T-3573-71
La Compagnie de Téléphone Bell du Canada—
Bell Canada (Demanderesse)
c.
Le navire Mar-Tirenno et ses propriétaires
(Défendeurs)
Division de première instance, le juge Addy—
Québec, les 22, 23 et 24 janvier; Ottawa, le 13
juin 1974.
Droit maritime—Dégâts causés par l'ancre du navire
défendeur d des câbles téléphoniques immergés—Jetée très
exposée aux mouvements de la glace—Le navire rompant ses
amarres engendre un péril—Négligence du capitaine—Rejet
de la défense fondée sur le caractère inévitable de l'acci-
dent—Absence de négligence contributive—Action accueillie.
Intérêts—Droits en matière d'amirauté—Compétence de la
Cour—Octroi de taux plus élevés—Loi sur l'intérêt, S.R.C.
1970, c. I-18, art. 11 et 13.
La demanderesse réclame des dommages-intérêts pour les
dégâts que l'ancre du navire défendeur a causé à ses câbles
téléphoniques immergés près du port de Québec. La coque
du navire défendeur a été endommagée au retour d'un
voyage dans la voie maritime du St-Laurent. Pour pouvoir
effectuer les réparations, il a fallu décharger la cargaison de
céréales au port de Québec qui possède des entrepôts aérés.
Il fut décidé d'amarrer le navire à la jetée n° 18, la seule à
disposer d'un équipement spécial pour le déchargement et
l'entreposage des céréales. On recommanda au capitaine de
doubler les amarres èt de les faire surveiller en permanence,
car la jetée n° 18 est très exposée en hiver à cause des
marées qui charrient la glace suivant le flux et le reflux.
Mais le navire rompit ses amarres, heurta le quai et poursui-
vit sa course vers l'amont, s'approchant d'un restaurant
situé au bord du fleuve et le mettant en danger. Le capitaine
donna l'ordre de mettre les machines en marche, de mouiller
l'ancre de tribord afin d'écarter la poupe du navire du
rivage, puis donna l'ordre de mouiller l'ancre de bâbord afin
d'arrêter le navire. L'ancre accrocha les câbles de la deman-
deresse, causant le dommage.
Arrêt: l'action est accueillie. Le défendeur ayant sciem-
ment adopté une conduite dangereuse, ce qui a causé un
dommage à la demanderesse, il lui incombe désormais de
justifier sa conduite dangereuse. Il y a eu négligence du
capitaine à ne pas s'informer de l'emplacement des câbles
après avoir été prévenu du danger que la glace pouvait
présenter pour les navires amarrés à cette jetée. Il y a
également eu négligence du capitaine pour ne pas avoir
suffisamment pesé les autres possibilités, savoir, aller jus-
qu'à Halifax ou amarrer le navire à un autre quai du port de
Québec ou décharger les céréales qui se trouvaient dans la
cale avant au moyen des engins de bord et de les transbor-
der par camions. Bien que les défendeurs aient prouvé que
le capitaine avait donné l'ordre d'assurer des quarts, ils n'ont
pas prouvé que les marins de quart ont rempli correctement
leurs fonctions. La défense fondée sur le caractère inévita-
ble de l'accident est rejetée, car la rupture des amarres et le
dommage en résultant étaient manifestement prévisibles et
on a omis de prendre des mesures préventives ou de les
appliquer. On ne relève aucune négligence contributive de la
demanderesse. Tous ceux qui naviguent dans les parages
sont tenus en droit de connaître l'existence et l'emplacement
des câbles ainsi que l'interdiction de mouillage.
Arrêts mentionnés: The Europa (1850) 14 Jur. 627, à la
p. 629; The Marpesia c. The America (1872) L.R. 4 P.C.
212; The Peterborough c. La Compagnie de Téléphone
Bell du Canada [1952] R.C.E. 462; The John Harley c.
The William Tell (1866) 13 L.R. (N.S.) 413. Distinction
faite avec les arrêts La Compagnie de Téléphone Bell du
Canada c. Le Rapid (1895-97) 5 R.C.É. 413, The Czar
(1875) 3 Cook Adm. 197, La Compagnie de Téléphone
Bell du ,Canada c. Beverley Steamship Co. Ltd. [1944]
C.S. 154; B.C. Telephone Co. c. Le Arabien 34 B.C.R.
319.
Quant aux intérêts, la discrétion d'allouer ou pas des
intérêts ne doit pas varier selon que le défendeur a commis
une négligence grave ou non étant donné qu'en droit mari
time, on considère le droit à des intérêts comme partie
intégrante de l'indemnisation du dommage imputable au
défendeur, et que ce droit appartient à la personne lésée,
lorsqu'on a déterminé la responsabilité. Arrêts suivis: The
Kong Magnus [1891] P. 223; The Joannis Vatis (No. 2)
[1922] P. 213 et The Northumbria (1869) L.R. 3 A. & E. 6.
Arrêt rejeté: Canadian Brine Limited c. Le navire Scott
Misener [1962] R.C.É. 441. Les intérêts sont fixés au taux
de 6%, soit le taux d'intérêt commercial couramment appli
cable, étant donné que l'article 13 de la Loi sur l'intérêt ne
s'applique pas à la province de Québec.
ACTION.
AVOCATS:
Roland Chauvin, Michel Racicot pour la
demanderesse.
Raynold Langlois, Richard Gaudreau pour
les défendeurs.
PROCUREURS:
Houle, Hurtubise & April, Montréal, pour la
demanderesse.
Langlois, Drouin & Laflamme, Québec,
pour les défendeurs.
LE JUGE ADDY—La demanderesse réclame
des domma g es-intérêts pour les dégâts que l'an-
cre du navire défendeur a causé à ses câbles
téléphoniques immergés reliant les villes de
Québec et de Lévis et passant dans le port de
Québec.
Il appert que la coque du navire défendeur a
été endommagée au retour d'un voyage dans la
voie maritime du St-Laurent. L'accident s'est
produit le 10 décembre 1970 alors que le navire
a heurté la paroi de l'écluse Saint-Lambert. Le
navire était atteint à bâbord près de la cale n° 1,
à la fois au-dessus et en-dessous de sa ligne de
flottaison.
Il fut décidé de se rendre à Québec, car,
semble-t-il, les installations portuaires de Sorel,
de Trois-Rivières et de Montréal ne disposaient
pas d'entrepôts aérés pour les céréales. A l'arri-
vée, le navire transportait à peu près 13,235
tonnes de céréales diverses. Il y avait à peu près
2,336 tonnes de comprimés de luzerne dans la
cale avant et il fallait en décharger quelque
1,800 tonnes pour pouvoir effectuer les
réparations.
Pour pouvoir effectuer correctement les répa-
rations, il fallait décharger les céréales transpor-
tées dans la cale avant et il fut décidé d'amarrer
le navire à la jetée n° 18, la seule à disposer d'un
équipement spécial à terre pour le déchargement
et l'entreposage des céréales. L'équipement se
composait de deux tours mobiles montées sur
rails.
Le navire fut amarré à la jetée n° 18 dans
l'après-midi du 13 décembre 1970 après avoir
demandé et obtenu l'autorisation des autorités
du port. On recommanda au capitaine de dou-
bler les amarres et de les faire surveiller en
permanence à la fois à l'avant et à l'arrière du
navire. On lui conseilla aussi d'assurer en per
manence la surveillance de la chambre des
machines et de la passerelle. On lui fit cette
recommandation parce que la jetée n° 18 est
très exposée en hiver aux mouvements de la
glace car, dans le port de Québec, on ressent les
marées qui charrient la glace suivant le flux et le
reflux.
Le capitaine du port de Québec, un certain
capitaine Henri Allard, a déclaré que le règle-
ment du port donnait ordre à tout navire amarré
à la jetée n° 18 de rester constamment en état
d'alerte pour être prêt en tout temps à s'éloigner
du quai au cas où la glace l'y obligerait. Le
navire doit être prêt à larguer les amarres à tout
moment et il doit avoir tout le temps à son bord
un équipage suffisant pour effectuer correcte-
ment les manoeuvres.
Le 13, lors de l'amarrage du navire, on l'a
attaché à six bollards différents. Chaque amarre
comportait deux lignes distinctes; autrement dit,
il y avait deux lignes fixées au bollard d'avant,
deux lignes avant reliant le côté bâbord de la
proue, deux gardes montantes de l'avant, deux
gardes montantes de l'arrière, deux amarres de
bout reliant le côté bâbord de l'arrière et deux
lignes à l'arrière, soit un total de douze lignes; le
lendemain, on ajouta deux lignes: l'une à l'avant
et l'autre à l'arrière, soit quatorze lignes en tout.
II ne fait aucun doute que le navire était amarré
avec deux fois le nombre de lignes normalement
exigé dans ce port en dehors de la période
dangereuse des glaces. Il convient de noter que,
dans sa déposition, le capitaine du navire a
déclaré qu'à sa connaissance, l'amarrage n'avait
pas demandé l'aide d'un remorqueur pour déga-
ger le quai de la glace mais, d'après le livre de
bord du navire, il a fallu deux remorqueurs pour
ce faire, et il semble manifeste que ce fut effec-
tivement le cas.
Le capitaine ordonna qu'une bordée d'un offi-
cier et de deux matelots soient de quart sur la
passerelle. Il ordonna en outre qu'il y ait cons-
tamment un officier et un matelot de quart dans
la salle des machines ainsi qu'une bordée d'un
officier et de deux matelots pour surveiller les
lignes avant et une bordée semblable pour les
lignes arrière.
Le lendemain, vers 17h45, après le décharge-
ment de la plus grosse partie des 1,880 tonnes
de céréales à enlever de la cale avant, le navire
rompit soudain ses amarres en moins de trente
secondes et fut rapidement entraîné en amont,
pris dans la glace charriée par la marée mon-
tante. La poupe du navire heurta presque immé-
diatement un quai situé un peu en amont de la
jetée où il était amarré et, après cette collision,
le navire poursuivit sa course vers l'amont sur
une très courte distance se rapprochant du
rivage et mettant en péril les occupants du res
taurant Riviera situé au bord du fleuve.
Pour tenter d'empêcher le navire de heurter le
restaurant et arrêter sa course, le capitaine qui
se trouvait dans le salon lors de la rupture des
amarres et qui s'était immédiatement précipi$
sur la passerelle, donna l'ordre de mettre les
machines en marche et de mouiller l'ancre de
tribord afin d'écarter la poupe du navire du
rivage. Il donna tout de suite après l'ordre de
mouiller l'ancre de bâbord afin d'arrêter le
navire qui poursuivait sa course en amont,,
entraîné par la glace. Pendant ce temps, on
mettait le moteur en marche de la manière habi-
tuelle. On réussit à le mettre en marche dans
délai normal de deux ou trois minutes. M as,
même avec le moteur en marche et les deux ,
ancres mouillées, le navire continua sa course
vers l'amont avec la glace sur une faible dis
tance jusqu'à ce que finalement les ancres se
fixent.
Une fois le navire arrêté dans le fleuve et le
danger immédiat de la glace écarté, la puissance
de l'hélice ayant permis de reprendre contrôle
du navire, le capitaine donna l'ordre de lever
l'ancre. Il fut assez difficile de lever l'ancre de
bâbord et après l'avoir dégagée de la glace, on
remarqua que ses pattes avaient accroché deux
câbles immergés. On dégagea l'ancre sans trop
de difficulté et le navire rentra au port.
Personne ne conteste que les câbles accro-
chés par l'ancre appartenaient à la demande-
resse et que c'est l'ancre du navire défendeur
qui les a endommagés.
En ce qui concerne la rupture des amarres, je
suis d'avis que la preuve démontre que c'est
l'amarre de la garde montante de l'avant qui a
cédé la première. D'après les assesseurs nauti-
ques, cela prouve de manière claire et irréfuta-
ble que la rûpture des amarres est imputable à la
pression de la glace qui, agissant sur la proue et
sur les flancs du navire, poussait celui-ci vers
l'amont à la marée montante, plutôt qu'à la
tension excessive des lignes avant due au fait
qu'on avait peut-être omis de les mollir pendant
le déchargement des céréales de la cale n° 1,
alors que l'augmentation de flottabilité avant
faisait monter la proue du navire. J'accepte leur
opinion sur ce point et je conviens que rien ne
semble indiquer une tension excessive sur les
lignes avant à ce moment. L'ensemble de la
preuve tend à démontrer que la rupture des
amarres est due au fait que le navire a été pris
dans les glaces qui l'ont entraîné vers l'amont.
Les assesseurs nautiques sont également
d'avis que les quarts ordonnés par le capitaine
étaient adéquats en de telles circonstances. Ils
estiment aussi qu'après la rupture des amarres,
le capitaine a donné les ordres de rigueur de la
façon appropriée, que ces ordres ont été exécu-
tés rapidement et de manière efficace et que
l'équipage n'a commis aucune faute de manoeu
vre apparente dans ses efforts pour dégager le
navire de la glace et en reprendre le contrôle. Ils
considèrent en outre que le capitaine ne pouvait
faire autrement que d'ordonner le mouillage des
ancres, au moment et à l'endroit où il l'a fait, et
ils ne relèvent pas non plus d'erreurs dans la
méthode suivie pour libérer les câbles téléphoni-
ques quand on s'est aperçu que l'ancre les avait
accrochés. Après avoir soigneusement examiné
les éléments de preuve, j'accepte les conclu
sions des assesseurs nautiques à cet égard et je
ne relève aucun acte ou omission constitutifs de
négligence de la part du capitaine ou des mem-
bres de son équipage après la rupture des
câbles. Je ne trouve pas non plus de preuve d'un
état défectueux de l'équipement ou des machi
nes ayant pu entraîner l'accident ou y
contribuer.
Au sujet de l'équipement et des machines, il
est frappant qu'aucune des parties n'a présenté
la moindre preuve quant à l'état des amarres. La
rupture d'une amarre est en général due à une
résistance insuffisante au genre et au degré de
tension qu'on lui fait subir et la question qui
vient tout naturellement à l'esprit est celle de
savoir en quel état était l'amarre quand elle a été
soumise à cette tension. On tendrait à penser
que si les amarres avaient été en bon état, le
défendeur se serait empressé de l'établir et, vice
versa, dans le cas contraire la demanderesse se
serait empressée de faire la preuve de leur état
défectueux.
Étant donné qu'aucune preuve n'a été présen-
tée quant au degré d'usure des amarres et puis-
que, de l'avis des assesseurs le calibre et la
composition des amarres répondaient aux
normes pour un navire de cette taille, on ne
saurait reprocher aux défendeurs d'avoir utilisé
un équipement inadéquat du simple fait que les
amarres n'ont pas pu retenir le navire car, tou-
jours d'après les assesseurs, la glace charriée
par la marée montante impose aux amarres une
tension presque irrésistible. Ce serait d'ailleurs à
la demanderesse de faire la preuve de l'état
défectueux des amarres si elle voulait invoquer
ce fait comme constitutif de négligence.
A mon avis, l'affaire tourne donc autour du
point de savoir s'il y a eu négligence du capi-
taine ou des membres de son équipage du
simple fait d'avoir amarré le navire à ce quai, ou
dans la manière d'amarrer le navire ou du
simple fait d'y être resté amarré, et, enfin, il
convient de déterminer si le capitaine et son
équipage ont pris toutes précautions qu'il est
normal de prendre pour empêcher le navire de
rompre ses amarres comme il le fit, y compris
s'ils ont surveillé de façon constante et appro-
priée tout ce qui pouvait influer sur la sécurité
du navire.
Il va de soi que si quelqu'un a le contrôle
effectif d'un objet ou est tenu en droit d'exercer
un tel contrôle, il doit s'il en perd la maîtrise et
que l'objet cause un dommage, expliquer par
une preuve positive la raison pour laquelle l'ob-
jet a échappé à son contrôle, ou, du moins,
d'établir par une preuve positive que ce n'est
pas dû à un acte ou à une omission de sa part ou
de la part de toute autre personne agissant sous
ses ordres.
Il ressort clairement de la preuve que, bien
que le capitaine se trouvât pour la première fois
dans un port pris par les glaces, on l'avait préci-
sément averti, à deux reprises au moins, du
danger que cela présentait. On lui avait conseillé
de doubler les amarres, d'affecter un quart à la
surveillance des amarres avant et arrière et d'en
affecter un en permanence à la chambre des
machines et un à la passerelle. Il doubla effecti-
vement les amarres et établit les quarts comme
on le lui avait conseillé. Il avait été prévenu du
danger que pouvait présenter la glace, mais rien
n'indique qu'il ait fait le moindre effort pour
s'informer de la nature précise de ce danger ou
de son importance.
En ce qui concerne le fait que le capitaine a
omis de s'informer des conditions particulières
au port pouvant avoir une influence sur son
navire, il a admis à l'audience qu'il connaissait
l'existence des câbles immergés, mais qu'il ne
connaissait pas leur emplacement, car les cartes
qu'il avait à bord n'en faisaient pas mention.
Les assesseurs m'ont indiqué que, depuis de
nombreuses années, les cartes marines du Saint-
Laurent montrent l'emplacement desdits câbles.
Les cartes produites à l'audience montrent clai-
rement l'emplacement des câbles et les docu
ments sur la topographie et les équipements du
port de Québec aussi. Tout comme omettre de
consulter une carte constitue une négligence,
(voir The Sub -marine Telegraph Company c.
Dickson'), omettre d'avoir à bord des cartes à
jour en constitue aussi une. Il est vrai qu'en
l'espèce, ce défaut de connaissance n'a peut-
être pas contribué au dommage. Mais, à tout le
moins, cela démontre que le capitaine a omis de
prendre toutes les informations possibles sur les
conditions existantes, alors qu'il savait qu'il pre-
nait un risque en amarrant son navire à la_jetée
n° 18. Il convient d'examiner ce fait à la lumière
du témoignage du capitaine qui a reconnu à
l'audience qu'il ne savait toujours pas si un des
membres de son équipage avait déjà eu l'occa-
sion de faire manoeuvrer un navire dans un port
où il y avait de la glace. Étant donné qu'il
n'avait lui-même pas la moindre expérience de
ce genre de situation, on pourrait penser qu'il
aurait au moins cherché à savoir si un membre
de son équipage en possédait une.
Les assesseurs m'ont exposé que, parfois,
sous certaines conditions de glace et de marée,
la glace exerce une pression à laquelle on ne
saurait résister en doublant ni même parfois en
triplant les amarres et que, dans cette mesure au
moins, on peut considérer cette force comme
irrésistible; c'est pour cette raison que le quai en
question est jugé extrêmement dangereux en
hiver et qu'il convient de ne pas s'en servir si ce
n'est en cas d'extrême urgence. J'accepte leur
avis sur ce point. Mais encore une fois, il n'y a
pas la moindre preuve que le capitaine était au
courant de ce problème ou qu'il a fait le moin-
dre effort pour s'en informer. S'il l'avait fait, il
' [1864] C.B.N.S. 758.
n'aurait peut-être jamais amarré le navire à ce
quai, mais il aurait peut-être choisi d'aller jus-
qu'à Halifax (rien dans la preuve n'indique qu'il
n'aurait pu s'y rendre), ou alors il aurait très
bien pu décider de l'amarrer à un autre quai du
port de Québec et de décharger les céréales qui
se trouvaient dans la cale avant au moyen des
engins de bord et de les transporter par
camions.
En amarrant le navire au quai en question,
sans s'informer complètement ou sans prendre
au moins toutes les mesures raisonnables pour
s'informer complètement de la nature et du
degré de danger et, plus particulièrement, de la
très grande pression que la glace exercerait à
marée montante sur un navire amarré à ce quai,
le capitaine a commis une négligence. Il a choisi
tout simplement d'accepter l'existence du
danger et d'accepter, sans chercher à en connaî-
tre l'étendue, les recommandations que lui ont
faites les deux personnes en question. Par suite
de cette négligence, il s'est produit exactement
ce qui aurait pu être prévu ou qui aurait vrai-
semblablement été prévu si le capitaine n'avait
pas négligé de s'informer. En conséquence
directe et tout à fait prévisible de ladite négli-
gence les amarres ont cédé et le navire s'est
trouvé dans une situation dangereuse et en état
d'urgence, ce qui a nécessité le mouillage des
ancres afin d'écarter le très réel danger de mort
qui menaçait les occupants du restaurant
Riviera.
Non seulement le lien de causalité est ininter-
rompu, mais les événements subséquents, y
compris l'ancrage de toute urgence, étaient tout
à fait prévisibles.
Il est bien connu qu'en droit, nul ne peut
fournir comme excuse que ses actions étaient
justifiées par un état d'urgence lorsque ledit état
d'urgence est une conséquence directe ou indi-
recte de sa négligence. Il importe peu que ce
soit une négligence dans l'accomplissement d'un
acte ou une négligence par omission d'accomplir
un devoir. Lorsqu'il incombe à quelqu'un de
s'informer de la nature et du degré d'un danger,
on présumera qu'il en a pris connaissance et on
jugera ses actions comme si, lors de l'acte ou de
l'omission, il possédait effectivement les con-
naissances qu'il était, en droit, tenu d'acquérir.
Enfin, une fois qu'un demandeur a établi
qu'un défendeur a sciemment adopté une con-
duite dangereuse, ce qui a causé un dommage au
demandeur, ce dernier s'est déchargé du fardeau
de la preuve, du moins provisoirement, et il
incombe désormais au défendeur de justifier sa
conduite dangereuse. En l'absence d'une telle
preuve du défendeur, en toute logique et de fait,
le demandeur aura nécessairement gain de
cause.
Le capitaine a mis son navire dans une situa
tion très dangereuse, ledit danger menaçant non
seulement son navire et' l'équipage, mais égale-
ment d'autres personnes et leurs biens. L'éten-
due dudit danger n'a pas été contestée. Le capi-
taine ne se trouvait pas dans un cas d'extrême
urgence car, bien qu'ayant subi une avarie à
Montréal trois jours plus tôt, le navire avait
continué sa route jusqu'au port de Québec sans
qu'on ait démontré de changement manifeste
dans l'état du navire ou de sa cargaison. Dans
un pareil cas, il est évident que les défendeurs
sont tenus de faire la preuve que la seule solu
tion raisonnable était de mettre le navire dans
cette situation et qu'ayant pris ce risque, ils ont
également pris toutes précautions qu'on pouvait
raisonnablement prendre, compte tenu de la
nature et de l'étendue du danger.
Eu égard à la première exigence, les défen-
deurs, ainsi que nous l'avons dit, n'ont pas
démontré qu'il aurait été déraisonnable de pour-
suivre leur route jusqu'au port de Halifax ou de
décharger à une autre jetée à Québec au lieu
d'amarrer le navire à la jetée n° 18. Il est possi
ble qu'ils aient eu d'autres moyens raisonnables
à leur disposition, mais, quoi qu'il en soit, ils
n'ont pas réussi à établir qu'ils n'avaient pas
d'autres choix raisonnables et moins dangereux.
Quant à la seconde exigence, aucun élément de
preuve ne révèle que des membres de l'équipage
se sont aperçus de l'extrême danger qui était
cependant prévisible. Rien ne démontre que des
membres de l'équipage se soient même aperçus
que la glace s'approchait avec la marée mon-
tante. Si l'on s'en était aperçu, il aurait été
possible de prendre d'autres mesures telles que
de donner immédiatement l'ordre de mettre les
machines en marche avant la rupture des amar-
res afin de les aider à supporter la pression de la
glace. Le capitaine avait donné des ordres
précis pour que soient assurés les quarts et,
avec ses officiers, il a effectivement procédé à
des inspections périodiques. Toutefois, nulle
part dans la preuve on ne trouve que, dans
l'heure et demie précédant immédiatement l'ac-
cident, les personnes chargées d'assurer les
quarts ont effectivement rempli leurs fonctions
et que les personnes chargées de mollir les
lignes et de les surveiller étaient effectivement à
leur poste. Cette situation, associée au fait
qu'aucun membre de l'équipage n'a été appelé à
témoigner sur la surveillance de la glace avant la
rupture des amarres, me porte à conclure que,
même si les défendeurs ont prouvé que le capi-
taine avait donné l'ordre d'assurer des quarts, ils
n'ont pas prouvé que les marins de quart ont
rempli correctement leurs fonctions.
Il y a eu défaut de surveillance et de toute
action préventive. En l'espèce, les défendeurs
invoquent le caractère inévitable de l'accident
et, pour avoir gain de cause, ils sont tenus
d'établir qu'ils ont pris toutes précautions rai-
sonnables afin d'éviter l'accident, et que ledit
accident était inévitable en ce sens qu'il ne
pouvait pas raisonnablement être prévu ou que,
s'il l'avait été, on ne pouvait se prémunir même
en prenant toutes les précautions raisonnables
dans les circonstances.
On a défini l'accident inévitable comme un
accident [TRADUCTION] «que la personne à qui
on l'impute ne pouvait réellement prévenir par
la diligence normale, la prudence et la compé-
tence en matière maritime.» On trouve cette
définition dans l'arrêt The Europa 2 et le Conseil
privé l'a adoptée dans l'arrêt The «Marpesia» c.
The «America» 3 . Cette définition a également
été adoptée par le juge Cameron (tel était alors
son titre) siégeant en appel de la décision d'un
juge de district en amirauté pour le district
2 (1850) 14 Jur. 627 à la p. 629.
3 (1872) L.R. 4 P.C. 212.
d'amirauté du Québec dans l'arrêt Le Peterbo-
rough c. La Compagnie de Téléphone Bell du
Canada 4 . Étant donné que l'accident inévitable
est un état de choses sur l'existence duquel le
défendeur s'appuie pour dégager sa responsabi-
lité, celui qui en invoque l'existence, savoir le
défendeur, est tenu d'en rapporter la preuve
positive. Voir les arrêts Burrard Terminais Ltd.
c. Straits Towing Ltd. 5 ; The Merchant Prince 6 ;
Tremblay c. Hyman 7 ; Poplar Bay Steamship
Co. c. Le Charles Dick 8 et l'arrêt Peterborough
(précité). Les principes applicables au fardeau
de la preuve sont les mêmes que dans le cas où
la défense est fondée sur la force majeure. Voir
Carver's Carriage By Sea par Colinvaux 9 . Des
courants exceptionnels, qui ne se produisent
que rarement, ne constituent pas un cas de force
majeure. Voir les arrêts The Kepler 10 ; The
Pladda"; et The «Velox» 12 .
La rupture des amarres qui a entraîné l'acci-
dent était de toute évidence nettement prévisi-
ble et fut, de fait, prévue puisqu'elle fit l'objet
de deux avertissements distincts; de toute évi-
dence, le dommage en résultant était également
prévisible. L'accident ne relevait donc pas de la
catégorie des événements rares qui caractérisent
normalement en droit l'accident inévitable. Ceci
étant, le fardeau de la preuve incombant au
navire défendeur, savoir qu'il [TRADUCTION] , ,
«ne pouvait réellement prévenir (l'accident) par
la diligence normale, la prudence et la compé-
tence en matière maritime» est fort complexe à
mon avis, et pour les mêmes raisons qui justi-
fient ma conclusion qu'il y avait eu négligence
du navire défendeur, ce moyen de défense est
irrecevable. Il convient d'ailleurs de souligner à
cet égard que deux brise-glace se trouvaient
dans les parages et que personne n'a expliqué
4 [1952] R.C.É. 462.
i (1965) 50 D.L.R. (2d) 41.
6 [1891-4] All E.R. Rep. 396.
7 (1917-21) 20 R.C.É. 1.
8 [1926] R.C.É. 46.
9 Vol. I, 12° éd. paragraphes 9, 10, 11 (British Shipping
Laws—Vol. 2).
10 (1876) 2 P. 40.
11 (1876-7) 2 Prob. Div. 34.
12 [1955] 1 Adm. 376à la p. 380.
pourquoi lesdits brise-glace n'ont pas été appe-
lés à mouiller devant le navire défendeur pour
tenter de briser les bancs de glaces avant qu'ils
ne l'atteignent. A mon avis, étant donné que les
chaînes d'ancre n'ont pas cédé quand les ancres
ont accroché les câbles, elles auraient sans
doute suffi à retenir le navire au quai sans qu'on
se serve des amarres. Les assesseurs ont cepen-
dant déclaré que ce n'était pas la pratique ordi-
naire dans cette partie du monde bien qu'elle
soit utilisée en Méditérranée en cas d'avis d'ou-
ragan. En tout état de cause, on ne peut pas dire
qu'il s'agissait d'un accident imprévisible puis-
qu'il a été de toute évidence prévu et puisqu'on
n'a pas établi de manière positive l'absence
d'autres choix raisonnables.
Lorsque la demanderesse a établi que le dom-
mage est imputable à la rupture des amarres du
navire, le navire défendeur est tenu d'expliquer
comment cela a pu se produire sans que son
équipage soit coupable de négligence ou son
équipement défectueux. Voir l'arrêt The John
Harley c. The William Tell 13 .
L'arrêt La Compagnie de Téléphone Bell du
Canada c. Beverley Steamship Co. Ltd. 14 , cité
par les défendeurs, n'est pas, à mon avis, d'un
très grand secours. Dans cette affaire, le navire
était ancré à un mouillage autorisé. Il fut décidé
que, vu les faits, le navire était correctement
ancré et qu'on ne pouvait trouver la moindre
négligence à cet égard. Survint un ouragan tout
à fait imprévu qui fit échouer de nombreux
navires et fit chasser sur ses ancres le navire
défendeur, celles-ci finirent par accrocher des
câbles téléphoniques. Il fut décidé que le navire
n'était pas responsable des dommages qu'il avait
causés aux câbles en les accrochant, mais il fut
jugé responsable de la manière dont les câbles
furent dégagés des ancres—l'équipage ayant
sectionné les câbles au lieu de les dégager
correctement.
L'arrêt British Columbia Telephone Company
c. Le Arabien 15 n'est pas non plus d'un très
grand secours au navire défendeur. Bien qu'il ait
été jugé dans cet arrêt que la demanderesse
13 (1866) 13 L.R. (N.S.) 413.
14 [1944] C.S. 154.
15 34 B.C.R. 319.
n'avait pas réussi à se libérer du fardeau de la
preuve relative à la négligence, on ne trouve
aucune indication des motifs de la conclusion
dans le texte de l'arrêt; au contraire, le juge de
première instance déclara que sa conclusion
découlait d'un examen approfondi des faits,
mais qu'il s'abstenait de les examiner dans ses
motifs.
Dans la présente affaire, les défendeurs sou-
tiennent également que la demanderesse portait
atteinte aux droits de navigation et qu'elle était
donc responsable de son propre malheur ou que,
tout au moins, elle était coupable de négligence
contributive. La demanderesse bénéficiait d'une
servitude valable lui donnant le droit d'installer
ses câbles là où ils se trouvaient. On a souvent
comparé les voies d'eau navigables, telles que le
fleuve Saint-Laurent, aux voies publiques car
chacun a le droit d'y naviguer, d'y passer et
repasser à tout moment et quel que soit la
marée.
Il est certain que la servitude accordée à la
demanderesse ne l'autorise pas à porter atteinte
aux droits ordinaires de navigation pas plus que
ne le ferait la nue-propriété du terrain même sur
lequel sont posés des câbles. Voir Mayor of
Colchester c. Brooke 16 et The Swift" .
Par contre, certaines restrictions sont néces-
sairement imposées aux droits de navigation
dans les eaux territoriales. Parmi les nombreu-
ses restrictions, on trouve l'interdiction d'ancrer
à certains endroits. L'installation et l'entretien
de câbles placés au fond d'une rivière, dans un
endroit où l'ancrage est interdit, ne porte pas
atteinte aux droits de navigation, car les droits
de navigation à cet endroit ne comprennent pas
le droit d'ancrage.
Le navire n'aurait pas eu à mouiller l'ancre à
cet endroit si le capitaine et l'équipage avaient
dès le début fait preuve de la diligence appro-
priée. Voir La Compagnie de Téléphone Bell du
Canada c. Canada Steamship Lines, Limited 1 e
16 7 Q.B. 339.
17 [1901] P. 168.
18 (1938) 76 C.S. 473à la p. 477.
Pour ces raisons, j'estime qu'on a clairement
établi la négligence du navire défendeur et qu'on
doit rejeter le moyen de défense fondé sur le
caractère inévitable de l'accident.
Quant à l'existence de la négligence contribu-
tive de la demanderesse, mon attention a été
retenue par l'argument selon lequel, sachant que
ses câbles avaient été accrochés à plusieurs
reprises par des ancres, la demanderesse les
avait quand même laissés entre les villes de
Québec et Lévis au milieu d'un port à trafic très
dense, alors qu'elle aurait probablement pu les
installer ailleurs ou même les enfermer dans une
gaine de ciment de manière que les ancres de
navire ne puissent pas les accrocher.
Le fait que les câbles soient installés dans les
limites du port de Québec a sans aucun doute
augmenté les risques de dommage, étant donné
le grand nombre de navires qui non seulement
passent mais effectuent des manoeuvres dans les
parages, s'amarrent aux diverses jetées et jet-
tent l'ancre dans les mouillages autorisés dans
l'enceinte du port. Cette installation ne présente
cependant aucun danger pour la navigation telle
qu'autorisée par la loi à cet endroit; elle ne gêne
pas en fait les manoeuvres des navires en sur
face au-dessus des câbles, car, à cet endroit
précis, les navires n'ont que le droit de passer.
Les câbles sont clairement indiqués sur les
cartes de navigation à jour ainsi que dans les
publications officielles couvrant la navigation et
le pilotage sur le fleuve Saint-Laurent. Toutes
les personnes qui naviguent dans les parages
sont tenues en droit de connaître l'existence et
l'emplacement des câbles ainsi que l'interdiction
de mouillage; il existe donc en droit une pré-
somption qu'elles en ont eu connaissance. La
demanderesse était donc en droit de supposer
que le navire défendeur était au courant de ces
faits. La demanderesse était également en droit
de supposer que le navire défendeur agirait en
conséquence, d'une manière prudente et raison-
nable et conformément aux normes reconnues
du matelotage. Le fait que la demanderesse n'ait
pas pris toutes les précautions possibles pour
empêcher tout dommage à ses biens pour suite
d'actes ou omissions illégaux ou négligents d'au-
tres parties, ne constitue en aucune façon une
négligence de sa part, en l'espèce. Je ne vois pas
comment le maintien de câbles dans un empla
cement autorisé puisse constituer une négli-
gence contributive de la part de la demande-
resse alors que ces câbles ne présentent pas le
moindre danger pour la navigation telle qu'auto-
risée et qu'ils ne peuvent être endommagés que
par un acte illégal délibéré ou par la négligence
d'un tiers.
On relève de nombreuses affaires dans les-
quelles la demanderesse aux présentes réclamait
des dommages-intérêts du fait que ses câbles,
situés dans le port de Québec à l'endroit même
od s'est produit le dommage en question,
avaient été accrochés par des ancres de navire;
toutefois, les tribunaux n'ont jamais conclu à la
négligence contributive. Dans nombre de ces
affaires, la négligence contributive a été invo-
quée et plaidée. Je n'entends pas les examiner
toutes ici, mais il est intéressant de souligner
que dans l'affaire Peterborough (précitée) on
invoquait la négligence contributive de la com-
pagnie ou la façon dont elle avait posé le câble
et il fut décidé en première instance et confirmé
en appel que rien dans la pose du câble n'indi-
quait la négligence contributive de la demande-
resse. Il est vrai qu'il convient de juger chaque
affaire sur ses propres faits et qu'on ne peut
utiliser une autre affaire pour interpréter les
faits de la présente espèce, mais je ne trouve en
l'espèce pas le moindre fait différent de ceux de
l'affaire Peterborough et dont on puisse déduire
la négligence contributive de la demanderesse,
la Compagnie de Téléphone Bell du Canada. A
cet égard, on pourrait citer une autre affaire qui
porte justement sur le même câble dans le port
de Québec; il s'agit de l'arrêt La Compagnie de
Téléphone Bell du Canada (Limitée) c. Le
«Rapid» 19 . Dans cette affaire, la Cour a une fois
encore décidé que la demanderesse ne s'était
rendue coupable d'aucune négligence en posant
son câble à cet endroit précis, puisqu'elle avait
obtenu toutes les autorisations nécessaires et
qu'il était interdit de jeter l'ancre à cet endroit.
19 (1895-97) 5 R.C.É. 413.
Dans l'arrêt The «Czar» 20 , il s'agissait égale-
ment de câbles immergés endommagés par un
navire lorsqu'il jeta l'ancre dans le port de
Québec; la Cour n'a relevé aucune négligence
contributive de la demanderesse.
Il est aussi intéressant de noter que dans
toutes ces affaires, il n'y avait pas d'action ou
d'omission de la demanderesse qui permettrait
de les distinguer de celle-ci et nous amènerait à
conclure à la négligence contributive en
l'espèce.
J'en viens maintenant à la question des dom-
mages-intérêts. Sur le montant de $228,414.80
réclamé à titre de dommages-intérêts, les défen-
deurs, dans leurs admissions conjointes produi-
tes à l'audience (pièce n° 13), ont convenu que
la somme de $190,447.67 couvrait les domma-
ges-intérêts imputables à l'accident proprement
dit.
Les défendeurs soutiennent qu'il faut tenir
compte d'une dépréciation de $6,090.55 pour
l'un des câbles, le câble n° 517, car celui-ci avait
déjà un an et demi et que la demanderesse allait
obtenir un câble tout neuf à la place. On a
clairement établi la nécessité de mettre un câble
neuf car l'ancien était irréparable. La demande-
resse a droit à la restitutio in integrum, mais à
rien de plus. Il n'y a pas lieu d'effectuer le
calcul de la dépréciation en tant que tel, mais il
incombe à la Cour d'examiner la valeur de l'ob-
jet au moment de sa destruction afin de pouvoir
le remplacer par sa valeur pécuniaire.
Une entente des parties déposée comme pièce
n° 13 établit qu'un câble a une vie utile de trente
ans. En se fondant sur ce calcul, on peut fixer
de manière juste la valeur du câble détruit au
coût d'un nouveau câble moins la somme de
$6,100. Il convient donc de déduire ce montant
des $228,414.80 réclamés à titre de
dommages-intérêts.
Les défendeurs font également valoir qu'un
des deux câbles, savoir le câble n° 517, a été
remplacé en janvier 1971 et que l'autre, le câble
n° 518, a été remplacé pendant l'été; on devrait
donc selon eux soustraire la somme de
$31,876.58 qui représente la différence de coût
20 (1875) 3 Cook Adm. 197.
entre l'installation du câble n° 517 pendant l'hi-
ver et son coût d'installation pendant l'été. On
peut, à mon avis, répondre à cette allégation en
invoquant le fait que les deux câbles étaient
effectivement en service; le câble n° 517 conte-
nait 689 paires et il est raisonnable de supposer
que ces lignes étaient nécessaires pour desservir
les clients de la demanderesse. Les entreprises
commerciales, telles que la demanderesse, n'ins-
tallent pas des câbles coûteux si ceux-ci ne
répondent pas à un besoin commercial. Le
simple fait que la demanderesse a pu assurer le
service avec un seul câble, et attendre l'été pour
installer le second, n'est pas une preuve nous
permettant de conclure qu'elle aurait pu se
passer des deux câbles jusqu'à l'été. En l'ab-
sence de preuves démontrant que la demande-
resse aurait pu se passer des deux câbles, je n'ai
aucune peine à conclure, considérant la prépon-
dérance des probabilités, qu'il fallait remplacer
le premier câble immédiatement.
La demanderesse demande des intérêts sur le
total des dommages-intérêts et les défendeurs
contestent ce montant.
Il est certain que cette cour, en sa juridiction
d'amirauté, a compétence pour allouer des inté-
rêts à titre de partie intégrante des dommages-
intérêts auxquels la demanderesse peut par ail-
leurs avoir droit, que ce soit ex contractu ou ex
delicto.
Les Cours d'amirauté, dans l'exercice de leur
compétence, appliquaient des principes diffé-
rents de ceux sur lesquels se fonde la jurispru
dence de common law; il s'agit en l'espèce d'un
principe de droit civil selon lequel, lorsque le
paiement n'est pas effectué, l'intérêt est dû au
créancier ex mora du débiteur. Voir les arrêts
Canadian General Electric Co. Ltd. c. Pickford
& Black Ltd. 21 et Canadian Brine Limited c. Le
Scott Misener 22 et la jurisprudence citée aux pp.
4511 à 452 de ce dernier. Étant donné que le
principe est fondé sur le droit de la demande-
resse à une indemnisation intégrale, intérêts
compris à compter de la date du préjudice, je ne
suis toutefois pas prêt à décider comme, sem-
ble-t-il, l'arrêt Canadian Brine (précité) l'avait
21 (1971) 20 D.L.R. (3°) 432 la p. 436.
22 [1962] R.C.É. 441.
fait, que la discrétion d'allouer ou pas des inté-
rêts doit varier selon que le défendeur a commis
une négligence grave ou non. Étant donné qu'en
droit maritime on considère le droit à des inté-
rêts comme partie intégrante de l'indemnisation
du dommage imputable au défendeur, et que ce
droit appartient à la personne lésée et découle
directement de l'acte dommageable, je ne vois
pas pourquoi, lorsqu'on a déterminé la respon-
sabilité, on devrait tenir le moindre compte de la
question de savoir si le responsable du dom-
mage est coupable d'une faute lourde\ Dans les
affaires de ce genre, on n'accorde pas les inté-
rêts au demandeur à titre de pénalité contre le
défendeur, mais simplement comme partie inté-
grante de l'indemnisation du dommage initial
subi par la partie lésée et imputable au défen-
deur: ceci constitue une application totale du
principe restitutio in integrum. Voir les arrêts
The Kong Magnus 23 , The Joannis Vatis (N° 2)24
et The Northumbria 25 . En l'espèce, bien que
j'aie conclu à la négligence, il ne s'agit pas à
mon avis d'une négligence grave. Néanmoins, je
suis convaincu qu'il convient d'accorder des
intérêts à la demanderesse à moins que l'on
trouve dans sa conduite ou par ailleurs quelque
raison de réduire ou de rejeter sa demande
d'intérêts, autre que la question de savoir si les .
défendeurs sont responsables de négligence
grave.
L'action fut intentée devant l'ancienne Cour
de l'Échiquier par introduction d'un bref. Voici
un extrait de la déclaration, rédigée en français:
... avec intérêts depuis l'assignation et dépens.
Il faut entendre par cela la date de signification
du bref et non de la déclaration. Puisque la
demanderesse ne réclame pas le versement d'in-
térêts à partir de la date de l'accident, mais de la
date de signification du bref et puisqu'elle n'a
déposé aucune demande de changement de la
déclaration, il est clair que la Cour ne peut pas
accorder d'intérêts pour la période antérieure à
la signification du bref. Si la déclaration ne
23 [1891] P. 223 la p. 236.
24 [1922] P. 213 la p. 223.
23 (1869) L.R. 3 A. & E. 6 aux pp. 10 et 14.
mentionnait que les intérêts sans préciser de
date, j'aurais eu à examiner s'il y avait lieu
d'accorder des intérêts à partir de la date de
l'accident. La demanderesse n'a pas remplacé le
second câble avant l'été et rien ne démontre
qu'il était vraiment nécessaire de le remplacer
plus tôt. La demanderesse n'a donc pas eu à
débourser le coût d'un remplacement avant ce
moment-là. En conséquence, pour le second
câble, les intérêts ne doivent courir qu'à partir
de la date effective du remplacement selon les
principes énoncés par le maître des rôles, Lord
Denning et que le président Jackett (maintenant
juge en chef) a confirmé dans l'arrêt Canadian
General Electric Co. c. Le «Lake Bosomtwe» 26 .
Voici le passage pertinent de l'exposé du maître
des rôles Lord Denning:
[TRADUCTION] a) Lorsqu'un navire de rapport sombrait
lors d'une collision, la Cour d'amirauté accordait des
intérêts sur la valeur du bateau ... à compter de la date
de sa perte jusqu'à celle du procès,
b) Lorsque le navire ne coulait pas, mais subissait seule-
ment des avaries, la Cour d'amirauté accordait des inté-
rêts sur le coût des réparations, uniquement à compter du
jour od l'on réglait effectivement la note des réparations,
car ce n'était qu'à partir de ce moment-là que le deman-
deur essuyait une perte, et
e) Lorsqu'une collision entraînait une perte de vie, la
Cour d'amirauté accordait des intérêts seulement à comp-
ter de la date du rapport du registraire.
Étant donné que les parties se sont entendues,
dans un document déposé comme pièce n° 13,
sur un chiffre global et qu'on ne mentionne
nulle part le coût réel des deux câbles, il est
extrêmement difficile de préciser ce qu'il en a
coûté pour acheter et installer les deux nou-
veaux câbles, sauf que les parties ont convenu
que la différence entre le coût d'installation du
nouveau câble n° 517 en hiver et celui du nou-
veau câble n° 518 en juin était de $31,876.58. Si
l'on déduit cette somme du montant total de
$222,314.80, il reste $190,438.22. On peut sup-
poser que la moitié de cette dernière somme,
soit $95,219.11, représente le prix d'achat réel
et le coût d'installation du câble posé pour rem-
placer le câble n° 518 pendant l'été et que la
différence entre ce dernier montant et $222,-
314.80, soit $127,095.69, représente ainsi le
26 [1970] R.C.É. 553 la p. 559. NOTE: cette décision a été
infirmée en appel, voir [1971] 20 D.L.R. (3e) 432. Toutefois
le principe portant sur l'allocation d'intérêt 'dans les affaires
d'amirauté a été approuvé.
prix d'achat et le coût d'installation du câble
posé pour remplacer le câble n° 517.
A mon avis, la conduite de la demanderesse et
les circonstances de l'espèce ne permettent en
aucune façon de refuser d'accorder des intérêts,
intérêts qui vont donc courir, pour la somme de
$127,095.69 à partir de la date de signification
du bref soit le 15 décembre 1970 et pour la
somme de $95,219.11 à partir du 15 juin 1971.
Pour ce qui est du taux d'intérêt, bien que,
dans le passé, la plupart des arrêts aient accordé
l'intérêt au taux de 5%, il me semble que, vu
l'énorme augmentation des taux d'intérêt ces
dernières années, un taux d'intérêt à 5% n'a
plus grand sens, abstraction faite du taux d'inté-
rêt légal qui court sur un jugement définitif une
fois rendu. L'article 13 de la Loi sur l'intérêt 27
prévoit que toute somme due en vertu d'un
jugement porte intérêt au taux de 5% dans les
provinces du Manitoba, de la Colombie-Britan-
nique, de la Saskatchewan, de l'Alberta ainsi
que dans les Territoires du Nord-Ouest et du
Yukon. Les taux d'intérêt, dans les autres pro
vinces, ont été fixés par les lois provinciales
mais ces taux d'intérêt s'appliquent aux sommes
dues en vertu d'un jugement. D'autres textes
législatifs fixent les taux d'intérêt dus sur les
sommes consignées en cour.
Il me semble cependant aller de soi que si l'on
considère le droit de la demanderesse à des
intérêts comme faisant partie intégrante de ses
dommages-intérêts en vertu du principe restitu-
tio in integrum, il convient alors, en toute jus
tice, de fixer les intérêts au taux d'intérêt com
mercial couramment applicable, quel que soit le
taux d'intérêt prévu sur une somme due en
vertu d'un jugement en ce moment ou quel que
soit le taux d'intérêt versé par les gouverne-
ments en ce moment pour les sommes consi-
gnées en cour. Dans les derniers dix-huit mois,
on a assisté à une flambée des taux d'intérêt en
général et des taux préférentiels bancaires en
particulier. Pendant cette période, le taux préfé-
rentiel est passé de 6% à 9i% environ et l'on
pourrait bien se demander s'il ne convient pas
d'appliquer, jusqu'au jugement et aussi long-
temps que la somme sera impayée, les divers
27 S.R.C. 1952, c. 156 (maintenant S.R.C. 1970, c. I-18).
taux préférentiels en vigueur pendant toute la
période en cause. Toutefois, la demanderesse
n'a pas soulevé cette question et je vais m'abs-
tenir de la trancher ou fonder sur elle des con
clusions, car il serait manifestement injuste
d'accorder des dommages-intérêts sur la base
d'un point qui n'a jamais été invoqué ni soulevé
dans les plaidoiries ou dans la preuve ni débattu
à l'audience.
Pour fixer le taux juste, il me semble que le
critère utile est le taux préférentiel des prêts
bancaires en vigueur le jour où le droit aux
intérêts est né. A la date de l'accident et à la
date de délivrance du bref, comme aux dates où
furent engagées les dépenses de réparations des
câbles, le taux préférentiel des prêts bancaires
était le même, à savoir 6%, et c'est à ce taux
qu'on doit donc calculer les intérêts.
La demanderesse a donc droit à la somme de
$222,314.80, plus l'intérêt à 6% l'an à partir du
15 décembre 1970 pour la somme de $127,-
095.69 et à partir du 15 juin 1971 sur la somme
de $95,219.11 jusqu'à la date du jugement. La
demanderesse se voit également accorder ses
dépens.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.