *
LE JUGE SUPPLÉANT SHEPPARD—Je souscris
aux présents motifs.
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