[1997] 3 C.F. 920
A-573-95
Carol Nielsen (appelante) (requérante)
c.
La Commission de l’emploi et de l’immigration du Canada, le Conseil du Trésor du Canada, et l’Alliance de la fonction publique du Canada (intimés)
et
La Commission canadienne des droits de la personne (intervenante)
Répertorié : Nielsen c. Canada (Commission de l’emploi et de l’immigration) (C.A.)
Cour d’appel, juges Marceau, Linden et Robertson, J.C.A.—Vancouver, 21 et 22 mai; Ottawa, 17 juin 1997.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Recours — Droits de la personne — Effet de la déclaration de la C.A.O. selon laquelle « l’orientation sexuelle » devait être ajoutée aux motifs de distinction illicite prévus dans la LCDP — Solutions juridiques à la disposition des cours de justice dans les cas où la loi entre en conflit avec la Charte — Questions posées : le jugement s’applique-t-il uniquement pour l’avenir ou a-t-il aussi un effet sur le passé; qui est lié par le jugement? — Décision de la C.S.C. dans Schachter c. Canada examinée par la Cour — La question de l’application rétroactive d’un jugement traitant d’une attaque constitutionnelle ne peut être dissociée de la question de savoir qui est lié par le jugement — La décision d’une cour provinciale ne lie pas les tiers qui se trouvent en dehors du ressort territorial de la Cour [opinion incidente] — En l’espèce, la CCDP est liée par le jugement de la C.A.O., parce qu’elle était partie à l’instance.
Interprétation des lois — Plainte de discrimination ayant trait au refus de l’employeur de fournir une couverture d’assurance pour soins dentaires pour une partenaire homosexuelle et la fille de celle-ci en 1989 — L’étude de la plainte a été suspendue en attendant que la Cour se prononce dans une affaire traitant de questions semblables : Canada (Procureur général) c. Mossop — En 1992, dans l’arrêt Haig, la C.A.O. a déclaré que « l’orientation sexuelle » devait être ajoutée aux motifs de distinction illicite prévus à l’art. 3 de la Loi canadienne sur les droits de la personne — La C.S.C. a rendu son jugement dans l’affaire Mossop en 1993 — La CCDP a décidé de ne plus donner suite aux plaintes fondées sur l’orientation sexuelle si les actes supposément discriminatoires étaient antérieurs à l’affaire Haig — Appel accueilli — Le jugement Haig a un effet rétroactif — Examen des quatre solutions auxquelles peuvent avoir recours les tribunaux pour décider qu’une loi contrevient à la Charte — Ajouter à la loi ce qui en a été exclu à tort (interprétation large) est une solution ayant un effet rétroactif, alors que la modification législative est uniquement prospective — Un jugement sur l’état du droit par une cour provinciale ne lie pas les tiers qui se trouvent en dehors du ressort territorial du tribunal — Mais la CCDP est liée parce qu’elle était partie au litige dans l’affaire Haig — Comme la CCDP a commis une erreur en décidant que la plainte n’était pas assujettie à la déclaration énoncée dans Haig, le juge de première instance devait infirmer la décision de la CCDP.
Juges et tribunaux — Effet de la déclaration de la C.A.O. selon laquelle « l’orientation sexuelle » devait être ajoutée aux motifs de distinction illicite prévus dans la Loi canadienne sur les droits de la personne — Compte tenu du système judiciaire canadien, cette déclaration n’a aucun effet obligatoire pour les tiers qui se trouvent à l’extérieur du ressort territorial du tribunal — Il est inconcevable qu’une décision d’une cour provinciale, qui n’est pas portée en appel, même une cour de première instance présidée par un juge seul, puisse déterminer quelle est la loi du pays pour l’ensemble des Canadiens — Les limites territoriales de la décision Haig expliquent pourquoi le Parlement a dû modifier la loi en ajoutant « l’orientation sexuelle » à l’art. 3 de la Loi — Cette opinion est incidente étant donné qu’en l’espèce la CCDP était partie au litige devant la C.A.O.
Droits de la personne — Appel du refus de la Section de première instance d’accueillir une demande de contrôle judiciaire d’une décision dans laquelle la CCDP a rejeté une plainte de discrimination se fondant sur le refus de l’employeur de fournir une couverture d’assurance pour soins dentaires à une partenaire homosexuelle — La plainte a été déposée en 1989 — Elle a été suspendue en attendant le prononcé du jugement dans Canada (Procureur général) c. Mossop — En 1992, dans l’affaire Haig, la C.A.O. a déclaré que « l’orientation sexuelle » devait être ajoutée aux motifs de distinction illicite prévus à l’art. 3 de la LCDP — En 1993, la C.S.C. a statué que les couples homosexuels n’étaient pas inclus dans la définition de « famille » donnée dans la LCDP : Mossop — La CCDP a rejeté la plainte en statuant qu’elle n’était pas assujettie au jugement Haig étant donné que les allégations de discrimination étaient antérieures à cette affaire — Appel accueilli — Le jugement Haig est rétroactif — Comme la CCDP était partie au litige dans l’affaire Haig, elle est liée par ce jugement.
Il s’agit d’un appel du refus de la Section de première instance d’accueillir une demande de contrôle judiciaire d’une décision dans laquelle la Commission canadienne des droits de la personne (CCDP) a rejeté une plainte de discrimination. En 1989, l’appelante a déposé une plainte de discrimination parce que son employeur avait refusé de lui assurer une couverture d’assurance pour soins dentaires pour sa partenaire homosexuelle et la fille de celle-ci. Elle faisait valoir que le refus constituait de la discrimination aux termes de la Loi canadienne sur les droits de la personne (LCDP) fondée sur le sexe, l’état matrimonial et la situation de famille, motifs auxquels elle a ajouté ultérieurement l’orientation sexuelle. La Commission a décidé de suspendre l’examen de la plainte en attendant le jugement d’une affaire traitant de questions semblables : Canada (Procureur général) c. Mossop. L’affaire Mossop se trouvait toujours en instance devant la Cour suprême du Canada (C.S.C.) quand, en 1992, dans l’affaire Haig c. Canada, la Cour d’appel de l’Ontario a déclaré que « l’orientation sexuelle » devait être ajoutée aux motifs de distinction illicite prévus à l’article 3 de la LCDP. En 1993, la C.S.C. s’est prononcée sur l’affaire Mossop. La Cour a statué à la majorité que les couples homosexuels n’étaient pas inclus dans la définition du terme « famille » donnée dans la Loi. En ne poursuivant pas l’examen de la plainte en l’espèce, la Commission avait décidé de ne plus donner suite aux plaintes fondées sur l’orientation sexuelle si les actes supposément discriminatoires avaient précédé l’affaire Haig. Le juge de première instance a statué que l’orientation sexuelle n’a été ajoutée aux motifs énoncés à l’article 3 qu’à la date du jugement qui a inclus cette expression dans cet article.
La question était de savoir si le jugement Haig avait un effet rétroactif jusqu’en 1989.
Arrêt : l’appel doit être accueilli.
Le jugement Haig a nécessairement un effet rétroactif. Les cours de justice peuvent avoir recours à quatre solutions juridiques quand elles sont au prise avec une disposition législative qui semble aller à l’encontre de la Charte : (1) déclarer qu’une disposition est entièrement inconstitutionnelle et, par conséquent, qu’elle est inopérante; (2) déclarer inconstitutionnelle uniquement la partie fautive de la disposition en laissant le reste de celle-ci subsister selon son bien-fondé; (3) suspendre pendant un certain temps l’effet de la déclaration d’invalidité afin de laisser le temps au législateur d’intervenir et d’adopter des mesures correctrices; et (4) inclure dans la loi ce qui en a été exclu à tort.
On peut répondre à la question de savoir si le jugement s’applique uniquement pour l’avenir, ou s’il a aussi un effet sur le passé, en examinant simplement le sens et l’objet de la solution qui est retenue. Une déclaration d’invalidité s’applique sans aucun espèce de doute au passé étant donné qu’elle affirme, dans les faits, que la loi est ultra vires de la législature et, par conséquent, qu’elle n’a jamais eu d’effet juridique. Cela ne signifie pas que tout ce qui peut avoir découlé des applications de la loi invalide sera touché. La loi n’avait pas d’existence légale, mais elle a néanmoins existé dans les faits et le système juridique ne peut que donner effet à cette réalité pour éviter le chaos. La loi invalide ne peut régir ou influencer des opérations ou des situations qui ne sont pas déjà réglées du fait qu’elles sont prescrites, que le délai de prescription est écoulé, ou par suite de l’application de la doctrine de l’erreur de droit ou du principe de la chose jugée.
Par ailleurs, la suspension de l’effet de la déclaration d’invalidité afin de donner le temps au législateur d’intervenir entraîne nécessairement la validation de la disposition pour le passé. La déclaration d’invalidité qui est suspendue, si elle vient à prendre effet parce que le législateur n’aura pas agi dans le délai prescrit, n’aura d’effet que pour l’avenir.
Les deux autres solutions sont complémentaires : l’une supprime « ce qui a été inclus en trop » dans une disposition législative et l’autre incorpore ce qui en « a été exclu à tort ». Dans les deux cas, le but est le même, c’est-à-dire éviter une déclaration d’invalidité qui toucherait la disposition ou le programme dans son ensemble et, dans les deux cas, la technique ne varie pas, étant donné que les cours de justice invoquent simplement leur obligation et leur pouvoir d’interpréter les lois. Dans les deux cas, le jugement se fonde de façon non équivoque sur le fait que la disposition doit être comprise, interprétée et lue comme si le législateur l’avait rédigée ou réécrite, au moment de l’adoption de la Charte, s’il avait été adéquatement informé à cette date des limites de ses pouvoirs. Cela amène inévitablement à conclure que la Cour a l’intention de remonter au moment de l’adoption ou de l’entrée en vigueur de la Charte en 1982. La technique de « l’interprétation large » est rétroactive alors que la modification faite par le législateur est, en principe, uniquement prospective.
La déclaration est un jugement sur l’état du droit; cela relève de la nature d’un jugement in rem, dont l’application n’est pas limitée aux parties à l’instance. Cependant, le jugement n’a pas d’effet obligatoire sur les tiers qui ne se trouvent pas dans le ressort territorial du tribunal. Il est inconcevable qu’un jugement d’une cour provinciale, qui n’a pas été porté en appel, puisse déterminer quelle est la loi du pays pour l’ensemble des Canadiens. Les limites territoriales de la déclaration énoncée dans Haig expliquent pourquoi le législateur a dû modifier l’article 3 de la Loi pour ajouter « l’orientation sexuelle ». De toute façon, la Commission, qui était une partie dans l’affaire Haig, est liée par cette décision. Par conséquent, l’opinion de la Commission selon laquelle la plainte de l’appelante n’était pas assujettie à la déclaration énoncée dans Haig, est erronée. Le juge de première instance n’avait d’autre choix que d’infirmer la décision de la Commission et de renvoyer l’affaire pour réexamen.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44].
Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, art. 3(1) (mod. par L.C. 1996, ch. 14, art. 2), 44(3)b)(i) (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31, art. 64), 54(1).
Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 52(1).
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.1 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5).
JURISPRUDENCE
DÉCISION APPLIQUÉE :
Haig c. Canada (1992), 9 O.R. (3d) 495; 94 D.L.R. (4th) 1; 40 C.R.R. (2d) 287; 57 O.A.C. 272 (C.A.).
DÉCISIONS EXAMINÉES :
Canada (Procureur général) c. Mossop, [1991] 1 C.F. 18 (1990), 71 D.L.R. (4th) 661; 32 C.C.E.L. 276; 12 C.H.R.R. D/355; 90 CLLC 17,021 (C.A.); conf. par [1993] 1 R.C.S. 554; (1993), 100 D.L.R. (4th) 658; 13 Admin. L.R. (2d) 1; 46 C.C.E.L. 1; 17 C.H.R.R. D/349; 93 CLLC 17,006; 149 N.R. 1; Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679; (1992), 93 D.L.R. (4th) 1; 92 CLLC 14,036; 10 C.R.R. (2d) 1; 139 N.R. 1; Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721; (1985), 19 D.L.R. (4th) 1; [1985] 4 W.W.R. 385; 35 Man. R. (2d) 83; 59 N.R. 321.
DÉCISIONS CITÉES :
St. Catharines v. H.E.P. Com’n., [1930] 1 D.L.R. 409 (P.C.); conf. [1928] 1 D.L.R. 598; (1928), 61 O.L.R. 465 (H.C. de l’Ont.); Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418; (1995), 124 D.L.R. (4th) 693; 29 C.R.R. (2d) 189; [1995] I.L.R. 1-3185; 10 M.V.R. (3d) 151; 181 N.R. 253; 81 O.A.C. 253; 13 R.F.L. (4th) 1.
DOCTRINE
Fitzgerald, Oonagh E. Understanding Charter Remedies : A Practitioner’s Guide, Scarborough, Ont. : Carswell, 1994.
APPEL du refus de la Section de première instance ((1995), 97 F.T.R. 282 (C.F. 1re inst.)) d’accueillir une demande de contrôle judiciaire d’une décision dans laquelle la CCDP a rejeté une plainte de discrimination fondée sur l’orientation sexuelle parce que la conduite discriminatoire était antérieure à la déclaration de la Cour d’appel de l’Ontario dans Haig c. Canada, selon laquelle « l’orientation sexuelle » devait être ajoutée aux motifs de distinction illicite énoncés à l’article 3 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Appel accueilli.
AVOCATS :
Katherine A. Hardie pour l’appelante (requérante).
Darlene M. Patrick pour les intimés Commission de l’emploi et de l’immigration du Canada et Conseil du Trésor du Canada.
Andrew J. Raven pour l’intimée l’Alliance de la fonction publique du Canada.
Fiona W. Keith pour l’intervenante Commission canadienne des droits de la personne.
PROCUREURS :
B.C. Public Interest Advocacy Centre, Vancouver, pour l’appelante (requérante).
Le sous-procureur général du Canada pour les intimés Commission de l’emploi et de l’immigration du Canada et Conseil du Trésor du Canada.
Raven, Jewitt and Allen, Ottawa, pour l’intimée l’Alliance de la fonction publique du Canada.
Service juridique, Commission canadienne des droits de la personne, pour l’intervenante Commission canadienne des droits de la personne.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Marceau, J.C.A. : Le 23 novembre 1993, la Commission canadienne des droits de la personne a pris la décision de rejeter une plainte de discrimination déposée par l’appelante aux termes du paragraphe 3(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne [L.R.C. (1985), ch. H-6]. La Commission agissait en vertu du pouvoir qui lui est conféré par le sous-alinéa 44(3)b)(i) [mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31, art. 64] de la Loi, qui l’autorise à refuser de poursuivre l’examen d’une plainte si elle est convaincue que « compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l’examen de celle-ci n’est pas justifié ». La décision a été contestée devant la Section de première instance [(1995), 97 F.T.R. 282], dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire fondée sur l’article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5)]. La demande a été rejetée, et c’est ce refus qui fait l’objet du présent appel.
Les parties ont soulevé de nombreuses questions dans la présentation de leurs arguments respectifs. Il y a eu de longs débats sur la question du degré de retenue judiciaire dont la Cour doit faire preuve à l’égard de la décision de la Commission canadienne des droits de la personne; sur la nature de son pouvoir discrétionnaire dans le rejet d’une plainte fondée sur l’article 44 de sa loi constitutive; sur le rôle de la Cour dans le contrôle d’une décision à cet effet; sur les conséquences d’une modification apportée à la loi ou de son interprétation pendant qu’une cause est en instance et, particulièrement, comme nous le verrons, sur les effets des jugements ayant trait à des questions constitutionnelles. En fait, toutefois, je pense que l’appel peut maintenant être réglé en s’appuyant sur une analyse relativement simple.
Tout d’abord, passons rapidement les faits en revue. L’appelante a déposé une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) le 29 septembre 1989. À l’époque, elle était fonctionnaire fédérale et sa plainte portait sur le refus du gouvernement de lui assurer une couverture d’assurance pour soins dentaires pour sa partenaire homosexuelle et pour la fille de celle-ci. Elle faisait valoir que le refus constituait de la discrimination aux termes de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la Loi) fondée sur le sexe, l’état matrimonial et la situation de famille, motifs auxquels elle a ajouté ultérieurement l’orientation sexuelle. La Commission a décidé de suspendre l’examen de la plainte en attendant le jugement d’une affaire traitant de questions semblables, soit Canada (Procureur général) c. Mossop. Dans cette affaire, un couple homosexuel prétendait constituer une « famille » et avoir été victime de discrimination du seul fait de la « situation de famille »—un motif de distinction formellement prohibé par l’article 3 de la Loi—parce qu’on lui avait refusé les avantages accordés aux couples hétérosexuels. Un tribunal des droits de la personne avait accepté cette prétention et sa décision, quand la Commission a reçu la plainte de l’appelante, était en appel devant la Cour d’appel fédérale. Le 29 juin 1990, la Cour d’appel fédérale refusait de sanctionner l’acceptation par la Commission de la prétention de M. Mossop[1]. Un pourvoi à la Cour suprême a immédiatement été formé. La Commission a donc maintenu la suspension de la plainte déposée par l’appelante.
L’affaire Mossop se trouvait toujours en instance devant la Cour suprême quand, le 6 août 1992, la Cour d’appel de l’Ontario, dans l’affaire Haig v. Canada[2], une action intentée par deux homosexuels membres des Forces armées visés par une directive cadre refusant aux homosexuels la possibilité d’obtenir des promotions, déclarait que « l’orientation sexuelle » devait être ajoutée aux motifs de distinction illicite prévus à l’article 3 de la Loi. Par la suite, soit le 25 février 1993, la Cour suprême du Canada s’est prononcée sur l’affaire Mossop[3]. La Cour a souscrit majoritairement à l’opinion de la Cour d’appel fédérale selon laquelle la Commission avait eu tort d’appliquer la protection concernant la « situation de famille » au couple homosexuel. Le législateur n’avait manifestement pas eu l’intention d’inclure les couples de même sexe dans la définition du terme « famille » contenue dans la Loi. Au vu de la décision de la Cour d’appel de l’Ontario dans Haig (précité), la Cour a noté que la constitutionnalité de l’article 3 de la Loi aurait pu être contestée au motif que l’orientation sexuelle ne figurait pas dans la liste des motifs de distinction illicite, mais que, comme l’appelante n’avait pas répondu à l’invitation de soulever une telle contestation, la Cour ne pouvait que se prononcer sur l’argument initialement présenté, c’est-à-dire celui de la discrimination fondée sur la « situation de famille ».
La plainte de l’appelante pouvait donc, enfin, être examinée. La Commission était saisie non seulement du jugement qu’elle avait attendu, mais aussi de l’arrêt Haig qu’elle ne pouvait ignorer. Le 23 novembre 1993, la Commission a finalement rendu sa décision, qu’elle exprimait simplement en reprenant les mots de la Loi : [traduction] « après examen de l’ensemble des circonstances de la plainte, il n’y a plus lieu de lui donner suite ». En fait, et cela n’est pas contesté, la Commission avait décidé de ne plus donner suite aux plaintes fondées notamment sur l’orientation sexuelle, si les actes supposément discriminatoires avaient précédé l’affaire Haig.
Le juge de la Section de première instance a rejeté la demande de contrôle. Il a refusé de souscrire à la prétention selon laquelle la décision dans Haig avait un effet rétroactif remontant jusqu’à 1989, c’est-à-dire l’année au cours de laquelle la plainte avait été déposée. Un tel résultat lui semblait contraire au principe de droit fondamental, sinon absolu, interdisant l’application rétroactive de la loi. De son point de vue, l’orientation sexuelle n’a été ajoutée aux motifs énoncés à l’article 3 de la Loi qu’à la date du jugement qui a inclus cette expression dans cet article. Il a rejeté l’argument selon lequel, de 1989 jusqu’à la décision Haig en 1992, la plainte de l’appelante « était en cours », de sorte qu’elle pouvait être tranchée en fonction du droit en vigueur à la fin de la procédure, comme dans les procédures criminelles. À son avis, cette règle judiciaire a été appliquée dans les procédures criminelles pour des motifs qui ne s’étendent pas aux affaires civiles. Selon lui, la décision de la Commission était purement administrative et ne devait même pas être étayée de motifs précis, parmi lesquels on aurait fort bien pu retrouver des considérations d’efficacité administrative et d’ordre public. Dans l’ensemble, la décision ne lui semblait pas déraisonnable au point de justifier et d’exiger l’intervention de la Cour par voie de contrôle judiciaire.
Voilà donc les principaux aspects de la décision dont nous sommes saisis et le contexte factuel dans lequel elle a été rendue. Il faut maintenant en examiner le bien-fondé.
J’ai dit dès le début que, malgré l’apparente complexité de l’affaire et le nombre de questions qui semblent être en cause, et qui ont été longuement débattues par les avocats, j’étais d’avis que le règlement de l’appel pouvait s’appuyer sur un raisonnement relativement simple. Il en est ainsi pour deux raisons.
Tout d’abord, le règlement de l’une des questions peut rendre les autres caduques. La conclusion que le jugement Haig doit avoir une application rétroactive aurait, en elle-même, un effet décisif sur l’appel. La raison en est que, si une telle application rétroactive est possible, la principale sinon l’unique considération qui a amené la Commission à sa conclusion—un fait, je le répète, sur lequel les parties s’entendent—n’aurait pas de fondement juridique. Le juge de la Section de première instance n’aurait alors eu d’autre choix que d’accueillir la demande de contrôle et de renvoyer la question au tribunal pour réexamen[4]. La retenue judiciaire qui est due à la Commission dans le cadre du contrôle d’une décision fondée sur le paragraphe 54(1) n’aurait manifestement aucune incidence sur l’affaire et, simultanément, la question de savoir si la règle des affaires « en cours », qui est suivie dans les procédures criminelles relativement aux modifications apportées à la loi avant que le jugement final soit rendu, n’aurait plus de pertinence. En fait, telle est précisément la situation, étant donné que j’en suis venu à la conclusion que le jugement Haig a nécessairement un effet rétroactif.
La deuxième raison pour laquelle je considère maintenant que cette affaire est plus simple qu’elle ne le paraissait au début, c’est que ma conclusion selon laquelle l’effet rétroactif doit être donné à un jugement comme Haig est tirée d’une simple analyse de ce qu’un jugement signifie réellement et de ce qu’il cherche à accomplir.
Il est bien connu que la Cour suprême, dans l’arrêt de principe Schachter[5], a confirmé que les cours de justice peuvent avoir recours à quatre solutions juridiques quand elles sont aux prises avec une disposition législative qui semble aller à l’encontre de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]]. La première solution, qui est aussi la solution fondamentale, est la sanction formellement exigée par le paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]], savoir la déclaration qu’une disposition est entièrement inconstitutionnelle et, par conséquent, qu’elle est inopérante. Une autre solution, qui a été appliquée par le passé et qui est également prévue à l’article 52, puisqu’elle s’appuie sur les mots de la version anglaise « to the extent of the inconsistency » (les dispositions incompatibles) de cet article, consiste à dissocier la partie fautive de la disposition et de déclarer inconstitutionnelle uniquement cette partie en laissant le reste de la disposition subsister selon son bien-fondé. Le troisième redressement, qui a déjà été énoncé par la Cour suprême dans Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba[6] et qui se trouve inclus, d’une manière ou d’une autre, dans les pouvoirs inhérents des cours de justice de façon à leur permettre d’éviter les perturbations qu’entraînerait l’annulation immédiate d’une loi, consiste à suspendre, pendant un certain temps, l’effet de la déclaration d’invalidité afin de laisser le temps au législateur d’intervenir et d’adopter les mesures correctrices. Finalement, le quatrième redressement, une solution complètement nouvelle et inusitée, consiste à inclure dans la loi ce qui en a été exclu à tort. Deux questions se posent quant aux effets de l’une ou l’autre de ces quatre solutions juridiques : le jugement s’applique-t-il uniquement pour l’avenir ou a-t-il aussi un effet sur le passé, et qui est lié par ce jugement?
La réponse à la première question se trouve facilement, je pense, en examinant tout simplement le sens et l’objet de la solution qui est retenue. Une déclaration d’invalidité s’applique, sans aucune espèce de doute, selon mon interprétation, au passé étant donné qu’elle affirme, dans les faits, que la loi est ultra vires de la législature et, par conséquent, qu’elle n’a jamais eu d’effet juridique. Le jugement ne crée pas une nouvelle situation juridique; il a été rendu à une date donnée et il s’appliquera pour l’avenir, mais il déclare simplement ce qui est et ce qui a toujours été. Cela ne signifie pas que tout ce qui peut avoir découlé de l’application de la loi invalide sera touché. La loi n’avait pas d’existence légale, mais elle a néanmoins existé dans les faits et le système juridique ne peut que donner effet à cette réalité pour éviter le chaos[7]. Toutefois, la loi invalide ne peut régir ou influencer des opérations ou des situations qui ne sont pas déjà réglées du fait qu’elles sont prescrites, que le délai de prescription est écoulé, ou par suite de l’application de la doctrine de l’erreur de droit, du principe de la chose jugée ou de tout autre principe. Il n’y a pas de raison, à cet égard, de traiter différemment une loi déclarée ultra vires en raison du partage des pouvoirs et une loi déclarée invalide en raison des dispositions de la Charte même si j’accepte que, dans ce dernier cas, il puisse être nécessaire d’apporter des aménagements spéciaux.
Par ailleurs, la suspension de l’effet de la déclaration d’invalidité afin de donner au législateur le temps d’intervenir entraîne nécessairement la validation de la disposition pour le passé. La déclaration d’invalidité qui est suspendue, si elle vient à prendre effet parce que le législateur n’aura pas agi dans le délai prescrit, n’aura d’effet que pour l’avenir. En fait, c’est précisément son but[8]. Il peut être difficile de comprendre que les cours de justice puissent donner un effet temporaire à une disposition législative que la législature n’avait pas le pouvoir d’adopter et le recours à une telle solution a souvent été critiqué parce qu’il prive la partie qui a eu gain de cause d’une réparation adéquate[9]. Mais, concernant l’absence d’un avantage spécial pour la partie en cause, il faut se souvenir que nous traitons ici non pas du comportement de l’administration, mais de l’adoption d’une loi par le législateur lui-même et, concernant la nature particulière du pouvoir judiciaire qui est assumé, celui-ci peut être considéré comme un élargissement du rôle et du devoir des cours de justice d’assurer le maintien de la paix et la protection de « l’ordre normatif » et de la règle de droit.
Les deux autres solutions possibles définies dans Schachter doivent être examinées ensemble bien qu’à plusieurs égards elles se présentent comme deux réparations tout à fait différentes. L’une de ces solutions a déjà été utilisée, bien avant l’adoption de la Charte; l’autre était tout à fait inconnue avant Schachter. La première a un lien direct avec le paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982; l’autre est complètement en dehors de la portée du paragraphe 52(1). La première « refait » correctement ce que le législateur a déjà fait, quoique d’une façon erronée; l’autre ajoute à ce que le législateur a fait et même, parfois, comme en l’espèce, va à l’encontre de la volonté du législateur. Toutefois, les deux réparations ont le même but et ont recours à la même technique juridique. Elles sont présentées à bon droit dans Schachter comme étant complémentaires : l’une supprime « ce qui a été inclus en trop » dans une disposition législative et l’autre incorpore ce qui en « a été exclu à tort ». Dans les deux cas, le but est le même, c’est-à-dire éviter une déclaration d’invalidité qui toucherait la disposition ou le programme dans son ensemble, et dans les deux cas, la technique ne varie pas, étant donné que les cours de justice invoquent simplement leur obligation et leur pouvoir d’interpréter les lois. Il y a peut-être beaucoup de fiction dans cette solution, mais, ici encore, ce sont les intérêts de la stabilité et de la continuité qui ont prévalu. De toute façon, il reste que, dans les deux cas, le jugement se fonde de façon non équivoque sur le fait que la disposition doit être comprise, interprétée et lue comme si le législateur l’avait rédigée, ou réécrite, au moment de l’adoption de la Charte, s’il avait été adéquatement informé à cette date des limites de ses pouvoirs. Il me semble que cela nous amène inévitablement à conclure que la Cour a l’intention de remonter au moment de l’adoption ou de l’entrée en vigueur de la Charte en 1982. C’est cette façon de voir qu’a adoptée la Cour d’appel de l’Ontario dans Haig, la raison de son intervention contre l’ordonnance de suspension rendue par le tribunal de première instance étant, du moins en très grande partie, de s’assurer que la décision allait bénéficier aux deux plaignants[10]. De même, c’est l’attitude qu’a adoptée la Cour suprême dans le seul jugement qu’elle a rendu à ma connaissance en s’appuyant sur « l’interprétation large », savoir Miron c. Trudel[11]. Le résultat final est un peu surprenant en ce sens que la technique de « l’interprétation large » qui, j’en conviens, équivaut à une modification apportée par le tribunal, est rétroactive alors que la modification faite par le législateur est, en principe, uniquement prospective. Mais c’est là l’objet essentiel de ce redressement. Il se peut qu’un jour les cours de justice estiment qu’un nouveau redressement s’impose pour donner effet à une nouvelle interprétation de la Charte, qui réponde mieux aux conditions socio-économiques en place, et qu’elles assument le pouvoir de valider une loi jusqu’au prononcé du jugement tout en ajoutant quelque élément à cette loi pour l’avenir. Ce n’est pas ce dont nous traitons en l’espèce.
La question de l’application rétroactive d’un jugement de la Cour traitant d’une attaque constitutionnelle peut difficilement être dissociée de la deuxième question concernant l’étendue de l’application du jugement. Qui est lié par le jugement?
Pour répondre brièvement à cette question, on dira qu’il s’agit d’un jugement sur l’état du droit; cela relève de la nature d’un jugement in rem, dont l’application n’est pas limitée aux parties à l’instance, comme de celle d’un jugement inter partes dont le but est de déterminer les droits des parties à l’instance. Toutefois, un problème se pose quant à savoir si le jugement a un effet obligatoire sur les tiers qui ne se trouvent pas dans le ressort territorial du tribunal[12]. Je ne crois pas qu’il ait un tel effet, considérant le système juridique de notre pays. Il me semble inconcevable qu’un jugement d’une cour provinciale, même un tribunal de première instance présidé par un juge seul, qui n’a pas été porté en appel, puisse déterminer quelle est la loi du pays pour l’ensemble des Canadiens. Ce sont les limites territoriales de la portée de la déclaration énoncée dans Haig, il me semble, qui expliquent pourquoi la Cour suprême du Canada, dans Mossop, a pu rendre jugement en 1993 en interprétant l’article 3 de la Loi canadienne sur les droits de la personne sans en tenir compte. Ce sont ces mêmes limites qui expliquent également pourquoi le législateur a dû modifier l’article 3 de la Loi canadienne sur les droits de la personne le 20 juin 1996 [L.C. 1996, ch. 14, art. 2] pour ajouter formellement « l’orientation sexuelle » aux motifs de distinction illicite prévus par la loi de façon à l’inclure dans la loi du pays (ce qu’elle a fait, soit dit en passant, sans même faire référence en Chambre au jugement ontarien). Mais je n’ai pas à me prononcer sur ce point puisque, de toute façon, le jugement Haig a été rendu à l’encontre de la Commission, qui était partie à l’instance.
Par conséquent, je suis d’avis que l’opinion de la Commission selon laquelle la plainte de l’appelante n’était pas assujettie à la déclaration énoncée dans Haig, une opinion qui est sans aucun doute au cœur de sa décision de rejeter la plainte, était erronée. Par conséquent, le juge de première instance n’avait d’autre choix que d’infirmer la décision de la Commission et de renvoyer l’affaire pour réexamen. L’appel doit donc être accueilli, la décision du juge de première instance infirmée et l’ordonnance que le juge de première instance aurait dû prononcer doit être rendue.
Le juge Linden, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.
Le juge Robertson, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.
[1] [1991] 1 C.F. 18(C.A.).
[2] (1992), 9 O.R. (3d) 495 (C.A.).
[3] [1993] 1 R.C.S. 554.
[4] Il est vrai qu’à la lecture la demande mentionnait, outre l’annulation de la décision, des redressements spéciaux de la nature du certiorari et du mandamus, mais, devant nous, l’appelante a retiré ces demandes.
[5] Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679.
[6] [1985] 1 R.C.S. 721.
[7] Voir St. Catharines v. H.E.P. Com’n, [1930] 1 D.L.R. 409 (P.C.), confirmant [1928] 1 D.L.R. 598 (H.C. de l’Ont.).
[8] Les conclusions de la Cour suprême dans Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, précité, à la p. 780, dans lequel ce redressement a été appliqué pour la première fois, sont très claires à ce sujet :
iii) Les lois de la législature du Manitoba qui seraient actuellement en vigueur, n’était-ce du vice dont elles sont entachées sur le plan constitutionnel (c.-à-d. les lois actuelles), sont réputées temporairement valides et opérantes à compter de la date du présent jugement jusqu’à l’expiration du délai minimum requis pour les traduire, les adopter de nouveau, les imprimer et les publier; [Non souligné dans l’original.]
[9] Voir O. Fitzgerald, Understanding Charter Remedies : A Practitioner’s Guide (Scarborough, Ont. : Carswell, 1994), aux p. 6 à 17.
[10] Voir les motifs du juge d’appel Krever, à la p. 505.
[11] [1995] 2 R.C.S. 418. Voir les motifs du juge McLachlin, aux p. 509 et 510.
[12] Je ne parle pas simplement de l’influence que, bien entendu, le jugement peut avoir sur d’autres cours de justice et tribunaux administratifs, mais de son effet juridique obligatoire.