La Reine (Demanderesse)
c.
Ville de Montréal (Défenderesse)
Division de première instance, le juge Pratte—
Ottawa, le 15 mars 1972.
Couronne—Action de la Couronne—Prescription des
actions—Véhicule de la Couronne endommagé par la négli-
gence de Montréal—Charte de Montréal—Obligation de
transmettre à la ville un avis de dommages dans les deux
jours—L'action est-elle prescrite dans les six mois—Code
civil, articles 2215, 2263.
Un véhicule de la Couronne fut endommagé au Québec
par suite de la négligence d'un préposé de la ville défende-
resse. La Couronne ne transmit pas à la ville l'avis de 48
heures concernant les dommages, comme l'exige l'article
1089 de la Charte de la Ville, et intenta son action en
dommages-intérêts plus d'un an plus tard (toutefois, avant le
1" juin 1971, date d'entrée en vigueur de la Loi sur la Cour
fédérale).
Arrêt: la Ville de Montréal est responsable des
dommages.
1. L'article 1089 de la Charte de la Ville, exigeant un avis
de 48 heures concernant les dommages subis par un véhi-
cule, porte atteinte aux prérogatives de la Couronne et
comme l'application de cet article à la Couronne n'est pas
expressément prévue, il ne la lie pas.
2. Le délai de prescription de six mois édicté à l'article
1090 de la Charte de la Ville ne déroge pas à l'article 2215
du Code civil qui prévoit que les créances de la Couronne se
prescrivent par 30 ans. L'article 2263 du Code civil n'af-
fecte pas cette règle.
Arrêt mentionné: Le proc. gen. du Can. c. Dallaire
[ 1949] B.R. Qué. 365.
ACTION en dommages-intérêts.
Robert Cousineau pour la demanderesse.
N. Lacroix pour la défenderesse.
LE JUGE PRATTE—La demanderesse réclame
la somme de $336.40 en réparation du dom-
mage qu'elle a subi lorsque, le 29 décembre
1969, un camion qui lui appartenait et que con-
duisait un employé du ministère des Postes,
Claude Robitaille, a été heurté par un autre
camion, propriété de la Ville défenderesse et
conduit par son préposé, Henri Pesant.
Dès le début de l'enquête, le procureur de la
défenderesse a admis, sans préjudice à ses
autres moyens de défense, que le montant
réclamé représentait une juste évaluation du
dommage subi par la demanderesse. L'avocat
de la demanderesse, lui, a admis que la deman-
deresse avait poursuivi la Ville sans lui donner
l'avis requis par l'article 1089 de sa charte S. Q.
1959-60, c. 102, qui se lit comme suit:
1089. Si la réclamation est pour dommages causés à un
véhicule, le réclamant doit aussi faire tenir à la ville, par
lettre recommandée, un avis lui accordant au moins qua-
rante-huit heures pour en faire faire l'examen, et les répara-
tions ne peuvent, sans excuse légitime, être commencées ni
le véhicule vendu, avant l'expiration de ce délai, le tout à
peine de déchéance du droit d'action du réclamant.
Ajoutons, enfin, que cette poursuite a été
intentée plus d'un an après l'accident de sorte
qu'on peut se demander si elle n'est pas pres-
crite puisque, aux termes de l'article 1090 de la
Charte de la Ville de Montréal.
1090. Aucune action en dommages-intérêts ou en indem-
nité n'est recevable contre la ville si elle n'est intentée dans
les six mois du jour où le droit d'action a pris naissance.
Cette affaire soulève donc trois problèmes:
(1) l'accident est-il survenu dans des circons-
tances telles qu'il faille en imputer la respon-
sabilité à la défenderesse?
(2) le recours de la demanderesse était-il pres-
crit au moment où elle a poursuivi?
(3) la demanderesse, qui ne s'est pas confor-
mée aux prescriptions de l'article 1089 de la
charte de la défenderesse, est-elle, à cause de
cela, déchue du droit de réclamer réparation
des dommages qu'elle a subis?
1. La responsabilité.
Les circonstances dans lesquelles est survenu
l'accident qui a donné naissance à cette récla-
mation ne sont pas contestées. Les témoignages
des conducteurs des deux camions, les deux
seuls témoins entendus, se complètent sans se
contredire.
L'accident a eu lieu sur la rue Molson, près
de la rue Jarry, à Montréal, après qu'une vio-
lente tempête de neige se fut abattue sur la ville.
La rue Molson est une rue à sens unique, du
nord au sud, qui prend sur le côté sud de la rue
Jarry qui, elle, est orientée dans une direction
est-ouest. Le camion de la défenderesse, que
conduisait son préposé Pesant, commençait à
nettoyer la chaussée de la rue Molson de la
neige qui l'encombrait, lorsqu'un amoncelle-
ment de neige et de glace le força à s'arrêter à
peu de distance de la rue Jarry. Au même
moment, le camion de la demanderesse, qui
circulait de l'est à l'ouest sur la rue Jarry, vira à
gauche et s'engagea dans la rue Molson. Son
conducteur, Robitaille, aperçut alors le camion
de la défenderesse qui était immobilisé dans la
neige et lui obstruait le passage. Robitaille s'ar-
rêta donc à une quinzaine de pieds derrière le
camion de la défenderesse. Il venait d'effectuer
cette manoeuvre lorsqu'il vit que le camion de la
défenderesse, pour se dégager de la neige, fai-
sait marche arrière; il klaxonna pour signaler sa
présence mais, malgré cela, le camion de la
défenderesse vint heurter l'avant de son
véhicule.
Pesant, le chauffeur du camion de la défende-
resse a affirmé que, avant de faire marche
arrière, il avait regardé dans les miroirs rétrovi-
seurs fixés de chaque côté du camion, à l'exté-
rieur, et n'avait vu aucun obstacle derrière lui; il
a ajouté qu'il avait aussi demandé à un compa-
gnon de travail, vraisemblablement assis à côté
de lui, de vérifier qu'il ne se trouvait rien der-
rière le camion. Et c'est seulement après cette
double vérification que Pesant aurait fait
marche arrière avec le résultat que l'on sait.
Telle étant la preuve, il me paraît clair que la
responsabilité de cet accident doit être imputée
à la défenderesse et à son préposé. C'est le
camion de la défenderesse qui, faisant marche
arrière, est venu heurter le camion de la deman-
deresse. Il appartenait au préposé de la défen-
deresse, avant de faire cette manoeuvre, de s'as-
surer qu'il pouvait l'accomplir sans danger. Et
le seul fait que l'accident soit survenu démon-
tre, à mon sens, l'insuffisance des mesures que
le préposé de la défenderesse dit avoir prises
pour s'assurer qu'il pouvait faire marche arrière
sans danger.
Cela étant dit, il reste à examiner les deux
autres moyens soulevés par la défenderesse.
2. La prescription de l'article 1090 de la charte.
La défenderesse soumet que l'action de la
demanderesse est prescrite parce qu'elle n'a pas
été intentée dans le délai de six mois fixé par
l'article 1090 de la charte de la défenderesse.
Cette courte prescription serait opposable à la
demanderesse en raison des dispositions de l'ar-
ticle 2263 du Code civil de Québec et de celles
de l'art. 38 de la Loi sur la Cour fédérale.
Ce moyen de défense ne me semble pas
fondé: malgré l'article 1090 de la Charte de la
Ville de Montréal, l'action de la demanderesse,
à mon sens, n'était prescriptible que par trente
ans et a donc été intentée en temps utile. Je
m'explique, aux termes de l'article 2215 du
Code civil les créances de la Couronne, à l'ex-
ception de celles qui sont expressément décla-
rées imprescriptibles, se prescrivent par trente
ans. Cette règle s'applique à toutes les créances
de la Couronne quelle qu'en soit la nature,
même s'il s'agit de créances qui, suivant les
règles générales, seraient prescriptibles par un
temps plus court. C'est dire que si la législation
québecoise édicte, pour certaines créances, une
courte prescription, celle-ci ne s'applique pas
aux créances de la Couronne à moins que la loi
ne le dise expressément. S'il en était autrement,
la règle édictée par l'article 2215 serait dépour-
vue de sens. Et on ne peut, pour échapper à
cette conclusion, invoquer l'article 2263 du
Code civil ou l'art. 38 de la Loi sur la Cour
fédérale.
Suivant l'article 2263:
Les déchéances et prescriptions d'un court espace de temps
établies par statuts du parlement suivent leurs règles parti-
culières, tant en ce qui concerne les droits de Sa Majesté
que ceux de tous autres.
Cette disposition ne signifie pas, comme le
prétend la défenderesse, que toutes les courtes
prescriptions édictées par des lois de la législa-
ture québecoise s'appliquent à la Couronne. Sa
portée est beaucoup plus limitée. Avant le Code
civil, la prescription, au Québec, était régie par
l'ancien droit français et, aussi, par des lois
particulières qui avaient établi certaines courtes
prescriptions. Si l'article 2263 n'avait pas été
inséré dans le Code, l'adoption du Code aurait
eu pour résultat, étant donné la façon générale
dont les règles du Code sont exprimées, d'abro-
ger toutes les lois qui avaient été adoptées jus-
que-là pour assujettir certaines catégories parti-
culières de créances à des courtes prescriptions.
C'est ce résultat que l'on a voulu éviter en
adoptant l'article 2263. Comme l'a dit le juge
Casey dans Procureur général du Canada v.
Dallaire [1949] B.R. Qué. 365à la page 370:
[TRADUCTION] A mon avis, l'art. 2263 du Code civil vise
uniquement les déchéances et prescriptions d'un court
espace de temps créé par des lois autres que le Code civil.
Quant à l'article 38 de la Loi sur la Cour
fédérale, 41 s'agit de cette disposition de droit
nouveau aux termes de laquelle les règles relati
ves à la prescription en vigueur «entre sujets»
dans une province s'appliquent à toutes procé-
dures engagées par ou contre la Couronne.
Cette règle nouvelle, suivant son texte, s'appli-
que seulement «sauf disposition contraire de
toute autre loi». On peut donc douter qu'elle
puisse s'appliquer au Québec puisque le Code
civil (qui, il faut se le rappeler, est une loi
antérieure à l'Acte de l'Amérique du Nord bri-
tannique) contient une disposition aux termes
de laquelle les créances de la Couronne qui ne
sont pas déclarées imprescriptibles se prescri-
vent par trente ans. Mais même si l'art. 38
devait être interprété, dans la mesure où la
Couronne aux droits du Canada est concernée,
comme ayant modifié la règle posée par l'article
2215, il ne s'appliquerait pas en l'espèce. La
Loi sur la Cour fédérale, en effet, est entrée en
vigueur le ler juin 1971, après que la demande-
resse eut poursuivi la défenderesse. Lorsque la
demanderesse a intenté ses procédures, son
action n'était donc pas prescrite. Ce serait
donner un effet r4troactif à l'art. 38 que de
l'appliquer ici.
Si, pour ces raisons, la demanderesse ne peut
se voir opposer la prescription de six mois
édictée par l'article 1090 de la Charte de la Ville
de Montréal, peut-elle se voir opposer la
déchéance prononcée par l'article 1089 de cette
même charte? C'est la dernière question à
laquelle je dois répondre.
3. La demanderesse est-elle déchue de son
droit de réclamer?
La charte de la défenderesse est claire: celui
qui veut réclamer de la Ville de Montréal une
indemnité en raison de dommages causés à un
véhicule doit, à peine de déchéance de son droit
d'action, faire tenir à la Ville l'avis dont parle
l'article 1089. Je n'ai pas ici à discuter de la
sagesse de cette disposition qui, suivant son
texte, doit s'appliquer même dans le cas où,
comme dans la présente cause, le quantum des
dommages réclamés n'est pas contesté. Le seul
problème que j'ai à décider, c'est celui de savoir
s'il est vrai que, comme le prétend l'avocat de la
demanderesse, Sa Majesté la Reine aux droits
du Canada ne soit pas liée par cette disposition.
A l'appui de cette prétention, l'avocat de la
demanderesse a invoqué la règle bien connue
suivant laquelle aucune loi n'affecte les droits et
prérogatives de la Couronne à moins qu'ils n'y
soient expressément compris, ainsi que des pré-
cédents où cette règle a été appliquée (Province
of Bombay c. Cité de Bombay [1947] A.C. 58;
Gauthier c. Le Roi (1918) 56 R.C.S. 176; La
Reine c. Breton [1967] R.C.S. 503; et La Reine
c. Cité de Verdun [1945] R.C.E. 1).
L'avocat de la défenderesse a soutenu, lui,
que la demanderesse était liée par l'article 1089
de la Charte de la Ville de Montréal. En effet,
a-t-il prétendu, il n'est plus discutable depuis
l'arrêt de la Cour suprême du Canada dans La
Reine c. Murray [1967] R.C.S. 262 que, dans le
cas où Sa Majesté aux droits du Canada intente
une action en responsabilité délictuelle, ses
droits doivent en principe être déterminés par la
loi de la province où le fait dommageable s'est
produit. A cet argument, l'avocat de la deman-
deresse a répliqué, si j'ai bien compris le
mémoire qu'il m'a soumis, que cette règle ne
s'applique qu'aux lois générales qui régissent la
responsabilité et non à des lois spéciales comme
celle qui nous intéresse ici.
Je peux dire tout de suite que je considère
indiscutable qu'une action en responsabilité
délictuelle intentée par Sa Majesté aux droits du
Canada soit, en principe, régie par les mêmes
lois que celles qui s'appliqueraient si pareille
action était intentée par un simple citoyen.
Cette affirmation doit, cependant, être assortie
d'une réserve; en effet, sauf disposition législa-
tive au contraire édictée par l'autorité compé-
tente, on ne peut opposer à la Couronne les lois
qui portent atteinte à ses droits ou à ses
prérogatives.
Pour résoudre le problème qui m'est soumis,
je dois donc décider si l'article 1089 de la
Charte de la Ville de Montréal porte atteinte
soit aux droits, soit aux prérogatives de la
Couronne.
Une loi d'application générale ne porte pas
atteinte aux droits de la Couronne pour le seul
motif qu'elle est susceptible de lui préjudicier,
comme, par exemple, une loi qui prévoirait que
la victime d'un délit ne pourra plus réclamer
une indemnité aussi considérable que celle que
le droit antérieur lui permettait de recouvrer.
(Dominion Building Corp. c. Le Roi [1933] A.C.
533). En revanche une loi affecte les droits de
la Couronne non seulement si elle la prive d'un
droit qui lui était acquis mais aussi si elle lui
impose une obligation, comme, par exemple,
celle d'entretenir un ouvrage municipal dont elle
n'a ni la jouissance ni la possession (La Reine c.
Breton [1967] R.C.S. 503). Ces considérations
manifestent, à mon sens, que l'article 1089 de la
charte de la défenderesse n'est pas une loi qui
porte atteinte aux droits de la Couronne et qui,
pour ce motif, lui soit inopposable.
Mais ne faut-il pas dire que cet article 1089
porte atteinte aux prérogatives de la Couronne?
Si tel était le cas, il faudrait dire que la Cou-
ronne ne serait pas liée par cette disposition,
d'une part, parce que le texte de l'article 1089
ne prévoit pas expressément qu'il doive s'appli-
quer à la Couronne et, d'autre part, parce qu'il
n'appartient pas à la législature d'une province
de limiter ou d'abroger les prérogatives de Sa
Majesté aux droits du Canada.
S'il s'agissait ici d'un texte établissant une
prescription, il serait certain qu'il ne s'applique-
rait pas à la demanderesse. Sauf disposition
législative au contraire édictée par l'autorité
compétente, la Couronne, en effet, n'est pas liée
par les textes législatifs qui édictent qu'une
action sera irrecevable si son titulaire ne l'a pas
exercée dans le délai prescrit. De ce que l'arti-
cle 1089 de la charte de la défenderesse n'éta-
blit pas une prescription, en résulte-t-il que la
Couronne doive encourir la déchéance pronon-
cée par cette disposition?—Je ne le crois pas.
La règle traditionnelle suivant laquelle le Sou-
verain ne peut perdre un droit pour le seul motif
qu'il a tardé à l'exercer est fondée, au moins en
partie, sur le principe qui veut que le Souverain
ne puisse souffrir préjudice des omissions et
négligences de ses officiers et préposés (Chitty,
A Treatise on the Law of the Prerogatives of
the Crown, à la page 379, Halsbury's Laws of
England, 3e éd., vol. 7, aux pages 247, 540). La
portée de ce principe a été réduite, par exemple
par la Loi sur la responsabilité de la Couronne,
mais, dans la mesure où il n'a pas été écarté par
l'autorité législative compétente, le principe
subsiste encore. Or, si je disais que l'article
1089 de la charte de la défenderesse lie la
Couronne, je me trouverais à décider que Sa
Majesté aux droits du Canada doit, dans un cas
où le Parlement ne l'a pas indiqué, perdre un
droit à cause de la négligence d'un de ses offi-
ciers ou préposés. Cela, je ne peux le faire.
Pour ces motifs, je crois que cet article 1089
est inopposable à la demanderesse qui, en con-
séquence, a le droit de recouvrer de la défende-
resse la somme qu'elle réclame.
La demande sera donc accueillie et la défen-
deresse sera condamnée à payer à la demande-
resse, outre les dépens, la somme de $336.40
avec intérêts depuis la date de l'assignation.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.