Andre Filion et Roger Poirier (Requérants)
c.
La Reine (Intimée)
Division de première instance, le juge Pratte—
Montréal, le 13 novembre; Ottawa, le 17
novembre 1972.
Pratique—Compétence—Couronne—Témoins—Action de-
mandant une injonction pour ordonner le transfert des
détenus dans une autre institution—Requête pour une
injonction interlocutoire—Requête pour permettre la compa-
rution de témoins à l'audience—Rejet de la requête—Règles
319 et 321(1) de la Cour fédérale.
Deux détenus dans des pénitenciers ont été transférés à
l'Unité spéciale de correction du pénitencier St-Vincent de
Paul au Québec. Ils ont intenté une action devant cette Cour
pour obtenir une injonction ordonnant leur transfert dans un
autre pénitencier. En même temps, ils demandaient une
injonction interlocutoire au motif que leur transfert à l'U-
nité spéciale de correction était une atteinte à leurs droits et
libertés fondamentales aux termes de l'article 2(1) de la
Déclaration canadienne des droits étant donné que les con
ditions de détention y étaient inhumaines, barbares et dégra-
dantes, etc. Ils demandaient aussi une ordonnance pour que
48 personnes, dont 47 étaient détenues en prison, puissent
témoigner à l'audition de leur requête.
Arrêt: (1) Rejet de la demande. Les requérants n'ont pas
démontré une raison spéciale pour citer des témoins à
l'appui de leur requête ainsi que l'exige la Règle 319 de la
Cour fédérale.
(2) La demande de l'intimée de rejeter la requête d'in-
jonction interlocutoire doit aussi être rejetée.
1. Il revient au juge qui entendra la requête de décider si
la Cour est compétente pour refuser d'accorder une injonc-
tion interlocutoire.
2. La Règle 321(1) de la Cour fédérale n'exige pas que
l'avis de requête énonce les faits. Il s'ensuit qu'on ne peut
radier la requête même si les faits qui y sont allégués ne
donneraient pas ouverture au remède réclamé.
3. Étant entendu qu'on ne peut pas décerner d'injonction
contre la Couronne, la Cour permet d'amender la requête de
façon à substituer d'autres parties.
REQUÊTE.
Pierre Cloutier pour les requérants.
Gaspard Côté et Alain Nadon pour l'intimée.
LE JUGE PRATTE—Les requérants demandent
à la Cour de prononcer les ordonnances néces-
saires pour que 48 personnes (dont 47 sont
actuellement emprisonnées) viennent témoigner
sur des faits relatifs à une requête d'injonction
interlocutoire qu'ils veulent soumettre à la
Cour.
Le 7 novembre 1972, Filion et Poirier, qui
sont détenus à l'Unité spéciale de correction du
pénitencier St-Vincent de Paul, ont intenté une
action par laquelle ils demandent que la Cour
prononce une injonction ordonnant leur trans-
fert dans un autre pénitencier. Le même jour,
ils ont déposé au greffe une requête écrite d'in-
jonction interlocutoire. Dans les deux premiers
paragraphes de cette requête écrite, les requé-
rants allèguent avoir été transférés, des péniten-
ciers où ils étaient emprisonnés, à l'Unité spé-
ciale de correction du pénitencier St-Vincent de
Paul; le reste du document se lit comme suit:
3. Ces actes de transfert à L'Unité Spéciale de Correc
tion sont une atteinte grave aux droits et libertés fondamen-
tales des demandeurs en ce que les conditions de détentions
à cette institution (usine à fabriquer des monstres) sont en
effet inhumaines, barbares, dégradantes, contraires à tous
les programmes de réhabilitation des détenus en vigueur au
Canada et constituent une violation flagrante de l'article 2b
de la déclaration canadienne des droits de l'homme: Chap
44 sc 1960, qui se lit comme suit:
Toute loi du Canada à moins qu'une loi du Parlement du
Canada ne déclare expressément qu'elle s'appliquera
nonobstant la Déclaration canadienne des droits, doit
s'interpréter et s'appliquer de manière à ne pas supprimer,
restreindre ou enfreindre l'un quelconque des droits ou
des libertés ... suppression, la diminution ou la transgres
sion, et en particulier, nulle loi du Canada ne doit s'inter-
préter ni s'appliquer comme:
b) infligeant des peines ou traitements cruels et inusités,
ou comme en autorisant l'imposition;
4. Les demandeurs désirent faire entendre à l'appui de
leur demande les personnes suivantes:
. . . (suivent les noms de 48 personnes dont 47 sont
actuellement emprisonnées).
Les demandeurs demandent en conséquence que des sub
poenas et des ordonnances d'amener soient émis par cette
honorable Cour afin que les personnes susmentionnées
soient présentes lors de l'audition de cette cause.
Les demandeurs désirent également que des ordonnances
d'amener soient émises à leur nom afin qu'ils soient
présents.
Par ces motifs les demandeurs demandent à cette honorable
Cour d'émettre une ordonnance d'injonction contre l'inti-
mée lui ordonnant de prendre toutes les mesures nécessai-
res afin que les demandeurs soient transférés immédiate-
ment de L'Unité Spéciale de Correction à tout autre
pénitencier qu'il lui plaira de choisir, jusqu'à ce que juge-
ment final soit rendu. Le tout avec dépens contre le
défendeur.
A cette requête était joint un affidavit des
deux requérants (attestant la véracité des faits
mentionnés dans la requête) ainsi qu'un avis
que «la présente requête» serait présentée le
lundi, 13 novembre 1972.
Ce jour-là, le procureur des requérants, après
avoir expliqué la nature des procédures, a
demandé que la Cour rende les ordonnances
nécessaires pour que les 48 personnes déjà
mentionnées soient entendues comme témoins
relativement aux questions de faits soulevées
par la requête d'injonction interlocutoire qui
serait présentée à une date ultérieure que fixe-
rait la Cour.
Le procureur de l'intimée ne s'est pas con
tenté de s'opposer à cette demande. Il a soutenu
que je devrais immédiatement rejeter la requête
d'injonction interlocutoire pour les 3 motifs
suivants:
1. La Cour n'a pas le pouvoir de décerner
l'injonction demandée parce qu'elle n'a pas
juridiction pour contrôler l'exercice d'une dis-
crétion purement administrative.
2. Les allégations de faits contenues dans
la requête écrite sont telles que, même si on
les suppose vraies, les requérants n'auraient
pas droit à l'injonction interlocutoire qu'ils
demandent.
3. Cette requête est dirigée contre Sa
Majesté la Reine; or, les tribunaux n'ont pas
le pouvoir de décerner une injonction contre
la Couronne.
Avant de discuter ces trois moyens, une
remarque préliminaire s'impose. Les requé-
rants, s'ils ont manifesté l'intention de présenter
une requête d'injonction interlocutoire, ne l'ont
pas encore fait. La seule demande qu'ils aient
faite à la Cour concerne les 48 témoins qu'ils
veulent faire entendre. Et il était évident à la
lecture de la requête écrite qui a été signifiée à
l'intimée que ce que l'on se proposait de deman-
der à la Cour le 13 novembre 1972 ce n'était
pas de décerner une injonction interlocutoire
mais bien plutôt de faire en sorte que les 48
personnes mentionnées dans la requête puissent
témoigner. Si je devais, comme l'a soutenu le
procureur de l'intimée, rejeter aujourd'hui la
demande d'injonction interlocutoire, je me trou-
verais à rejeter une requête avant qu'elle n'ait
été présentée. La partie qui a reçu avis qu'une
requête sera présentée à une certaine date peut
certainement, avant cette date, demander la
radiation de l'avis de requête. Mais celui qui
veut agir ainsi doit lui-même, avant de présenter
sa demande de radiation, donner à son adver-
saire avis de sa demande. Le procureur de
l'intimée, qui entendait demander le rejet de la
requête d'injonction interlocutoire avant qu'elle
ne soit présentée, aurait donc dû donner un avis
préalable au procureur des requérants. Comme
ce dernier, cependant, ne s'est pas plaint de ce
défaut d'avis, je ne peux, comme je l'aurais fait
autrement, refuser de considérer les arguments
proposés par l'avocat de l'intimée à l'appui de
sa demande de rejet de la requête d'injonction
interlocutoire. J'étudierai ces arguments dans
l'ordre où je les ai déjà énoncés.
1. La requête d'injonction interlocutoire
doit-elle être rejetée au motif que, en l'accor-
dant, la Cour excéderait sa juridiction?
A cette question, je ne crois pas qu'il soit
sage de vouloir donner une réponse à ce stade
des procédures. Il est possible que les requé-
rants, avant de présenter leur requête, déci-
dent de produire d'autres preuves. A cause de
cela, le juge qui sera saisi de la requête
pourra, mieux que je ne le saurais faire
aujourd'hui, décider cette question difficile.
2. La requête d'injonction interlocutoire
doit-elle être radiée parce que les faits qui y
sont allégués ne donneraient pas ouverture au
remède réclamé?
Cette question devrait peut-être recevoir une
réponse affirmative si la procédure devant la
Cour fédérale était régie par le Code de pro-
cédure de Québec. Mais tel n'est pas le cas.
Suivant les règles de pratique de la Cour,
celui qui veut présenter une requête doit le
faire verbalement à l'audience, après avoir
signifié à la partie adverse, en plus des affida
vits établissant les faits sur lesquels il fonde
sa requête, un avis de présentation «qui doit
indiquer, outre l'objet de la requête, la date,
le temps et le lieu de l'audition» (Règle
321(1)). Si les requérants s'étaient conformés
aux règles de pratique, ils n'auraient donc
produit et signifié aucune requête écrite mais
seulement un avis de requête où aucun fait
n'aurait été allégué. L'intimée ne peut donc se
plaindre de l'insuffisance des allégations de la
requête.
3. La requête d'injonction doit-elle être
radiée parce qu'elle est dirigée contre la
Couronne?
L'avocat des requérants a admis que la Cour
ne pouvait décerner d'injonction contre la
Couronne. Il a expliqué qu'il avait d'abord
voulu diriger son action aussi bien que sa
demande d'injonction interlocutoire contre
«Aubert Laferrière, directeur général des
pénitenciers fédéraux du Québec» et contre
«Le ministre de la Justice et procureur géné-
ral du Canada». Ce serait seulement après
qu'un fonctionnaire du greffe de la Cour lui
eut dit que des procédures de cette sorte
devaient être intentées contre Sa Majesté la
Reine que l'avocat des requérants aurait
modifié, au stylo, l'intitulé de sa déclaration
et de sa requête. Après avoir fourni ces expli
cations, l'avocat des requérants a demandé la
permission d'amender sa requête et sa décla-
ration de façon à ce que les procédures soient
dirigées non plus contre Sa Majesté la Reine
mais contre «Aubert Laferrière, directeur
général des pénitenciers fédéraux du
Québec» et contre «Le ministre de la Justice
et procureur général du Canada». J'ai indiqué
à l'audience que j'avais l'intention d'accueillir
cette demande d'amendement et je n'ai pas
changé d'avis. Il sera donc permis à l'avocat
des requérants d'amender sans frais sa décla-
ration et sa requête de la façon que je viens
de dire. La déclaration amendée de même
qu'un nouvel avis de présentation de la
requête d'injonction interlocutoire devront
être signifiés à Aubert Laferrière.
J'en viens donc à la conclusion que, à ce
stade-ci des procédures, la requête d'injonction
interlocutoire ne peut être radiée pour les
motifs invoqués par l'avocat de l'intimée. Reste
maintenant à disposer de la demande des requé-
rants de faire entendre comme témoins les 48
personnes mentionnées dans leur requête. Nor-
malement, je ne devrais pas disposer de cette
demande avant qu'avis en ait été donné à la
partie contre qui les requérants veulent obtenir
une injonction interlocutoire. Dans les circons-
tances, je ne croirais pas servir les fins de la
justice en ajournant ma décision sur ce point.
Suivant les règles de pratique (Règle 319),
tous les faits sur lesquels se fonde une requête
(à l'exception de ceux qui apparaissent au dos
sier) doivent être prouvés par un ou des affida
vits. C'est seulement «avec la permission de la
Cour» et «pour une raison spéciale» qu'un
témoin peut être appelé à témoigner relative-
ment à une question de fait que soulève une
requête. En l'espèce le procureur des requé-
rants n'a ni prouvé, ni même mentionné, l'exis-
tence d'une raison spéciale qui me justifierait de
lui permettre de faire entendre des témoins à
l'appui de la requête d'injonction interlocutoire.
La demande des requérants est donc rejetée.
L'audition de la requête d'injonction interlocu-
toire est fixée au 27 novembre à moins que la
Cour, à la demande de l'une ou l'autre des
parties, n'en décide autrement. D'ici l'audition,
l'avocat des requérants pourra, s'il le juge à
propos, produire et faire signifier d'autres affi
davits établissant les faits sur lesquels se fonde
la requête d'injonction interlocutoire.
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