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[1997] 3 C.F. 936

T-2439-95

Kenneth Hunter de l’établissement de Joyceville situé dans le comté de Frontenac, province d’Ontario, Robert Beals de l’établissement de Bath situé dans le comté de Lennox& Addington, province d’Ontario, James Malone de l’établissement de Millhaven situé dans le comté de Lennox & Addington, province d’Ontario, Janos Schaefler de l’établissement de Collins Bay situé dans le comté de Frontenac, province d’Ontario, Timmins Bissonnette de l’établissement Frontenac situé dans le comté de Frontenac, province d’Ontario, Harriet Lynch de la Prison des femmes située dans le comté de Frontenac, province d’Ontario, Neil Albert de l’établissement Pittsburgh situé dans le comté de Frontenac, province d’Ontario (requérants)

c.

Le commissaire du Service correctionnel et le sous-commissaire pour l’Ontario (intimés)

Répertorié : Hunter c. Canada (Commissaire du Service correctionnel) (1re inst.)

Section de première instance, juge Lutfy—Ottawa, 8 novembre, 20 décembre 1996 et 9 janvier 1997; Montréal, 8 juillet 1997.

Droit constitutionnel Charte des droits Libertés fondamentales Contrôle judiciaire de la Directive du commissaire no 085 qui codifie la décision du commissaire d’installer un nouveau système téléphonique pour les détenus (i) restreignant les communications téléphoniques par les détenus à une liste préalablement autorisée de numéros de téléphone; (ii) émettant un message surimposé au début de l’appel, puis à intervalles périodiques; (iii) relevant le numéro composé, le moment auquel l’appel est fait et la durée de l’appelL’art. 2b) de la Charte garantit la liberté d’expressionUne tentative du gouvernement pour restreindre la communication d’une pensée porte inévitablement atteinte à l’art. 2b)Si l’objectif n’est pas de restreindre la liberté d’expression, mais que l’activité a cet effet, l’intéressé doit prouver que la pensée qu’il a voulu communiquer se rapporte aux valeurs qui sous-tendent la liberté d’expressionLe contexte d’un pénitencier n’est pas évalué sous le régime de l’art. 2b)La liste d’appels autorisés limite à première vue la liberté d’expressionLe message surimposé restreint la capacité des requérants de communiquer leur propre pensée sans messages supplémentairesPuisque le message surimposé est une expression forcée, il restreint la liberté d’expression des requérantsMême si l’objectif n’était pas de restreindre la liberté d’expression, la liste d’appels autorisés et le message surimposé avaient pour effet de limiter la capacité des requérants de communiquerLa preuve de l’existence de ces effets a été faite en se référant suffisamment aux valeurs qui sous-tendent la liberté d’expression, soit le maintien des liens familiaux et des amitiés dans la collectivité, qui sont fermement liés à l’épanouissement et à l’enrichissement personnels.

Droit constitutionnel Charte des droits Vie, liberté et sécurité Contrôle judiciaire de la Directive du commissaire no 085 qui codifie la décision du commissaire d’installer un nouveau système téléphonique pour les détenus (i) restreignant les communications téléphoniques par les détenus à une liste préalablement autorisée de numéros de téléphone; (ii) émettant un message surimposé au début de l’appel, puis à intervalles périodiques; (iii) relevant le numéro composé, le moment auquel l’appel est fait et la durée de l’appelL’art. 8 de la Charte garantit le droit d’une personne d’être protégée contre les atteintes gouvernementales aux attentes raisonnables en matière de vie privéeLes requérants n’ont aucune expectative raisonnable quant au respect du droit à la vie privée en ce qui concerne les attributs que sont la liste d’appels autorisés et le relevé des appelsMême si la collecte de ces renseignements constitue une fouille, une perquisition ou une saisie, il ne s’agit pas d’une fouille, d’une perquisition ou d’une saisie abusive au sens de l’art. 8L’art. 7 de la Charte garantit le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, et il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentalePour déterminer s’il y a atteinte, il faut interpréter les principes de justice fondamentale en fonction du contexte dans lequel ils sont invoquésLe nouveau système téléphonique ne constitue pas une « modification importante » — Comme il n’y a aucune attente raisonnable à ce que la vie privée soit respectée, ni l’art. 8 ni l’art. 7 ne sont mis en jeu.

Droit constitutionnel Charte des droits Clause limitative Contrôle judiciaire de la Directive du commissaire no 085 qui codifie la décision du commissaire d’installer un nouveau système téléphonique (i) restreignant les communications téléphoniques par les détenus à une liste préalablement autorisée de numéros de téléphone; (ii) émettant un message surimposé au début de l’appel, puis à intervalles périodiques; (iii) relevant le numéro composé, le moment auquel l’appel est fait et la durée de l’appelLa liste d’appels autorisés et le message surimposé portent atteinte à l’art. 2b) de la CharteL’art. 71 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition autorise le commissaire à établir des règles et des directives concernant les relations que les prisonniers entretiennent avec les membres du publicLes art. 94 et 95 du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition impliquent forcément que les détenus sont autorisés à établir des communications téléphoniquesIl n’y a pas de rupture dans la chaîne des pouvoirs d’origine législative entre la Loi et le Règlement et la Directive du commissaire no 085Les restrictions imposées dans la directive sont prescrites « par une règle de droit » — Les objectifs poursuivis par le gouvernement pour favoriser l’établissement de communications téléphoniques par les détenus sont la réadaptation et la surveillance des communications qui pourraient donner lieu à la perpétration d’actes criminelsCes deux objectifs reflètent des préoccupations urgentes et réelles dans la société canadienneLa liste d’appels autorisés est un moyen raisonnable d’atteindre l’objectif de favoriser la réadaptation au moyen de communications téléphoniques établies avec des membres de la famille et de la collectivité, et constitue une atteinte minimale à la liberté d’expression des détenusÉtant donné la grande nécessité de prendre des mesures de sécurité contre l’introduction d’armes, les évasions, la contrebande de drogues et le harcèlement de victimes et de témoins, il existe une proportionnalité entre les objectifs visés par la liste d’appels autorisés et les inconvénients ou le préjudice que son utilisation pourrait causerLa liste d’appels autorisés est une restriction qui est justifiée aux termes de l’article premierLe message surimposé n’est pas justifiéIl ne respecte pas le critère de l’atteinte minimaleDans la mesure où la liste d’appels autorisés empêche les détenus d’amorcer une conversation avec des personnes qui ne veulent pas leur parler, le message surimposé est superfluIl ne contribue à réaliser ni l’objectif de réadaptation ni l’objectif de prévention.

Pénitenciers Contrôle judiciaire de la Directive du commissaire no 085 qui codifie la décision du commissaire d’installer un nouveau système téléphonique (i) restreignant les communications téléphoniques par les détenus à une liste préalablement autorisée de numéros de téléphone; (ii) émettant un message surimposé au début de l’appel, puis à intervalles périodiques; (iii) relevant le numéro composé, le moment auquel l’appel est fait et la durée de l’appelLe message surimposé porte atteinte à l’art. 2b) et n’est pas sauvegardé par la clause limitativeL’art. 71 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition et l’art. 95 du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition prévoient que les détenus ont le droit d’établir des communications téléphoniques dans les limites raisonnables fixées par règlement pour assurer la sécurité de quiconque ou du pénitencierLes détenus ont été consultés avant l’installation du nouveau système téléphoniqueLe nouveau système téléphonique n’outrepasse pas les pouvoirs du Service.

Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la Directive du commissaire no 085 qui codifiait la décision du commissaire du Service correctionnel d’installer un nouveau système téléphonique pour les détenus. Les objectifs de ce nouveau système étaient d’encourager les détenus à établir et à entretenir des liens avec des membres de leur famille et de la collectivité, et à limiter l’utilisation des communications téléphoniques par les détenus à des fins illicites.

La liste d’appels autorisés empêche techniquement les détenus de composer un numéro qui n’a pas été préalablement autorisé par le directeur du pénitencier ou la personne désignée. Chaque détenu peut inscrire sur une liste personnelle au plus quarante numéros de téléphone pour les appels projetés. Le détenu doit fournir le numéro de téléphone à composer, le nom et l’adresse de la personne à laquelle appartient le numéro de téléphone, et le lien entre le détenu et cette personne. Il existe en outre une deuxième liste qui est constituée d’au plus trente-cinq numéros de téléphone communs d’accès que peuvent composer tous les détenus d’un établissement donné. Ces numéros sont notamment ceux de cliniques d’aide juridique, de centres de détresse et d’autres organismes semblables. Enfin, il existe une troisième catégorie de personnes, appelées correspondants privilégiés, dont font partie les députés fédéraux et les membres des assemblées législatives provinciales, des hauts fonctionnaires, des protecteurs du citoyen, des juges et des avocats. Si un numéro est refusé par le Service ou bloqué à la demande du destinataire, le détenu est promptement informé par écrit des motifs et se voit accorder la possibilité de présenter des observations. Autrement, l’accès est instantané en tout temps lorsque les appareils téléphoniques sont accessibles si les numéros sont inscrits sur la liste commune d’accès ou sur la liste d’appels autorisés. Le système téléphonique proposé devait émettre un message surimposé avertissant les destinataires des appels faits par les détenus que : « Cet appel provient d’un établissement correctionnel. Cet appel peut être écouté [sic] ou enregistré. » Ce message devait être émis au début de l’appel et toutes les dix minutes par la suite, mais sa mise en service a été interdite par une injonction interlocutoire qui a été confirmée en appel. Un système de surveillance relève le numéro de téléphone du destinataire de l’appel, le moment auquel l’appel est fait et la durée de l’appel. Il ne permet ni ne facilite techniquement l’interception ou l’enregistrement du contenu des conversations.

Les questions litigieuses étaient de savoir si le nouveau système (1) portait atteinte à la liberté d’expression garantie aux requérants par l’alinéa 2b) de la Charte; (2) constituait une fouille ou une perquisition abusive au sens de l’article 8 de la Charte; (3) portait atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne des requérants d’une manière incompatible avec les principes de justice fondamentale, contrairement à l’article 7 de la Charte; (4) si les restrictions imposées dans la Directive du commissaire no 085 étaient prescrites « par une règle de droit » pour l’application de l’article premier de la Charte; (5) en cas de violation de la Charte, si ces restrictions étaient justifiées en vertu de l’article premier de la Charte; et (6) si le nouveau système téléphonique relevait des pouvoirs conférés au Service correctionnel du Canada.

Jugement : la demande doit être accueillie uniquement dans la mesure où le message surimposé constituait une violation de l’alinéa 2b) de la Charte qui n’était pas justifiée par l’article premier.

(1) Le critère applicable en matière d’atteinte à la liberté d’expression suppose qu’on détermine si l’activité relève du champ des activités protégées par la liberté d’expression et, dans l’affirmative, si l’objet ou l’effet de l’action gouvernementale est de restreindre la liberté d’expression. Une tentative du gouvernement pour restreindre la communication d’une pensée portera inévitablement atteinte à l’alinéa 2b). Si l’action gouvernementale ne vise pas à restreindre la liberté d’expression, mais la réduit quand même, l’intéressé doit prouver que la pensée qu’il a voulu communiquer se rapporte aux valeurs qui sous-tendent la liberté d’expression, comme la recherche de la vérité, la participation au sein de la société, et l’enrichissement et l’épanouissement personnels. Le contexte (c’est-à-dire un pénitencier) dans lequel s’inscrit l’atteinte présumée à la liberté d’expression n’est pas évalué sous le régime de l’alinéa 2b), mais sous le régime de l’article premier de la Charte.

La liste d’appels autorisés, qui a été précisément conçue pour empêcher les requérants de téléphoner à n’importe qui, constituait à première vue une restriction imposée à la liberté d’expression des détenus, comme il s’agirait d’une restriction imposée à la liberté d’expression de n’importe quelle autre personne.

Les tribunaux ont interprété le mot « liberté » de façon à ce qu’il comprenne la liberté de ne pas être forcé de s’exprimer ou la liberté de s’exprimer d’une manière particulière. Les objectifs du message surimposé étaient d’avertir les destinataires que l’appel provenait d’un pénitencier et de leur faire clairement savoir qu’ils ne pouvaient pas s’attendre au même degré de protection de la vie privée pendant la communication. Pour tenter de réaliser leurs objectifs, les intimés avaient l’intention de restreindre la capacité des requérants de communiquer leur propre pensée sans messages supplémentaires imposés par le système. Compte tenu du fait que le message surimposé était une expression forcée, il restreignait la liberté d’expression des requérants et contrevenait à l’alinéa 2b). Même si l’objectif des intimés n’était pas de restreindre la liberté d’expression des requérants, la liste d’appels autorisés et le message surimposé avaient pour effet de limiter la capacité des requérants de communiquer. De plus, les requérants ont démontré l’existence de ces effets en se référant suffisamment aux principes et aux valeurs qui sous-tendent cette liberté : le maintien de leurs liens familiaux et de leurs amitiés dans la collectivité, qui sont fermement liés à l’épanouissement et à l’enrichissement personnels.

(2) L’article 8 de la Charte garantit le droit d’une personne d’être protégée contre les atteintes gouvernementales aux attentes raisonnables en matière de vie privée. Les attentes raisonnables en matière de vie privée d’une personne seront forcément limitées dans un milieu carcéral. Il n’était pas certain que la collecte de renseignements personnels provenant de la liste d’appels autorisés et que les données recueillies au moyen du relevé des appels constituaient une atteinte. Les requérants n’ont aucune expectative raisonnable quant au respect du droit à la vie privée en ce qui concerne les attributs du nouveau système téléphonique que sont la liste d’appels autorisés et le relevé des appels. Même si la collecte de ces renseignements constituait une fouille, une perquisition ou une saisie, il ne s’agissait pas d’une fouille, d’une perquisition ou d’une saisie abusive au sens de l’article 8. Ils ne pouvaient pas obtenir la protection accordée par l’article 8.

(3) Il n’y avait pas d’atteinte à l’article 7 de la Charte. Pour déterminer s’il y a atteinte, il faut interpréter les principes de justice fondamentale en fonction du contexte dans lequel la personne invoque la protection accordée par l’article 7. Le nouveau système téléphonique ne constituait pas une « modification importante ». Comme il n’y avait aucune attente raisonnable à ce que la vie privée soit respectée, ni l’article 8 ni l’article 7 de la Charte n’étaient mis en jeu.

(4) Pour que la Cour procède à un examen complet de la question de savoir si les restrictions en cause sont raisonnables et justifiées, il faut que ces restrictions soient prescrites « par une règle de droit ». La question de savoir si une directive du commissaire est une restriction prescrite « par une règle de droit » est encore en évolution. La Directive du commissaire no 085 est plus qu’une ligne directrice interne. C’est une règle établie sous le régime de l’article 97 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition et appelée Directive du commissaire en vertu de l’article 98. Le paragraphe 71(1) permet aux détenus d’entretenir, dans la mesure du possible, des relations avec leur famille, leurs amis et d’autres personnes à l’extérieur du pénitencier, « dans les limites raisonnables fixées par règlement pour assurer la sécurité de quiconque ou du pénitencier ». Lu conjointement avec les articles 97 et 98 de la Loi, le paragraphe 71(1) constitue la disposition législative habilitante qui permet au commissaire d’établir des règles et des directives concernant les relations que les prisonniers entretiennent avec les membres du public en général. De plus, les articles 94 et 95 du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition impliquent forcément que les détenus sont autorisés à établir des communications téléphoniques. Le pouvoir accordé n’est pas un pouvoir discrétionnaire absolu, mais un pouvoir qui doit être exercé dans les limites raisonnables pour assurer la sécurité des personnes. Par conséquent, les paragraphes particuliers de la Directive du commissaire no 085 qui autorisent les listes d’appels et le message surimposé se situaient carrément à l’intérieur de la portée du pouvoir discrétionnaire accordé par le paragraphe 71(1) de même que par les dispositions correspondantes du Règlement et les articles 97 et 98 de la Loi. La façon dont les restrictions étaient prescrites ne révélait aucun arbitraire. Il n’y avait pas de rupture dans la chaîne des pouvoirs d’origine législative entre la Loi et le Règlement et les restrictions imposées dans la Directive du commissaire no 085. Ces restrictions étaient prescrites « par une règle de droit ».

(5) Il y a deux étapes pour déterminer si une limite est raisonnable et si sa justification peut se démontrer : a) il faut démontrer que l’objectif poursuivi par le gouvernement pour imposer la limite se rapporte à des préoccupations urgentes et réelles dans une société libre et démocratique; et b) il faut que l’atteinte soit proportionnelle. Le volet proportionnalité comprend trois éléments : la cour doit déterminer (i) s’il existe un « lien rationnel » entre les mesures prises pour atteindre l’objectif et l’objectif en question, en d’autres mots, l’objectif ne doit pas être arbitraire, inéquitable ni fondé sur des considérations irrationnelles; (ii) si le moyen choisi pour atteindre cet objectif est de nature à porter le moins possible atteinte au droit en question; et (iii) s’il y a proportionnalité entre l’importance de l’objectif et les effets utiles et préjudiciables des mesures restreignant le droit en question.

a) Les intimés s’étaient fixé un objectif positif, c’est-à-dire favoriser l’établissement de communications téléphoniques par les détenus dans un but de réadaptation. Ils s’étaient également fixé un objectif de prévention, c’est-à-dire surveiller les communications qui pourraient donner lieu à la perpétration d’actes criminels. Ces deux objectifs reflétaient clairement des préoccupations urgentes et réelles dans la société canadienne.

b) La liste d’appels autorisés contribuera à prévenir les appels interdits, mais il se pourrait que les détenus parviennent encore à utiliser les appareils téléphoniques à des fins malhonnêtes. Cependant, le nouveau système téléphonique n’a pas besoin de fonctionner parfaitement pour avoir un lien rationnel avec son objectif. Le nouveau système téléphonique représentait un pas important vers la réalisation des objectifs de prévention, tout en permettant aux détenus de maintenir une communication positive avec des membres de leur famille et de la collectivité. La liste d’appels autorisés constituait une atteinte minimale à la liberté d’expression des requérants car le nouveau système téléphonique donne un accès raisonnable tout en tentant de prévenir les communications qui posent des problèmes. Si la limite de quarante numéros semblait constituer une restriction, il importe de ne pas oublier le contexte dans lequel s’inscrivent les droits des requérants. Le maximum de quarante numéros par détenu coïncide avec la capacité technique du système de desservir toute la population des établissements fédéraux. L’objectif de la politique est la réadaptation, mais cela ne signifie pas un accès illimité aux appareils téléphoniques dans le contexte d’un pénitencier. Certains inconvénients, même à l’égard des membres de la famille, ne sont pas incompatibles avec un milieu carcéral. Ces restrictions ne compromettent pas non plus sérieusement l’objectif déclaré de favoriser la réadaptation au moyen de communications téléphoniques établies avec des membres de la famille et de la collectivité. De même, étant donné la grande nécessité de prendre des mesures de sécurité contre l’introduction d’armes, les évasions, la contrebande de drogues et le harcèlement de victimes et de témoins, il existait une proportionnalité entre les objectifs visés par la liste d’appels autorisés et les inconvénients ou le préjudice que son utilisation pourrait causer. La liste d’appels autorisés était une restriction imposée à la liberté d’expression qui était justifiée aux termes de l’article premier de la Charte.

Le message surimposé était clairement envahissant. Pour les destinataires des appels qui ne parlent aucune des deux langues officielles, le message surimposé sera envahissant et ne communiquera aucune pensée. Le message surimposé n’était pas nécessaire pour réaliser l’objectif de réadaptation du nouveau système téléphonique. De toute façon, il n’était pas justifié en vertu du critère de l’atteinte minimale. En pratique, la liste d’appels autorisés et le premier message surimposé annonçant que l’appel provenait d’un établissement correctionnel se recouvraient. La liste d’appels autorisés devrait, dans une large mesure, empêcher les détenus d’amorcer une conversation avec des personnes qui ne veulent pas leur parler. À cet égard, le premier message surimposé était superflu. Le message précisant que l’appel peut être relevé apprendrait au destinataire bien renseigné que l’établissement correctionnel connaîtra le numéro composé, le moment auquel l’appel a été fait et la durée de l’appel, de même que l’identité de la personne à laquelle appartient le numéro composé. Comme les renseignements en cause sont si peu importants, la raison d’être du message précisant que l’appel peut être relevé n’était pas évidente. De même, la raison d’être du message consistant à avertir le destinataire que l’appel peut être enregistré était constitutionnellement suspecte. L’article 94 du Règlement n’autorise l’enregistrement des conversations des détenus que s’il existe des motifs raisonnables de croire que la communication contiendra des éléments de preuve relatifs à des actes criminels ou à des menaces à la sécurité de quiconque. Il était difficile de comprendre pourquoi il fallait, pour protéger le destinataire de l’appel, l’avertir que la communication peut être enregistrée. Une telle protection ne serait escomptée que si le Service était autorisé à enregistrer tous les appels. Le message surimposé ne contribuait pas d’une façon significative à réaliser les objectifs de prévention du Service et, dans la mesure où il le faisait, il pouvait être communiqué par écrit aux personnes dont le numéro figure sur la liste d’appels autorisés.

(6) Le nouveau système téléphonique n’outrepassait pas les pouvoirs du Service. L’article 71 de la Loi et l’article 95 du Règlement prévoient que les détenus ont le droit d’établir des communications téléphoniques dans les limites raisonnables fixées par règlement pour assurer la sécurité de quiconque ou du pénitencier. Ces dispositions sont entièrement compatibles avec les alinéas 3a) et b), 4a), d) et e), et 5a), b) et c) de la Loi. Les détenus ont été consultés avant l’installation du nouveau service téléphonique d’une manière compatible avec l’article 74 de la Loi.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 2b), 7, 8.

Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20, art. 3, 4, 5, 70, 71, 74, 97, 98.

Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92-620, art. 94, 95.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; (1989), 58 D.L.R. (4th) 577; 25 C.P.R. (3d) 417; 94 N.R. 167; R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697; (1990), 114 A.R. 81; [1991] 2 W.W.R. 1; 77 Alta. L.R. (2d) 193; 61 C.C.C. (3d) 1; 3 C.P.R. (2d) 193; 1 C.R. (4th) 129; 117 N.R. 284; Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825; (1996), 133 D.L.R. (4th) 1; 37 Admin. L.R. (2d) 131; 195 N.R. 81; Harvey c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), [1996] 2 R.C.S. 876; (1996), 178 N.B.R. (2d) 161; 137 D.L.R. (4th) 142; 454 A.P.R. 161; 37 C.R.R. (2d) 189; 201 N.R. 1; Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038; (1989), 59 D.L.R. (4th) 416; 26 C.C.E.L. 85; 89 CLLC 14,031; 93 N.R. 183; RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199; (1995), 127 D.L.R. (4th) 1; 100 C.C.C. (3d) 449; 62 C.P.R. (3d) 417; 31 C.R.R. (2d) 189; 187 N.R. 1; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; (1986), 26 D.L.R. (4th) 200; 24 C.C.C. (3d) 321; 50 C.R. (3d) 1; 19 C.R.R. 308; 14 O.A.C. 335; Weatherall c. Canada (Procureur général), [1993] 2 R.C.S. 872; (1993), 105 D.L.R. (4th) 210; 83 C.C.C. (3d) 1; 23 C.R. (4th) 1; 16 C.R.R. (2d) 256; 154 N.R. 392; conf. [1991] 1 C.F. 85 (1990), 73 D.L.R. (4th) 57; 58 C.C.C. (3d) 424; 78 C.R. (3d) 257; 49 C.R.R. 347; 112 N.R. 379 (C.A.); Fieldhouse v. Kent Institution (1995), 98 C.C.C. (3d) 207; 40 C.R. (4th) 263 (C.A.C.-B.); Dumas c. Centre de détention Leclerc, [1986] 2 R.C.S. 459; (1986), 34 D.L.R. (4th) 427; 22 Admin. L.R. 205; 30 C.C.C. (3d) 129; 55 C.R. (3d) 83; 25 C.R.R. 307; 72 N.R. 61; 3 Q.A.C. 133; Cunningham c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 143; (1993), 11 Admin. L.R. (2d) 1; 80 C.C.C. (3d) 492; 20 C.R. (4th) 57; 14 C.R.R. (2d) 234; 151 N.R. 161; 62 O.A.C. 243; Gallant c. Canada (Sous-commissaire, Service correctionnel Canada), [1989] 3 C.F. 329 (1989), 36 Admin. L.R. 261; 68 C.R. (3d) 173; 35 F.T.R. 79; 92 N.R. 292 (C.A.); Olson c. Canada, [1996] 2 C.F. 168 (1996), 34 C.R.R. (2d) 1; 107 F.T.R. 81 (1re inst.); conf. par A-189-96.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Hunter et autres c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; (1984), 55 A.R. 291; 11 D.L.R. (4th) 641; [1984] 6 W.W.R. 577; 33 Alta. L.R. (2d) 193; 27 B.L.R. 297; 14 C.C.C. (3d) 97; 2 C.P.R. (3d) 1; 41 C.R. (3d) 97; 9 C.R.R. 355; 84 DTC 6467; 55 N.R. 241; Jackson c. Pénitencier de Joyceville, [1990] 3 C.F. 55 (1990), 55 C.C.C. (3d) 50; 75 C.R. (3d) 174; 1 C.R.R. (2d) 327; 32 F.T.R. 96 (1re inst.); Martineau et autre c. Comité de discipline des détenus de l’Institution de Matsqui, [1978] 1 R.C.S. 118; (1977), 74 D.L.R. (3d) 1; 33 C.C.C. (2d) 366; 14 N.R. 285; R. c. Thomsen, [1988] 1 R.C.S. 640; (1988), 40 C.C.C. (3d) 411; 63 C.R. (3d) 1; 32 C.P.R. 257; 4 M.V.R. (2d) 185; 84 N.R. 347; Weatherall c. Canada (Procureur général), [1989] 1 C.F. 18 (1988), 65 C.R. (3d) 27; 19 F.T.R. 160; 86 N.R. 168 (C.A.); Comité pour la République du Canada c. Canada, [1991] 1 R.C.S. 139; (1991), 77 D.L.R. (4th) 385; 4 C.R.R. (2d) 60; 120 N.R. 241.

DÉCISIONS CITÉES :

Hunter et autres c. Commissaire du Service correctionnel (Can.) et autre (1995), 104 F.T.R. 77 (C.F. 1re inst.); conf. par (1996), 206 N.R. 294 (C.A.F.); R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30; (1988), 44 D.L.R. (4th) 385; 37 C.C.C. (3d) 449; 62 C.R. (3d) 1; 31 C.R.R. 1; 82 N.R. 1; 26 O.A.C. 1; R. c. Therens et autres, [1985] 1 R.C.S. 613; (1985), 18 D.L.R. (4th) 655; [1985] 4 W.W.R. 286; 38 Alta. L.R. (2d) 99; 40 Sask. R. 122; 18 C.C.C. (3d) 481; 13 C.P.R. 193; 45 C.R. (3d) 57; 32 M.V.R. 153; 59 N.R. 122.

DOCTRINE

Service correctionnel Canada. Directive du commissaire no 085, « Correspondance et communications téléphoniques » en date du 9 avril 1996.

Hogg, Peter W. Constitutional Law of Canada, 2nd ed. Toronto : Carswell, 1985.

DEMANDE de contrôle judiciaire de la Directive du commissaire no 085 qui codifiait la décision du commissaire du Service correctionnel d’installer un nouveau système téléphonique pour les détenus. Demande accueillie dans la mesure où le message surimposé du nouveau système constituait une violation de la liberté d’expression garantie à l’alinéa 2b) de la Charte qui n’était pas justifiée au sens de l’article premier.

AVOCATS :

Diane Magas pour les requérants.

Ian D. McCowan pour les intimés.

PROCUREURS :

Diane Magas, Ottawa, pour les requérants.

Le sous-procureur général du Canada pour les intimés.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Lutfy : Les requérants sont détenus dans sept établissements fédéraux situés en Ontario dans lesquels le commissaire du Service correctionnel du Canada (l’intimé) a décidé d’installer un nouveau système téléphonique pour les détenus. Les requérants contestent la légalité de cette décision et, en particulier, la constitutionnalité de trois attributs principaux du nouveau système téléphonique. Premièrement, ce système limite les appels faits par les détenus à une liste restreinte de numéros de téléphone préalablement autorisés par le personnel correctionnel. Deuxièmement, ce système émet un message surimposé enregistré à intervalles périodiques pendant les appels. Troisièmement, ce système relève le numéro composé, le moment auquel l’appel est fait et la durée de l’appel.

La présente demande de contrôle judiciaire a été introduite en novembre 1995. À ce moment-là, le nouveau système téléphonique était en cours d’installation mais n’était pas encore opérationnel en Ontario. Les affidavits déposés par les requérants sont en grande partie fondés sur des renseignements obtenus avant que le système ne devienne complètement opérationnel dans cette province. Le 9 avril 1996, l’intimé a communiqué la Directive du commissaire no 085 (la directive) intitulée « Correspondance et communications téléphoniques », qui est la dernière codification modifiée du nouveau système téléphonique. Les parties reconnaissent que c’est cette version de la Directive qui constitue la décision visée par le présent contrôle judiciaire.

Les requérants demandent un jugement déclaratoire portant que les attributs contestés du nouveau système téléphonique sont inconstitutionnels et un bref de prohibition pour empêcher leur mise en service par les intimés.

LES QUESTIONS EN LITIGE

La présente demande de contrôle judiciaire soulève six questions litigieuses.

1. Le nouveau système téléphonique porte-t-il atteinte à la liberté d’expression garantie aux requérants par l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] (la Charte)?

2. Le nouveau système téléphonique constitue-t-il une fouille ou une perquisition abusive au sens de l’article 8 de la Charte?

3. Le nouveau système téléphonique porte-t-il atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne des requérants d’une manière qui n’est pas compatible avec les principes de justice fondamentale, contrairement à l’article 7 de la Charte?

4. S’il y a violation de l’une des dispositions susmentionnées de la Charte, les restrictions imposées dans la Directive du commissaire no 085 sont-elles prescrites « par une règle de droit » pour l’application de l’article premier de la Charte?

5. S’il y a violation de la Charte et s’il s’agit de restrictions prescrites par une règle de droit, ces restrictions sont-elles justifiables au sens de l’article premier de la Charte?

6. Le nouveau système téléphonique relève-t-il des pouvoirs conférés au Service correctionnel du Canada par la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20 (la Loi), et le Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92-620 (le Règlement)?

LES FAITS

L’accès à des appareils téléphoniques a d’abord été accordé aux détenus uniquement pour des raisons exceptionnelles et sous le contrôle et la supervision d’un employé du Service correctionnel du Canada (le Service). Les appels ne pouvaient être faits qu’au moyen du système téléphonique administratif du Service. Comme le nombre de demandes présentées par les détenus augmentait, le Service a conclu que l’accroissement des contacts avec des membres de la famille et des amis dans la collectivité pourrait faciliter la réadaptation des détenus.

Vers la fin des années 70, un système d’appels à frais virés sans dispositif d’encaissement a été mis en place dans les établissements à sécurité minimale, puis, au cours des années 80, dans les établissements à sécurité plus élevée. En 1994, 80 p. 100 des établissements, y compris ceux que représentent les requérants en l’espèce, avaient une variante de ce système d’appels à frais virés. L’accès aux appareils téléphoniques n’était généralement pas supervisé, à moins qu’il n’existe des raisons de soupçonner qu’un détenu utilise les appareils à des fins malhonnêtes.

L’introduction assez récente de la concurrence sur le marché de l’interurbain et la conception de commutateurs téléphoniques informatisés ont amené le Service à examiner les options possibles pour avoir un système téléphonique plus sûr et plus efficace. En novembre 1994, l’intimé a décidé d’installer le nouveau système téléphonique conformément au pouvoir que lui accorde l’article 97 de la Loi. Finalement, après que le nouveau système est devenu opérationnel en Ontario, la Directive du commissaire no 085 a été communiquée à l’échelle nationale en avril 1996.

Cette Directive porte sur la correspondance et les communications téléphoniques. Les passages pertinents relatifs aux communications téléphoniques sont les suivants :

OBJECTIF DE LA POLITIQUE

1.   Encourager les détenus à établir et à entretenir des liens avec des membres de leur famille et de la collectivité au moyen de lettres et de communications téléphoniques, conformément au principe relatif à la protection du public, des membres du personnel et des délinquants.

COMMUNICATIONS TÉLÉPHONIQUES DES DÉTENUS

11. Il incombe à l’Administration centrale de procéder au choix, à l’installation et à l’entretien d’un système téléphonique national pour les détenus.

12. Le système téléphonique national pour les détenus doit émettre un message surimposé qui permet d’avertir le destinataire que « cet appel provient d’un établissement correctionnel » et « cet appel peut être écouté [sic] ou enregistré ».

13. Il faut, par un système téléphonique pour les détenus, donner à ces derniers l’accès à des appareils téléphoniques de façon équitable et régulière pour les aider à conserver des liens avec les membres de leur famille et de la collectivité et assurer un lien direct avec leur famille en cas d’urgence. Afin d’assurer l’application uniforme de cette politique, des normes relatives à l’accès des détenus aux appareils téléphoniques et à l’utilisation d’un système téléphonique pour les détenus figurent à l’annexe « B ».

14. Les appels téléphoniques entre un détenu et un membre de la collectivité peuvent être interceptés (interception se définit par l’écoute et l’enregistrement d’une conversation par des dispositifs mécaniques) tel qu’il est indiqué dans la Directive du commissaire no 575, intitulée « Interception des communications relatives au maintien de la sécurité dans l’établissement ».

15. Le « système d’interception téléphonique » donne au directeur ou à la personne désignée la capacité de gérer, de superviser et de contrôler l’accès des détenus au système téléphonique qui leur est destiné et son utilisation pour les communications avec le public.

16. Les communications téléphoniques font partie du programme global de réinsertion sociale au même titre que les visites et les permissions de sortir.

17. Les appels téléphoniques à des fins humanitaires, telles que la maladie, un décès dans la famille ou la naissance d’un enfant, doivent normalement être autorisés sans délai.

COMMUNICATIONS POUR RETENIR LES SERVICES D’UN AVOCAT

20. Il faut donner au détenu la possibilité de communiquer avec un avocat pour retenir ses services, conformément à la Directive du commissaire no 084, intitulée « Accès des délinquants aux services juridiques ».

APPELS AUX CORRESPONDANTS PRIVILÉGIÉS

21. Les appels téléphoniques aux personnes mentionnées à l’annexe « A », à titre de correspondants privilégiés autorisés doivent normalement être accordés. Ces appels doivent, sous réserve des contraintes opérationnelles, être autorisés pendant les heures normales de bureau. Les détenus doivent donner un avis raisonnable, soit un minimum de 24 heures, de leur intention de communiquer par téléphone avec les correspondants privilégiés. Le directeur ou la personne désignée peut toutefois décider, selon les circonstances, que l’avis raisonnable n’est pas requis.

22. Les appels téléphoniques entre un détenu et des correspondants privilégiés sont normalement confidentiels. Ces appels peuvent toutefois être interceptés lorsque les conditions énoncées dans la Directive du commissaire no 575 sont présentes.

23. Si le directeur ou la personne désignée détermine qu’il est nécessaire de restreindre l’accès à la communication téléphonique avec les correspondants privilégiés, il doit justifier sa décision par écrit auprès de la personne concernée et du détenu. Des copies doivent être transmises aux Administrations régionales et nationale.

24. Les détenus doivent habituellement payer leurs appels téléphoniques.

25. Le directeur ou la personne désignée peut autoriser l’usage d’un téléphone relié au réseau téléphonique du gouvernement dans des situations d’urgence telle une maladie grave ou le décès d’un membre de la famille, ou dans toute autre circonstance spéciale.

L’annexe B de la Directive du commissaire no 085 est notamment libellée ainsi qu’il suit :

2.   Les ordres permanents de l’établissement doivent préciser :

a.   une procédure pour l’attribution d’un numéro d’identification personnelle (NIP) à chaque délinquant;

b.   une procédure pour l’établissement ou la modification d’une liste d’appels autorisés pour un détenu—ce qui devrait normalement être fait dans les 15 jours ouvrables qui suivent la demande écrite du détenu;

c.   les renseignements à fournir sur la liste des appels autorisés. Ces renseignements doivent comprendre l’adresse, le nom et la relation avec le détenu;

d.   une procédure pour l’établissement, l’affichage ou la modification d’une liste commune d’accès à des numéros de téléphone jusqu’à concurrence de 35 numéros;

e.   une procédure pour déterminer les périodes, en semaine et pendant les fins de semaine, où le système téléphonique destiné aux détenus sera en activité;

f.    une procédure pour la mise en marche de l’option Durée des appels lorsque la demande est forte afin d’assurer un accès équitable;

g.   l’obligation de placer les téléphones pour les détenus de façon à permettre une vue directe par le personnel chargé de la surveillance;

h.   une procédure pour assurer la confidentialité des informations à caractère privé fournies par les détenus dans leur demande pour faire ajouter un numéro à la liste des appels autorisés;

i.    une procédure pour que les terminaux liés au système téléphonique pour les détenus soient conservés dans un lieu sûr;

j.    une procédure pour que l’information provenant du système ne puisse être consultée que selon le principe de l’accès sélectif;

k.   la possibilité d’accès à un maximum de 40 numéros de téléphone inscrits sur la liste de numéros autorisés.

Le nouveau système téléphonique plus sûr a un double objectif. D’une part, il vise à encourager les détenus à établir et à entretenir des liens avec des membres de leur famille et de la collectivité. D’autre part, il est censé limiter l’utilisation des communications téléphoniques par les détenus à des fins illicites. En effet, l’accès aux appareils téléphoniques a servi à intimider et à harceler des destinataires des appels, et à organiser des activités criminelles dans les pénitenciers, notamment l’introduction de drogues et d’armes.

Certains attributs du nouveau système faciliteront l’établissement de communications téléphoniques par les détenus. Ceux-ci pourront utiliser une carte de débit qui leur évitera de faire des appels à frais virés, qui sont plus onéreux. Un système informatique centralisé assurera aux détenus transférés dans un autre établissement un accès ininterrompu au système téléphonique. D’autres attributs permettront au personnel du Service d’identifier aisément les détenus qui utilisent les installations téléphoniques dans un but malhonnête. Un numéro d’identification personnelle sera attribué à chaque détenu en vue de la mise en service de ces attributs.

Bon nombre des craintes initialement exprimées par les détenus au sujet du nouveau système téléphonique se sont révélées sans fondement. Les craintes relatives aux restrictions apportées aux interurbains, à la protection des renseignements personnels des destinataires des appels et à la limitation de la durée des appels ont été en grande partie dissipées peu après l’installation du nouveau système en Ontario. Dans la plus récente version de la Directive du commissaire no 085, le commissaire a pris des mesures à l’égard de quelques-unes de ces craintes et a levé, du moins pour l’instant, l’interdiction frappant les conférences à trois. Les requérants continuent toutefois de s’opposer à trois attributs du nouveau système téléphonique : a) la liste d’appels autorisés, b) le message surimposé, et c) la surveillance de l’utilisation du système téléphonique au moyen du relevé des appels.

a)         La liste d’appels autorisés

La liste d’appels autorisés a été mise en place dans les établissements représentés par les requérants en l’espèce. Les détenus sont techniquement dans l’impossibilité de composer un numéro qui n’a pas été préalablement autorisé par le directeur du pénitencier ou la personne désignée.

Il existe deux sortes de listes téléphoniques. On permet à chaque détenu d’inscrire sur une liste personnelle au plus quarante numéros de téléphone pour les appels prévus (la liste d’appels autorisés). Le détenu doit fournir le numéro de téléphone à composer, le nom et l’adresse de la personne à laquelle appartient le numéro de téléphone, et le lien entre le détenu et cette personne. La deuxième liste est constituée d’au plus trente-cinq numéros de téléphone communs d’accès que peuvent composer tous les détenus d’un établissement donné (la liste commune d’accès). Les numéros communs d’accès sont notamment ceux de cliniques d’aide juridique, de centres de détresse et d’autres organismes semblables qui intéressent l’ensemble des détenus.

Il existe une troisième catégorie de personnes, appelées correspondants privilégiés, dont font partie les députés fédéraux et les membres des assemblées législatives provinciales, les hauts fonctionnaires responsables du Service correctionnel, des libérations conditionnelles, des langues officielles, de l’information, de la vie privée et des droits de la personne, les protecteurs du citoyen et les juges et les avocats, ainsi que leur personnel. Les appels à ces personnes sont autorisés sur présentation d’un avis minimum de vingt-quatre heures, mais cette condition peut être suspendue.

Si un numéro est refusé par le Service ou bloqué à la demande du destinataire, le détenu est promptement informé par écrit des motifs et se voit accorder la possibilité de présenter des observations. Autrement, l’accès est instantané en tout temps lorsque les appareils téléphoniques sont accessibles si les numéros sont inscrits sur la liste commune d’accès ou sur la liste d’appels autorisés. Les modifications ou les adjonctions à la liste d’appels autorisés d’un détenu devraient être traitées dans les quinze jours ouvrables qui suivent la présentation d’une demande écrite. Pour les appels d’urgence, le paragraphe 25 de la Directive autorise l’utilisation d’un téléphone relié au réseau du gouvernement, qui est indépendant du nouveau réseau téléphonique.

b)         Le message surimposé

Le système téléphonique proposé comprend un message surimposé qui avertira les destinataires des appels faits par les détenus que : « Cet appel provient d’un établissement correctionnel. Cet appel peut être écouté [sic] ou enregistré. » La Directive ne précise pas à quels intervalles le message surimposé enregistré à l’avance sera émis, mais l’avocat des intimés a indiqué que le message serait émis au début de l’appel et toutes les dix minutes par la suite. Il reste à mettre au point les détails du message surimposé. Ainsi, l’avocat n’a pu confirmer si, comme on pourrait s’y attendre, le message serait émis dans les deux langues officielles. Dans l’affirmative, son énoncé prendrait deux fois plus de temps et serait plus envahissant.

La mise en service du message surimposé du nouveau système téléphonique a été interdite par une injonction interlocutoire décernée par le juge Denault le 1er décembre 1995 [Hunter et al. c. Commissaire du Service correctionnel (Can.) et al. (1995), 104 F.T.R. 77 (C.F. 1re inst.)]. La Cour d’appel a confirmé cette décision le 31 janvier 1996 [(1996), 206 N.R. 294].

c)         La surveillance de l’utilisation du système téléphonique au moyen du relevé des appels

Le nouveau système téléphonique relève le numéro de téléphone du destinataire de l’appel, le moment auquel l’appel est fait et la durée de l’appel. Il ne permet ni ne facilite techniquement l’interception ou l’enregistrement du contenu des conversations.

L’interception ou l’enregistrement des appels téléphoniques peut être effectué en conformité avec la Directive du commissaire no 575 qui est antérieure au nouveau système téléphonique. Cette Directive met en œuvre l’article 94 du Règlement, et sa validité n’est pas contestée par les requérants dans le cadre de la présente affaire.

LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES ET RÉGLEMENTAIRES APPLICABLES

Il est important de comprendre le cadre législatif qui régit le Service pour évaluer la contestation juridique dont fait l’objet le nouveau système téléphonique. Les dispositions pertinentes de la Loi sont les suivantes :

3. Le système correctionnel vise à contribuer au maintien d’une société juste, vivant en paix et en sécurité, d’une part, en assurant l’exécution des peines par des mesures de garde et de surveillance sécuritaires et humaines, et d’autre part, en aidant au moyen de programmes appropriés dans les pénitenciers ou dans la collectivité, à la réadaptation des délinquants et à leur réinsertion sociale à titre de citoyens respectueux des lois.

4. Le Service est guidé, dans l’exécution de ce mandat, par les principes qui suivent :

a) la protection de la société est le critère prépondérant lors de l’application du processus correctionnel;

d) les mesures nécessaires à la protection du public, des agents et des délinquants doivent être le moins restrictives possible;

e) le délinquant continue à jouir des droits et privilèges reconnus à tout citoyen, sauf de ceux dont la suppression ou restriction est une conséquence nécessaire de la peine qui lui est infligée.

5. Est maintenu le Service correctionnel du Canada, auquel incombent les tâches suivantes :

a) la prise en charge et la garde des détenus;

b) la mise sur pied de programmes contribuant à la réadaptation des délinquants et à leur réinsertion sociale;

c) la préparation des détenus à leur libération;

70. Le Service prend toutes mesures utiles pour que le milieu de vie et de travail des détenus et les conditions de travail des agents soient sains, sécuritaires et exempts de pratiques portant atteinte à la dignité humaine chez l’individu.

71. (1) Dans les limites raisonnables fixées par règlement pour assurer la sécurité de quiconque ou du pénitencier, le Service reconnaît à chaque détenu le droit, afin de favoriser ses rapports avec la collectivité, d’entretenir, dans la mesure du possible, des relations, notamment par des visites ou de la correspondance, avec sa famille, ses amis ou d’autres personnes de l’extérieur du pénitencier.

(2) Dans chaque pénitencier, un avis donnant la liste des objets que les visiteurs peuvent garder avec eux au-delà du poste de vérification doit être placé bien en vue à ce poste.

(3) L’agent peut mettre fin à une visite ou la restreindre lorsque le visiteur est en possession, sans son autorisation ou celle d’un autre agent, d’un objet ne figurant pas dans la liste.

74. Le Service doit permettre aux détenus de participer à ses décisions concernant tout ou partie de la population carcérale, sauf pour les questions de sécurité.

97. Sous réserve de la présente partie et de ses règlements, le commissaire peut établir des règles concernant :

a) la gestion du Service;

b) les questions énumérées à l’article 4;

c) toute autre mesure d’application de cette partie et des règlements.

98. (1) Les règles établies en application de l’article 97 peuvent faire l’objet de directives du commissaire.

Les dispositions pertinentes du Règlement sont les suivantes :

94. (1) Sous réserve du paragraphe (2), le directeur du pénitencier ou l’agent désigné par lui peut autoriser par écrit que des communications entre le détenu et un membre du public soient interceptées de quelque manière que ce soit par un agent ou avec un moyen technique, notamment que des lettres soient ouvertes et lues et que des conversations faites par téléphone ou pendant les visites soient écoutées, lorsqu’il a des motifs raisonnables de croire :

a) d’une part, que la communication contient ou contiendra des éléments de preuve relatifs :

(i) soit à un acte qui compromettrait la sécurité du pénitencier ou de quiconque,

(ii) soit à une infraction criminelle ou à un plan en vue de commettre un infraction criminelle;

b) d’autre part, que l’interception des communications est la solution la moins restrictive dans les circonstances.

(2) Ni le directeur du pénitencier ni l’agent désigné par lui ne peuvent autoriser l’interception de communications entre le détenu et une personne désignée à l’annexe par un agent ou par un moyen technique, notamment l’ouverture, la lecture ou l’écoute, à moins qu’ils n’aient des motifs raisonnables de croire :

a) d’une part, que les motifs mentionnés au paragraphe (1) existent;

b) d’autre part, que les communications n’ont pas ou n’auront pas un caractère privilégié.

(3) Lorsqu’une communication est interceptée en application des paragraphes (1) ou (2), le directeur du pénitencier ou l’agent désigné par lui doit aviser le détenu, promptement et par écrit, des motifs de cette mesure et lui donner la possibilité de présenter ses observations à ce sujet, à moins que cet avis ne risque de nuire à une enquête en cours, auquel cas l’avis au détenu et la possibilité de présenter ses observations doivent être donnés à la conclusion de l’enquête.

95. (1) Le directeur du pénitencier ou l’agent désigné par lui peut empêcher le détenu de communiquer, par lettre ou par téléphone, avec quiconque lorsque, selon le cas :

a) il a des motifs raisonnables de croire que la sécurité de quiconque serait menacée;

b) le destinataire, ou le père, la mère ou le tuteur du destinataire, si celui-ci est mineur, en fait la demande par écrit au directeur du pénitencier ou à l’agent désigné par lui.

(2) Lorsque le directeur du pénitencier ou l’agent désigné par lui empêche le détenu de communiquer avec une personne en application du paragraphe (1), il doit aviser le détenu des motifs de cette mesure, promptement et par écrit, et lui donner la possibilité de présenter ses observations à ce sujet.

Les six questions juridiques qui sont soulevées en l’espèce seront maintenant examinées à tour de rôle.

ALINÉA 2b)

La liberté d’expression est l’une des garanties fondamentales prévues par la Charte. L’alinéa 2b) dispose :

2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes :

b) liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication;

Les tribunaux ont déclaré que la liberté d’expression est une garantie large qui protège la plupart des conduites qui tentent de communiquer une pensée. Le cadre pour l’analyse fondée sur cette disposition prévoit l’application d’un critère large.

Ce critère a été exposé dans l’arrêt Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, et comporte deux volets. Le tribunal s’enquiert d’abord si l’activité de la personne qui revendique la garantie relève du champ des activités protégées par la liberté d’expression. Si l’activité relève du champ des activités protégées, le tribunal détermine ensuite si l’objet ou l’effet de l’action gouvernementale en cause est de restreindre la liberté d’expression. Une tentative du gouvernement pour restreindre la communication d’une pensée portera inévitablement atteinte à l’alinéa 2b). Si l’action gouvernementale ne vise pas à restreindre la liberté d’expression, mais la réduit quand même, c’est à cette personne qu’il incombe de prouver que la pensée qu’elle a voulu communiquer se rapporte aux valeurs qui sous-tendent la liberté d’expression, comme la recherche de la vérité, la participation au sein de la société, et l’enrichissement et l’épanouissement personnels.

L’avocat des intimés prétend que la conception large de la garantie ne convient pas lorsque l’atteinte présumée s’inscrit dans le contexte de l’incarcération des requérants dans un pénitencier fédéral. Il affirme que, s’agissant d’un établissement fédéral, les restrictions imposées par le nouveau système téléphonique ne portent pas atteinte à la liberté d’expression des requérants, sauf en tant que conséquence nécessaire de la sentence. Les intimés sont d’avis qu’une incarcération s’accompagne inévitablement d’une restriction systématique et quotidienne des droits et libertés garantis par la Charte. Selon les intimés, ces restrictions sont prévues aux articles 3, 4 et 5 de la Loi. Les avocats n’ont invoqué aucune décision dans laquelle la liberté d’expression d’un détenu a été affaiblie dans son analyse fondée sur l’alinéa 2b) par suite d’une incarcération.

La prise en considération du contexte d’un pénitencier pour déterminer s’il y a atteinte à la liberté d’expression aurait pour effet de restreindre la conception acceptée en vertu de l’alinéa 2b). Pareil rétrécissement de la conception large va à l’encontre des décisions de la Cour suprême selon lesquelles le contexte ne doit pas être évalué sous le régime de l’alinéa 2b), mais bien sous le régime de l’article premier de la Charte. Dans l’arrêt R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697, le juge en chef Dickson a déclaré, à la page 734 :

Qu’il suffise de dire que j’approuve l’approche générale adoptée par le juge Wilson dans l’arrêt Edmonton Journal [[1989] 2 R.C.S. 1326], où elle parle du danger qu’il y a à soupeser des valeurs concurrentes sans l’avantage d’un contexte. Cette approche n’exclut pas logiquement la possibilité de procéder à une telle évaluation sous le régime de l’al. 2b)—on pourrait en effet éviter les dangers d’une analyse excessivement abstraite en s’assurant simplement que soient soumises à un examen minutieux les circonstances de l’usage de la liberté en question et de la restriction législative. Je crois cependant que l’article premier de la Charte convient particulièrement bien à l’évaluation relative des valeurs et j’estime que les arrêts antérieurs de notre Cour concernant la liberté d’expression étayent cette conclusion. Il n’y a pas lieu, selon moi, d’affaiblir la liberté garantie par l’al. 2b) pour le motif qu’un contexte particulier l’exige, car suivant l’interprétation large et libérale donnée à la liberté d’expression dans l’arrêt Irwin Toy, il est préférable de soupeser les divers facteurs et valeurs contextuels dans le cadre de l’article premier.

Dans l’arrêt Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825, la Cour suprême a confirmé l’adoption de la conception large pour évaluer la liberté d’expression. Dans le cadre de l’examen des observations racistes et discriminatoires faites publiquement contre des Juifs, le juge La Forest a réaffirmé les principes adoptés dans l’arrêt Irwin Toy Ltd. lorsqu’il a déclaré à la page 864 :

Il faut donner à l’al. 2b) une interprétation large et fondée sur l’objet visé; voir Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927. La garantie vise à permettre la libre expression afin de promouvoir la vérité, la participation politique et sociale, ainsi que l’accomplissement de soi; … Comme l’affirme le juge Cory dans l’arrêt Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326, à la p. 1336, « [i]l est difficile d’imaginer une liberté garantie qui soit plus importante … dans une société démocratique »; c’est pourquoi la liberté d’expression ne devrait être restreinte que dans les cas les plus clairs.

Sauf en ce qui concerne les rares cas où on a recours à la violence physique pour s’exprimer, notre Cour a statué que dans la mesure où une activité transmet ou tente de transmettre une signification, elle a un contenu expressif et relève à première vue du champ de la garantie; voir l’arrêt Irwin Toy, précité, à la p. 969. La protection constitutionnelle de l’expression a donc une portée très large. Elle n’est restreinte ni aux opinions partagées ou acceptées par la majorité, ni aux opinions conformes à la vérité. La liberté d’expression sert au contraire à protéger le droit de la minorité d’exprimer son opinion, quelque impopulaire qu’elle puisse être;

Le juge La Forest a repris ce thème dans l’arrêt Harvey c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), [1996] 2 R.C.S. 876, dans lequel il a déclaré, à la page 898 : « une interprétation large du droit en cause, suivie de la pondération, en vertu de l’article premier, des valeurs opposées pertinentes, est préférable sur le plan analytique parce qu’elle permet un contrôle judiciaire fondé sur la Charte qui soit des plus complets et qui tienne compte le plus possible du contexte. »

Étant donné cette jurisprudence constante, je ne saurais justifier une dérogation au cadre établi pour l’analyse fondée sur l’alinéa 2b). L’examen à faire en l’espèce suit le critère énoncé dans l’arrêt Irwin Toy Ltd. Par conséquent, si une atteinte à la liberté d’expression garantie aux détenus par l’alinéa 2b) est prouvée, l’argument fondé sur le contexte carcéral doit être examiné sous le régime de l’article premier.

Les requérants prétendent que la liste d’appels autorisés les empêchera de communiquer avec les personnes de leur choix. Ils peuvent uniquement composer les numéros qui apparaissent sur leur liste personnelle ou sur la liste commune d’accès. Les intimés invoquent à nouveau l’argument fondé sur le contexte et ajoutent que chaque liste personnelle est limitée à quarante numéros à cause de la technologie du système et de la nécessité de satisfaire tous les détenus. De toute façon, les intimés s’appuient sur un projet-pilote dans le cadre duquel les numéros de téléphones présentés par les détenus étaient, en moyenne, sensiblement inférieurs à quarante. De plus, il est possible d’ajouter ou de remplacer des numéros sur demande en moins de quinze jours.

Ces arguments seraient pertinents si l’analyse fondée sur l’alinéa 2b) devait être faite dans le contexte d’un pénitencier. Les décisions constantes de la Cour suprême du Canada prescrivent le contraire. La liste d’appels autorisés a été précisément conçue pour empêcher les requérants de téléphoner à n’importe qui. Aucun appel ne peut être fait sans l’autorisation préalable de l’établissement. Selon moi, il s’agit à première vue d’une restriction imposée à la liberté d’expression des détenus comme il s’agirait d’une restriction imposée à la liberté d’expression de n’importe quelle autre personne. Comme la Cour suprême l’a déclaré dans l’arrêt Irwin Toy Ltd., précité, à la page 974 : « Si l’objet que poursuit le gouvernement est de restreindre une forme d’expression en vue de contrôler l’accès au message transmis ou de contrôler la possibilité pour quelqu’un de transmettre le message, il restreint également la garantie. » Pour ces raisons, je conclus que la liste d’appels autorisés constitue une atteinte aux droits que l’alinéa 2b) garantit aux requérants et peut uniquement être justifiée par les intimés aux termes de l’article premier de la Charte.

De même, les requérants soutiennent que le message surimposé apporte une restriction à leur liberté de communiquer avec des membres de leur famille et de la collectivité. Les communications entre les détenus et des membres du public font partie du champ des formes d’expression protégées. La question est de savoir si le désir du Service d’émettre le message surimposé vise à restreindre la capacité des requérants de transmettre des messages ou encore a pour effet de réduire leur liberté d’expression.

Les tribunaux ont interprété le mot « liberté » de façon à ce qu’il comprenne la liberté de ne pas être forcé de s’exprimer ou la liberté de s’exprimer d’une manière particulière. Dans l’arrêt Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038, un arbitre a rendu une ordonnance enjoignant à un employeur qui avait injustement congédié un employé de fournir une lettre de recommandation conformément à certaines stipulations. La Cour suprême a statué que l’ordonnance contrevenait à l’alinéa 2b). Le juge Lamer (alors juge puîné), qui a prononcé les motifs de la majorité sur ce point, a déclaré à la page 1080 : « la liberté d’expression comporte nécessairement le droit de ne rien dire ou encore le droit de ne pas dire certaines choses. Le silence en soi est une forme d’expression qui peut, dans certaines circonstances, exprimer quelque chose plus clairement que des mots ne pourraient le faire. » Plus récemment, dans l’arrêt RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, qui concerne la contestation de la constitutionnalité de dispositions qui obligeaient les fabricants de produits du tabac à apposer un message relatif à la santé sur les emballages de produits du tabac, le juge La Forest a déclaré à la page 320 : « si l’effet de cette disposition estde faire dire des choses particulières au demandeur, pour formuler métaphoriquement l’allégation faite en l’espèce”, l’article est contraire à l’al. 2b) de la Charte. » L’analogie entre le message dont le gouvernement rendait l’inscription obligatoire sur les paquets de cigarettes et le message surimposé litigieux en l’espèce est frappante.

Selon les intimés, un objectif ou une justification du message surimposé est d’avertir les destinataires que l’appel provient d’un pénitencier. Les intimés comparent ce message surimposé au dispositif « Vista » qui est offert dans le secteur privé. Le message résout le problème des détenus qui font de fausses déclarations aux membres du public auxquels ils téléphonent. L’autre grand objectif est d’avertir suffisamment les destinataires des appels qu’ils ne peuvent pas s’attendre au même degré de protection de la vie privée pendant la communication. L’article 94 du Règlement permet l’enregistrement des conversations des détenus sans autorisation judiciaire si le directeur du pénitencier ou la personne désignée a des motifs raisonnables de croire que la communication contiendra des éléments de preuve relatifs à des infractions criminelles ou à des menaces à la sécurité de quiconque.

Pour réaliser ces objectifs, le système émet un message surimposé au début de la conversation téléphonique, puis à intervalles périodiques. Le message est involontaire en ce qui concerne tant sa présence intermittente que son contenu. Les requérants ne peuvent pas modifier le contenu du message ni sa présentation pendant qu’ils parlent au téléphone. Selon moi, pour tenter de réaliser leurs objectifs, les intimés avaient l’intention de restreindre la capacité des requérants de communiquer leur propre pensée sans messages supplémentaires imposés par le système. Compte tenu du fait que le message surimposé est une expression forcée au sens où on l’entend dans les arrêts Slaight Communications Inc. et RJR-MacDonald Inc., précités, je suis persuadé qu’il restreint la liberté d’expression des requérants et contrevient à l’alinéa 2b).

Si j’avais tort de conclure que l’objectif des intimés était de restreindre la liberté d’expression des requérants au moyen de la liste d’appels autorisés et du message surimposé, je suis convaincu que ces attributs ont pour effet de limiter la capacité des requérants de communiquer. C’est aux requérants qu’il incombe de prouver l’existence d’un tel effet. À mon avis, il est suffisant que les requérants aient démontré que les deux listes les empêchent de téléphoner aux personnes de leur choix et que le message surimposé involontaire interrompt périodiquement leurs conversations téléphoniques. De plus, les requérants ont démontré l’existence de ces effets en se référant suffisamment aux principes et aux valeurs qui sous-tendent cette liberté : le maintien de leurs liens familiaux et de leurs amitiés dans la collectivité, qui sont fermement liés à l’épanouissement et à l’enrichissement personnels.

ARTICLE 8

L’article 8 de la Charte garantit à chacun le droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives. En d’autres termes, l’article 8 garantit le droit d’une personne d’être protégée contre les atteintes gouvernementales aux attentes raisonnables en matière de vie privée. Dans l’arrêt Hunter et autres c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S 145, le juge Dickson (alors juge puîné) a analysé la garantie prévue à l’article 8 dans le contexte du droit à la vie privée d’un individu (aux pages 159 et 160) :

La garantie de protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives ne vise qu’une attente raisonnable. Cette limitation du droit garanti par l’art. 8, qu’elle soit exprimée sous la forme négative, c’est-à-dire comme une protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies « abusives », ou sous la forme positive comme le droit de s’attendre « raisonnablement » à la protection de la vie privée, indique qu’il faut apprécier si, dans une situation donnée, le droit du public de ne pas être importuné par le gouvernement doit céder le pas au droit du gouvernement de s’immiscer dans la vie privée des particuliers afin de réaliser ses fins et, notamment, d’assurer l’application de la loi.

En l’espèce, les requérants soutiennent que les intimés obtiendront des renseignements personnels grâce à la liste d’appels autorisés et à la capacité du nouveau système téléphonique de relever le numéro composé, l’endroit où le détenu téléphone, le moment de l’appel et sa durée. Selon les requérants, la collecte de ces renseignements personnels constitue une atteinte injustifiée à leur droit à une expectative raisonnable en matière de vie privée et, par conséquent, une fouille, une perquisition et une saisie abusives au sens de l’article 8 de la Charte.

Les requérants invoquent principalement l’affaire Jackson c. Pénitencier de Joyceville, [1990] 3 C.F. 55 (1re inst.), dans laquelle mon collègue le juge MacKay a conclu que la disposition réglementaire obligeant les détenus à fournir des échantillons d’urine contrevenait à l’article 8. Le juge MacKay a déclaré à la page 89 que la fourniture d’un échantillon d’urine « porte effectivement atteinte à [l]a vie privée [d’une personne] ».

La décision rendue dans l’affaire Jackson, précitée, doit maintenant être interprétée à la lumière de la décision que la Cour suprême du Canada a rendue par la suite dans l’affaire Weatherall c. Canada (Procureur général), [1993] 2 R.C.S. 872. Le juge La Forest a conclu au nom de la Cour que la fouille par palpation des hommes détenus effectuée par des gardiens de sexe féminin ne contrevenait pas aux articles 7 et 8 de la Charte. Il s’est exprimé en ces termes à la page 877 :

L’emprisonnement implique nécessairement de la surveillance, des fouilles et des vérifications. On s’attend à ce que l’intérieur d’une cellule de prison soit visible et requière une surveillance. Dans un pénitencier, la fouille par palpation, le dénombrement et la ronde éclair sont tous des pratiques nécessaires pour assurer la sécurité de l’établissement, du public et, en fait, des détenus eux-mêmes. L’intimité dont jouit le détenu dans ce contexte est considérablement réduite et il ne peut donc s’attendre raisonnablement à ce que sa vie privée soit respectée dans le cadre de ces pratiques. Cela ne change rien que ce soient des gardiens du sexe féminin qui se livrent parfois à ces pratiques. Comme il n’y a aucune attente raisonnable à ce que la vie privée soit respectée, l’art. 8 de la Charte n’est pas mis en jeu, ni d’ailleurs l’art. 7.

Dans l’arrêt Fieldhouse v. Kent Institution (1995), 98 C.C.C. (3d) 207 (C.A.C.-B.), le juge Gibbs, J.C.A., a invoqué l’arrêt Weatherall, précité, et a déclaré à la page 213 :

[traduction] À mon avis, étant donné la nature et l’étendue du problème [de drogue], les appelants ne peuvent pas avoir d’attentes raisonnables en matière de vie privée en ce qui concerne la prise d’échantillons d’urine au hasard plus qu’ils ne pouvaient en avoir dans [Weatherall] relativement à la fouille par palpation, au dénombrement et à la ronde éclair.

Ces décisions montrent que les attentes raisonnables en matière de vie privée d’une personne seront forcément limitées dans un milieu carcéral. Contrairement aux requérants, je suis loin d’être convaincu que la collecte de renseignements personnels provenant de la liste d’appels autorisés et que les données recueillies au moyen du relevé des appels faits par les détenus constituent une fouille ou une perquisition. De toute façon, la collecte de ces renseignements n’est pas plus envahissante qu’une fouille par palpation effectuée sur des détenus hommes par des gardiens de sexe féminin ou que l’obligation de fournir un échantillon d’urine. Les requérants n’ont aucune expectative raisonnable quant au respect du droit à la vie privée concernant les renseignements obtenus par suite de l’installation d’un nouveau système téléphonique. Même si la collecte de ces renseignements constitue une fouille, une perquisition ou une saisie, il ne s’agit pas d’une fouille, d’une perquisition ou d’une saisie abusive au sens de l’article 8 d’après la preuve produite dans le cadre de la présente demande. Une personne accusée d’avoir commis une infraction sur la base de renseignements obtenus au moyen du nouveau système téléphonique peut invoquer un moyen de défense fondé sur l’article 8, mais ce n’est pas la question qui est soumise à la Cour en l’espèce.

Par conséquent, je conclus que les requérants n’ont aucune expectative raisonnable quant au respect du droit à la vie privée en ce qui concerne les attributs du nouveau système téléphonique que sont la surveillance de l’utilisation du nouveau système téléphonique au moyen du relevé des appels et la liste d’appels autorisés. Puisqu’il en est ainsi, ils ne peuvent obtenir la protection accordée par l’article 8.

ARTICLE 7

L’article 7 de la Charte garantit le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, et la justice fondamentale. Comme pour l’article 8, le droit garanti par l’article 7 n’est pas absolu, mais contextuel. L’article 7 dispose :

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

Pour être fondée à invoquer la protection accordée par l’article 7, une personne doit prouver l’existence d’une atteinte au droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité qui contrevient à un principe de justice fondamentale. Pour déterminer s’il y a atteinte, il faut interpréter les principes de justice fondamentale en fonction du contexte dans lequel la personne invoque la protection accordée par l’article 7.

Dans l’arrêt Dumas c. Centre de détention Leclerc, [1986] 2 R.C.S. 459, le détenu demandait la délivrance d’un bref d’habeas corpus dans le cadre d’une procédure qui ne faisait pas intervenir l’article 7. Le juge Lamer (alors juge puîné) a fait les remarques suivantes sur la privation de liberté illégale (à la page 464) :

Dans le contexte du droit correctionnel, il existe trois sortes de privation de liberté : la privation initiale de liberté, une modification importante des conditions d’incarcération qui équivaut à une nouvelle privation de liberté et la continuation de la privation de liberté. En l’espèce, comme l’ont souligné les tribunaux d’instance inférieure, la validité de la privation initiale de liberté n’a pas été contestée.

Dans l’arrêt Cunningham c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 143, le détenu contestait une modification législative apportée aux critères de mise en liberté conditionnelle au motif que cette modification portait atteinte aux droits que lui garantissait l’article 7. Mme le juge McLachlin a adopté les déclarations faites dans l’arrêt Dumas, précité, concernant la « modification importante des conditions » requise et a confirmé qu’une modification des conditions d’incarcération ne portait atteinte, en soi, à aucun principe de justice fondamentale. Elle a déclaré aux pages 151 à 153 :

Il en découle que la restriction de l’attente d’un détenu en matière de liberté ne fait pas nécessairement intervenir l’application de l’art. 7 de la Charte. La restriction doit être suffisamment importante pour justifier une protection constitutionnelle. Exiger que toutes les modifications apportées à la manière dont une peine est purgée soient conformes aux principes de justice fondamentale aurait pour effet de banaliser les protections conférées par la Charte. Selon le juge Lamer dans l’arrêt Dumas, précité, à la p. 464, il doit y avoir une « modification importante des conditions d’incarcération qui équivaut à une nouvelle privation de liberté ».

Une modification de la façon dont une peine est purgée, qu’elle soit favorable ou défavorable à l’endroit du détenu, n’est, en soi, contraire à aucun principe de justice fondamentale. En fait, notre système de justice a toujours permis aux autorités correctionnelles d’apporter des modifications appropriées à la manière dont une peine doit être purgée, en ce qui a trait au lieu, aux conditions, aux installations de formation ou au traitement. Un grand nombre de modifications des conditions dans lesquelles les peines sont purgées sont apportées de façon administrative pour répondre aux besoins immédiats ou au comportement du détenu. D’autres modifications sont d’ordre plus général. Par exemple, à l’occasion, une loi ou un règlement introduit de nouvelles méthodes en droit correctionnel. Ces initiatives modifient la manière dont certains détenus dans le système purgent leurs peines.

Les requérants soutiennent qu’ils sont privés du droit à la liberté et à la sécurité de la personne. Leur droit à la liberté leur conférerait le droit de maintenir des liens familiaux solides. Le message surimposé et la liste d’appels autorisés auraient un effet préjudiciable sur le maintien d’une communication efficace avec les membres de la famille. Les requérants insistent sur l’effet que le message surimposé peut avoir sur les jeunes enfants des détenus.

S’agissant du droit à la sécurité de la personne, les requérants soutiennent que le nouveau système téléphonique sera une source de tension et d’anxiété. Ils invoquent l’arrêt R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30, dans lequel la Cour suprême a conclu que la protection du droit à la sécurité de la personne comprend le traumatisme psychologique causé par l’État.

Les éléments de preuve limités produits par les requérants à cet égard ont un caractère conjectural. De toute façon, je suis d’avis que le nouveau système téléphonique ne constitue pas une « modification importante » au sens des arrêts Dumas et Cunningham, précités. La suppression arbitraire de tous les privilèges téléphoniques ou la décision d’enregistrer systématiquement toutes les conversations téléphoniques s’apparenterait davantage à une telle modification. Tel n’est pas le cas en l’espèce.

La conclusion que les requérants n’ont aucune attente raisonnable en matière de vie privée au sens de l’article 8 montre également qu’ils sont mal placés pour revendiquer la protection conférée par l’article 7. Pour répéter ce que le juge La Forest a dit dans l’arrêt Weatherall, précité, « [c]omme il n’y a aucune attente raisonnable à ce que la vie privée soit respectée, l’art. 8 de la Charte n’est pas mis en jeu, ni d’ailleurs l’art. 7 ».

J’arrive à la conclusion qu’il n’y a pas d’atteinte à l’article 7 de la Charte.

ARTICLE PREMIER : PRESCRIT « PAR UNE RÈGLE DE DROIT »

La liste d’appels autorisés et le message surimposé du nouveau système téléphonique portent atteinte à l’alinéa 2b) de la Charte. L’analyse doit donc maintenant porter sur la question de savoir si ces atteintes peuvent être justifiées au sens de l’article premier de la Charte. Voici le libellé de cette disposition :

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

Pour que la Cour procède à un examen complet de la question de savoir si les restrictions en cause sont raisonnables et justifiées, il faut que ces restrictions soient prescrites « par une règle de droit ».

Au cours de l’audition de la présente demande, les avocats des deux parties ont reconnu que la Directive du commissaire no 085 n’est ni une loi ni un règlement et, par conséquent, n’est pas prescrite « par une règle de droit ». La conformité d’opinion des parties sur ce point ne m’a pas convaincu. Après avoir sursis au prononcé de la présente décision, j’ai invité les parties à me soumettre des observations écrites supplémentaires sur les questions des restrictions prescrites « par une règle de droit » et de la justification au sens de l’article premier. L’avocate des requérants a énergiquement réaffirmé que la directive ne pouvait pas être prescrite « par une règle de droit ». L’avocat des intimés était du même avis et a simplement ajouté qu’un moyen de défense fondé sur l’article premier peut être invoqué à l’égard de n’importe quelle restriction imposée par une disposition réglementaire. L’article 95 du Règlement concernant le blocage des appels est reproduit presque textuellement dans la Directive.

La Cour suprême a donné bien des indications pour déterminer quand une loi ou un règlement prescrit des restrictions pour l’application de l’article premier. De même, encore qu’à un degré moindre, elle a rendu plusieurs décisions en ce qui concerne les restrictions mettant en jeu l’octroi d’un pouvoir discrétionnaire, lorsque la « règle de droit » qu’il faut justifier n’est ni une loi ni un règlement mais plutôt l’application d’une disposition législative ou réglementaire au moyen d’une mesure ou d’une décision administrative. À l’heure actuelle, toutefois, la question de savoir si une Directive du commissaire est une restriction prescrite par une règle de droit est encore en évolution.

Dans le jugement qu’elle a rendu avant l’adoption de la Charte dans l’affaire Martineau et autre c. Comité de discipline des détenus de l’Institution de Matsqui, [1978] 1 R.C.S. 118, la Cour suprême du Canada a examiné la question de savoir si la décision selon laquelle la conduite d’un détenu était manifeste ou grave devait légalement être prise en conformité avec les principes de justice naturelle. La décision avait été prise par les membres d’un conseil disciplinaire conformément à une Directive du commissaire. Le juge Pigeon a conclu que la Directive du commissaire n’était ni une loi ni un règlement et (à la page 129) « n[‘était] rien de plus que des instructions relatives à l’exécution de leurs fonctions dans l’institution où ils travaillent » non pas comme « de hauts fonctionnaires publics mais [comme] de simples employés de l’administration ».

Dans l’arrêt R. c. Thomsen, [1988] 1 R.C.S. 640, le juge Le Dain, qui a prononcé les motifs unanimes de la Cour, a réaffirmé l’opinion qu’il avait exprimée sur le sens d’une restriction prescrite par une règle de droit dans l’arrêt R. c. Therens et autres, [1985] 1 R.C.S. 613, à la page 645 :

L’exigence que la restriction soit prescrite par une règle de droit vise surtout à faire la distinction entre une restriction imposée par la loi et une restriction arbitraire. Une restriction est prescrite par une règle de droit au sens de l’art. 1 si elle est prévue expressément par une loi ou un règlement, ou si elle découle nécessairement des termes d’une loi ou d’un règlement, ou de ses conditions d’application. La restriction peut aussi résulter de l’application d’une règle de common law.

Dans l’arrêt Slaight Communications Inc. c. Davidson, précité, la Cour suprême a conclu que l’ordonnance rendue par un arbitre du travail qui obligeait un employeur à fournir une lettre de recommandation à un employé congédié était prescrite par une règle de droit. Le juge Lamer (alors juge puîné) a déclaré que l’ordonnance de l’arbitre était une restriction prescrite par une règle de droit (aux pages 1080 et 1081) :

L’arbitre tire en effet tous ses pouvoirs de la loi et il ne peut faire plus que ce que la loi lui permet. C’est la disposition législative attributrice de discrétion qui restreint le droit ou la liberté puisque c’est elle qui autorise le détenteur de ladite discrétion à rendre une ordonnance ayant pour effet d’apporter des limites aux droits et libertés énoncés dans la Charte. L’ordonnance prononcée par l’arbitre n’est que l’exercice de la discrétion qui lui est accordée par la loi.

Pour parvenir à cette conclusion, le juge Lamer a confirmé le principe énoncé par le professeur Peter Hogg dans Constitutional Law of Canada, 2e éd. (Toronto : Carswell, 1985) [aux pages 1078 et 1079], selon lequel les mesures gouvernementales prises en vertu d’un pouvoir d’origine législative ne sont valides que si elles se situent à l’intérieur de la portée de ce pouvoir. Le professeur Hogg s’est exprimé en ces termes à la page 671 :

[traduction] La mention du « Parlement » et d’une « législature » à l’art. 32 montre clairement que la Charte agit comme une limite aux pouvoirs de ces organes législatifs. Tout texte de loi adopté par le Parlement ou une législature, qui est incompatible avec la Charte excédera les pouvoirs (sera ultra vires) de l’organisme qui l’a adopté et sera invalide. Il s’ensuit que tout organisme qui exerce un pouvoir statutaire, par exemple le gouverneur en conseil, le lieutenant-gouverneur en conseil, les ministres, les fonctionnaires, les municipalités, les commissions scolaires, les universités, les tribunaux administratifs, les officiers de police, est également lié par la Charte. Les mesures prises en vertu d’un pouvoir statutaire ne sont valides que si elles se situent à l’intérieur de la portée de ce pouvoir. Puisque ni le Parlement ni une législature ne peuvent eux-mêmes adopter une loi qui contrevient à la Charte, ni l’un ni l’autre ne peuvent autoriser des mesures qui contreviendraient à la Charte. Ainsi, les limites que la Charte impose à un pouvoir statutaire s’étendront à la famille des autres pouvoirs statutaires et s’appliqueront aux règlements, aux statuts, aux ordonnances, aux décisions et à toutes les autres mesures (législatives, administratives ou judiciaires) dont la validité dépend d’un pouvoir statutaire.

Dans l’arrêt Weatherall c. Canada (Procureur général), [1989] 1 C.F. 18 (C.A.), le juge Stone, J.C.A., a conclu qu’on ne devrait pas traiter une Directive du commissaire de la même façon qu’une décision administrative en ce qui concerne les restrictions prescrites par une règle de droit. Voici ce qu’il a déclaré sur ce point à la page 35 :

Bien que le point en litige ait encore à être tranché de façon décisive, j’ose suggérer que l’expression « par une règle de droit » figurant à l’article 1 ne vise pas la Directive du Commissaire même si son adoption est prévue dans la Loi. L’adoption de cette directive n’avait pas à se faire par la voie d’un processus législatif reconnu, et celle-ci peut être modifiée sans recours à un tel processus, le caprice de son auteur devant même, en théorie, suffire à cet égard.

Selon la Cour d’appel, une Directive du commissaire n’était pas une « règle de droit » au sens où cette expression est employée à l’article premier de la Charte. La décision Weatherall a été rendue avant la décision Slaight Communications Inc.

La Cour d’appel a eu l’occasion d’examiner à nouveau la question du sens de l’expression « par une règle de droit » lorsqu’elle a été saisie de la décision des autorités carcérales de transférer un détenu d’un établissement à sécurité maximale à un établissement à sécurité maximale élevée. Dans l’arrêt Gallant c. Canada (Sous-commissaire, Service correctionnel Canada), [1989] 3 C.F. 329 (C.A.), le juge Pratte, J.C.A., a conclu que la décision d’effectuer ce transfèrement avait porté atteinte aux droits garantis au détenu par l’article 7. La décision avait été prise en vertu d’un pouvoir d’origine législative, mais il ne s’agissait visiblement ni d’une loi ni d’un règlement. L’atteinte aux droits du détenu a malgré tout été sauvegardée par l’article premier. Le juge Pratte a déclaré à la page 340 :

Les principes de justice fondamentale ne jouissent donc pas de la même souplesse que les règles de justice naturelle et d’équité. C’est pourquoi je ne peux que conclure qu’en l’espèce, la décision de transférer l’intimé au pénitencier de la Saskatchewan n’a pas été prise conformément aux principes de justice fondamentale puisque l’intimé n’a pas vraiment eu la chance de répondre aux allégations portées contre lui.

Il nous faut maintenant déterminer si cette contravention à l’article 7 de la Charte a été faite en vertu d’une loi conforme aux exigences de l’article 1. La Loi sur les pénitenciers … donne au commissaire et à ses délégués le pouvoir discrétionnaire de transférer un détenu d’un établissement à un autre; ce pouvoir n’est tempéré que par les principes d’équité en matière de procédure, lorsque les circonstances le permettent. C’est en vertu de cette Loi que la décision de transférer l’intimé a été prise et il s’agit de déterminer si une loi conférant un pouvoir discrétionnaire aussi large aux autorités du Service correctionnel est conforme à l’article 1.

Malheureusement, aucun argument ni preuve n’a été présenté à ce sujet. L’avocat de l’appelant a choisi de ne pas tenir compte des arguments fondés sur la Charte qu’a présentés l’intimé. Cependant, la réponse me semble tellement évidente que je n’ai besoin d’aucune preuve ni argument pour conclure que, dans une société libre et démocratique, il est raisonnable et parfois même nécessaire de conférer pareil pouvoir discrétionnaire aux autorités carcérales. [Non souligné dans l’original.]

Environ deux ans plus tard, la Cour suprême du Canada a refusé d’appliquer l’article premier de la Charte pour sauvegarder l’atteinte à la liberté d’expression d’un citoyen par suite de la décision prise par un fonctionnaire en vertu d’une directive interne. Dans l’arrêt Comité pour la République du Canada c. Canada, [1991] 1 R.C.S. 139, le juge en chef Lamer a déclaré à la page 164 :

Selon moi, la restriction imposée à la liberté des intimés de s’exprimer a été causée par le geste du directeur de l’aéroport, un agent du gouvernement, lorsque ce dernier a ordonné aux intimés de cesser leurs activités. Bien que ce geste soit fondé sur une politique ou directive établie, je ne crois que l’on puisse de ce fait conclure qu’il y a bel et bien une « règle de droit » pouvant être justifiée par le truchement de l’article premier de la Charte. Les directives ou politiques internes du gouvernement diffèrent essentiellement des lois et règlements dans la mesure où elles ne sont généralement pas publiées et de ce fait connues du public. Par surcroît, elles ne lient de façon obligatoire que les agents du gouvernement et peuvent être modifiées ou répudiées en toute discrétion. Pour ces raisons, la politique fermement établie du gouvernement ne peut faire l’objet du test de l’article premier de la Charte.

En l’espèce, la Directive du commissaire no 085 est plus qu’une ligne directrice interne. C’est une règle établie sous le régime de l’article 97 de la Loi et appelée Directive du commissaire en vertu de l’article 98 de la Loi. Cette Directive est la règle qui a été communiquée aux détenus pour réglementer l’utilisation du système téléphonique par ceux-ci.

Dans la décision que la Cour suprême du Canada a rendue en 1993 dans Weatherall, précité, le juge La Forest n’a pas examiné la question des restrictions prescrites « par une règle de droit » concernant la fouille par palpation effectuée par une personne du sexe opposé, mais il a déclaré à la page 878 : « même si l’on considérait que ce traitement différent viole le par. 15(1), les pratiques en question sont sauvegardées par l’article premier de la Charte. » (Non souligné dans l’original). L’arrêt Weatherall se rapporte à l’appel interjeté contre la décision Weatherall c. Canada, [1991] 1 C.F. 85 (C.A.), et non contre la décision répertoriée sous le même intitulé et publiée à [1989] 1 C.F. 18 (C.A.) dont sont extraits les commentaires précités du juge Stone, J.C.A.) La fouille par palpation dans l’affaire Weatherall avait été faite en application d’une Directive du commissaire. Le juge La Forest ne s’est pas référé à l’expression « par une règle de droit », ni à l’énoncé plus explicite du juge Stone de la Cour d’appel qu’une Directive du commissaire n’est pas prescrite « par une règle de droit ». Je dois en déduire que l’article premier peut s’appliquer dans certaines circonstances dans lesquelles une mesure administrative est autorisée par une Directive du commissaire. Une décision très récente de la Cour d’appel atténue quelque peu l’appréhension que j’éprouve en tirant cette conclusion.

Dans l’arrêt Olson c. Canada (décision non publiée de la Cour d’appel, 9 avril 1997, A-189-96), confirmant [1996] 2 C.F. 168 (1re inst.), le demandeur, qui était incarcéré après avoir été reconnu coupable de onze accusations de meurtre au premier degré, s’est vu refuser l’accès aux médias dans une note de service à cet effet du directeur adjoint de l’établissement. L’appel interjeté par le détenu auprès du directeur a été rejeté. Le gouvernement a reconnu que la décision du directeur portait atteinte aux alinéas 2b) et 2d). Pour confirmer la décision du juge suppléant Heald, la Cour d’appel a déclaré :

[traduction] Malgré la longue argumentation présentée par l’appelant, qui s’est représenté lui-même dans le cadre du présent appel, nous n’avons pas été convaincus que l’éminent et chevronné juge de première instance a commis une erreur justifiant l’infirmation de sa décision lorsqu’il a conclu que « bien que les fonctionnaires du défendeur aient porté atteinte aux droits garantis au demandeur par les alinéas 2b) et 2d) de la Charte, les restrictions apportées aux droits que la Charte confère au demandeur sont des limites raisonnables prescrites par une règle de droit et sont donc acceptables aux termes de l’article premier de la Charte ». De fait, nous souscrivons entièrement à sa conclusion.

Dans l’affaire Olson, précitée, l’accès du détenu aux médias a été restreint. Le détenu ne pouvait plus être interviewé par les médias. Le nom d’un ami et journaliste bien en vue a été supprimé de la liste des visiteurs autorisés du détenu. Il a été interdit au détenu de faire parvenir ses écrits à ce journaliste. L’avocat du Service dans l’affaire Olson a soutenu que ces restrictions avaient « force de loi » si elles étaient expresses ou implicites dans une loi ou un règlement. Le Service a invoqué les alinéas 3b) et 4a) et le paragraphe 71(1) de la Loi, dispositions qui sont également applicables en l’espèce. Le Service a également invoqué les dispositions réglementaires l’autorisant à élaborer un plan correctionnel pour le détenu et à ouvrir et lire ses lettres. Sur la base de ces prétentions, le juge Heald a conclu que les restrictions apportées aux droits que la Charte reconnaît au demandeur en raison des décisions prises par le directeur étaient prescrites « par une règle de droit ».

En l’espèce, l’avocat des intimés a reconnu dans ses observations écrites supplémentaires que [traduction] « toutes les mesures contestées [dans Olson] découlaient de dispositions législatives ou réglementaires » (non souligné dans l’original). Je souscris à sa façon de voir l’affaire Olson. Il a toutefois ajouté que les Directives du commissaire n’étaient pas en cause dans l’affaire Olson. Selon moi, cette distinction ne justifie pas une issue différente de celle de l’affaire Olson.

Le paragraphe 71(1) permet aux détenus d’entretenir, dans la mesure du possible, des relations avec leur famille, leurs amis et d’autres personnes à l’extérieur du pénitencier, « [d]ans les limites raisonnables fixées par règlement pour assurer la sécurité de quiconque ou du pénitencier ». Une norme intelligible est expressément encodée dans ce libellé, soit les mots « dans les limites raisonnables … pour assurer la sécurité de quiconque ou du pénitencier » (non souligné dans l’original). Lu conjointement avec les articles 97 et 98 de la Loi, sous le régime desquels la Directive du commissaire no 085 a été communiquée, le paragraphe 71(1) constitue la disposition législative habilitante qui permet au commissaire d’établir des règles et des directives concernant les relations que les prisonniers entretiennent avec les membres du public en général. De plus, les articles 94 et 95 du Règlement impliquent forcément que les détenus sont autorisés à établir des communications téléphoniques. Le pouvoir accordé par ces dispositions n’est pas un pouvoir discrétionnaire absolu, mais un pouvoir qui doit être exercé dans les limites raisonnables pour assurer la sécurité des personnes.

Les paragraphes particuliers de la Directive du commissaire no 085 qui autorisent les listes d’appels et le message surimposé se situent carrément à l’intérieur de la portée du pouvoir discrétionnaire accordé par le paragraphe 71(1) de même que par les dispositions correspondantes du Règlement et les articles 97 et 98 de la Loi. La façon dont les restrictions sont prescrites ne révèle aucun arbitraire. Le paragraphe 12 de la Directive précise qu’un message surimposé doit être émis et précise son contenu. Le paragraphe 13 donne accès à des appareils téléphoniques « de façon équitable et régulière pour les aider [les détenus] à conserver des liens avec les membres de leur famille et de la collectivité ». Les détails de la liste d’appels autorisés sont énoncés à l’annexe B de la Directive.

Comme l’a dit le professeur Hogg, il n’y a pas de rupture dans la chaîne des pouvoirs d’origine législative entre la Loi et le Règlement et les restrictions imposées dans la Directive du commissaire no 085. Ces restrictions sont prescrites par une règle de droit. Selon moi, cette conclusion est compatible avec celles auxquelles la Cour d’appel est parvenue dans les arrêts Gallant et Olson, précités, et avec l’opinion incidente exprimée par le juge La Forest dans l’arrêt Weatherall. Il est donc nécessaire de poursuivre l’analyse fondée sur l’article premier pour déterminer si les attributs du nouveau système téléphonique peuvent être justifiés comme des limites raisonnables dans une société libre et démocratique.

ARTICLE PREMIER : JUSTIFICATION

Le critère en deux volets qui s’applique pour déterminer si une limite est raisonnable et si sa justification peut se démontrer a été exposé par le juge en chef Dickson dans l’arrêt La Reine c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103. Premièrement, il faut démontrer que l’objectif poursuivi par le gouvernement pour imposer la limite se rapporte à des préoccupations urgentes et réelles dans une société libre et démocratique. Deuxièmement, il faut que l’atteinte soit proportionnelle. Le volet proportionnalité du critère comprend trois éléments. La cour doit déterminer : (i) s’il existe un « lien rationnel » entre les mesures prises pour atteindre l’objectif et l’objectif en question, en d’autres mots, l’objectif ne doit pas être arbitraire, inéquitable ni fondé sur des considérations irrationnelles; (ii) si le moyen choisi pour atteindre cet objectif est de nature à porter le moins possible atteinte au droit en question; et (iii) s’il y a proportionnalité entre l’importance de l’objectif et les effets utiles et préjudiciables des mesures restreignant le droit en question.

Comme la liste d’appels autorisés et le message surimposé portent tous deux atteinte à l’alinéa 2b), j’examinerai ces attributs à tour de rôle. Puisque ces deux restrictions ont la même origine législative, il est utile de rappeler le double objectif général du nouveau système téléphonique, qui découle des dispositions pertinentes des articles 3, 4 et 71 de la Loi. Cet objectif est énoncé ainsi qu’il suit dans la Directive du commissaire no 085 :

7. Encourager les détenus à établir et à entretenir des liens avec des membres de leur famille et de la collectivité au moyen de lettres et de communications téléphoniques, conformément au principe relatif à la protection du public, des membres du personnel et des délinquants.

En d’autres termes, le nouveau système téléphonique a un but de réadaptation et un but de prévention axé sur la protection. Les objectifs généraux de la politique sont de favoriser la réadaptation des contrevenants et leur réintégration dans la société au moyen de communications téléphoniques, d’une manière compatible avec la protection du public, du personnel correctionnel et des détenus eux-mêmes.

a)         Justification de la liste d’appels autorisés

Les intimés se sont fixé un objectif positif, c’est-à-dire favoriser l’établissement de communications téléphoniques par les détenus dans un but de réadaptation. Ils se sont également fixé un objectif de prévention, c’est-à-dire surveiller les communications qui pourraient donner lieu à la perpétration d’actes criminels. Dans leurs affidavits, les intimés expliquent qu’ils ont apporté des restrictions au nombre de personnes auxquelles les détenus peuvent téléphoner et à l’identité de ces personnes afin [traduction] « d’améliorer la sécurité publique et institutionnelle, et de gérer et de superviser l’activité téléphonique des détenus d’une manière équitable et efficace ». L’ancien système téléphonique [traduction] « donnait assez librement accès aux appareils téléphoniques » et les détenus en profitaient pour faciliter l’introduction de drogues, d’arsenic, de nitroglycérine, de munitions, de pistolets et d’armes automatiques dans les établissements fédéraux, et pour arranger des meurtres à forfait, ou « règlements de comptes », le harcèlement d’anciennes victimes et de témoins potentiels, des voies de fait et des évasions.

Je constate que ces deux objectifs reflètent clairement des préoccupations urgentes et réelles dans la société canadienne, et se passent d’explications. La question suivante est de savoir si la violation de l’alinéa 2b) causée par la liste d’appels autorisés est proportionnelle. Il faut d’abord déterminer s’il existe un lien rationnel entre cette liste et les deux objectifs.

La liste d’appels autorisés fournit les moyens techniques de prévenir concrètement les appels qui posent des problèmes. Ce n’était pas le cas avec l’ancien système. Les autorités carcérales n’avaient aucun contrôle sur le numéro composé par le détenu ou le destinataire de l’appel. Si une communication téléphonique était établie dans un but illégal, le Service pouvait uniquement réagir après coup en donnant un avertissement ou en prenant des mesures disciplinaires. La liste d’appels autorisés contribuera à prévenir les appels interdits, sans forcément garantir qu’il n’y en aura jamais. Il se pourrait que les détenus parviennent encore à utiliser les appareils téléphoniques à des fins malhonnêtes. Cependant, le nouveau système téléphonique n’a pas besoin de fonctionner parfaitement pour avoir un lien rationnel avec son objectif. Je suis convaincu que la conception du nouveau système téléphonique, en particulier la liste d’appels autorisés, représente un pas important vers la réalisation des objectifs de prévention, tout en permettant aux requérants de maintenir une communication positive avec des membres de leur famille et de la collectivité.

Pour ce qui est de savoir si la liste d’appels autorisés constitue une atteinte minimale à la liberté d’expression des requérants, le nouveau système téléphonique paraît donner un accès raisonnable tout en tentant de prévenir les communications qui posent des problèmes. La liste d’appels autorisés de chaque détenu pourra contenir quarante numéros de téléphone, qui peuvent tous être modifiés sur présentation d’un avis raisonnable. Dans un projet-pilote, les détenus avaient en moyenne neuf numéros sur leur liste d’appels autorisés. Les détenus seront également en mesure de composer les trente-cinq numéros inscrits sur la liste commune d’accès de l’établissement et de communiquer avec l’un ou l’autre des correspondants privilégiés. Dans les situations d’urgence, ils auront en outre accès aux appareils téléphoniques réservés à l’administration. Si la limite de quarante numéros semble constituer une restriction plutôt qu’une atteinte minimale, il importe d’insister à nouveau dans les présents motifs sur le contexte dans lequel s’inscrivent les droits des requérants. Si j’ai bien compris, le maximum de quarante numéros par détenu coïncide avec la capacité technique du système de desservir toute la population des établissements fédéraux. Le nombre maximum de numéros pour chaque détenu a doublé depuis l’annonce initiale de la liste d’appels autorisés. L’étendue de l’utilisation des appareils téléphoniques par les détenus variera. Je peux concevoir qu’il y aura d’autres modifications au nombre de numéros permis, en particulier si le nombre moyen d’autorisations demandées est inférieur au maximum. Mais en définitive, l’objectif de la politique est la réadaptation. Cela ne signifie pas un accès illimité aux appareils téléphoniques dans le contexte d’un pénitencier.

Les requérants soutiennent qu’un détenu ne joindra pas immédiatement un conjoint, un enfant ou une autre personne proche si le destinataire prévu de l’appel se trouve ailleurs qu’à l’endroit correspondant au numéro autorisé. Cela laisse supposer que le numéro autorisé n’est pas celui d’un téléphone cellulaire. Cela laisse aussi supposer qu’il est impossible de joindre la personne au moyen d’une conférence à trois organisée en composant d’abord un numéro autorisé, ce que n’interdit pas la Directive du commissaire no 085 pour l’instant. Dans les situations d’urgence, les détenus peuvent avoir accès aux appareils téléphoniques de l’administration. Selon le scénario des requérants, la communication sera établie lorsque le destinataire prévu sera retourné à l’endroit correspondant au numéro autorisé ou, en cas d’absence prolongée, après qu’un nouveau numéro aura été approuvé. À mon avis, cet inconvénient, même pour les membres de la famille, n’est pas incompatible avec un milieu carcéral. Il ne compromet pas non plus sérieusement l’objectif déclaré de favoriser la réadaptation au moyen de communications téléphoniques établies avec des membres de la famille et de la collectivité.

Je conclus que le moyen choisi par le Service, soit la liste d’appels autorisés, est un moyen raisonnable qui constitue une atteinte minimale à la liberté d’expression des détenus et permet de réaliser l’objectif déclaré. De même, étant donné la grande nécessité de prendre des mesures de sécurité contre l’introduction d’armes, les évasions, la contrebande de drogues et le harcèlement de victimes et de témoins, je conclus qu’il existe un lien rationnel entre les objectifs visés par la liste d’appels autorisés et les inconvénients ou le préjudice que son utilisation pourrait causer. Selon moi, la liste d’appels autorisés, telle qu’elle est prescrite dans la Directive du commissaire no 085 et aux articles 3, 4, 71, 97 et 98 de la Loi, est une restriction qui est justifiée aux termes de l’article premier de la Charte.

b)         Justification du message surimposé

J’ai été incapable de parvenir à la même conclusion en ce qui concerne le message surimposé du nouveau système téléphonique.

Le message surimposé est clairement envahissant. Il est censé être émis au début de l’appel et toutes les dix minutes par la suite. Le même message sera répété : « Cet appel provient d’un établissement correctionnel. Cet appel peut être écouté* ou enregistré. This call is from a correctional institution. This call may be monitored or recorded. » Pour les destinataires des appels qui ne parlent aucune des deux langues officielles, le message surimposé sera envahissant et ne communiquera aucune pensée. C’est peut-être particulièrement vrai pour les personnes qui sont arrivées au Canada tout récemment et pour certains membres de la famille de certains détenus autochtones. Il est difficile d’imaginer comment la répétition de ce message contribuera à la réadaptation des détenus au cours de communications téléphoniques avec les conjoints, les enfants ou d’autres membres de la famille ou proches amis. Les requérants sont également préoccupés par l’effet que le message produira sur les jeunes enfants qui peuvent ignorer que leur père ou leur mère est incarcéré. Il est peu probable que quelqu’un prétendrait que le message surimposé est nécessaire pour réaliser l’objectif de réadaptation du nouveau système téléphonique.

En ce qui concerne l’objectif de prévention, la preuve des intimés révèle que le message surimposé a deux buts. Le message annonçant que l’appel provient d’un établissement correctionnel viserait à protéger les ex-conjoints, les victimes ou les témoins contre des communications non souhaitées avec le détenu, et règle des problèmes similaires avec les agences de rencontre par messagerie vocale, les correspondants et d’autres activités semblables. Le deuxième message annonçant que l’appel peut être « relevé ou enregistré » est, selon les intimés, [traduction] « une question d’équité » pour le destinataire de l’appel. Comme je l’explique ci-après, il existe une différence importante entre le « relevé » et « l’enregistrement » d’un appel.

Bien que les buts du message surimposé puissent être urgents et réels, l’existence d’un lien rationnel entre la restriction que ce message impose à la liberté d’expression d’un détenu et l’objectif déclaré est moins claire. De toute façon, je n’ai pas été capable de justifier le message surimposé au moyen du critère de l’atteinte minimale.

En pratique, la liste d’appels autorisés et le message surimposé annonçant que l’appel provient d’un établissement correctionnel se recouvrent dans une large mesure. Les détenus peuvent uniquement composer des numéros autorisés. L’inscription du numéro de téléphone d’une personne qu’une ordonnance judiciaire protège contre les communications avec un détenu ne serait pas autorisée. La relation qui existe entre un détenu et la personne à laquelle appartient le numéro de téléphone doit être révélée au Service. Ce renseignement peut très souvent faire l’objet d’une vérification. Le processus de sélection préalable à l’autorisation des numéros de téléphone aidera à repérer les victimes et les témoins qui font l’objet de harcèlement, et les agences de rencontre par messagerie vocale. Bref, la liste d’appels autorisés devrait, dans une large mesure, empêcher les détenus même d’amorcer une conversation avec des personnes qui ne veulent pas leur parler. Le premier message surimposé vise à avertir les personnes qui ne veulent pas communiquer avec les détenus que l’appel provient d’un établissement correctionnel. À cet égard, il est superflu.

Le deuxième message surimposé transmet deux avertissements : l’appel peut être relevé et l’appel peut être enregistré. À vrai dire, bien des personnes non averties ne distingueront pas les nuances entre le relevé et l’enregistrement d’un appel. Pour le commun des mortels, il se peut bien que le mot « relevé » signifie que le Service écoutera le contenu de la conversation. De plus, il est difficile de voir comment on pourrait lever une telle ambiguïté sans émettre un message plus long et plus envahissant. De toute façon, les deux messages doivent résister à un examen fondé sur la Charte.

Le message précisant que l’appel peut être relevé apprendrait au destinataire bien renseigné que l’établissement correctionnel connaîtra le numéro composé, le moment auquel l’appel a été fait et la durée de l’appel. Une facture d’interurbains fournit le même genre de renseignements. Le Service connaîtra aussi l’identité de la personne à laquelle appartient le numéro composé, mais pas nécessairement celle de l’interlocuteur véritable du détenu. Ce relevé ne fournira pas d’autres renseignements que ceux-là. Une fois de plus, relever un appel n’est pas l’intercepter ni l’enregistrer. Comme les renseignements en cause sont si peu importants, la raison d’être du message précisant que l’appel peut être relevé n’est pas évidente.

De même, la raison d’être du message qui consiste à avertir le destinataire que l’appel peut être enregistré est constitutionnellement suspecte. Comme je l’ai mentionné plus haut, l’article 94 du Règlement n’autorise l’enregistrement des conversations des détenus que s’il existe des motifs raisonnables de croire que la communication contiendra des éléments de preuve relatifs à des actes criminels ou à des menaces à la sécurité de quiconque. Sinon, l’interception et l’enregistrement de l’appel ne sont pas autorisés. Dans ces circonstances, on comprend difficilement pourquoi il faut protéger le destinataire de l’appel en l’avertissant que la communication peut être enregistrée. Une telle protection ne serait escomptée que si le Service était autorisé à enregistrer tous les appels, ce qu’il ne peut pas faire.

La liste d’appels autorisés empêchera les détenus de composer des numéros de téléphone n’ayant pas été préalablement sélectionnés par le Service. Ainsi, les avertissements donnés par le message surimposé seront moins nécessaires. Le Service n’aura pas besoin d’émettre le message chaque fois qu’un détenu fait un appel. L’auteur de l’affidavit produit par les intimés a déclaré en contre-interrogatoire que le message surimposé repose sur [traduction] « le principe du tout ou rien » puisque la technologie ne permet pas d’émettre le message pour certains numéros ou certains appels seulement.

Selon moi, le message pourrait être communiqué différemment et, si c’est ce que préfère le Service, d’une manière sélective sans retarder le processus d’approbation. Rien ne permet de conclure que le Service serait incapable d’aviser par écrit toutes les personnes dont le numéro figure sur la liste d’appels autorisés d’un détenu, ou l’une d’elles, que l’appel proviendra d’un établissement correctionnel et pourrait être relevé et enregistré. Cet avis écrit pourrait également donner aux destinataires prévus la possibilité de réagir en demandant que leur numéro soit supprimé de la liste d’appels autorisés. Évidemment, l’envoi de cet avis écrit par le Service ne servira à rien, en l’absence du message surimposé, si l’interlocuteur du détenu est quelqu’un d’autre que le propriétaire du numéro de téléphone autorisé. Toutefois, le résultat sera identique, même avec le message surimposé, si une personne vient à l’appareil pendant moins de dix minutes pendant l’intervalle entre deux messages. La preuve ne révèle l’existence d’aucun préjudice important, s’il en est, si cela devait arriver.

Le message surimposé est une expression forcée et porte atteinte à la liberté d’expression des détenus. Son caractère envahissant ne contribue pas à la réalisation de l’objectif de réadaptation du nouveau système téléphonique. À mon avis, son contenu ne contribue pas d’une façon significative à réaliser les objectifs de prévention du Service et, dans la mesure où il le fait, il peut être communiqué par écrit aux personnes dont le numéro figure sur la liste d’appels autorisés. Pour ces motifs, je conclus que le message surimposé ne respecte pas le critère de l’atteinte minimale et, par conséquent, n’est pas constitutionnellement acceptable.

LE NOUVEAU SYSTÈME TÉLÉPHONIQUE RELÈVE-T-IL DES POUVOIRS CONFÉRÉS AU SERVICE?

L’article 71 de la Loi et l’article 95 du Règlement prévoient actuellement que les détenus ont le droit d’établir des communications téléphoniques « [d]ans les limites raisonnables fixées par règlement pour assurer la sécurité de quiconque ou du pénitencier ». Ces dispositions sont entièrement compatibles avec les alinéas 3a) et b), 4a), d) et e) et 5a), b) et c) de la Loi. Le dossier révèle que les détenus ont été consultés avant l’installation du nouveau service téléphonique d’une manière compatible avec l’article 74 de la Loi. Pour ces motifs et pour les autres motifs que j’expose dans la présente décision, je suis convaincu que les requérants n’ont pas démontré que le nouveau système téléphonique outrepasse les pouvoirs du Service.

CONCLUSION

La surveillance de l’utilisation du système téléphonique au moyen du relevé des appels ne porte pas atteinte aux droits que la Charte accorde aux requérants. La liste d’appels autorisés porte atteinte à la liberté d’expression qui leur est garantie par l’alinéa 2b) de la Charte. Je suis toutefois arrivé à la conclusion que cette atteinte est sauvegardée par l’article premier.

Je suis arrivé à la conclusion que le message surimposé proposé pour le nouveau système téléphonique est constitutionnellement défectueux. Il porte atteinte à l’alinéa 2b) et n’est pas justifié par l’article premier. La demande de contrôle judiciaire sera accueillie en partie. L’injonction interlocutoire décernée dans le cadre de la présente affaire deviendra permanente. À tous les autres égards, le redressement demandé par les requérants est refusé.



* Ndt : Dans la Directive du commissaire no 085, le mot « monitored » est traduit par « écouté ». Dans les présents motifs, le « monitoring » d’un appel correspond à la capacité de recueillir certains renseignements concernant l’utilisation du système téléphonique par les détenus. Comme la Cour le précise, il ne s’agit pas de l’écoute d’un appel. Pour cette raison, le terme français employé pour traduite « monitored » dans les présents motifs est « relevé ».

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