Transworld Shipping Ltd. (Demanderesse)
c.
La Reine (Défenderesse)
Division de première instance, le juge en chef
adjoint Noël—Québec, les 21, 22 et 23 mai;
Ottawa, le 26 novembre 1973.
Couronne—Transport de marchandises par eau—Soumis-
sion et acceptation—Affrètement—Charte-partie non
signée—Exigence ultérieure d'immatriculation au Canada—
Est-ce un contrat valide—Violation du contrat—Loi sur le
ministère des Transports, S.R.C. 1970, c. T-15, art. 7, 8, 15.
Le 13 mai 1970, la défenderesse, par l'intermédiaire du
ministère des Transports, sollicita des soumissions cache-
tées pour l'affrètement de cargos pour son Programme de
réapprovisionnement de l'Arctique, 1970. Le 21 mai 1970,
la demanderesse présenta une soumission par écrit qui fut
acceptée le 28 mai 1970. Le ministère lui demanda de
rédiger une charte-partie et le banquier de la demanderesse
fut avisé de la confirmation de l'affrètement le 2 juin 1970
en des termes identiques. La demanderesse remit la charte-
partie signée le 11 juin 1970, mais la défenderesse l'avisa le
22 juin 1970 qu'elle avait annulé l'affrètement parce que
seuls les navires battant pavillon canadien seraient considé-
rés. La demanderesse réclama des dommages-intérêts pour
rupture de contrat pour couvrir la perte réelle et prévue de
gains et ses frais.
Arrêt: l'action est accueillie. Dès l'acceptation des soumis-
sions le contrat était parfait et obligatoire même sans charte-
partie, la signature de celle-ci étant une simple formalité.
L'article 15 de la Loi sur le ministère des Transports stipu-
lant que les contrats relatifs à des questions sous la direction
ou la gestion du Ministre doivent être signés pour être
obligatoires ne s'applique pas en l'espèce puisqu'en vertu
des articles 7 et 8 de la loi, les contrats de service relatifs au
Programme de réapprovisionnement de l'Arctique ne relè-
vent d'aucune catégorie prévue et donc ne sont pas sous le
contrôle du Ministre. Par contre, ces contrats relèvent du
ministère en vertu des pouvoirs délégués par le décret du
conseil du Trésor n° 676616 (en vertu de l'article 5(3) de la
Loi sur l'administration financière) autorisant le surinten-
dant de la cargaison à agir pendant un certain nombre
d'années en tant qu'agent pour le transport des marchandi-
ses. En ce qui concerne les règlements interministériels
régissant les approbations de contrat, on ne semble pas
exiger de contrats écrits, sous réserve de l'observation des
procédures relatives aux soumissions et de l'acceptation de
la soumission la plus basse. La décision de la défenderesse
d'exiger la modification de l'immatriculation constitue une
répudiation du contrat.
Arrêts suivis: Heckla c. Cunard (1904) 37 N.S.R. 97
(CA.); Robertson c. Minister of Pensions [1949] 1 K.B.
227; arrêts mentionnés: La Reine c. Henderson 28
R.C.S. 425; Dominion Building Corporation c. Le Roi
[1933] A.C. 533; Rio Tinto Co. c. La Couronne
[1921-22] 1 Lloyd's L.R. 821; Von Hatzfelt-Wildenburg
c. Alexander [1912] 1 Ch. 284; Rossdale c. Denny
[1921] 1 Ch.57.
ACTION.
AVOCATS:
Raynold Langlois et Guy Vaillancourt pour
la demanderesse.
Robert Cousineau pour la défenderesse.
PROCUREURS:
Langlois, Drouin et Laflamme, Québec,
pour la demanderesse.
Le sous-procureur général du Canada pour
la défenderesse.
LE JUGE EN CHEF ADJOINT NOEL —Par la
présente action, la demanderesse réclame $110,-
124.24 à la défenderesse, par suite de l'annula-
tion par le ministère des Transports de l'affrête-
ment du navire Theokletos dans les circon-
stances ci-après exposées.
Le 13 mai 1970, la défenderesse, par l'inter-
médiaire du ministère des Transports, a sollicité
des soumissions cachetées pour l'affrètement de
cargos dans le cadre de son Programme de
réapprovisionnement de l'Arctique de 1970. Le
21 mai 1970, la demanderesse a notamment
soumissionné par écrit le Theokletos, navire de
construction et de nationalité britanniques, pour
le voyage à destination de la baie d'Hudson et
du détroit d'Hudson, mentionné dans l'appel
d'offres. La soumission prévoyait un fret de
$2,750, en monnaie canadienne, par jour, soutes
et assurances non comprises; la charte-partie
devait reprendre les dispositions de la charte-
partie type du New York Produce Exchange,
avec les avenants appropriés. La soumission
précisait que le Theokletos serait livré entre le
12 et le 22 juillet 1970. L'appel d'offres de la
défenderesse précisait que la durée de l'affrète-
ment serait de 60 jours.
Le 28 mai 1970, la défenderesse, par l'inter-
médiaire du ministère des Transports, informa
la demanderesse qu'elle acceptait sa soumission
relative au Theokletos et lui demanda de rédiger
la charte-partie. Le 2 juin 1970, en des termes
identiques, la défenderesse, par l'intermédiaire
du ministère des Transports, confirma auprès
des banquiers de la demanderesse l'affrètement
du Theokletos.
La demanderesse rédigea et signa la charte-
partie qu'elle remit en mains propres à la défen-
deresse le 11 juin 1970.
Le 22 juin 1970, la défenderesse l'informa
qu'elle annulait l'affrètement déjà confirmé, au
motif qu'elle ne pouvait désormais choisir que
des navires battant pavillon canadien. La
demanderesse affirme qu'à l'époque de l'annula-
tion, elle s'était formellement engagée envers le
propriétaire du Theokletos et qu'elle était donc
obligée d'employer autrement le navire afin de
limiter ses pertes. Malgré ses efforts pour trou-
ver d'autres engagements pour le navire, elle
avait subi, à la date où elle rendit le navire à ses
propriétaires, une perte nette de $69,479 au lieu
du bénéfice de $42,721 qu'elle escomptait de
l'exécution de la charte-partie.
La demanderesse soutient que la défende-
resse a manqué à ses obligations découlant de
l'affrètement du Theokletos et qu'il y a donc
rupture de contrat. La demanderesse réclame
des dommages-intérêts ventilés comme suit:
a) revenus bruts anticipés (60 jours à
$2,750 par jour) $165,000.00
MOINS
revenus réels $ 81,027.51
Pertes brutes $ 83,972.49
PLUS
dépenses supplémentaires engagées $ 26,151.75
Pertes nettes $110,124.24
Dans sa défense, la défenderesse soutient
qu'elle n'a ni avisé la demanderesse par l'inter-
médiaire d'un représentant dûment autorisé du
ministère des Transports de l'acceptation de sa
soumission relative au Theokletos ni confirmé
de la même façon auprès de ses banquiers l'af-
frètement des navires.
La défenderesse fait également valoir que son
appel d'offres, en date du 13 mai 1970, dans le
cadre du Programme de réapprovisionnement de
l'Arctique, contenait la disposition suivante:
[TRADUCTION] «compte tenu du prix et de la
qualité, on pourra donner la préférence à des
navires appartenant à des Canadiens et immatri-
culés au Canada ...» et que la demanderesse
avait eu connaissance de cette disposition.
La défenderesse fait également valoir qu'à la
date où la demanderesse avait été avisée que
seuls des navires battant pavillon canadien
seraient retenus pour le Programme de réappro-
visionnement de l'Arctique 1970, le contrat
d'affrètement n'avait pas encore été signé par
un représentant dûment autorisé du ministère
des Transports.
Toujours d'après la défenderesse, c'est de son
propre chef que la demanderesse a décidé, le 24
juin 1972 ou vers cette date, de retirer sa sou-
mission portant sur le Theokletos. La défende-
resse affirme enfin qu'en ce qui concerne le
Theokletos, aucun contrat ou charte-partie vala-
ble n'avait été signé et que, de toute manière, la
demanderesse avait mis fin à toute négociation
préalable à l'exécution d'un contrat en retirant
la soumission portant sur l'affrètement du
navire. La défenderesse demande donc à la
Cour de rejeter l'action.
La demanderesse est une compagnie spéciali-
sée dans l'affrètement et l'exploitation de
cargos. En 1970, le ministère des Transports a
sollicité des soumissions cachetées pour l'affrè-
tement de pétroliers et de cargos dans le cadre
de son Programme de réapprovisionnement de
l'Arctique pour l'année 1970. La demanderesse
a fait une soumission écrite portant notamment
sur le navire à moteur Theokletos, d'immatricu-
lation britannique, au titre de cargo. Le minis-
tère a alors confirmé l'affrètement du navire,
par l'intermédiaire de l'un de ses fonctionnaires
chargé de l'administration du Programme de
réapprovisionnement de l'Arctique.
Cependant, à une date ultérieure, on informa
la demanderesse de l'annulation de l'affrètement
au motif que le navire n'était pas immatriculé au
Canada, le ministère des Transports ayant en
effet décidé de changer sa politique d'affrète-
ment de longue date et de n'affréter dorénavant
que des navires immatriculés au Canada.
Vers le 22 juin 1970, Pierre Camu, adminis-
trateur du ministère des Transports, fit savoir à
Mallot, président de la compagnie demande-
resse, que tous les navires affrétés par le minis-
tère devaient être immatriculés au Canada et
qu'il pouvait faire immatriculer ses navires au
Canada sous la même charte-partie et aux
mêmes prix, et que s'il ne le faisait pas, il
faudrait solliciter de nouvelles soumissions.
Mallot a alors déclaré qu'il retirait le Theokletos
tout en se réservant le droit de réclamer des
dommages-intérêts.
Je dois ajouter ici que Mallot avait fait des
soumissions portant sur deux autres navires, le
Cabatern, un pétrolier, et le Global Envoy, un
cargo, et avait accepté de les faire immatriculer
au Canada en conservant la même charte-partie,
tout en se réservant encore une fois le droit de
demander compensation pour les dépenses
supplémentaires.
A la page 50 du volume I de la transcription
des notes, P. Camu explique ce qui s'est passé
avec les trois navires de la demanderesse y
compris le Theokletos:
Alors Monsieur Malott [sic] a décidé de transférer ses
deux navires battant pavillon canadien, et par conséquent,
d'utiliser les deux mêmes chartes-parties avec les mêmes
prix et les mêmes pourcentages et les mêmes frais.
Par contre, il m'a annoncé ce jour-là sa décision de retirer
le Theokletos. C'est pour ça que nous avons utilisé seule-
ment deux (2) des navires sans pavillon canadien au lieu de
trois (3) .. .
et, à la page 52 du volume I, il donne la réponse
suivante:
Q. Est-ce qu'il a réservé ses droits de demander une
compensation?
R. Oui, il les a explicitement réservés disant que proba-
blement il reviendrait à la charge ou quelque chose
comme ça.
Enfin, à la page 60 du volume I, voici ce qu'il
répond à la question suivante:
Q. C'est le résumé mais il n'y aurait pas certains éléments
que vous laissez ... peut-être que vous oubliez est-ce
que vous avez discuté des implications financières
relatives au changement de pavillon?
R. Monsieur Malott [sic] se réservait le droit plus tard de
soumettre une réclamation à cause de l'introduction de
ce pavillon disant que ça occasionnerait des frais addi-
tionnels et que dans les circonstances il se réservait le
droit de présenter une réclamation plus tard. Ça, ça
fait partie de la conversation. Je lui ai répondu que je
n'entretenais pas aucune réclamation à ce moment-là.
Par contre, Mallot expliqua qu'il avait accepté
d'exécuter la charte-partie d'origine et de trans-
férer les deux navires sous pavillon canadien
sans faire de nouvelles soumissions, pour les
motifs suivants: [TRADUCTION] «j'avais con
tracté de très lourdes obligations, m'étant
engagé à acheter deux navires et à en transfor
mer un, ce qui représente pour une petite com-
pagnie un très lourd investissement de capitaux;
je ne pouvais donc pas me permettre de courir
le risque d'une nouvelle offre. A ce stade, tous
mes concurrents connaissaient la teneur de mes
soumissions et il s'avérait, de toutes façons,
impossible de courir un tel risque pour une
petite entreprise. J'ai alors décidé de transférer
les navires, disons plutôt que j'ai essayé d'obte-
nir un fret plus élevé pour couvrir lés frais
supplémentaires, ce qui s'est avéré impossible.»
[TRADUCTION] Q. Qu'est-ce qui était impossible?
R. D'obtenir un taux plus élevé.
Le Dr Camu m'a dit:
Je n'ai aucun pouvoir. Tout ce que je peux faire c'est
demander qu'on sollicite de nouvelles soumissions. Mais
je ne pouvais pas courir ce risque. J'ai donc accepté de
transférer sous pavillon canadien le Cabatern et le Global
Envoy, tout en me réservant le droit de demander com
pensation pour les dépenses supplémentaires.
Cependant, il ne pouvait faire la même chose
avec le Theokletos et décida de ne pas faire
immatriculer le navire au Canada, se réservant
simplement le droit de demander compensation
pour les pertes entraînées par ce qui constitue, à
son avis, une résiliation du contrat.
Par contre, la défenderesse soutient qu'à
l'époque où le ministère décida dorénavant de
ne faire appel qu'à des navires canadiens, il
n'existait aucun contrat valable entre les parties.
A mon avis, il convient de décrire à ce stade
comment les parties sont parvenues à ce qui,
aux dires de la demanderesse, constitue un
engagement ferme d'affréter ses navires, en par-
ticulier le Theokletos, seul en cause dans cette
action.
Le 21 mai 1970, la demanderesse fit une
soumission portant sur le cargo Theokletos pour
certains produits mentionnés dans l'appel d'of-
fres du ministère (pièce P-2). On trouve la sou-
mission détaillée à la pièce P-4, lettre envoyée
par la demanderesse, le 21 mai 1970, au «chef
de service des achats et des contrats» du minis-
tère, pour l'informer que le Theokletos était
immatriculé à Chypre. La lettre reprenait égale-
ment les termes de la charte-partie figurant dans
l'appel d'offres (pièce P-2). Le 2 juin 1970, le
surintendant de la cargaison au ministère des
Transports, Flynn, recommanda [TRADUCTION]
«l'adjudication du contrat à la Transworld Ship
ping Ltd. qui a fait la soumission la plus basse»;
cette recommandation visait les trois navires
présentés par la demanderesse, y compris le
Theokletos.
P. Camu, consulté au sujet de ces navires,
répondit qu'il acceptait la recommandation,
savoir, accorder le contrat à ladite compagnie
qui avait présenté la soumission la plus basse
dans ce cas. Le même jour, le 8 juin 1970, il
envoya une note de service au sous-ministre,
l'avisant de sa décision et précisant qu'on avait
choisi la soumission la plus basse.
Les navires, objets de la soumission dont le
Theokletos, furent acceptés sans que soit appor-
tée de modification à l'immatriculation ni de
changement dans les conditions de la charte-
partie telles qu'énoncées à l'appel d'offres et
acceptées, avec quelques modifications mineu-
res, dans les soumissions elles-mêmes. (Voir les
pièces P-2, P-3 et P-4.)
P. Camu a déclaré que ses subordonnés ont
probablement accompli certaines démarches par
suite de sa décision d'accepter les chartes-par
ties et qu'on a probablement demandé à la
Transworld de préparer des contrats ou des
chartes-parties pour les trois navires, dont le
Theokletos.
L'amiral Storrs confirma cette relation des
faits, en déclarant (page 73 du volume I de la
transcription):
[TRADUCTION] Encore une fois, je ne me souviens pas
exactement de ce qui s'est passé, mais je suppose qu'on a
suivi la procédure normale; j'ai fait connaître l'approbation
de mes supérieurs à Flynn qui, à son tour, a signifié cette
acceptation au soumissionnaire en question et lui a demandé
d'envoyer des chartes-parties pour parfaire les formalités.
Flynn a confirmé que c'est ce qui c'était pro-
duit et qu'on envoyait aux adjudicataires une
réponse écrite ou verbale, mais qu'en 1970, à
cause de la grève des services postaux, on les
avait avisés verbalement. La demanderesse
suivit les instructions du ministère et lui envoya
des chartes-parties pour les trois navires accom-
pagnées d'une lettre datée du 12 juin 1970
(pièce P-18) rédigée comme suit:
[TRADUCTION] Suite à notre conversation, vous trouverez
ci-joint l'original ainsi que trois copies des chartes-parties
portant affrètement du THEOKLETOS, dll CABATERN et du
GLOBAL ENVOY que je soumets à votre approbation et à
votre signature.
Veuillez nous faire parvenir, en temps utile, un exemplaire
signé de chacune des chartes-parties pour nos propres
dossiers.
Lesdites chartes-parties étaient toutes datées
du 8 juin 1970, date à laquelle la demanderesse
a reçu la notification verbale de l'acceptation.
C'est aussi à cette date que, comme l'indique la
pièce P-7, P. Camu a approuvé la recommanda-
tion de Flynn, surintendant de la cargaison; les
navires y étaient dûment décrits en des termes
exactement semblables à ceux des soumissions
de la demanderesse (pièces P-3 et P-4). Ces
chartes-parties portent la signature et le sceau
de la compagnie demanderesse.
Si l'on prend le terme «affrètement» au sens
utilisé par les représentants de la demanderesse
ainsi que par les fonctionnaires du ministère à
propos des chartes-parties, il y avait déjà à ce
stade un affrètement qui, selon Flynn, consiste
en un accord des parties sur les conditions des
chartes-parties. (Voir Flynn, volume I de la
transcription, p. 98.)
Le 19 juin 1970, P. Camu informa l'amiral
Storrs, directeur des opérations maritimes, du
changement de politique du ministère déjà men-
tionné, par une note de service, dont voici un
extrait:
[TRADUCTION] Nous savons bien que cela . . . va faire
augmenter les coûts, mais il s'agit d'un principe qu'il con-
vient d'appliquer dans l'exécution de cette mission ainsi que
vraisemblablement dans les années à venir.
La demanderesse fonde sa réclamation sur les
motifs suivants:
(1) il y avait entre les parties un contrat vala-
ble et obligatoire quant à l'affrètement du
Theokletos tel que décrit dans la soumission
qui mentionnait précisément son port d'imma-
triculation au 8 juin 1970;
(2) le refus de la défenderesse de s'acquitter
de ses obligations découlant dudit contrat,
comme le prouve sa décision d'exiger le chan-
gement du port d'immatriculation du navire,
constitue une rupture du contrat et frustre la
demanderesse des avantages qu'elle escomp-
tait de l'exécution des chartes-parties;
(3) au cas où cette action pour rupture de
contrat serait rejetée, l'action en responsabi-
lité délictuelle contre la défenderesse doit être
accueillie car les fonctionnaires, mandataires
et «préposés» de cette dernière se sont rendus
coupables, dans l'exercice de leurs fonctions,
d'une telle déclaration erronée quant à leur
pouvoir que cela constitue une faute lourde et
délibérée, particulièrement évidente en l'es-
pèce, puisqu'ils connaissaient bien la situation
de la demanderesse et les difficultés qui
allaient en résulter.
S'il s'était agi de deux particuliers, il ne fait
aucun doute qu'un contrat valable aurait lié les
parties. En l'espèce cependant, une des parties
est la Couronne dont les rapports contractuels
sont régis par des lois et des règlements qu'il
faut examiner avec soin afin de déterminer si les
parties étaient liées par les accords conclus
entre la demanderesse et les fonctionnaires
dûment autorisés du ministère.
Avant de décider si les rapports contractuels
de la Couronne sont soumis, en l'espèce, à une
loi ou à un règlement précis, il me semble utile
de déterminer la nature de l'accord en cause.
Comme on l'a déjà mentionné, un des élé-
ments de la présente affaire est un appel d'of-
fres public lancé par le ministère des
Transports.
Les intéressés par les appels d'offres envoient
des soumissions écrites qui, une fois acceptées
par le gouvernement, lient les soumissionnaires.
Il convient de faire remarquer que les stipula
tions de l'appel d'offres et des soumissions en
font des documents complets. Ils contiennent
toutes les conditions de l'accord et n'exigent
aucune autre négociation. Les appels d'offres
renvoient aux contrats-types internationaux
bien connus dans l'industrie, tels que le New
York Produce Exchange Form pour les cargos
et la standard tanker charterparty pour les
pétroliers et l'appel d'offres n'exige apparem-
ment pas que ces conditions soient reprises de
manière explicite dans les documents.
De plus, les fonctionnaires du ministère des
Transports reconnaissent que ces documents
ont une parfaite autonomie. Flynn, le surinten-
dant de la cargaison du ministère, s'occupe de
ces contrats depuis plus de quinze ans et son
opinion confirme ce qui précède. A la p. 109 du
volume I de la transcription des notes, Flynn
répond de la manière suivante aux questions qui
lui sont posées:
[TRADUCTION] Q. Ai-je raison de dire que les choses se
passent de la manière suivante: d'abord une sorte de
négociation; puis l'affrètement et ensuite la consigna-
tion dans une charte-partie des conditions de
l'affrètement .. .
R. S'il s'agit de deux commerçants oui, mais il en est
autrement avec le gouvernement. Il n'y a pas de négo-
ciations. C'est simplement un prix fixé dans la
soumission.
Sous réserve bien sûr que le navire réponde aux
normes et, vous savez, qu'il soit possible d'exécuter le
contrat.
Q. Est-ce dire que l'appel d'offres contient toutes les
conditions de la charte-partie et que le fréteur n'a
qu'à...
R. Et bien, la pièce que vous m'avez montrée avant,
l'appel d'offres, je ne me souviens pas si c'était la
pièce P-2 ou P-6 .. .
Q. P-2.
R. Ce sont-là les conditions et stipulations de la charte-
partie définitive.
Q. De la charte-partie définitive?
R. Oui, si l'on y ajoute les clauses-type de la New York
Produce Exchange Form.
Q. Ainsi, tout se trouve dans la pièce P-2?
R. Oui.
Le témoignage de Flynn et son explication de
la procédure suivie par le ministère confirment
les dépositions antérieures de P. Camu et de
l'amiral Storrs, directeur des opérations mariti-
mes du ministère. Ils avaient tous les deux
exposé la procédure normalement suivie par le
ministère ainsi que les formalités exigées d'un
fréteur dès qu'on l'avise qu'il a été choisi et
qu'on lui demande de faire parvenir au ministère
la charte-partie portant sa signature.
A la p. 78 du volume I de la transcription,
l'amiral Storrs explique clairement ce qu'on
exige d'un fréteur avisé de l'acceptation de sa
soumission. Voici ses réponses:
[TRADUCTION] Q. Ayant notifié l'adjudicataire le ministère
s'attendait-il à ce qu'il entreprenne certaines
démarches?
R. Oui, il était tenu d'accomplir les obligations découlant
de sa soumission.
Q. C'est-à-dire ...?
R. De fournir à une date donnée un navire capable d'ac-
complir la tâche qui lui était fixée.
Flynn, surintendant de la cargaison au minis-
tère, a confirmé les dires de l'amiral Storrs à la
p. 87 du volume I de la transcription des notes
dans la déposition suivante:
[TRADUCTION] R. Des appels d'offres sont lancés pour
répondre aux besoins. Ils peuvent porter sur des
cargos ou sur des pétroliers. On procède ensuite à une
étude des soumissions; je transmets les recommanda-
tions au supérieur hiérarchique compétent et, une fois
les soumissions acceptées ou approuvées, l'adjudica-
taire en est avisé et on lui demande de faire parvenir sa
charte-partie.
Selon les cas, on l'informe verbalement et par écrit.
Plus loin, à la p. 104 du volume I de la transcrip
tion des notes, il donne les réponses suivantes:
[TRADUCTION] Q. Maintenant, dans ce cas précis, en 1970,
qu'attendiez-vous, vous et votre ministère, de la part
d'un adjudicataire à qui vous veniez de notifier votre
acceptation de sa charte-partie?
R. A quoi m'attendais-je de sa part?
Q. Oui?
R. Qu'il livre le navire dans les staries et le charge pour le
voyage à destination de l'Arctique.
Il ressort sans doute possible des faits sus-
mentionnés que, le 8 juin 1970, lors de l'accep-
tation des soumissions de la demanderesse, il y
avait bien eu un «affrètement», selon les usages
de la profession que les fonctionnaires du minis-
tère des Transports ont admis connaître. Il y
avait accord entre les parties quant aux condi
tions des chartes-parties et acceptation par le
ministère des soumissions de la demanderesse.
Il était alors d'usage de signer des exemplaires
des chartes-parties et c'est pour cela qu'à la
demande du ministère, la demanderesse a
envoyé chacune des chartes-parties en triple
exemplaire (y compris celle du Theokletos),
accompagnées de sa lettre du 12 mai 1970
(pièce P-18). A mon avis, on peut affirmer que
l'acceptation des soumissions suffisait à parfaire
le contrat, même en l'absence des chartes-par
ties, et que, si les parties avaient été des particu-
liers, la signature des chartes-parties aurait sans
aucun doute été considérée comme une simple
formalité.
De toute évidence, les parties savaient que le
contrat était formé et obligatoire au 8 juin 1970,
date de la confirmation verbale par laquelle le
ministère informa la demanderesse qu'ayant
présenté la soumission la plus basse, elle était
adjudicataire, et c'était leur volonté. Il y a, en
fait, une excellente raison pratique pour consi-
dérer que le contrat est obligatoire dès l'accep-
tation de la soumission. Dès qu'un navire est
frété pour un voyage, le soumissionnaire doit le
préparer et le livrer à l'affréteur dans les staries
stipulées dans la charte-partie. Il faut pour cela
que le fréteur soit avisé à l'avance pour donner
au navire le temps de terminer tout voyage en
cours et, dans certains cas, comme en l'espèce,
de procéder aux aménagements nécessaires
pour le voyage prévu à destination de
l'Arctique.
Puisque je considère que les parties sont liées
dès l'acceptation des soumissions, je n'hésite
pas à rejeter la thèse de la défenderesse selon
laquelle (1) ce n'est pas un représentant dûment
autorisé du ministère des Transports qui a
informé la demanderesse de l'acceptation de ses
soumissions et (2) puisqu'à l'époque où la
demanderesse a été informée que seuls des
navires battant pavillon canadien seraient utili-
sés pour le Programme de réapprovisionnement
de l'Arctique de 1970, aucune charte-partie
n'avait encore été signée par un représentant
dûment autorisé du ministère des Transports, on
ne saurait parler de rupture de contrat étant
donné qu'il n'y avait pas de contrat. A mon avis,
il ressort nettement de la preuve que la deman-
deresse a été dûment informée par des fonction-
naires autorisés du ministère de l'acceptation de
ses soumissions et que la décision d'utiliser seu-
lement des navires battant pavillon canadien
dans le Programme de réapprovisionnement de
l'Arctique 1970 constitue une rupture de
contrat.
La défenderesse a fait valoir que les soumis-
sions reçues étaient soumises à la signature
d'une charte-partie. Elle a précisé d'ailleurs qu'il
y a des différences entre l'appel d'offres et les
soumissions et entre les soumissions et les char-
tes-parties. Il y a effectivement quelques diffé-
rences mineures entre l'appel d'offres et les
soumissions et entre les soumissions et les char-
tes-parties relatives au Global Envoy et au
Cabatern. Voici ces différences:
(1) l'appel d'offres prévoyait des mâts de
charge d'une puissance de levée de 30 tonnes,
alors que la soumission faisait état de 2 mâts
de charge d'une puissance de levée de 25
tonnes , et, bien que la Transworld ait fait
savoir qu'elle pourrait, au besoin, les modi
fier, on ne lui a pas demandé de le faire;
(2) la soumission fixe un prix de $10 par jour
et par personne pour la nourriture et le loge-
ment, alors que le contrat prévoit $10 par
jour, plus $2.50 pour les repas. Aucune expli
cation n'a été donnée à cet égard;
(3) l'appel d'offres exige que 7 clauses soient
incluses au contrat. La soumission en con-
tient 6, la 7 e ayant été omise. Cette clause
portait sur la non-responsabilité pour les dom-
mages causés par des arrêts de travail;
(4) le contrat spécifiait un taux minimum de
surestaries de $1,000.
Comme l'admettent les fonctionnaires du
ministère, ces différences ne prêtaient pas à
conséquence, à l'exception du taux de suresta-
ries de $1,000 qui aurait pu avoir une certaine
importance, mais qui n'a fait l'objet d'aucun
renseignement précis. Apparemment, il n'y a eu,
à aucun moment, de difficulté ou de divergence
d'opinion quant à ces différences, et le ministère
n'a fait aucune réserve à cet égard. De plus, si le
ministère n'avait pas accepté ces changements,
rien ne laisse supposer que les soumissionnaires
se seraient dégagés de leurs obligations ou
même qu'ils en auraient eu la faculté. C'est en
effet ce qu'affirme l'amiral Storrs à propos de
soumissions antérieures dans sa réponse à une
question posée par l'avocat de la défenderesse
(p. 85 de la transcription des notes):
[TRADUCTION] Q. Entre le moment où l'on informa les
soumissionnaires de leur succès et celui où les contrats
furent signés, était-il possible de modifier le contrat
par rapport à la soumission?
R. Oui, je pense que c'était possible et qu'il y a eu en
effet quelques changements mineurs. Mais il ne s'agit
jamais de changements tels qu'un soumissionnaire
dont l'offre n'avait pas été retenue puisse prétendre
qu'on avait changé les conditions de l'appel d'offres et
réclamer qu'il soit procédé à un nouvel appel d'offres.
Nous pouvons donc supposer que, même si
l'on avait prévu la signature de chartes-parties,
dont Mallot demandait une copie, c'était, en ce
qui concerne sa compagnie, comme il le dit dans
sa lettre, afin d'avoir des dossiers complets et,
dans les circonstances, il s'agissait donc d'une
simple confirmation de l'affrètement accepté le
8 juin, date à laquelle la demanderesse fut infor-
mée de l'acceptation de sa soumission.
La défenderesse avance que son appel d'of-
fres prévoyait que, [TRADUCTION] «compte tenu
du prix et de la qualité, on pourra donner préfé-
rence à des navires appartenant à des Canadiens
et immatriculés au Canada» et que la demande-
resse était au courant de cette disposition. Je ne
pense pas que cet argument soit de nature à
aider la défenderesse.
A mon sens, cette disposition prévoyait sim-
plement qu'au cas où des navires battant pavil-
lon canadien feraient l'objet d'une soumission,
on pourrait les préférer aux navires étrangers. Il
n'a pas été établi que des navires canadiens
avaient fait l'objet de soumissions en l'espèce
et, de toute manière, les navires de la demande-
resse avaient été acceptés avant qu'il soit décidé
de n'utiliser que des navires battant pavillon
canadien pour le Programme de réapprovision-
nement de l'Arctique. Comme l'admettent les
fonctionnaires du ministère, cette décision mar-
quait un renversement dans une politique qui,
jusque-là, voulait qu'on utilise des navires bat-
tant pavillon étranger et, par conséquent, cette
décision constitue une rupture des contrats con-
clus si tel est le terme propre à décrire ce qui a
eu lieu lors de l'acceptation des soumissions de
la demanderesse par les fonctionnaires du
ministère.
Nous concluons donc que le 8 juin, date à
laquelle la demanderesse a reçu l'avis des fonc-
tionnaires du ministère chargés de l'affrètement
de navires pour le Programme de réapprovision-
nement de l'Arctique, les parties aux présentes
ont convenu que la demanderesse était l'adjudi-
cataire des contrats. En outre, la demanderesse,
se fondant sur cette décision, a affrété des navi-
res et engagé des dépenses afin d'effectuer cer-
tains changements nécessaires à l'exécution des
contrats, savoir, le transport de marchandises
vers l'Arctique. Il faut donc déterminer mainte-
nant si, vu l'article 15 de la Loi sur le ministère
des Transports, S.R.C. 1970, c. T-15, la deman-
deresse peut invoquer une obligation contrac-
tuelle de la Couronne à son égard; voici cet
article:
15. Nul titre, contrat, document ou écrit se rattachant à
quelque affaire sous la direction ou la gestion du Ministre ou
relevant de lui, ne lie Sa Majesté, à moins qu'il ne soit signé
par le Ministre, ou à moins qu'il ne soit signé par le sous-
ministre et contresigné par le secrétaire du ministère, ou à
moins qu'il ne soit signé par quelque personne que le Minis-
tre a spécialement autorisée par écrit à cet effet; et cette
autorisation du Ministre à une personne qui prétend agir en
son nom ne peut être contestée que par le Ministre ou par
une personne qui agit en son nom ou au nom de Sa Majesté.
L'avocat de la défenderesse allègue qu'on ne
saurait parler de rupture de contrat étant donné
qu'il n'y avait pas de contrat, car, à la date où
l'on a avisé la demanderesse que seuls des navi-
res battant pavillon canadien seraient utilisés
dans le Programme de réapprovisionnement de
l'Arctique pour l'année 1970, aucune charte-
partie n'avait encore été signée.
Il ressort de la preuve que la demanderesse a
envoyé ses soumissions le 21 mai 1970 et que
les fonctionnaires du ministère l'informèrent de
leur acceptation le 8 juin au plus tard. A cette
date, les chartes-parties n'avaient pas été
signées. La demanderesse rédigea les chartes-
parties et les fit livrer par porteur le 11 juin
1970, date à laquelle elle les signa. Par contre, la
défenderesse ne les a pas signées si bien que
lorsque, le 22 juin 1970, la demanderesse fut
avisée que l'affrètement précédemment con
firmé était annulé au motif que le ministère
avait décidé de n'employer que des navires bat-
tant pavillon canadien, la Couronne n'avait pas
signé de charte-partie.
C'est apparemment l'argument principal
qu'invoque la défenderesse pour affirmer qu'à
cette date, la Couronne n'avait conclu aucun
contrat valable.
Cependant, il n'est pas certain que l'article 15
s'applique à la présente affaire. Il mentionne un
«contrat ... se rattachant à quelque affaire sous
la direction ou la gestion du Ministre» et, au vu
des articles 7 et 8 de la Loi sur le ministère des
Transports, il semble bien que l'affrètement de
navires aux fins du Programme de réapprovi-
sionnement de l'Arctique ne soit pas une des
affaires sous la direction ou la gestion du minis-
tre des Transports au sens de l'article 15. Les
affaires sous la direction ou la gestion du Minis-
tre semblent se limiter (1) aux chemins de fer et
aux canaux, à tous les ouvrages et aux proprié-
tés qui en dépendent ou s'y rattachent, à la
perception des droits sur les canaux publics, et à
toutes les affaires qui en relèvent, de même que
les personnes et les fonctionnaires préposés à ce
service; (2) aux devoirs, pouvoirs et fonctions
dévolus, immédiatement avant le 2 novembre
1936, au ministre de la Marine et, concernant
l'aviation civile, au ministre de la Défense natio-
nale par toute loi, décret ou règlement; (3) aux
conseils et autres corps publics, sujets, services
et biens de la Couronne qui peuvent être dési-
gnés ou assignés au Ministre par le gouverneur
en conseil et (4) à certaines attributions du
ministre des Travaux publics telles qu'elles sont
énoncées à l'article 8 de la loi.
Ces textes ne prévoient apparemment aucune
catégorie dans laquelle on puisse placer les con-
trats de services relatifs au Programme de réap-
provisionnement de l'Arctique qui, par consé-
quent, ne font pas partie des affaires relevant de
la direction du Ministre telles que définies dans
la Loi sur le ministère des Transports, à moins
qu'ils n'appartiennent à la catégorie des «servi-
ces et biens de la Couronne qui peuvent être
désignés ou assignés au Ministre par le gouver-
neur en conseil», prévue au paragraphe (3) de
l'article 7 de la loi.
En fait, ces contrats relèvent du ministère des
Transports en vertu, semble-t-il, d'un décret du
conseil du Trésor, le n° 676616 (pièce P-19),
dont voici le texte:
[TRADUCTION] Aux termes de la délibération du conseil du
Trésor n° 636718, en date du 25 mars 1965, le ministère des
Transports et le surintendant de la cargaison de ce ministère
se voient conférer des pouvoirs généraux, en tant qu'orga-
nisme coordonnateur et mandataire, pour réunir, transporter
et livrer les approvisionnements pour le compte des ministè-
res du gouvernement canadien, du gouvernement américain,
d'entreprises commerciales et d'organismes privés, pour les
expéditions de marchandises dans l'Arctique à bord de
navires appartenant au ministère. Ce pouvoir comprend
également l'affrètement de navires et les cas où il est
convenu d'effectuer le transport à bord de navires exploités
par des compagnies de navigation commerciales et le recou-
vrement des dépenses subies en demandant paiement aux
entreprises desservies pendant les années 1965, 1966 et
1967.
Le surintendant de la cargaison sera autorisé à poursuivre
son rôle de coordonnateur au sein du ministère pendant les
trois années suivantes, 1968, 1969, 1970.
Il se dégage de ce texte que c'est au ministère
des Transports en la personne de son surinten-
dant de la cargaison, et non au Ministre, qu'in-
combe le rôle d'organisme coordonnateur et de
mandataire en ce qui concerne le transport d'ap-
provisionnements non seulement pour le compte
des ministères du gouvernement canadien, mais
également pour le compte du gouvernement des
États-Unis ainsi que d'entreprises commerciales
et d'autres organismes privés.
Il semble donc que nous ayons affaire ici à un
type spécial de responsabilité qui apparemment
ne découle pas des obligations ordinaires incom-
bant, en vertu de la loi, au ministre des Trans
ports. Il ne s'agit pas non plus d'une matière
relevant précisément du paragraphe (3) de l'arti-
cle 7 de la loi, savoir, les services et biens de la
Couronne.
En outre, une lettre du 19 février 1965 (pièce
P-19) adressée à John R. Baldwin, sous-ministre
du ministère à l'époque, accordait au ministère
une délégation de pouvoir encore plus étendue
en matière d'approbation de contrats à condition
de se conformer à certains critères qu'on trouve
énumérés dans une lettre envoyée le 28 mars
1966 à John R. Baldwin par le conseil du
Trésor, jointe à la pièce P-19; voici les critères
en question:
(1) conformité aux procédures établies pour
obtenir les autorisations de programmes rela-
tifs aux travaux ou aux équipements couverts
par le contrat;
(2) observations des procédures établies pour
les appels d'offres;
(3) adjudication au plus bas soumissionnaire.
Il s'agit évidemment de règlements interministé-
riels, mais il est cependant intéressant de souli-
gner qu'ils n'exigent apparemment pas de con-
trat écrit du moment qu'on a respecté les
procédures établies pour les adjudications et
accepté la soumission la plus basse. Comme en
l'espèce, on a effectivement suivi cette procé-
dure, il se peut que les fonctions de coordina
tion du surintendant de la cargaison du minis-
tère se limitent à faire exactement ce qu'ont fait
les fonctionnaires autorisés de la Couronne
après l'acceptation des soumissions de la
demanderesse. Cependant, le ministère des
Transports a également reçu des pouvoirs géné-
raux et, puisqu'en vertu de l'article 3(2) de la
Loi sur le ministère des Transports, le Ministre
est chargé de la gestion et de la direction du
ministère, on pourrait très bien soutenir que ces
services lui ont été assignés par le gouverneur
en conseil.
Il y a cependant un problème supplémentaire
car si on lui a assigné ces services, ce n'est pas
le gouverneur en conseil mais le conseil du
Trésor qui l'a fait, probablement en vertu de
l'article 5, paragraphe (3) de la Loi sur l'admi-
nistration financière, S.R.C. 1970, c. F-10 dont
voici le texte:
5. (3) Le gouverneur en conseil peut, par décret, autori-
ser le conseil du Trésor à exercer l'ensemble ou l'un ou
plusieurs des pouvoirs conférés au gouverneur en conseil en
vertu de l'article 34, du paragraphe 70(2) et de l'article 73.
L'article 34 traite de l'établissement de règle-
ments sur les conditions auxquelles les contrats
peuvent être conclus et l'on peut supposer que
le «Règlement des marchés de l'État» men-
tionné dans la pièce P-19, a été établi en vertu
des pouvoirs conférés à cet article. Ce règle-
ment établi le 23 septembre 1964 par le gouver-
neur en conseil (C.P. 1964-1467) abrogeait le
règlement établi le 16 décembre 1964 sous le
numéro C.P. 1954-1971.
Il s'agit en fait de déterminer si les procédures
prévues dans la Loi sur l'administration finan-
cière ou établies en vertu de celle-ci, relatives à
la conclusion de contrats pour le compte du
gouvernement canadien ou pour le compte du
gouvernement des États-Unis ou encore pour
des entreprises commerciales et autres organis-
mes privés, qu'elle vise aussi, exigent autre
chose que l'acceptation des soumissions pour
former un contrat et dispensent, notamment, de
l'obligation de se conformer à l'article 15 de la
Loi sur le ministère des Transports.
L'article 15 a fait l'objet d'un certain nombre
de jugements de la présente Cour ainsi que de la
Cour suprême et du Conseil privé et il est inté-
ressant de voir comment furent alors traitées les
questions soulevées par cet article.
Dans l'affaire La Reine c. Henderson 28
R.C.S. 425, des préposés de la Couronne
avaient passé des commandes de bois de cons
truction en sus des quantités prévues dans l'ap-
pel d'offres et la soumission acceptée. La Cou-
ronne refusa par la suite de payer bien qu'elle
ait utilisé le bois qui lui avait été livré. Malgré
l'absence d'un contrat écrit couvrant lesdites
commandes, la Cour a jugé que la Couronne ne
pouvait pas se prévaloir d'une disposition légis-
lative identique à l'article 15. Aux pp. 432 et
433, le juge Taschereau déclarait:
[TRADUCTION] Nous partageons l'opinion de la Cour de
l'Échiquier selon laquelle ce texte ne s'applique pas. Par le
mot «contrat» qui y figure, il faut entendre un contrat écrit.
Le bois de construction en cause a été livré sur commandes
verbales des préposés de la Couronne; le texte législatif en
question ne s'applique pas à des marchandises effectivement
vendues, livrées et remises à des préposés de la Couronne,
pour la Couronne ... .
En l'espèce, aucune loi n'exige expressément que tous les
contrats conclus par la Couronne soient consignés par écrit.
En l'absence d'un tel texte, la Couronne ne peut donc pas
refuser de payer les matériaux que ses préposés ont achetés
dans l'exercice de leurs fonctions et qui leur ont été livrés
aux fins d'ouvrages publics.
J'estime qu'il ressort de cette décision que si,
dans le cours ordinaire des affaires, il est
d'usage de traiter verbalement ou d'une autre
manière incompatible avec une stricte applica
tion de l'article 15, la responsabilité de la Cou-
ronne peut être juridiquement engagée par ses
préposés si ces derniers ont observé les procé-
dures de base, savoir, dans le cas présent, un
appel d'offres et l'acceptation de la soumission
la plus basse.
Le Conseil privé, dans l'affaire Dominion
Building Corporation Ltd. c. Le Roi [1933] AC.
533, a retenu l'interprétation de ce texte donnée
dans l'arrêt Henderson (précité). Les appelants
avaient fait une offre d'achat de terrains appar-
tenant à la Couronne et négociaient également
l'achat de terrains avoisinants ayant appartenu
auparavant à la Couronne, pour le compte du
ministère des Chemins de fer et Canaux. Le
litige portait en l'espèce sur le point de savoir
s'il y avait contrat entre les appelants et la
Couronne bien que l'offre d'achat des appelants
n'ait jamais fait l'objet d'une acceptation écrite
du ministère des Chemins de fer et Canaux. Le
ministère soutenait qu'aux termes de l'article 15
de la Loi du ministère des Chemins de fer et
Canaux S.R.C., 1906, c. 35 (de teneur similaire
à celle de l'article 15 de l'actuelle Loi sur le
ministère des Transports), seul un contrat écrit
et signé par des personnes dûment autorisées
peut lier la Couronne.
Lord Tomlin a examiné la question de savoir
s'il pouvait y avoir contrat sans que soient
observées les dispositions de l'article 15 et il
donna son avis quant à l'interprétation correcte
de cet article. Voici ce qu'il déclare aux pp. 544
et 545:
[TRADUCTION] D'après leurs Seigneuries, s'il était néces-
saire de signifier l'acceptation de l'offre, la preuve démontre
clairement que cette notification a eu lieu par l'envoi à
l'appelant, Forgie, d'une copie certifiée du décret en Con-
seil. Mais, d'après leurs Seigneuries, une interprétation cor-
recte du contrat ne fait pas ressortir une telle obligation.
L'offre précise que «Cette offre d'achat, si elle est acceptée
par décret de son excellence le Gouverneur général en
conseil, vaudra contrat d'achat et de vente obligatoire
soumis aux termes et stipulations de l'offre.» L'énoncé n'est
pas très précis, mais le sens le plus naturel et, selon leurs
Seigneuries, celui qu'il convient de donner à ce texte, est
que l'offre sera censée être acceptée dès qu'aura été adopté
le décret nécessaire.
Ainsi, dès l'adoption du décret, il y avait contrat sans qu'il
y ait d'avis d'acceptation.
Lord Tomlin poursuit à la p. 546:
[TRADUCTION] En l'occurrence, l'article 15 s'appliquait-il à
ce contrat? Leurs Seigneuries sont d'avis que non. Il con-
vient de souligner que l'article n'exige pas que tout contrat
soit écrit pour être obligatoire, mais le texte prévoit simple-
ment que nul titre, contrat, document ou écrit se rattachant à
quelque affaire sous la direction ou la gestion du Ministre
n'est obligatoire s'il n'est pas signé et contresigné par certai-
nes personnes désignées. D'ailleurs, des quatre possibilités
mentionnées, toutes, sauf le «contrat», sont toujours des
écrits. Dès 1898, la Cour suprême du Canada, dans l'arrêt
Reg. c. Henderson (28 Can. R.C.S. 422) a jugé que l'article
ne s'appliquait pas quand il s'agissait d'un contrat non écrit.
Leurs Seigneuries considèrent que cette conclusion est
juste. Elles sont d'avis qu'en ce qui concerne le «contrat»,
cet article ne s'applique pas, sauf lorsque le contrat est
consigné dans un ou plusieurs actes qui doivent être signés
par un représentant de la Couronne. Ce n'était pas le cas en
l'espèce. Selon l'interprétation que leurs Seigneuries don-
nent de l'offre, aucun autre écrit signé par les parties n'était
exigé. L'adoption du décret suffisait à transformer l'offre en
contrat valable.
En accord avec cette décision, il n'y a, à mon
avis, aucune difficulté à admettre que, lorsqu'il
y a échange d'actes écrits, tels qu'un appel
d'offres et une offre ou soumission et que
chaque acte contient toutes les conditions de
l'accord qui, en plus, a été confirmé et accepté
par les parties ou par leurs représentants autori-
sés, il y a formation d'un accord valable liant les
parties. Comme nous avons pu le constater, la
procédure établie en vertu d'une délibération du
conseil du Trésor (pièce P-19) à savoir, un appel
d'offres régulier et l'acceptation de la soumis-
sion la plus basse, a été observée ce qui, à mon
sens, suffisait à parfaire l'accord, la signature de
la charte-partie par les parties devenant, dans
les circonstances, une simple formalité.
Il semble découler des décisions susmention-
nées que l'article 15 ne fait pas obstacle à des
accords verbaux ou à des accords conclus et
mis en vigueur par une procédure prévoyant
l'établissement de certains documents qui assu-
rent la formation d'un contrat valable et parfait.
Dans ce cas, la rédaction d'autres documents ne
sert qu'à confirmer l'accord déjà intervenu entre
les parties et à s'assurer que les règles prévues
pour un contrat écrit passé par la Couronne ou
pour d'autres cas où un écrit est nécessaire sont
respectées. En ce qui concerne la Couronne,
tous les contrats passés par le ministère des
Transports sont signés par un fonctionnaire
autorisé par le Ministre, à l'époque un certain
Fortier, conseiller juridique du ministère. Nous
pouvons supposer, vu la formation et les fonc-
tions de Fortier, que son rôle était d'examiner
les documents contractuels, d'en vérifier la léga-
lité, puis de les signer suite à l'approbation
donnée par les fonctionnaires du ministère char-
gés d'approuver l'affrètement de navires et les
stipulations des chartes-parties.
Les contrats verbaux sont admis au Québec
tout comme en common law ainsi qu'il ressort
de la citation suivante (voir Traité de droit civil
de la province de Québec, Trudel, volume VII,
pp. 103 et 104):
Ainsi donc le consentement peut s'extérioriser sans écrit
même sans paroles. Le contrat verbal est une manifestation
de la volonté formelle ... Ceci n'est pas nécessaire, le
consentement tacite se dispense de l'acquiescement oral et il
est suffisant aux dires de l'article 988.
plus loin, à la p. 63 du même volume, on trouve:
En ces matières, les faits et les circonstances ont toujours
une importance extrême. Les principes sont clairs: l'écrit
n'est en règle générale que la preuve du contrat, il n'est pas
la substance. Les complications viennent de l'enchevêtre-
ment des faits auxquels on doit les appliquer.
A l'arrêt Rio Tinto Company c. La Couronne
[1921-22] 1 Lloyd's L.R. 821 à la p. 823, on cite
l'arrêt Von Hatzfelt-Wildenburg c. Alexander
[1912] 1 Ch. 284 à la p. 288 rendu par le juge
Parker où, à mon avis, les principes relatifs à la
formation des contrats sont énoncés de manière
concise:
[TRADUCTION] La jurisprudence semble établir clairement
que, si les documents ou lettres constituant un contrat
prévoient la conclusion d'un contrat supplémentaire entre
les parties, c'est une question d'interprétation de décider si
la conclusion du contrat supplémentaire constitue une condi
tion de l'accord ou s'il ne s'agit que d'un simple désir
exprimé par les parties quant à la façon dont sera exécutée
la transaction qui a déjà été conclue. Dans le premier cas, le
contrat n'est pas valable soit parce que la condition n'est pas
remplie soit parce que le droit ne reconnaît pas un contrat
par lequel une personne s'engage à conclure un autre
contrat.
Dans l'arrêt Rio Tinto Company c. La Cou-
ronne (précité), à la p. 823, on mentionne l'ex-
trait suivant tiré de l'arrêt Rossdale c. Denny
[1921] 1 Ch. 57 rendu par le juge Russell (p.
59):
[TRADUCTION] Je pense qu'on peut bien en rendre compte
(c'est de la jurisprudence qu'il s'agit) en disant qu'elle est
unanime à déclarer que cette question dépend entièrement
de l'interprétation correcte des documents. S'il ressort de
l'interprétation correcte des documents que la référence à
un contrat formel n'est en fait que l'expression du souhait de
l'une des parties ou des deux de donner un caractère plus
formel à leur contrat déjà conclu, nul n'est admis à invoquer
comme moyen de défense le fait que ce contrat formel n'a
pas été signé; le contrat d'origine signé subsiste et l'on peut
en exiger l'exécution. Si, par contre, l'interprétation correcte
des documents fait ressortir que l'offre ou l'acceptation
étaient seulement conditionnelles, alors le fait qu'il n'a pas
été souscrit à un contrat formel constitue un moyen de
défense car l'intention des parties était de ne pas se lier
avant la signature d'un document en bonne et due forme.
En ce qui concerne les chartes-parties, la
question de savoir si le contrat obligatoire a été
conclu par correspondance ou verbalement
quant à ses conditions ou si l'engagement des
parties dépendait de la signature d'une charte-
partie en bonne et due forme, est également une
question d'interprétation. (Voir Carver—Car-
riage by Sea —British Shipping Laws, vol. II,
paragraphe 326; Zarati Steamship Co. c.
Frames Tours Ltd. [1955] 2 Lloyd's L.R. 278;
Sociedade Portuguesa de Navios Tangues Limi-
tada c. Polaris [1952] 1 Lloyd's L.R. 407.
Il convient également de mentionner la déci-
sion tout à fait juste de la Cour d'appel de la
Nouvelle-Écosse dans l'affaire Heckla c.
Cunard (1904) 37 N.S.R. 97 (C.A.) où le juge
Weatherbe déclare (p. 104):
[TRADUCTION] On nous demande de décider que les affré-
teurs, s'étant aperçus le 22 que leur situation avait changé,
pouvaient, en poursuivant la correspondance et en soulevant
des questions, faire traîner les négociations et se soustraire
ainsi aux obligations réciproques qui, malgré une mauvaise
rédaction, avaient déjà été acceptées d'un commun accord.
Une pareille décision irait à l'encontre des principes qui
régissent les contrats commerciaux.
Dans la présente affaire, il me semble évident
que les parties s'étaient entendues sur tous les
points et, bien que la charte-partie ait été prépa-
rée, l'accord n'était en aucune manière subor-
donné à sa signature. Il s'agissait donc que
d'une simple formalité servant à consigner dans
un seul document toutes les clauses déjà accep-
tées. En effet, les parties s'étaient déjà mises
d'accord sur les clauses contenues dans le con-
trat-type du N.Y.P.E. mentionné dans l'appel
d'offres ainsi que sur les avenants, eux aussi,
énoncés en détail dans l'appel d'offres.
Il reste à étudier une question que les parties
n'ont pas traitée et qui me semble avoir une
grande importance en l'espèce. Les faits font
ressortir que les fonctionnaires du ministère,
autorisés à procéder à des appels d'offres et à
accepter les soumissions, ont confirmé, au nom
de la Couronne, l'acceptation d'une offre avant
que la Couronne ne signe les chartes-parties; les
assurances ainsi données devaient créer des
obligations et on devait leur donner suite, ce qui
fut le cas. Il s'agit donc de décider si la Cou-
ronne peut maintenant soutenir que les exigen-
ces de l'article 15 n'ont pas été respectées (en
supposant que cet article soit applicable en l'es-
pèce) et que, par conséquent, l'accord conclu
par les parties n'est pas exécutoire.
Compte tenu des circonstances révélées par la
preuve, je considère que la Couronne ne saurait
invoquer l'inobservation de l'article 15 de la Loi
sur le ministère des Transports pour se sous-
traire aux obligations qu'elle a contractées lors
de l'acceptation des soumissions par ses fonc-
tionnaires dûment autorisés.
La décision du juge Denning dans l'arrêt Rob-
ertson c. Minister of Pensions [1949] 1 K.B. 227
est, à mon sens, particulièrement appropriée et
il convient d'en reproduire des extraits. Il s'agis-
sait d'un officier d'active qui avait écrit au War
Office au sujet d'une invalidité dont il souffrait
et à qui on avait répondu que cette invalidité
était reconnue comme imputable au service mili-
taire. Fort de ces assurances, il jugea superflu
d'obtenir une expertise médicale indépendante.
Plus tard, le ministre des Pensions décida que
l'invalidité de l'appelant n'était pas imputable au
service en temps de guerre. La Cour a décidé
que les assurances données à l'appelant liaient
la Couronne; à la p. 230 le juge Denning
déclarait:
[TRADUCTION] Ainsi, qu'en est-il en droit? S'il s'agissait
d'un litige entre particuliers, celui qui aurait donné des
assurances comme celles que renferme la lettre du War
Office, serait certainement tenu de s'y conformer à moins de
pouvoir démontrer qu'il les avait données par erreur ou sur
la base d'une fausse déclaration ou l'équivalent. Aucun
motif de cette nature n'est invoqué ici. Nombre de précé-
dents établissent qu'il sera donné effet à une acceptation
non équivoque de responsabilité s'il était dans l'intention des
parties de la rendre exécutoire et de lui donner suite et si,
effectivement, il lui a été donné suite.
à la p. 231 il poursuit:
[TRADUCTION] Il convient également de décider si la Cou-
ronne est liée par les assurances données par la lettre du
War Office. La Couronne ne saurait se dégager en affirmant
qu'elle est en droit de se dédire d'une déclaration ou d'un
engagement car cette doctrine est discréditée depuis long-
temps. La Couronne ne saurait non plus se dégager en
invoquant la doctrine de la raison d'État en vertu de laquelle
la Couronne ne peut s'engager de manière à entraver l'exer-
cice de son pouvoir exécutif à l'avenir. Cette doctrine fut
mise en avant par le juge Rowlatt dans l'arrêt Rederiak-
tiebolaget Amphitrite c. Le Roi ([1921] 3 K.B. 500, aux pp.
503 et 504), ce qui n'était d'ailleurs pas nécessaire en
l'espèce car la déclaration n'était pas une promesse destinée
à créer des obligations mais seulement l'expression d'une
intention. Il semble que le juge Rowlatt ait été influencé par
les affaires portant sur le pouvoir discrétionnaire de la
Couronne de renvoyer ses préposés; mais on doit examiner
maintenant toutes ces affaires à la lumière du jugement de
Lord Atkin dans l'affaire Reilly c. Le Roi ([1934] A.C. 176,
à la p. 179). D'après cette décision, pour ce qui est des
contrats de service, la Couronne est liée par ses promesses
expresses au même titre qu'un particulier. Dans les affaires
où il a été jugé que la Couronne avait un droit discrétion-
naire de renvoi, la décision est fondée sur l'existence d'une
disposition implicite à cet effet, qui, bien sûr, ne peut être
invoquée à l'encontre d'une disposition expresse. A mon
sens, la défense fondée sur la raison d'État n'a qu'une
portée limitée. La Couronne ne saurait s'en prévaloir que
lorsqu'il existe une disposition implicite à cet effet ou que
tel est le véritable sens du contrat. Ce n'est certainement pas
le cas en l'espèce. La lettre du War Office est rédigée de
manière claire et explicite et je ne vois pas comment la
Couronne pourrait se prévaloir d'une disposition implicite
l'autorisant à révoquer sa décision à son bon plaisir et sans
motif.
puis à la p. 232:
[TRADUCTION] J'en viens à la question qui, dans cette
affaire, est la plus compliquée. Le ministre des Pensions
est-il lié par la lettre du War Office? A mon sens, oui.
L'appelant pensait sans aucun doute que, puisqu'il servait
dans l'armée, il appartenait au War Office d'examiner la
question des causes de son invalidité. Il a donc écrit au War
Office. Ce ministère ne l'a pas référé au ministre des Pen
sions. Les fonctionnaires ont fait acte de compétence en la
matière et ils ont assuré à l'appelant que son invalidité serait
considérée comme imputable au service militaire. Il était en
droit de supposer qu'avant de lui donner cette assurance, ce
ministère avait consulté les autres ministères en cause,
notamment le ministère des Pensions. Il était en droit de
supposer que la commission de médecins militaires qui
l'avait examiné, avait compétence, aux yeux du ministère
des Pensions, pour décerner des certificats relatifs aux
causes d'invalidité. Peut-on sérieusement affirmer qu'il n'au-
rait pas dû se fier à l'assurance qu'il avait reçue? A mon
sens, si, dans ses rapports avec un particulier, un ministère
assume de lui-même compétence relativement à une affaire
concernant ledit particulier, ce dernier est en droit de penser
que ce ministère a bien la compétence qu'il a assumée. Il ne
connaît pas les limites de cette compétence et on ne peut
pas lui demander de la connaître. Le ministère lui-même
s'est manifestement engagé, n'étant rien d'autre qu'un agent
de la Couronne, il a aussi engagé la responsabilité de cette
dernière. Si la Couronne est liée, les autres ministères le
sont également car eux aussi ne sont que des agents de la
Couronne. La lettre envoyée par le War Office engage donc
la Couronne et, par son intermédiaire, le ministère des
Pensions. Le ministère des Pensions a pour fonction d'exé-
cuter le mandat du Souverain et, dans l'exercice de cette
fonction, il est tenu d'honorer toutes les assurances données
par la Couronne ou en son nom.
Dans l'arrêt précité, le juge Denning n'a fait
qu'appliquer le principe qu'il avait défini dans
l'arrêt Central London Property Trust Ltd. c.
High Trees House Ltd. [1947] K.B. 130, d'après
lequel une personne s'engage effectivement par
une promesse ou une assurance si elle entend
s'engager par celle-ci et lui donner suite. C'est
ce que l'on appelle la doctrine de l'obligation par
fin de non-recevoir. Depuis lors, ce principe a
été appliqué par cette Cour ainsi que par la Cour
suprême du Canada dans les arrêts Curtiss-
Wright Corp. c. La Reine [1969] R.C.S. 527;
Conwest c. Letain [1964] R.C.S. 20; John Bur
rows c. Subsurface Surveys Ltd. [1968] R.C.S.
607 et enfin Canadian Superior Oil Ltd. c.
Hambly [1970] R.C.S. 932.
Une fois décidé qu'avant que la Couronne ne
change de politique et ne fasse dorénavant appel
qu'à des navires battant pavillon canadien, il y
avait un contrat entre les parties, il reste à
décider si l'exigence d'un changement d'imma-
triculation constitue une rupture d'achat. Il ne
fait, à mon sens, aucun doute qu'en refusant
d'observer les termes du contrat et en exigeant
le changement d'immatriculation du navire, la
défenderesse a répudié ses engagements con-
tractuels et s'est ainsi exposée à une demande
de dommages-intérêts de la part de la
demanderesse.
L'immatriculation d'un navire détermine sa
nationalité. Un changement d'immatriculation
entraîne un changement du droit applicable à la
gestion et à l'exploitation du navire ainsi qu'à la
responsabilité de son propriétaire. Voir Singh et
Colinvaux, Shipowners, British Shipping Laws,
volume 13, paragraphe 3:
[TRADUCTION] ... Le régime juridique de la marine mar-
chande dans le domaine du droit international public est
ainsi fondé sur le concept d'«appartenance nationale» qui,
peut-on dire, vient s'ajouter à la propriété individuelle.
Certains états ont posé des normes peu exigen-
tes quant à l'équipage, l'armement et l'inspec-
tion des navires. D'autres, tels que la Grande-
Bretagne, les États-Unis et le Canada, imposent
aux navires des contrôles rigoureux. Le Canada,
conscient des risques de la navigation dans
l'Arctique ainsi que de la pollution, a adopté une
législation très stricte quant aux exigences aux-
quelles doivent répondre les navires croisant
dans ces eaux.
Un changement d'immatriculation n'est pas
une simple formalité. Il entraîne, comme nous
l'avons vu, le changement du régime juridique
du navire et impose au propriétaire l'obligation
d'engager des dépenses supplémentaires afin de
répondre à ces nouvelles normes.
P. Camu était au fait des conséquences d'un
changement de politique d'immatriculation ainsi
qu'il ressort d'une note de service envoyée au
directeur des opérations de la marine le 19 juin
1970 (pièce P-10), que voici:
[TRADUCTION] Nous savons très bien que cette limitation
des offres aux navires battant pavillon canadien va faire
augmenter les coûts, mais il s'agit d'un principe qu'il con-
vient d'appliquer dans cette mission ainsi que vraisemblable-
ment dans les années à venir.
P. Camu reconnaissait en effet que des navi-
res battant pavillon canadien coûteraient plus
cher à exploiter et représenteraient un investis-
sement plus important. L'amiral Storrs a déclaré
qu'un changement d'immatriculation n'était pas
un changement mineur. Dans le cas de la signa
ture d'une charte-partie, j'ai la certitude que le
nom et la nationalité d'un navire sont des élé-
ments déterminants. Ces déclarations font partie
des conditions, qu'on considère comme une
partie essentielle du contrat. Le signataire du
contrat compte sur leur véracité ainsi que sur
leur exécution. Leur inobservation autorise l'au-
tre partie à répudier la charte-partie et à récla-
mer à ce titre des dommages-intérêts. Voir
Scrutton On Charter parties, 17e éd., p.71 et pp.
77 et 78.
Dans l'arrêt Brown and Root Ltd. c. Chimo
Shipping Ltd. [1967] R.C.S. 642 la Cour a admis
qu'en droit canadien, l'inexécution d'une stipu
lation d'une charte-partie constitue une rupture
de contrat.
L'avocat de la demanderesse soutient que, si
l'action pour rupture du contrat est rejetée, l'ac-
tion en responsabilité délictuelle doit alors être
accueillie. Il soutient, en effet, que les fonction-
naires, agents et «préposés» de la défenderesse
se sont rendus coupables, dans l'exercice de
leurs fonctions, d'une telle déclaration erronée
quant à leur pouvoir que cela constitue une
faute lourde et délibérée, particulièrement évi-
dente en l'espèce puisqu'ils connaissaient bien
la situation de la demanderesse et les difficultés
qui allaient en résulter. Il prétend en outre que
ces fonctionnaires et «préposés» se sont rendus
coupables d'un manquement aux devoirs de leur
charge.
A mon avis, on ne peut retenir contre la
Couronne la faute ou le délit civil de ses fonc-
tionnaires ou employés. En premier lieu, je ne
vois pas quelle faute ils ont commis en procé-
dant comme à l'habitude et en confirmant l'af-
frètement du navire avant que n'intervienne un
changement de politique décidé par le Ministre
et dont ils ne peuvent être tenus responsables. Il
y a, d'ailleurs, un motif encore plus péremptoire
de rejeter toute réclamation fondée sur un délit
civil ou un quasi-délit car c'est plus de deux ans
après les faits incriminés, savoir à l'ouverture
du procès, que l'on a fait une tentative de les
introduire comme cause d'action par voie
d'amendements à la déclaration.
Il reste à déterminer le montant des domma-
ges-intérêts auxquels la demanderesse a droit en
raison de la violation du contrat. En ce qui
concerne le Theokletos, la demanderesse
réclame $110,124.24, plus intérêts à compter de
la date à laquelle devait être effectué le paie-
ment de l'affrètement prévu, et ses dépens.
La réclamation de la demanderesse est fondée
sur le revenu brut qu'elle comptait tirer de l'af-
frètement du navire par la défenderesse moins
les revenus réels gagnés grâce à d'autres affrète-
ments du navire conclus par la demanderesse
afin de réduire ses pertes. A cette somme, elle a
ajouté les dépenses supplémentaires engagées
pendant cette période qui n'ont pas été recou-
vrées lors des affrètements conclus pour réduire
les pertes.
J'estime que c'est sur cette base qu'il convient
d'allouer des dommages-intérêts à la demande-
resse. L'article 1073 du Code civil dispose que:
1073. Les dommages-intérêts dus au créancier sont, en
général, le montant de la perte qu'il a faite et du gain dont il
a été privé; ...
L'article 1074 dispose que:
1074. Le débiteur n'est tenu que des dommages-intérêts
qui ont été prévus ou qu'on a pu prévoir au temps où
l'obligation a été contractée, lorsque ce n'est point par son
dol qu'elle n'est point exécutée.
Dans l'arrêt British Westinghouse Electric and
Manufacturing Company Limited c. Under
ground Electric Railways Company of London
Limited [1912] A.C. 673, le vicomte Haldane a
exposé, au pp. 688 et 689, ce qu'il considère
être les principes bien établis en matière de
fixation de dommages-intérêts. Voici un extrait
de sa décision:
[TRADUCTION] Il s'agit en premier et dans la mesure du
possible de remettre par l'allocation d'une somme d'argent
celui qui a prouvé la rupture de contrat, savoir l'inexécution
d'un marché par lequel il devrait obtenir quelque chose,
dans une situation aussi avantageuse, pour autant que cela
puisse se faire, que si le contrat avait été exécuté.
Parlant pour la Cour suprême, à la p. 17 de
l'arrêt Sunshine Exploration c. Dolly Varden
Mines [1970] R.C.S. 2, le juge Martland cite ce
point de vue en l'approuvant.
Sur ce point, il ne semble y avoir aucune
différence entre la common law et les articles
1073 et suiv. du Code civil. Voir le juge Ritchie
à la p. 648 dans l'affaire Brown and Root Ltd. c.
Chimo Shipping Ltd. (précité).
Dans l'arrêt Remer Bros. Investment Corpora
tion c. Robin [1966] R.C.S. 506, le juge Fau-
teux, alors juge puîné, a clairement indiqué la
règle qu'il convenait d'appliquer afin de déter-
miner les conséquences de la rupture du contrat
que les parties avaient pu prévoir. En effet, à la
p. 512, il déclare:
Reste à considérer si ce gain ou ce dommage de $47,750,
que la preuve justifie, était prévisible à la formation du
contrat, en juin 1953. La prévisibilité du dommage, envisa
gée au jour du contrat, doit s'apprécier in abstracto. Il ne
s'agit pas, en effet, du dommage que le débiteur a pu prévoir
mais «qu'on a pu prévoir», dit l'article 1074, du Code Civil,
ce qui veut dire: que le type abstrait du bon père de famille,
de l'homme prudent et avisé a pu prévoir.
Pour déterminer les conséquences que les
parties avaient pu prévoir, ce qui découle de la
preuve, il faut retenir que le contrat portait sur
l'affrètement de navires; qu'un affrètement se
règle d'après les conditions du marché, ce qui
fait dépendre la valeur des navires de leur posi
tion sur le marché concurrentiel ainsi que des
effets de la règle générale de l'offre et de la
demande; que la défenderesse, par l'intermé-
diaire de ses fonctionnaires, avait déjà une
longue expérience dans ce domaine et qu'elle
connaissait cette conjoncture économique; que
la défenderesse, par l'intermédiaire de ses fonc-
tionnaires autorisés, n'ignorait pas les obliga
tions contractées par la demanderesse ainsi que
les obligations financières qui lui incombaient.
La ventilation de la somme réclamée par la
demanderesse et qui a été mentionnée au début
de ces motifs est assez simple et nous pouvons
la reproduire ici:
a) revenus bruts anticipés (60 jours à
$2,750 par jour).. $165,000.00
MOINS
revenus réels . $ 81,027.51
Pertes brutes $ 83,972.49
PLUS
dépenses supplémentaires engagées $ 26,151.75
Pertes nettes $110,124.24
L'avocat de la défenderesse a accepté cette
ventilation de la somme réclamée puisqu'il a
déclaré à la page 346:
[TRADUCTION] . . . Votre Seigneurie, nous avons examiné
les comptes relatifs au Theokletos et, dans la mesure où
nous n'avons aucun changement à y apporter qui soit de
nature à modifier les pièces déposées, je ne pense pas qu'il
soit nécessaire de les ajouter au dossier à moins que mon
confrère n'insiste sur ce point.
L'avocat de la demanderesse a ensuite
répondu:
[TRADUCTION] . . . Il me semble que mon estimé confrère
reconnaît formellement qu'il a examiné le détail des comptes
et que ceux-ci confirment la ventilation que nous avons
déposée.
L'avocat de la défenderesse a donné son
assentiment.
Voici à quoi se limite la contestation par la
défenderesse des dommages-intérêts réclamés.
Le montant réclamé n'est donc pas sérieuse-
ment contesté et il est appuyé par les factures
appropriées ainsi que par le témoignage du pré-
sident, Mallot. Dans la mesure où il semble que
ce montant corresponde aux dommages-intérêts
auxquels la demanderesse a droit pour la rup
ture du contrat, la défenderesse est tenu de le
lui verser.
Ainsi, la demanderesse doit recouvrer la
somme de $110,124.24 plus intérêts, à compter
de la date du jugement, au taux de 5%, plus la
moitié (z) de ses dépens, car cette affaire a été
jugée d'après le même dossier que l'affaire du
Global Envoy et du Cabatern.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.