Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

The Consolidated Mining and Smelting Company of Canada Limited (Demanderesse)
c.
Straits Towing Limited (Défenderesse)
Division de première instance, le juge Catta- nach—Vancouver (C.-B.), les 22, 23, 24, 25, 26 et 29 novembre 1971; Ottawa, le 28 juillet 1972.
Droit maritime—Perte de la cargaison de chalands—Nau- frage des chalands alors qu'ils étaient amarrés à leur lieu d'amarrage habituel—La perte est-elle attribuable à une fortune de mer—L'entreprise de remorquage peut-elle invo- quer une immunité?
Deux chalands, chargés de marchandises appartenant à la demanderesse, ont été remorqués par la défenderesse, qui exploite une entreprise de remorquage, jusqu'à Port McNeill (C.-B.); attachés l'un à l'autre, ils y ont été amarrés dans une aire d'assemblage de trains de bois la défende- resse avait coutume d'amarrer ses chalands. Le lendemain matin, on a constaté le naufrage des deux chalands; un des pilots d'une estacade, fraîchement rompu, avait transpercé l'un des chalands de la coque au pont. La Cour suprême du Canada ayant rejeté l'action de la demanderesse contre le commandant du remorqueur, qu'elle accusait de négligence (Cominco Ltd. c. Billon [1971] R.C.S. 413), la demande- resse a poursuivi la compagnie de remorquage. La cargaison faisait l'objet de connaissements prenant effet sous réserve de la Loi sur le transport des marchandises par eau, S.R.C. 1970, c. C-15. On a convenu que le naufrage des chalands a été causé par la rupture de deux pilots submergés faisant partie de l'estacade à laquelle la poupe de l'un des chalands était amarrée; ce chaland a alors pu dériver et s'empaler sur l'un des pilots brisés, vraisemblablement en s'échouant dessus au moment du reflux.
Arrêt: l'action est rejetée, la perte de la cargaison de la demanderesse étant attribuable à une fortune de mer impré- visible dans les circonstances, à savoir les pilots submergés. Arrêt appliqué: The Xantho (1887) 12 App. Cas. 503. Les preuves démontrent . que les chalands étaient en bon état de navigabilité, que le remorqueur et les chalands étaient con- venablement équipés et garnis d'hommes, et que la défende- resse n'a pas été négligente.
ACTION en dommages pour la perte d'une cargaison.
W. J. Wallace, c.r. pour la demanderesse. W. O. M. Forbes pour la défenderesse.
LE JUGE CATTANACH—La corporation demanderesse poursuit la compagnie défende- resse en dommages pour pertes ou avaries subies par sa cargaison que la défenderesse avait convenu de charger sur ses chalands et de transporter par eau de Vancouver (Colombie-
Britannique) à Port McNeill (Colombie-Britan- nique).
Cette action découle du naufrage de deux chalands à leur lieu d'amarrage à Port McNeill, et a déjà fait l'objet d'une autre instance. Le 7 décembre 1964, la demanderesse a intenté une action distincte contre le capitaine Thomas E. Bilton, employé de la défenderesse, chargé de remorquer les chalands jusqu'à Port McNeill. L'affaire s'intitulait Cominco Ltd. c. Bilton. La demanderesse a depuis changé sa raison sociale. L'instruction de l'action, fondée sur la négli- gence du capitaine, a eu lieu devant le juge Sheppard, qui l'a rejetée le 3 octobre 1968. Un appel à la Cour suprême du Canada a également été rejeté [1971] R.C.S. 413. Le juge Ritchie a rendu le jugement en son nom et au nom du juge en chef Cartwright et des juges Abbott et Martland; le juge Spence était dissident. Pour alléguer négligence de la part du capitaine, on a prétendu que l'aire d'assemblage des trains de bois étaient amarrés les chalands n'était pas sûre, et que ces chalands avaient été laissés sans surveillance. La Cour a jugé que le choix du lieu d'amarrage n'avait en rien dépendu du capitaine, et que celui-ci n'était pas davantage responsable de la surveillance des chalands une fois amarrés. On a prétendu également que la manière dont les chalands étaient amarrés déno- tait une négligence de la part du capitaine.
Le juge Ritchie a déclaré, à la page 430:
Si cette action avait été intentée contre Straits Towing Limited, d'autres facteurs auraient pu jouer; mais en pour- suivant le capitaine du remorqueur, l'appelante a assumé le fardeau de prouver que sa négligence a été une cause probable de la perte subie. A mon avis, l'étude de la preuve dans son ensemble ne permet pas de dire que l'appelante s'est acquittée de ce fardeau.
La présente action est intentée contre Straits Towing Limited et, en conséquence, je suis obligé de considérer les autres facteurs suscep- tibles de jouer.
Les avocats ont décidé d'un commun accord que les preuves présentées dans l'affaire Cominco Ltd. c. Bilton, telles qu'elles sont con- signées au dossier de l'appel et jointes aux dépositions de nouveaux témoins, seraient rap- portées à la Cour dans cette instance.
Depuis 1960, un accord, en partie verbal et en partie défini par un échange de correspon-
dance, entre la demanderesse et la défende- resse, prévoyait que la défenderesse transporte- rait des marchandises appartenant à la demanderesse de Vancouver à la cale Mannix (que l'on considérera à toutes fins utiles comme un quai), à Port McNeill, par chalands remorqués.
Conformément à cet accord, la défenderesse a transporté diverses cargaisons de Vancouver à Port McNeill.
La demanderesse exploite, par l'intermédiaire d'une filiale, une mine de cuivre à Benson Lake, à environ 25 milles de Port McNeill, dans l'ar- rière-pays. Benson Lake était la destination définitive des marchandises de la demande- resse.
La méthode utilisée par la défenderesse pour l'expédition de ces marchandises comportait quatre étapes. Premièrement, on chargeait les chalands à False Creek, port d'attache de la défenderesse, ensuite on les remorquait jusqu'à la bouée de Kitsilano, on les amarrait; à la deuxième étape, un remorqueur côtier long- courrier conduisait les chalands de la bouée de Kitsilano jusqu'à Port McNeill. La troisième étape consistait à amarrer les chalands, à leur arrivée à Port McNeill.
Les obligations contractuelles de la défende- resse prenaient fin lorsque les chalands étaient livrés au quai Mannix, à Port McNeill. L'eau n'était pas assez profonde au quai Mannix pour permettre à des remorqueurs côtiers long-cour- riers de tirer les chalands jusqu'à ce quai. En conséquence, il fallait les amarrer en eau plus profonde. Au début, la défenderesse amarrait ses chalands au quai Ore, également désigné quai de l'Empire Development Company Limit ed. Au mois de juin 1961, la compagnie Empire a prié la défenderesse de cesser d'amarrer ses chalands à cet endroit. La défenderesse n'avait pas le droit d'amarrer au quai de l'État (égale- ment désigné quai de la Rayonier) sans qu'un remorqueur n'y stationne, car les quelques caboteurs et bateaux de passagers encore en service s'y amarraient. Le stationnement d'un remorqueur aurait contredit le principe même du transport côtier par remorqueurs et chalands.
Ouvrons ici une parenthèse pour exposer ce principe, tel qu'il ressort des dépositions.
Dans le passé, tout le cabotage s'effectuait par vapeurs. Les frais d'exploitation de ces vapeurs sont cependant devenus prohibitifs, à cause notamment de l'augmentation sensible du salaire des marins, plus élevé, paraît-il, en Colombie-Britannique que partout ailleurs dans le monde. En conséquence, presque toutes les compagnies maritimes qui faisaient du cabotage ont renoncé à l'entreprise et vendu leurs navi- res. La plus grande partie du cabotage est effec- tuée par remorqueurs et chalands, ce qui est à la fois plus économique et plus efficace. L'équi- page d'un remorqueur est beaucoup moins nom- breux que celui d'un vapeur. La cargaison d'un chaland, une fois à destination, reste à bord jusqu'à ce que le consignataire soit en mesure de la décharger, tandis qu'un vapeur transporte les cargaisons de plusieurs consignataires, et lorsqu'il arrive à une destination quelconque, il doit y demeurer pendant que l'on décharge les marchandises destinées à ce port. Fréquem- ment, cette escale se prolonge, et les frais crois- sent en proportion. Lorsqu'on utilise la méthode de transport par remorqueurs et chalands, le chaland est laissé aux soins du consignataire et il va de soi que le remorqueur repart tout de suite chercher un autre chaland à tirer, plutôt que de demeurer stationnaire au point de déchargement. C'est ce qui permet l'exploita- tion du transport maritime par chalands remor- qués. En résumé, les vapeurs ont cesser toute activité à cause des frais considérables de leur exploitation, pour être remplacés par les remorqueurs et les chalands.
En conséquence, après le mois de juin 1961, la défenderesse et ses capitaines ont pris l'habi- tude d'amarrer leurs chalands dans l'aire d'as- semblage des trains de bois utilisée par la Rayo- nier. Entre le premier janvier 1961 (donc avant juin 1961) et janvier 1962, cinquante-deux cha- lands remorqués en quarante-six traversées, y ont été amarrés. Ces cinquante-deux chalands n'ont subi aucun dommage. L'aire d'assemblage de la Rayonier semble avoir été le seul point d'amarrage encore utilisable par la défenderesse à Port McNeill.
La Rayonier se servait de ce plan d'eau pour rassembler ses billes; plusieurs témoins ont
déclaré que la Rayonier, étant une compagnie importante, assurait l'entretien de ses installa tions.
Si je ne m'abuse, on a établi que la Rayonier était une filiale de la demanderesse, mais ceci n'a pas d'importance parce que l'accord inter- venu entre la demanderesse et la défenderesse stipulait que les marchandises de la demande- resse devaient être livrées au quai Mannix. Les avocats ont reconnu ce fait et en ont tenu compte dans leur argumentation. En consé- quence, la livraison à l'aire d'assemblage de la Rayonier n'était pas conforme au contrat, même si la Rayonier était une filiale de la demanderesse.
La quatrième et dernière étape du transport par la défenderesse des marchandises de la demanderesse s'effectuait de la façon suivante: un petit remorqueur, propriété de la Rayonier, tirait les chalands, après leur amarrage dans l'aire d'assemblage, de celle-ci jusqu'au quai Mannix, à la suite d'une entente entre la défen- deresse et la Rayonier et aux frais de la défen- deresse. En résumé, la Rayonier, en qualité d'agent de la défenderesse, achevait la qua- trième étape du transport pour le compte de cette dernière.
Une fois les chalands amarrés au quai Mannix, il était convenu, aux termes d'un con- trat entre la demanderesse et la Continental Explosives Limited, que celle-ci déchargerait la cargaison et la transporterait, vers l'intérieur des terres, jusqu'à Benson Lake.
Le vendredi 5 janvier 1962, à 11h15 environ, le préposé au mouvement de la défenderesse a donné l'ordre au capitaine Bilton, commandant le remorqueur Victoria Straits, propriété de la défenderesse, d'aller chercher deux chalands amarrés à la bouée de Kitsilano, à bord des- quels se trouvaient les marchandises de la défenderesse, et de les conduire à Port McNeill. On a simplement dit au capitaine Bilton de [TRADUCTION] «prendre les deux chalands à la bouée de Kitsilano et de les conduire à Port McNeill pour le compte de la C. M. & S.».
Le capitaine Bilton n'exerçait ses fonctions pour le compte de la défenderesse que depuis environ deux semaines. Il n'était pas allé à Port McNeill pendant cette période. Marin d'expé-
rience, il était cependant déjà allé deux fois à Port McNeill, alors qu'il était au service d'au- tres employeurs et commandait un remorqueur de billes.
Le Victoria Straits était l'un des remorqueurs les plus puissants et les plus modernes de la flotte de la défenderesse. Son équipage se com- posait alors d'un effectif normal: le capitaine, le second et un matelot.
Après avoir reçu ces instructions, le Victoria Straits prit en remorque les deux chalands G. of G. 99 et Straits 64 et, à 11h30 environ, mit le cap sur Port McNeill.
Le Victoria Straits, après une traversée sans incident, est arrivé à Port McNeill le dimanche 7 janvier 1962, entre 14h30 et 15h00 et, avec les deux chalands en remorque, a accosté au quai de l'État.
R. J. H. Simpson, un employé de la Continen tal Explosives Limited, co-contractante de la demanderesse, se trouvait au quai pour recevoir le manifeste de la cargaison au nom de la demanderesse; ce manifeste lui a été délivré par le second. Le second a demandé à Simpson s'il pouvait amarrer les chalands au quai de l'État; Simpson lui a indiqué que l'aire d'assemblage des trains de bois utilisée par la Rayonier, envi- ron un mille à l'ouest du quai de l'État, était l'endroit la défenderesse amarrait habituelle- ment ses chalands, à l'abri d'un brise-lames.
Je crois me souvenir que l'on a établi que la défenderesse avait avisé le contremaître de la Rayonier à Port McNeill, de l'heure à laquelle le Victoria Straits devait arriver, mais de toute façon il est clair que la Rayonier n'avait pas l'intention de déplacer les chalands de l'aire d'assemblage jusqu'au quai Mannix le diman- che; les chalands demeuraient ordinairement dans l'aire d'assemblage jusqu'à ce que la marée soit propice à un amarrage au quai.
Le capitaine a amarré les chalands à 250 pieds au nord-ouest du brise-lames, c'est-à-dire derrière ce dernier, hors de l'aire d'assemblage proprement dite, par 27 pieds de fond. Le capi- taine Bilton a témoigné que lorsqu'on lui a dit d'amarrer dans l'aire d'assemblage, il a cherché l'endroit le plus sûr, c'est-à-dire le plus au large et l'eau était la plus profonde.
A son arrivée à l'extrémité nord de l'aire d'assemblage, le capitaine aperçut une rangée de ducs-d'albe; un câble métallique d'environ 18 pieds de longueur pendait de l'un d'eux. Il décida d'y amarrer les chalands. La présence de ce câble était une invitation à l'utiliser. Le capi- taine donna l'ordre au second d'utiliser l'extré- mité libre du câble pour amarrer l'un des cha- lands, qui étaient attachés l'un à l'autre par le travers, et c'est ce que le second a fait. Rien n'indique que le câble n'était pas bien attaché. Il avait été assujetti à un montant, à babord avant du chaland le plus rapproché de la côte. Envi- ron cinq pieds du câble restaient libres.
Le but du capitaine était d'amarrer le chaland le plus rapproché du rivage parallèlement à l'es- tacade fermant l'aire d'assemblage du côté nord. Une estacade comporte une double rangée de billes à l'état brut, fixées à des pilots simples, de 10 à 16 pouces de diamètre, dispo- sés à intervalles réguliers et ancrés au fond.
Cette méthode permettait d'amarrer la poupe de ce chaland à l'aide d'un câble métallique à torons flexibles, de telle façon que le câble puisse glisser le long de la bille de l'estacade en cas de mouvement du chaland. Rien ne permet de conclure que ces câbles n'étaient pas bien attachés.
A l'arrivée du Victoria Straits, il soufflait un léger vent d'ouest, de 10 à 15 noeuds; par ail- leurs, l'arrivée du remorqueur a coïncidé avec la plus forte marée de l'année. A 13h15, la marée atteignait 17.3 pieds au-dessus de la ligne des basses eaux, à 15h10, 14.9 pieds et à 20h15, 13.6 pieds.
Le Victoria Straits doit avoir quitté le quai de l'État juste après 14h30, pour se diriger vers l'aire d'assemblage. Une fois terminée la manoeuvre d'amarrage décrite ci-dessus, le capi- taine Bilton est reparti avec le remorqueur entre 15h10 et 15h30, conformément aux instructions de la défenderesse, afin d'aller à Englewood chercher un autre chaland, laissant les chalands sans surveillance.
Personne ne travaillait à proximité de l'aire d'assemblage ce dimanche après-midi, et par conséquent personne n'a, pu observer les chalands.
A 7h30 le lundi 8 janvier 1962, le contremaî- tre de l'aire d'assemblage de la Rayonier a cons- taté qu'ils avaient sombré. Ils reposaient à plat sur le fond; un pilot fraîchement brisé, d'envi- ron 11 pieds de longueur, traversait le bordé de point et le pont du G. of G. 99 et dépassait ce dernier d'environ 2 pieds. C'était un des pilots de l'estacade. La distance entre la quille du chaland et son pont était de 9 pieds.
Les chalands avaient coulé non pas le long de la limite nord de l'aire d'assemblage mais au- delà de cette limite; ils n'étaient plus orientés nord-sud, mais est-ouest.
On entreprit des opérations de renflouage afin de recouvrer les chalands et leur cargaison.
Un plongeur amateur équipé d'un scaphandre autonome constata que les deux chalands repo- saient à plat sur le fond; le câble qui reliait le duc-d'albe et le chaland le plus rapproché de la côte était encore attaché et tendu à se rompre. Le fond du G. of G. 99 était éventré à tribord arrière; le pilot fraîchement brisé se trouvait encore dans la brèche. Le Straits 64 était égale- ment éventré par le milieu.
Les épaves ont été inspectées ultérieurement par un plongeur professionnel qui a confirmé les constatations du premier plongeur.
Aucun des deux plongeurs n'a pu trouver les câbles reliant les deux chalands, ni celui qui reliait l'arrière du G. of G. 99 aux billes de l'estacade. Rien n'indiquait la cause de la brèche du Straits 64.
Personne n'a été témoin du naufrage. On a donc cherché à reconstituer les faits à partir d'hypothèses permettant d'expliquer la cause du naufrage, et cela six ans et huit mois après l'événement, c'est-à-dire au moment de la pre- mière poursuite, alors que la demanderesse imputait la cause du naufrage à la faute du capitaine Bilton.
On est d'accord sur le fait que la poupe des chalands s'est dégagée et a dérivé sur 90°; ou bien deux pilots ont ainsi été cisaillés sous l'effet de ce déplacement, ou bien ils se sont brisés hors du dégagement de la poupe, permet- tant aux chalands de dériver, compte tenu du fait que l'étrave demeurait solidement attachée au duc-d'albe. Un chaland dériva jusqu'au
dessus d'un pilot brisé, qui l'éventra soit immé- diatement, soit au moment du reflux. De toute façon, un chaland s'est empalé sur le pilot brisé, et a coulé lorsque l'eau l'envahit, entraînant avec lui l'autre chaland, qui y était attaché par des cordages en patte-d'oie.
Les points litigieux entre la demanderesse et la défenderesse peuvent, tels qu'ils m'apparais- sent, s'énoncer succinctement de la façon suivante.
L'allégation principale de la demanderesse est que la défenderesse a fait défaut de remplir ses obligations contractuelles en tant que voiturier public ou entrepreneur assimilable à un voitu- rier public, en ne livrant pas, prête à décharger, la cargaison de la demanderesse au quai Mannix; la demanderesse prétend, en consé- quence, recouvrer des dommages-intérêts pour rupture de contrat.
La défenderesse soutient qu'elle est déchar- gée d'une telle responsabilité parce que la perte est attribuable à une fortune de mer.
La demanderesse prétend que la défende- resse ne peut se prévaloir de l'immunité qu'elle allègue, à cause de sa négligence et de la prévi- sibilité du risque qui a causé l'avarie.
La défenderesse soutient que s'il y a eu négli- gence, ce ne peut être que celle de son préposé dans la navigation ou la conduite du navire.
La demanderesse soutient au contraire que la défenderesse ne peut se prévaloir de cette immunité, car c'est à elle, plutôt qu'à son pré- posé, que la négligence est imputable, ou du moins que, s'il y a eu négligence de la part de son préposé, la défenderesse y a contribué et que la perte n'est pas attribuable à la négligence du préposé dans la navigation ou la conduite du navire.
La charge d'établir que la perte a été causée par une fortune de mer incombe à la défenderesse.
Si la défenderesse en fait la preuve, il incombe alors à la demanderesse d'établir la négligence de la défenderesse ou la prévisibilité du risque.
La charge de prouver la négligence de son préposé dans la navigation ou la conduite du navire incombe à la défenderesse.
L'avocat de la demanderesse a admis que quarante connaissements s'appliquaient à l'ex- pédition en question. M. Housser l'a reconnu lors de l'interrogatoire préalable de Parker, aux pages 32 et 33. M. Wallace l'a de nouveau admis lorsqu'on a donné lecture de l'interroga- toire préalable de Parker. Un connaissement- type a été produit sous la cote 16. Les condi tions de ce connaissement sont explicites, elles prévoient que le connaissement s'applique sous réserve des dispositions de la Loi sur le trans port des marchandises par eau.
Le contrat de transport a été négocié par les représentants des deux compagnies au cours d'une série d'entretiens, et confirmé par écrit immédiatement après. Dans les grandes lignes, ce contrat stipulait, comme je l'ai mentionné au premier alinéa de ces motifs, que la défende- resse convenait, moyennant rémunération, de charger les marchandises de la demanderesse sur ses chalands, de remorquer ceux-ci de Van- couver à Port McNeill, et d'y livrer les chalands au quai Mannix pour que la défenderesse les décharge. Il n'a été question de connaissements ni au cours des conversations ni dans la corres- pondance, mais chaque expédition a fait l'objet d'un connaissement. Il semble qu'on ait con- venu tacitement de procéder ainsi, comme il est normal et habituel de le faire.
L'article 2 de la Loi sur le transport des marchandises par eau S.R.C. 1970, c. C-15 se lit comme suit:
2. Sous réserve des dispositions de la présente loi, les règles sur les connaissements contenues dans l'annexe (ci- après appelées «les Règles») seront exécutoires relative- ment et quant au transport de marchandises par eau dans des navires voiturant des marchandises de quelque port du Canada à tout autre port, soit à l'intérieur, soit en dehors du Canada.
L'article 4 de cette loi stipule:
4. Chaque connaissement ou titre du même genre délivré au Canada qui contient ou prouve quelque contrat auquel s'appliquent les Règles, doit renfermer une déclaration for- melle qu'il sera exécutoire sous réserve des dispositions des Règles, telles qu'elles sont appliquées par la présente loi.
L'article 4 exige que le connaissement déclare formellement qu'il est exécutoire sous réserve des dispositions des Règles (les Règles
de La Haye); cette clause est communément appelée la clause «paramount».
La loi a pour effet d'insérer dans tous les connaissements émis au Canada des clauses uniformes définissant les risques assumés par le voiturier maritime pour la durée du voyage ainsi que les droits et immunités dont il peut éven- tuellement se prévaloir. Les Règles de La Haye, telles que contenues à l'annexe de la Loi for- ment, de par la Loi, partie des conditions du contrat pour le transport de marchandises par eau comme l'indique le connaissement.
L'article Ib) des Règles de La Haye se lit comme suit:
b) «contrat de transport» s'applique seulement aux con- trats de transport couverts par connaissement ou autre titre du même genre, dans la mesure ce document a trait au transport des marchandises par eau, y compris tout connaissement ou autre document semblable susdit qui est émis sous le régime ou en conformité d'une charte-partie, à compter de l'époque ce connaissement ou titre semblable régit les relations entre un voiturier et un détenteur de ce même document;
Les marchandises transportées dans la présente affaire n'entrent pas dans la catégorie de celles mentionnées à l'article la).
Le contrat de transport est sujet aux Règles de La Haye, puisqu'on a émis un connaissement.
Ceci étant, je ne puis comprendre comment l'on peut mettre à la charge de la défenderesse une obligation contractuelle absolue de livrer les marchandises en bon état, et prétendre, comme on le fait aux alinéas 5, 6, 7 et 10 de la déclaration, qu'elle soit, en sa qualité de voitu- rier public ou d'acconier, un assureur de ces marchandises. La défenderesse n'était pas un acconier.
A mon sens, les responsabilités et les immuni- tés de la défenderesse à l'égard du transport de la cargaison de la demanderesse sont énoncées à la Loi sur le transport des marchandises par eau et en particulier aux articles III et IV de l'annexe de cette loi.
Incidemment, les deux parties ont reconnu qu'un remorqueur et un chaland constituent un «navire» au sens de la définition qu'en donnent l'article Id) («tout navire employé pour le trans port de marchandises par eau») et l'article 2 de
la Loi sur la marine marchande du Canada S.R.C. 1970, c. S-9 («comprend les chalands et bâtiments semblables, quel qu'en soit le mode de propulsion»).
L'article III définit les responsabilités du voiturier.
Aux termes du paragraphe 1 de l'article III, dans la mesure ils sont applicables aux cir- constances de l'espèce, le voiturier est tenu, avant et au commencement du voyage, d'exer- cer une diligence raisonnable pour:
a) mettre le navire en bon état de navigabilité; et
b) convenablement garnir d'hommes, équiper et approvi- sionner le navire;
Il n'y a aucun doute sur la navigabilité des chalands. On a vérifié leur étanchéité à la fin de cette traversée de deux jours, et tout était en ordre. Le Victoria Straits était un des meilleurs et des plus puissants remorqueurs de la flotte de la défenderesse et pouvait naviguer en haute mer.
On a par ailleurs prétendu que la composition de l'équipage n'était pas judicieuse, puisque le capitaine Bilton ne connaissait pas bien Port McNeill. Je rejette cette prétention, parce que le capitaine Bilton était breveté depuis long- temps et comptait plusieurs années d'expé- rience du remorquage. De plus, il avait remor- qué des billes à Port McNeill en deux occasions. Je crois savoir, d'après les témoigna- ges, que Port McNeill ne se distingue nullement des autres ports de l'île de Vancouver ou du continent.
On a allégué que le fait que le capitaine Bilton n'ait pas eu à bord un exemplaire de la dernière édition du «B. C. Pilot» constituait une insuffi- sance d'équipement. Le capitaine Bilton aurait pu, s'il l'avait désiré, s'en procurer un au bureau de la défenderesse. Il y avait cependant à bord une carte détaillée de Port McNeill qui donnait beaucoup plus de renseignements que le «B. C. Pilot», celui-ci ne contenant que des renseigne- ments d'ordre général. De toute évidence, le capitaine Bilton n'avait nul besoin de cette publication et, en conséquence, je ne saurais convenir que cette omission ait pu constituer un défaut d'équiper le navire ou une négligence imputable à la défenderesse.
A mon avis, la défenderesse n'a pas manqué d'exercer une diligence raisonnable pour mettre son navire en bon état de navigabilité et pour l'armer et l'équiper convenablement.
Aux termes du paragraphe 2 de l'article III, le voiturier est tenu de charger, manier, arrimer, transporter, garder, surveiller et décharger con- venablement et soigneusement les marchandises voiturées, le tout sous réserve des dispositions de l'article IV.
Les immunités invoquées en l'espèce en vertu de l'article IV déchargent le navire de toute responsabilité à raison des pertes ou dommages provenant ou résultant
2. ...
a) d'un acte, d'une négligence ou d'un manquement du capitaine, matelot, pilote ou des serviteurs du voiturier dans la navigation ou la conduite du navire; ou c) des périls, dangers et accidents de la mer ou des autres eaux navigables;
On admet que les chalands ont été éventrés par des obstacles immergés, plus précisément des pilots; ils ont donc pris l'eau et sombré, ce qui a causé la perte ou l'avarie de la cargaison.
Tel que je l'ai indiqué ci-dessus, on convient de part et d'autre que deux des pilots faisant partie de l'estacade à laquelle était attachée la poupe du chaland le plus rapproché de la côte se sont brisés, laissant ainsi les chalands déri- ver, et le G. of G. 99 s'est alors empalé sur un des pilots brisés, probablement lorsqu'il s'y est échoué à la marée descendante.
En conséquence, la question qui se pose est la suivante: «Est-ce que la perte de la cargaison provient d'une fortune de mer?»
Dans son traité «Carriage by Sea», British Shipping Laws, vol. 2 Carver observe, à la page 157:
[TRADUCTION] L'expression «fortune de mer» désigne les accidents dont le risque est particulier à la navigation en mer. Il doit s'agir de la navigation d'un navire sur la mer, bien que les accidents visés ne soient pas l'ensemble de ceux qui peuvent survenir au cours de cette navigation. Il doit s'agir d'accidents «de la mer», c'est-à-dire d'accidents liés aux conditions physiques particulières à la navigation en mer. Les fortunes de mer «sont par essence les risques auxquels s'exposent ceux qui exercent leurs activités sur ce dangereux élément, du fait précisément que leurs activités
s'exercent sur la mer. Elles sont des risques inhérents à la mer, et non aux voyages.»
La fin de ce passage reprend les remarques de Lord Esher dans l'arrêt Pandorf c. Hamilton, Fraser & Co. (1866) 17 Q.B.D. 670 à la p. 675.
La décision de la Cour d'appel fut infirmée et celle de Lord Lopes confirmée par la Chambre des lords dans l'arrêt Hamilton, Fraser & Co. c. Pandorf (1887) 12 App. Cas. 518.
Dans cette affaire, on avait expédié du riz en vertu d'une charte-partie et de connaissements qui excluaient les «dangers et accidents des mers». Au cours du voyage, des rats avaient percé un tuyau de plomb en le rongeant; l'eau de mer s'était infiltrée par ce trou et avait avarié le riz, sans qu'il y ait eu négligence ou manque- ment de la part des propriétaires du navire ou de leurs préposés.
Lord Halsbury observa, à la page 522:
[TRADUCTION] Milords, à la suite des admissions faites en première instance, la question se ramène à ceci: sur un navire en bon état de navigabilité, le fait que des rats rongent une partie du navire, permettant ainsi le passage de l'eau de mer et l'avarie de la cargaison, est-il une fortune de mer? Il n'est pas indifférent, pour déterminer les droits des parties en l'espèce, que cela se soit produit sans qu'il y ait eu négligence de la part de l'armateur, mais cette circons- tance n'a, à mon avis, aucun rapport avec la question de savoir si les faits, tels que je les ai relatés, constituent une fortune de mer.
Il poursuivit, aux pages 523 et 524, en ces termes:
[TRADUCTION] On doit donner leur effet aux mots «for- tune de mer». Un rat qui mange du fromage dans la cale d'un navire n'est pas une fortune de mer; ni la mer ni le bâtiment voguant sur la mer n'ont à voir avec la destruction du fromage.
Ainsi en décida la Cour de l'Échiquier dans l'arrêt Laveroni c. Drury. Dans le compte-rendu de cet arrêt donné par le Law Journal, le baron en chef Pollock et le baron Alderson ont clairement indiqué que la décision rendue par la Cour ne portait pas sur la question de savoir si la pénétration de l'eau de mer par un trou creusé par un rat constituait une fortune de mer. Il me semble que l'un des risques auxquels ont pu songer les parties au contrat est la possibilité que l'eau des mers dans lesquelles devait s'effec- tuer le voyage s'infiltre à l'intérieur du navire; et cela non seulement en cas d'intempéries, puisque les parties n'ont nullement restreint en ce sens les termes du contrat; la cause pouvait en être un écueil, ou l'éclatement des borda- ges supérieurs par l'effet d'une chaleur excessive; ces éven- tualités, comme bien d'autres que l'on pourrait citer, auraient provoqué une pénétration d'eau; mais à mon avis,
l'intention des parties était de viser par les dispositions du contrat tout accident (non attribuable à l'usure ou à la dégradation normales) occasionnant des avaries par suite de la pénétration de l'eau à l'intérieur du bâtiment.
Précisons que, tout en soutenant, dans l'arrêt Laveroni c. Drury (1852) 8 Ex. 166, 22 L.J. (Ex.) 2, que des avaries causées à un navire ou à sa cargaison par des rats ne sont pas imputa- bles à une fortune de mer, le baron en chef Pollock ajoutait: [TRADUCTION] «Évidemment, si les rats avaient creusé dans le navire un trou par lequel l'eau de mer se serait infiltrée et aurait avarié la cargaison, il pourrait s'agir d'a- varies attribuables à la mer».
Lord Herschell prit également part à la déci- sion dans l'affaire Hamilton, Fraser & Co. c. Pandorf (précitée), et y fit allusion aux opinions qu'il venait d'exprimer dans l'arrêt The Xantho, (1887) 12 App. Cas. 503.
Dans l'affaire du The Xantho, on a jugé que le naufrage d'un navire ; à la suite d'une collision avec un navire conduit avec négligence, consti- tuait une fortune de mer.
Lord Herschell précisa, à la page 509:
[TRADUCTION] Il me semble clair que l'expression «fortune de mer» ne vise pas tout accident dont la survenance en mer pourrait causer quelque dommage aux personnes ou aux biens assurés. Il doit s'agir d'un risque «inhérent» à la mer. Et encore est-il bien établi par la jurisprudence que ces mots ne sauraient viser toutes les pertes et avaries dont la mer est la cause immédiate. Ainsi, leur sens ne s'étend pas à ce qu'on pourrait appeler l'«usure» qu'entraîne naturelle- ment et inévitablement l'action des vents et des vagues. Il faut que survienne un sinistre, quelque chose d'impossible à prévoir comme l'un des incidents nécessaires de l'aventure. Le but de la police est d'assurer le paiement d'une indem- nité dans l'éventualité d'accidents, et non à la survenance d'événements certains. On a soutenu qu'étaient seuls impu- tables à une fortune de mer les pertes causées par une violence exceptionnelle des vents ou des vagues. Cette interprétation me semble par trop restrictive et du reste étrangère à la jurisprudence, comme d'ailleurs au sens commun. Il ne fait aucun doute qu'un navire qui, par beau temps, heurte un récif et sombre périt par une fortune de la mer. De même pour le naufrage d'un bâtiment à la suite d'une collision avec un autre, même si cette collision est imputable à la négligence de cet autre bâtiment. A vrai dire, il n'existe, que je sache, qu'un seul arrêt permettant de mettre en doute la proposition selon laquelle toute perte attribuable à la pénétration des eaux, à la suite de la percussion accidentelle (au sens vulgaire de ce mot) par le navire d'un corps distinct, qui le transperce et y ouvre une brèche, serait imputable à une fortune de mer. Je fais allusion à l'arrêt Cullen c. Butler, la Cour, ayant constaté qu'un bâtiment avait été coulé par un autre qui, le mépre-
nant pour un ennemi, avait ouvert le feu sur lui, fut d'avis qu'il ne s'agissait pas d'une perte par fortune de mer. Toutefois, je pense que cette opinion fait cavalier seul et n'a pas été reprise par la jurisprudence subséquente.
Le juge Ritchie a commenté favorablement ces remarques de Lord Herschell dans l'arrêt Charles Goodfellow Lamber Sales Ltd. c. Ver- reault Hovington (1971) 17 D.L.R. (3d) 56. Il a dit à la page 60:
C'est sur le passage Lord Herschell dit, dans ses motifs de jugement, que pour constituer un péril de la mer: «Il faut que survienne un sinistre, quelque chose d'impossi- ble à prévoir comme l'un des incidents nécessaires de l'aventure», que s'est appuyé, à mon avis, sir Lyman Duff lorsque, appelé à rendre la décision de cette Cour dans l'affaire Canadian National Steamships v. Bayliss [1937] 1 D.L.R. 545, pp. 546-547, [1937] R.C.S. 261, affaire qui concernait un connaissement, il a dit de la défense fondée sur les périls de la mer:
La question soulevée par cette défense était évidem- ment une question de fait et il incombait aux appelantes de prouver que le mauvais temps avait été la cause du dommage et qu'il était tel qu'on n'aurait pu prévoir ou prévenir, comme l'un des incidents probables du voyage, le danger d'avaries à la cargaison que ce mauvais temps comportait.
J'en suis venu à la conclusion que la perte ou l'avarie sont, en l'espèce, attribuables à juste titre à une fortune de mer, c'est-à-dire à un risque inhérent au fait de se trouver en mer et d'y naviguer. Dès lors, on doit prendre en consi- dération les tempêtes, les hauts-fonds et les divers autres obstacles, fixes ou mobiles, qui constituent les vicissitudes de la navigation en mer.
Comme l'a dit Lord Herschell dans l'arrêt cité plus haut, «toute perte attribuable à la pénétra- tion des eaux, à la suite de la percussion acci- dentelle par le navire d'un corps distinct, qui le transperce et y ouvre une brèche, serait imputa- ble à une fortune de mer». C'est ce qui s'est produit dans la présente affaire.
Il s'ensuit que pour constituer un péril de la mer au sens des dispositions de l'article IV des Règles, portant immunité de responsabilité, il doit s'agir d'un événement qu'on n'aurait pu prévoir comme l'un des incidents nécessaires de l'aventure.
En conséquence, il s'agit maintenant de savoir si la défenderesse aurait prévoir que les chalands se dégageraient de leurs amarres,
dans l'aire d'assemblage des trains de bois à Port McNeill, et briseraient un pilot, avant de s'y empaler et de sombrer.
A mon avis, rien ne pouvait indiquer à la défenderesse que les pilots auxquels les cha- lands étaient amarrés céderaient. La défende- resse savait bien que les chalands seraient amarrés dans l'aire d'assemblage, mais le choix du point précis et de la méthode d'amarrage était laissé au jugement du capitaine. La défen- deresse avait amarré ses chalands dans cette aire comme elle le faisait régulièrement et sans incident depuis un an. Le fait qu'elle y avait déjà amarré 52 chalands lui donnait l'assurance que, mis à part les risques normaux inhérents au fait de se trouver sur mer, on n'y courait vrai- semblablement aucun risque exceptionnel.
Ceux qui ont réceptionné la cargaison au nom de la demanderesse ont apparemment considéré l'aire d'assemblage comme un endroit convena- ble pour amarrer les chalands de la défende- resse. Lorsque le Victoria Straits est arrivé à Port McNeill avec les deux chalands en remor- que, Simpson est venu à sa rencontre pour recevoir le manifeste. Il est clair qu'il connais- sait l'heure approximative de l'arrivée. Bien qu'il n'ait peut-être pas donné au capitaine ins truction d'amarrer dans l'aire d'assemblage, il la lui a certainement indiquée comme étant le lieu d'amarrage habituel des chalands. Il me semble logique d'en conclure que Simpson n'avait pas conscience d'un danger particulièrement mena- çant à cet endroit, ce jour-là; et puisqu'il avait été engagé par la Continental Explosives Limi ted qui devait, en vertu d'un contrat avec la demanderesse, décharger la cargaison à son arrivée au quai Mannix, et la transporter à Benson Lake, il me semble également logique de lui prêter l'intention d'indiquer au Victoria Straits un lieu d'amarrage sûr, et que s'il avait eu quelque doute quant à la sécurité de l'aire d'assemblage, il en aurait fait part à la demande- resse. Il serait illogique de supposer que Simp- son, qui devait être au courant des installations de Port McNeill, ait indiqué, pour l'amarrage des chalands, un lieu il estimait qu'un désas- tre allait inévitablement se produire. J'ajoute que Barker, le surintendant de l'établissement de la demanderesse à Benson Lake, savait que
la défenderesse avait l'habitude d'amarrer ses chalands dans l'aire d'assemblage des trains de bois, et n'y a rien trouvé à redire.
L'acquiescement de la demanderesse à l'utili- sation de l'aire d'assemblage comme lieu d'a- marrage, ou son défaut de s'y opposer, qui vaut acquiescement, n'empêche pas que la défende- resse ne soit responsable de la sécurité des chalands et de leur cargaison durant leur séjour dans cette aire d'assemblage; mais cet acquies- cement confirmait à la défenderesse que l'aire d'assemblage était suffisamment sûre pour être utilisée à cette fin. L'accord intervenu entre la défenderesse et la Continental Explosives Ltd. prévoyait également qu'une fois déchargés, les chalands seraient ramenés au bassin par le remorqueur de la Rayonier, pour y être de nou- veau amarrés. Ce qui semblerait impliquer que la Rayonier considérait son aire d'assemblage comme un lieu convenant à l'amarrage de cha- lands vides.
La Rayonier était propriétaire de cette aire d'assemblage; c'est également la Rayonier qui avait contracté avec la défenderesse pour le remorquage des chalands de cette aire jusqu'au quai Mannix. Il me semblerait aberrant que cette compagnie ait laissé la défenderesse y amarrer ses chalands s'il y avait eu quelque danger; à mon sens, les administrateurs et les employés de la Rayonier étaient les personnes les plus en mesure de procéder à une estimation exacte de la convenance et de la sécurité de l'installation pour les fins auxquelles la défende- resse l'a utilisée. C'est la Rayonier qui a refusé à la défenderesse l'accès du quai désigné «quai de la Rayonier» ou «quai de l'État» à moins qu'un remorqueur n'y stationne, prêt à déplacer le chaland qu'on y aurait amarré. Elle exigeait la présence du remorqueur afin de pouvoir dépla- cer le chaland pour permettre à d'autres navires d'amarrer et de décharger et non pas pour des raisons de sécurité. Il me semble logique de penser que la Rayonier aurait participé au choix d'un autre lieu d'amarrage.
Il avait également été convenu entre la défen- deresse et la Rayonier que celle-ci recevrait un préavis de 14 heures de l'arrivée de toute car- gaison à Port McNeill.
J'ai d'ailleurs noté que la Rayonier a été avisée par télégramme, le dimanche, de l'heure probable de l'arrivée du Victoria Straits. La Rayonier n'avait peut-être pas l'obligation de déplacer les chalands aussitôt que la marée, dont elle connaissait bien les mouvements, s'y prêterait, mais il me semble vraiment tout à fait illogique de présumer que la Rayonier aurait laissé deux chalands, ayant à bord des marchan- dises d'un certain prix, amarrés sans surveil lance, si elle avait soupçonné l'existence de quelque danger.
Compte tenu de tous ces éléments, je suis venu à la conclusion qu'on ne pouvait pas atten- dre de la défenderesse qu'elle considère comme inévitable ou probable le naufrage des chalands, à raison de la façon dont ils étaient amarrés ou du fait qu'ils étaient laissés sans surveillance.
Ayant jugé que le naufrage est imputable à une fortune de mer que la défenderesse ne pouvait prévoir comme l'un des incidents pro bables du voyage, je dois maintenant considérer si la perte ou l'avarie de la cargaison de la demanderesse sont imputables à la négligence de la défenderesse ou de ses préposés et enga- gent sa responsabilité.
Les allégations de négligence contre la défen- deresse sont multiples; elles apparaissent à l'ali- néa 11 de la déclaration:
[TRADUCTION] a) En négligeant de surveiller et de tenir sous sa garde ces chalands alors qu'ils étaient ancrés ou amarrés à Port McNeill;
b) Ou en affectant au transport des marchandises de la demanderesse un ou plusieurs chalands en mauvais état de navigabilité;
c) En confiant le remorquage de ces chalands jusqu'à Port McNeill à un capitaine qui connaissait mal les lieux ces chalands pourraient être amarrés en sécurité à Port McNeill, ainsi que la destination définitive des chalands, et qui n'était pas informé des obligations de la défende- resse concernant la livraison des chalands à leur lieu de déchargement;
d) En négligeant de donner au capitaine du remorqueur «VICTORIA STRAITS» des instructions ou des rensei- gnements quant à la destination définitive des chalands, quant aux obligations de la défenderesse concernant leur livraison au lieu de déchargement, ou quant au lieu l'on pouvait les laisser en sécurité avant leur livraison au lieu de déchargement, et aux mesures à prendre à cette fin;
e) En négligeant d'informer, ou d'informer suffisamment, le capitaine des risques encourus en amarrant à Port McNeill;
f) En négligeant de remettre au capitaine un exemplaire de la dernière édition du «B. C. Pilot» ou en négligeant d'attirer son attention sur l'avertissement qu'il contenait au sujet de Port McNeill;
g) En négligeant d'installer pour ses chalands des points d'amarrage sûrs à Port McNeill, alors qu'elle savait qu'il était probable que des chalands y soient amarrés avant leur livraison au lieu de déchargement;
h) En donnant instruction au capitaine de ne pas station- ner à proximité du lieu d'amarrage des chalands ou en négligeant de lui donner instruction de stationner à proxi- mité des chalands ou de les faire surveiller jusqu'à leur livraison au lieu de déchargement;
i) En négligeant de donner des instructions ou de prendre des arrangements pour qu'un autre remorqueur ou qu'un surveillant reste près des chalands, après leur amarrage et le départ du «VICTORIA STRAITS», jusqu'à ce qu'ils puissent être livrés à leur lieu de déchargement.
J'ai déjà traité des allégations de négligence exposées à l'alinéa b), portant que les chalands n'étaient pas en bon état de navigabilité, de celles de l'alinéa c), portant que le capitaine ne connaissait pas les installations de Port McNeill et de celles de l'alinéa f), portant qu'il n'y avait à bord aucun exemplaire du «B. C. Pilot», lors- que j'ai analysé la responsabilité du voiturier aux termes de l'article III des Règles, qui pré- voit que le voiturier doit exercer toute la dili gence nécessaire, au commencement d'un voyage, pour mettre le bâtiment en bon état de navigabilité et pour le garnir d'hommes et l'é- quiper convenablement.
J'en suis venu à la conclusion, pour les motifs que j'ai exposés, que les chalands se trouvaient en bon état de navigabilité et que le remorqueur et les chalands étaient convenablement garnis d'hommes et équipés.
Ajoutons que le juge Sheppard, d'après les preuves qui lui étaient soumises dans l'affaire Corninco Ltd. c. Bilton, n'a pas conclu que le capitaine a été négligent en n'ayant pas à bord un exemplaire du «B. C. Pilot». Les preuves qui m'ont été soumises étaient encore plus con- cluantes sous ce rapport: je rappelle que la défenderesse avait mis des exemplaires de cette publication à la disposition de ses capitaines, à son bureau, au cas ceux-ci éprouveraient le besoin de s'en servir. Le capitaine ayant jugé que les renseignements qu'il pouvait tirer de la carte de Port McNeill étaient beaucoup plus
complets que ceux contenus au «B. C. Pilot», opinion qui me paraît entièrement justifiée, il est impossible d'accuser la défenderesse de négligence à cet égard.
D'ailleurs, le «B. C. Pilot» décrit les rives du port comme étant basses et en grande partie formées de plages de gros cailloux et de galets. Il contenait aussi un «avertissement» signalant la présence dans la baie de nombreux ducs- d'albe, pilots et corps-morts brisés. On n'a commis de négligence sous aucun de ces deux rapports: les chalands étaient amarrés en eau profonde, comme le capitaine y avait veillé, et ce ne sont pas ces pilots, ces ducs-d'albe ou ces corps-morts brisés et submergés qui ont fait couler les chalands.
C'est en termes analogues à ceux qu'on appli- que aujourd'hui à la défenderesse que l'on allé- guait la négligence du capitaine, dans le litige il était défendeur; ces allégations ont donc été examinées par le juge Sheppard et la Cour suprême du Canada.
On se souviendra que les parties ont convenu de me rapporter, entre autres preuves, celles soumises au juge Sheppard; et que ces éléments de preuve ont donc été versés au dossier. Ce qui ne signifie pas que la défenderesse en ait admis la validité.
Bien que je ne me considère pas obligé d'en- dosser les conclusions tirées de ces preuves par le juge Sheppard et la Cour suprême du Canada et, tout en sachant que je suis libre de ne pas y souscrire, je n'ai cependant pas l'intention de les écarter sans motif valable et suffisant, dans la mesure les preuves qui me sont soumises sont identiques en tout point ou en grande partie à celles qu'on a rapportées au juge Shep- pard; je serais cependant justifié de le faire lorsque ces preuves ont été modifiées, contredi- tes ou complétées par la déposition des nou- veaux témoins ayant comparu devant moi. Ce faisant, je tiens compte du fait que les parties sont différentes et que la défenderesse dans la présente instance n'est pas intervenue dans l'ac- tion entre la demanderesse et le capitaine. Mais les faits qui constituent la cause de l'accident sont les mêmes, bien que les deux actions qui en découlent aient été intentées contre des défendeurs différents.
A mon sens, le dépôt au dossier de la pré- sente instance des preuves rapportées dans la première affaire n'était qu'une façon commode de produire les dépositions déjà entendues et d'obvier à la nécessité de faire témoigner de nouveau les mêmes personnes.
Dans ces allégations de négligence, et particu- lièrement à l'alinéa e), on donne à entendre que Port McNeill n'était absolument pas un port convenable pour y laisser des chalands. Les preuves n'ont pas confirmé cette prétention. Tous les obstacles à la navigation et les zones dangereuses apparaissent clairement sur la carte. Le port est fréquenté par les cargos qui font encore du cabotage, quelquefois par des long-courriers, et par des remorqueurs avec chalands. Cette insinuation s'appuie- sur le témoignage du capitaine Culbard, qui a déclaré qu'au lieu d'utiliser les installations de Port McNeill, il aurait amarré les chalands à Beaver Cove ou à Englewood. On a établi que ces ports ne se distinguent pas de Port McNeill et n'of- frent pas plus de sécurité. Du reste, cette hypo- thèse n'était pas réaliste, puisqu'on n'aurait pas disposé d'un remorqueur pour ramener les cha- lands à Port McNeill, à moins que le Victoria Straits n'ait stationné dans un de ces ports; et dans ce cas, il aurait pu tout aussi bien station- ner à Port McNeill.
Si je comprends bien le témoignage du capi- taine Culbard, il semble avoir songé surtout aux risques de coups de vent et aux dangers créés par des corps-morts et autres débris de même nature dans l'aire d'assemblage des trains de bois; mais le naufrage des chalands n'est attri- buable à aucun de ces dangers.
Ces allégations impliquent également que l'aire d'assemblage ait été peu sûre pour y amar- rer des chalands.
A ce sujet, le juge Sheppard déclarait:
[TRADUCTION] On n'a pas établi l'existence à Port McNeill d'autres endroits, plus indiqués, pour l'amarrage de ces chalands, non plus que le lieu de causalité entre le fait d'amarrer à cet endroit et la perte subie. On n'a pas établi la présence sous la surface, à l'endroit ces chalands étaient amarrés, de quoi que ce soit qui ait rendu hasardeux l'amar- rage des chalands.
Les preuves qui m'ont été soumises ne diffè- rent pas de celles qu'on avait rapportées au juge Sheppard. Ce n'est pas l'endroit lui-même qui a
causé le naufrage des chalands. Comme je l'ai déjà signalé, on s'accorde à reconnaître que le naufrage est attribuable au fait que les chalands ont dérivé sur 90°. Cette dérive peut avoir été causée par un amarrage insuffisant des chalands ou par l'affaiblissement des pilots, qui, rongés par les tarets, cloportes de mer et autres insec- tes de même nature, se seraient alors brisés, laissant dériver les chalands.
On allègue également que la défenderesse a été négligente en ne donnant pas d'instructions au capitaine quant à la destination définitive des chalands, quant aux obligations de la défende- resse concernant leur livraison au quai Mannix et quant aux mesures à prendre pour les laisser en toute sécurité avant de les livrer au lieu de déchargement.
A cet égard, le juge Sheppard n'a pas estimé que le capitaine avait été négligent en n'obte- nant pas de son employeur (la défenderesse) des instructions concernant un endroit d'amar- rage temporaire à Port McNeill.
On reprend aujourd'hui cette allégation de négligence dans des termes analogues, à ceci près que l'on souligne maintenant l'obligation de la défenderesse d'aviser son capitaine de ces circonstances particulières.
Le capitaine savait, d'après les instructions qu'il avait reçues du préposé au mouvement de la défenderesse, qu'il devait prendre les deux chalands en remorque et les livrer à Port McNeill pour le compte de la demanderesse. On ne lui a donné aucune autre directive explicite. La défenderesse avait laissé savoir à la Rayo- nier à quelle heure elle attendait l'arrivée des chalands; sans cela, Simpson ne se serait pas trouvé au quai de l'État pour recevoir le mani- feste. Le capitaine, par l'intermédiaire de son second, s'est enquis de l'endroit il devait amarrer les chalands et Simpson lui a indiqué l'aire d'assemblage de la Rayonier. En consé- quence, le capitaine était au courant de tout cela, soit qu'on le lui ait dit, soit qu'il l'ait constaté lui-même, comme la défenderesse était en droit de s'y attendre. On a établi que le choix du point d'amarrage était laissé au jugement du capitaine. La défenderesse savait qu'on ne dis- posait que d'un seul lieu d'amarrage: l'aire d'as- semblage de la Rayonier. La défenderesse n'a-
vait, compte tenu de ses précédentes expéditions et pour les raisons que j'ai déjà mentionnées auparavant, aucun motif de croire que cette aire d'assemblage était dangereuse. En conséquence, je conclus qu'il n'y a pas eu négligence de la part de la défenderesse à cet égard.
\De plus, je ne vois pas comment la défende- resse pourrait avoir été négligente en n'avertis- sant pas le capitaine du danger d'amarrer à Port McNeill, puisqu'elle-même n'était pas au cou- rant de ce danger et qu'elle n'avait aucune raison d'en soupçonner l'existence. La défende- resse, du fait même qu'elle employait un capi- taine compétent, était en droit de se fier à l'expérience de ce capitaine pour lui permettre de juger de visu de la possibilité d'un danger; et c'est précisément ce que le capitaine a fait. Le juge Sheppard et la Cour suprême du Canada ont jugé que le capitaine n'a pas été négligent dans l'exercice de ses fonctions. A mon avis, la défenderesse est obligée de se fier à l'expé- rience de son capitaine, lorsqu'il s'agit de ce qu'on pourrait appeler les détails de la conduite du navire et de la navigation; on ne peut raison- nablement s'attendre à ce qu'elle exerce un contrôle méticuleux de ces détails, qu'elle laisse à bon droit au jugement du capitaine, et qui relèvent de l'autorité de ce dernier.
Dans l'action intentée contre le capitaine, le juge Sheppard a estimé que le capitaine n'avait pas été négligent; et le juge Ritchie, au nom de la majorité des juges de la Cour suprême du Canada, siégeant en appel du jugement du juge Sheppard, a été d'accord avec lui pour rejeter toute accusation de négligence à l'endroit du capitaine.
En outre, le juge Ritchie a exprimé l'opinion qu'il n'y avait pas eu négligence de la part du capitaine et que le naufrage des chalands était attribuable au fait que les pilots, auxquels les billes de l'estacade étaient attachées, ayant été rongés par les vers de mer, n'étaient plus assez résistants.
Il déclarait dans l'arrêt Cominco Ltd. c. Bilton [1971] R.C.S. 413, aux pages 429 et 430:
A mon avis, rien ne prouve que la façon en cause d'atta- cher les chalands peut exercer une tension excessive sur des pilots raisonnablement solides et bien ancrés, même sous
l'effet d'une marée extraordinaire; en fait, l'appelante admet que les vers de mer avaient probablement rongé et donc affaibli les pilots.
Malgré la reconstitution détaillée des événements présen- tée au nom de l'appelante, je suis d'avis que la preuve indique que si les chalands ont coulé, c'est qu'ils se sont détachés, les pilots rongés par les vers ayant cédé; les chalands ont alors viré, décrivant un angle de 90° par rapport à leur position originale. S'étant posé sur les bouts pointus de pilots sous l'eau, le chaland extérieur a coulé et a entraîné l'autre chaland vers le fond.
Quant à la marée, l'expert cité par l'appelante a dit qu'elle était: «d'une amplitude exceptionnelle, probablement l'une des plus fortes marées de l'année ...»; dans toutes ces circonstances, et considérant l'état du bassin des estacades', je suis porté à croire que les chalands auraient été en danger, quelle qu'ait été la façon de les attacher.
A mon avis, la perte et le dommage survenus à la cargai- son de l'appelante ont été causés par l'état du bassin des estacades Straits, au su de Cominco, amarrait ses cha- lands chargés. La tâche de Bilton se limitait au remorquage des chalands à Port McNeill; il incombait peut-être à son employeur de s'occuper de la cargaison jusqu'à son déchar- gement au quai Mannix, mais Bilton n'avait pas le devoir, ni envers son employeur, ni envers les propriétaires de la cargaison, de mettre en doute la sécurité du bassin des estacades vers lequel on l'avait dirigé, ou de s'occuper des chalands ou de la cargaison après l'amarrage.
Il avait dit auparavant à la page 423:
La preuve présentée par l'appelante paraît indiquer que le bassin des estacades en cause est un endroit peu sûr les chalands, susceptibles à tout événement de glisser à leurs points d'amarrage, peuvent frotter contre les pilots rongés par les tarets et dont les bouts ainsi effilés peuvent percer, sous les eaux, la carène d'un chaland. Le fait qu'aucun chaland n'ait été endommagé jusqu'alors dans cette zone d'amarrage, ne paraît pas indiquer que le danger n'existe pas....
La thèse soutenue devant moi par la défende- resse voulait que les pilots aient cédé, non parce qu'ils avaient été affaiblis par les vers qui les avaient rongés, mais plutôt parce que les cha- lands, ayant dérivé d'une façon inexplicable, ont cisaillé le pilot sur lequel un chaland s'est alors empalé. Il ne s'agit là, évidemment, que de l'une des nombreuses explications qui ont été proposées; en fait, personne ne sait ce qui s'est réellement produit. Les causes réelles de l'acci- dent demeurent un sujet de conjectures.
On m'a donné le bénéfice de nouveaux élé- ments de preuve, tendant à établir que les pilots n'avaient pas été rongés par les tarets ou d'autre vermine de même nature.
Au cours de son témoignage, le capitaine Bilton a décrit les difficultés occasionnées par
les tarets sur la côte de Colombie-Britannique. Il les connaissait bien. Woolbridge, contremaî- tre de l'aire d'assemblage de la Rayonier, a expliqué, dans sa déposition, comment les navi- res, les trains de billes et la vermine pouvaient affaiblir ces pilots. Ces deux personnes ont témoigné dans l'affaire Corninco Ltd. c. Bilton (précitée), mais n'ont pas comparu devant moi.
En l'espèce, la défenderesse n'a pas admis comme un fait certain que les pilots aient été rongés par les vers. Les témoins en ont tout au plus reconnu la possibilité, étant donné la nature de ces pilots, mais non la certitude.
On a dit du pieu qui a percé le Gulf of Georgia 99 qu'il avait été brisé peu de temps auparavant, mais qu'il semblait par ailleurs en bon état. On n'a décelé aucun signe d'avarie attribuable aux vers.
Barker, surintendant des installations de la demanderesse, allait souvent à l'aire d'assem- blage des trains de bois. Il s'y trouvait le 8 janvier 1962, le matin on a constaté le nau- frage des chalands, avec le surintendant des travaux de la demanderesse. Ni l'un ni l'autre n'a remarqué ce jour-là une trace quelconque de dommage causé aux pilots par les vers, ni d'ail- leurs Barker lors de ses précédentes visites. Barker connaissait la compagnie Rayonier. Il a convenu que c'était une compagnie importante et qu'elle maintenait toujours ses installations en très bon état.
Le capitaine Plester, breveté depuis 43 ans, compte plusieurs années d'expérience du remorquage en mer; il a témoigné que des pilots pourraient résister à l'action des tarets pendant 10 ans, sans avoir été traités chimiquement, et pendant plus longtemps s'ils étaient traités. A son avis, fondé sur son expérience de la côte, Port McNeill n'était pas plus exposé que les autres ports à la prolifération des tarets; il croyait même que Port McNeill était, à cet égard comme à plusieurs autres, l'un des meil- leurs ports. On utilisait bien souvent des instal lations en moins bon état que celles-là.
Toujours de l'avis du capitaine Plester, alors qu'une aire d'assemblage de trains de bois vétuste et désaffectée pouvait être jugée sus- pecte, on ne pouvait en dire autant d'une aire d'assemblage comme celle de la Rayonier, utili-
sée continuellement par une compagnie qui veille au bon état de ses installations, et se trouvant apparemment dans un état satisfaisant.
L'action des tarets est interne et n'apparaît pas de l'extérieur. Ni les représentants de la demanderesse ni le personnel de la Rayonier, n'ont observé de dommages dus aux tarets, non plus que toute autre circonstance de nature à rendre l'aire d'assemblage inutilisable pour l'a- marrage des chalands; ils ont tous d'ailleurs consenti pendant un an à ce que l'estacade serve de point d'amarrage.
En conséquence, il ne me paraît pas établi de façon concluante que les pilots aient été affai- blis par les vers; en supposant qu'ils l'aient été, ce vice n'était pas apparent pour ceux qui, mis à part la défenderesse et ses employés, auraient pu l'observer et qui, dans le cas des employés de la Rayonier, étaient responsables de l'entre- tien de l'estacade en vue de son utilisation par leur employeur.
Pour ces motifs, je ne pense pas qu'on puisse retenir la responsabilité de la défenderesse pour avoir négligé de déceler ce danger, en supposant qu'il ait existé.
Il s'ensuit que la négligence alléguée contre la défenderesse à raison du fait qu'elle n'a pas averti son capitaine des dangers que présentait l'amarrage à l'estacade et n'a pas établi de points d'amarrage sûrs pour ses chalands à Port McNeill, n'a pas été prouvée.
Aux yeux du juge Sheppard comme à ceux du juge Ritchie, il n'était pas établi que les cha- lands aient été mal amarrés par le capitaine; on ne m'a pas rapporté de preuves qui infirment cette conclusion.
Les témoins se sont accordé à dire qu'il eût été préférable de placer les chalands l'un der- rière l'autre, plutôt que côte à côte, pour les amarrer à l'estacade. La raison en est claire. Si les chalands avaient été amarrés l'un derrière l'autre, le poids et la tension auraient été distri- bués sur une surface plus étendue, alors qu'en les amarrant côte à côte, on concentrait une charge plus importante sur une surface plus restreinte. Cependant, on n'a pas établi que le fait d'attacher les chalands côte à côte plutôt
que l'un derrière l'autre ait contribué à l'accident.
Le capitaine a admis que pendant l'amarrage des chalands à l'estacade, le Victoria Straits ou les chalands ont pu éventuellement heurter un pilot.
On a prétendu qu'à la suite de ce choc, le pilot aurait été affaibli. Bien que le capitaine ait admis la possibilité de l'avoir heurté, il n'a pas admis l'avoir effectivement fait; à mon avis, même en supposant que l'on ait heurté les pilots au cours de l'amarrage, on n'a pas établi que cela ait contribué à l'accident.
Quoi qu'il en soit, en admettant que le capi- taine n'ait pas convenablement amarré les cha- lands, que le fait qu'ils aient été attachés côte à côte ait contribué à l'accident et que le remor- queur ou les chalands aient heurté un pilot, il s'agirait alors de négligence dans la navigation ou la conduite du navire, qui ne peut être impu tée à la défenderesse.
Étant donné les conclusions que je viens d'exposer, il faut accorder une importance déci- sive à l'allégation de négligence selon laquelle la défenderesse n'a pas surveillé convenablement et soigneusement la cargaison de la demande- resse, puisqu'elle n'a pas donné instruction au capitaine de stationner à proximité des cha- lands, et n'a pas pris d'arrangements pour qu'un autre remorqueur stationne à promixité, ou pour qu'un surveillant reste à bord tant que les cha- lands restaient amarrés et jusqu'à leur livraison au quai Mannix.
L'arrangement intervenu entre la défende- resse et la Rayonier ne prévoyait pas que cel- le-ci exercerait une surveillance constante sur les chalands amarrés par la défenderesse dans son aire d'assemblage, ou qu'elle y stationnerait un remorqueur en permanence. Ni la défende- resse ni la Rayonier n'avaient lieu de croire que cela était nécessaire.
Il y avait une cabine pour l'équipage sur la superstructure du G. of G. 99, mais l'existence n'en était pas connue du directeur de la défen- deresse. Il supposa qu'elle y avait été installée lorsque le chaland avait été utilisé pour un projet de construction. Si on avait laissé un surveillant à bord des chalands, il n'aurait pu
rien faire en cas d'urgence, à moins d'avoir à bord un moyen de communication qui lui per- mette d'appeler des secours, et que des arrange ments aient été pris pour mettre ces secours en disponibilité permanente. Sans ces moyens de communication et l'équipement de sauvetage requis, il aurait été impossible et d'ailleurs abso- lument inutile de placer un surveillant à bord. Les entreprises de transport par remorqueurs et chalands n'équipent ordinairement pas ainsi leurs chalands; étant donné cette pratique du commerce, la défenderesse ne peut être taxée de négligence parce qu'elle n'a pas équipé ses chalands de cette façon; cette méthode suppo- serait également qu'un remorqueur resterait en permanence prêt à intervenir en cas d'appel au secours.
Dans ces conditions, le seul élément de négli- gence que l'on pourrait encore alléguer contre la défenderesse serait de n'avoir pas pris d'arran- gements pour stationner un remorqueur en cas d'urgence.
La rentabilité du système de transport par remorqueurs et chalands interdisait au Victoria Straits de stationner sur les lieux, mais ceci n'empêchait pas la défenderesse de retenir les services d'un remorqueur disponible à Port McNeill. La solution logique et pratique aurait été de s'entendre avec la Rayonier à ce sujet. Un tel arrangement n'aurait été nécessaire que si la défenderesse avait eu lieu de soupçonner un danger. Comme je l'ai déjà indiqué, aucune circonstance ne pouvait avertir la défenderesse d'un danger quelconque; au contraire, l'expé- rience et les connaissances techniques de la défenderesse et d'autres compagnies de reipor- quage démontrent que le fait de laisser des chalands sans surveillance ne présente, dans le cours normal des choses, aucun risque. Des considérations toutes différentes entreraient en jeu si l'on avait pu prévoir que le fait de laisser les chalands sans surveillance présentait un danger quelconque; mais j'en suis venu à la conclusion qu'on ne pouvait pas prévoir de danger et donc y parer. J'admets qu'un accident maritime de cette nature ou de tout autre genre pouvait être prévu par tout marin expérimenté; mais il y a une marge de à dire qu'il était prévisible au sens d'inéluctable. Disons, par analogie, qu'un piéton pourrait concevoir la
possibilité qu'il soit tué par une automobile en traversant la rue, mais ceci ne peut se produire que s'il y a négligence de la part du conducteur ou du piéton.
En l'espèce, il semble que la défenderesse a pris les précautions normales que l'on peut attendre de personnes prudentes exploitant une entreprise de transport par remorqueurs et chalands.
A un moment donné au cours des débats, on a prétendu que parce que la défenderesse avait souscrit une assurance-responsabilité, elle n'a- vait pas pris de précautions très minutieuses. Cet argument ne résiste cependant pas à l'exa- men. Une compagnie souscrit une assurance afin de n'être pas contrainte à cesser ses activi- tés par un sinistre. Cette assurance fait partie des frais généraux de la défenderesse et ne la dispense pas de prendre les précautions qui s'imposent. Depuis sa création, la défenderesse a adopté des mesures de sécurité, dont la justifi cation commerciale est de lui éviter d'être tenue responsable en dommages, ce qui entraînerait le relèvement de ses primes d'assurance pour les années subséquentes.
A mon sens, l'argumentation de la demande- resse se ramène, en définitive, à une critique de la pratique usuelle des entreprises de remor- quage, consistant à laisser sans surveillance les chalands non encore déchargés. On a établi que c'est un usage normal et généralisé dans ces entreprises et une condition de leur viabilité; on a également établi que cette pratique ne com- porte pas de risques inhérents.
En conséquence, je conclus qu'on n'a pas établi la négligence de la défenderesse; à cet égard, l'action de la demanderesse doit donc être rejetée.
La défenderesse a réclamé et touché de la demanderesse la somme de $19,582.42, à titre de contribution de la cargaison à l'avarie com mune et de frais spéciaux encourus pour le sauvetage de certains éléments de la cargaison.
Ce compte d'avarie commune a été établi par la défenderesse et payé par la demanderesse, en conformité de la clause 8 des conditions du connaissement (pièce 16), dont voici la teneur:
[TRADUCTION] 8. LES AVARIES COMMUNES sont payables conformément aux Règles d'York et d'Anvers de 1950; si le règlement en est fait suivant le droit et les usages des États-Unis d'Amérique, la clause suivante s'applique:-
En cas d'accident, de péril, d'avarie ou de sinistre surve- nant avant ou après le commencement du voyage, quelle qu'en soit la cause, qu'il soit ou non attribuable à une négligence, et n'impliquant pas, par lui-même ou par ses suites, la responsabilité légale, contractuelle ou autre du voiturier, les marchandises, le chargeur, le consignataire ou le propriétaire des marchandises contribuent, avec le voitu- rier, au paiement des sacrifices, pertes et débours admis en avarie commune, et paient les frais de sauvetage et autres frais spéciaux encourus à l'égard de ces marchandises. L'obligation de payer les frais de sauvetage demeure entière, que le bâtiment chargé des opérations de sauvetage soit possédé et exploité par le voiturier ou par un tiers. Les marchandises, le chargeur, le consignataire ou le proprié- taire des marchandises déposent, sur demande, entre les mains du voiturier avant la livraison, la somme que le voiturier ou son représentant juge suffisante pour couvrir la contribution estimative des marchandises ainsi que les frais de sauvetage et les frais spéciaux relatifs aux marchandises.
La demanderesse cherche à recouvrer la con tribution qu'elle a fournie.
Le voiturier ne peut réclamer en avarie com mune une perte attribuable à sa faute. (Voir l'arrêt Hain SS Co. c. Tate & Lyle (1936) 41 Com. Cas. 350.) Puisque j'ai constaté que la défenderesse n'avait commis aucune faute, la réclamation de la demanderesse à ce sujet doit également être rejetée.
Étant donné la conclusion que j'ai tirée, à savoir que la défenderesse n'a pas été négli- gente, il n'est pas nécessaire d'examiner si la défenderesse est en droit de limiter sa responsa- bilité en vertu de l'article 647 de la Loi sur la marine marchande du Canada (précitée).
L'action de la demanderesse est donc rejetée avec dépens.
1 Cette expression désignait, dans le jugement de la Cour suprême, ce qu'on a préféré décrire ici comme une aire d'assemblage de trains de bois.
 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.