[1997] 1 C.F. 193
T-1078-91
Vincent Wong, Reg Morretto, William Balcombe, Harvey Hetherington, Roger Biddle, Duane Corrigal et William Heitmar (demandeurs)
c.
Sa Majesté la Reine (défenderesse)
Répertorié : Wong c. Canada (1re inst.)
Section de première instance, juge Rothstein— Regina, le 24 juin; Toronto, le 18 septembre 1996.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Droits à l’égalité — La convention collective prévoyait que certains fonctionnaires fédéraux travaillant en Saskatchewan recevraient une rémunération inférieure à celle d’autres fonctionnaires ailleurs au Canada — La création d’une distinction constitue une négation du droit au même bénéfice de la loi — L’art. 15 de la Charte s’applique aux conventions collectives auxquelles le gouvernement du Canada est partie — La province de résidence est un motif analogue uniquement s’il est utilisé d’une manière qui puisse soulever des questions de violation de la dignité et de la liberté d’une personne — La disparité provinciale dans les taux de salaire négociés ne soulève pas, en l’absence d’autres éléments de preuve, une question de violation de la dignité ou de la liberté de la personne — Il n’y a pas de preuve qu’il y a eu violation de la dignité ou de la liberté de la personne — La réclamation des demandeurs est purement économique — La Charte ne s’intéresse pas aux droits économiques — La requête de la défenderesse en vue d’obtenir un jugement sommaire est accordée étant donné qu’il n’y a pas de véritable question à instruire.
Fonction publique — Relations du travail — La convention collective prévoyait que certains employés de la Saskatchewan reçevraient une rémunération inférieure à celle des fonctionnaires ailleurs au Canada — La création d’une distinction constitue une négation du droit au même bénéfice de la loi — L’art. 15 de la Charte s’applique aux conventions collectives auxquelles le gouvernement du Canada est partie — Il n’y a pas de discrimination en l’espèce — La province de résidence est un motif analogue uniquement dans les cas où elle constitue le fondement d’une violation de la dignité et de la liberté de la personne — La réclamation des demandeurs est purement économique — Il n’y a pas de preuve qu’il y a eu violation de la dignité ou de la liberté de la personne — La requête de la Couronne en vue d’obtenir un jugement sommaire est accordée étant donné qu’il n’y a pas de véritable question à instruire.
Il s’agit d’une requête, présentée par la défenderesse, en vue d’obtenir un jugement sommaire. Les demandeurs sont des employés du gouvernement du Canada travaillant en Saskatchewan. Ils contestent une convention collective en vertu de laquelle les employés de la Saskatchewan reçoivent un salaire inférieur à celui de travailleurs classés dans le même groupe d’emplois et effectuant le même travail ailleurs au Canada. Les parties reconnaissent que la convention collective établit une distinction qui équivaut à une négation du droit au même bénéfice de la loi, contrairement à l’article 15 de la Charte. Les demandeurs font valoir que leur province de résidence constitue une caractéristique personnelle qui est analogue aux motifs énumérés au paragraphe 15(1). Ils font valoir que le taux de salaire inférieur des employés de la Saskatchewan est arbitraire et résulte de l’application d’une présomption non prouvée selon laquelle le coût de la vie pour les résidents de cette province est inférieur à celui des résidents d’autres provinces. En l’absence d’éléments de preuve justifiant ces taux de salaire inférieurs, les demandeurs font valoir que les différences de salaire portent atteinte à la liberté des membres de leur groupe en Saskatchewan.
La question est de savoir si la distinction établie est discriminatoire.
Jugement : la requête doit être accueillie.
Une convention collective à laquelle le gouvernement du Canada est partie constitue une loi et, à ce titre, est assujettie au paragraphe 15(1) de la Charte. Le gouvernement ne peut signer de conventions qui ne respectent pas la Charte. Comme aucun argument n’a porté sur la renonciation à l’application de la Charte ou sur l’existence d’une limite raisonnable au sens de l’article premier, la convention collective est assujettie au paragraphe 15(1).
Le paragraphe 15(1) a pour objet d’empêcher la violation de la dignité et de la liberté de la personne par l’imposition de restrictions, de désavantages ou de fardeaux fondés sur une application stéréotypée de présumées caractéristiques de groupe. La province de résidence peut être un motif analogue, selon la façon dont elle est utilisée dans la loi contestée. Ce n’est que si la province de résidence est utilisée d’une façon qui puisse soulever des questions au sujet de la violation de la dignité et de la liberté d’une personne que ce motif pourra s’apparenter à la discrimination fondée sur l’origine nationale. Une disparité provinciale touchant les taux de salaire négociés ne peut soulever, en l’absence d’autres éléments de preuve, une question de violation de la dignité ou de la liberté de la personne. Le fondement de la réclamation des demandeurs est purement économique. Ils n’ont pas produit d’éléments de preuve indiquant que leur taux salarial était de quelque façon que ce soit fondé sur les motifs énumérés ou sur les indices de motifs analogues. Il n’y a pas d’éléments de preuve indiquant qu’il a été porté atteinte à la dignité ou à la liberté des demandeurs du fait qu’ils reçoivent un salaire inférieur. Donc, la revendication fondée sur le paragraphe 15(1) s’appuie sur une disparité économique, mais elle n’est étayée d’aucun élément de preuve qui permettrait d’établir qu’il y a eu discrimination. La Charte ne s’intéresse pas aux droits économiques. Bien qu’il soit toujours possible que la province de résidence d’une personne puisse constituer un motif analogue à partir duquel un tribunal pourra juger qu’il y a eu discrimination, il n’y a en l’espèce aucun fondement qui permette de reconnaître l’existence d’un tel motif.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 15(1).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, [1990] 3 R.C.S. 570; (1990), 77 D.L.R. (4th) 94; [1991] 1 W.W.R. 643; 52 B.C.L.R. (2d) 68; 91 CLLC 17,002; 118 N.R. 340; McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229; (1990), 76 D.L.R. (4th) 545; 91 CLLC 17,004; 2 C.R.R. (2d) 1; 118 N.R. 1; 45 O.A.C. 1; Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; (1989), 56 D.L.R. (4th) 1; [1989] 2 W.W.R. 289; 34 B.C.L.R. (2d) 273; 25 C.C.E.L. 255; 10 C.H.R.R. D/5719; 36 C.R.R. 193; 91 N.R. 255; Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418; (1995), 124 D.L.R. (4th) 693; 29 C.R.R. (2d) 189; [1995] I.L.R. 1-3185; 10 M.V.R. (3d) 151; 181 N.R. 253; 81 O.A.C. 253; 13 R.F.L. (4th) 189; R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296; (1989), 48 C.C.C. (3d) 8; 69 C.R. (3d) 97; 39 C.R.R. 306; 96 N.R. 115; 34 O.A.C. 115; Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313; (1987), 78 A.R. 1; 38 D.L.R. (4th) 161; [1987] 3 W.W.R. 577; 51 Alta. L.R. (2d) 97; 87 CLLC 14,021; [1987] D.L.Q. 225; 74 N.R. 99.
DÉCISIONS EXAMINÉES :
Bank of Montreal v. Rolseth (1986), 66 A.R. 381; 18 C.P.R. (2d) 344 (B.R.); Rafael v. Allison (1987), 84 A.R. 328; [1988] 1 W.W.R. 570; 56 Alta. L.R. (2d) 79; 37 B.L.R. 232 (B.R.); Canadian Imperial Bank of Commerce v. Chan and Wong (1992), 130 A.R. 67; 10 C.R.R. (2d) 177 (B.R.).
DOCTRINE
Beaudoin, G.-A. et E. Mendes. éds. Charte canadienne des droits et libertés, 3e éd. Montréal : Wilson & Lafleur, 1996.
Gibson, Dale. The Law of the Charter : Equality Rights. Toronto : Carswell, 1990.
REQUÊTE présentée par la défenderesse en vue d’obtenir un jugement sommaire dans une action intentée par des fonctionnaires fédéraux, fondée sur l’article 15 de la Charte du fait que, selon la convention collective, les fonctionnaires travaillant en Saskatchewan reçoivent un salaire inférieur à celui des résidents d’autres provinces. Requête accueillie.
AVOCATS :
Gary L. Bainbridge, pour les demandeurs.
Myra J. Yuzak, pour la défenderesse.
PROCUREURS :
Woloshyn Mattison, Saskatoon, Saskatchewan, pour les demandeurs.
Le sous-procureur général du Canada, pour la défenderesse.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Rothstein :
LA QUESTION EN LITIGE
La présente requête présentée par la défenderesse, Sa Majesté la Reine, en vue d’obtenir un jugement sommaire, a pour objet de déterminer si les demandeurs ont été victimes de discrimination à cause de leur province de résidence, aux termes du paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]. Les demandeurs contestent une convention collective signée entre le gouvernement du Canada et l’Alliance de la fonction publique du Canada (AFPC) en vertu de laquelle l’échelle de salaire des demandeurs, qui travaillent pour le gouvernement du Canada en Saskatchewan, est inférieure à celle des employés qui font un travail équivalent ailleurs au Canada. La défenderesse prétend qu’en se fondant sur les faits admis ou supposés en l’espèce, les demandeurs ne sont pas victimes de discrimination du fait de leur province de résidence et qu’il n’y a pas de véritable question à instruire; par conséquent, l’action doit être rejetée et il est approprié de rendre un jugement sommaire dans les circonstances. Bien qu’une requête en vue d’obtenir un jugement sommaire n’ait pas pour objet de tuer dans l’œuf une cause défendable avant que celle-ci soit entendue, la Cour est autorisée à examiner très attentivement le bien-fondé de l’affaire et à décider s’il y a des questions sérieuses à instruire.
LES FAITS
Pour les fins de la présente demande de jugement sommaire, les faits suivants sont admis :
1. Les demandeurs sont employés par le gouvernement du Canada au ministère des Transports à l’aéroport de Saskatoon.
2. Ils sont membres du groupe des manœuvres et hommes de métier représentés par l’AFPC.
3. Les salaires des demandeurs sont établis conformément à une convention collective dans laquelle les échelles salariales sont déterminées selon les zones géographiques. L’une de ces zones correspond à la province de la Saskatchewan. L’échelle salariale des employés du groupe des manœuvres et hommes de métier dans la province de Saskatchewan est inférieure à celle d’autres employés classés dans le même groupe d’emplois et effectuant le même travail ailleurs au Canada.
UNE CONVENTION COLLECTIVE PEUT-ELLE ÊTRE ASSUJETTIE AU PARAGRAPHE 15(1)?
La Cour suprême du Canada a statué qu’une convention collective à laquelle le gouvernement du Canada est partie constitue une loi et, à ce titre, est assujettie au paragraphe 15(1) de la Charte. On pourrait toutefois se demander comment des employés dont le syndicat a volontairement accepté la convention collective pourraient soulever une contestation en s’appuyant sur le paragraphe 15(1). Sur ce point, le juge La Forest a clairement indiqué dans l’arrêt Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, [1990] 3 R.C.S. 570, confirmant le point de vue qu’il avait déjà exprimé à cet égard dans McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229, que le gouvernement du Canada ne peut, au moyen de contrats, poursuivre des politiques qui contreviennent aux droits reconnus par la Charte. Il indique ceci, aux pages 585 et 586 de l’arrêt Douglas/Kwantlen :
Même si l’association intimée a donné son accord à [une] convention collective, cela ne change rien au fait que le gouvernement l’a conclue en vertu d’un pouvoir conféré par la loi et qu’elle était ainsi une mesure gouvernementale. On ne peut tolérer que le gouvernement poursuive des politiques qui violent les droits reconnus par la Charte au moyen de contrats et d’ententes conclus avec d’autres personnes ou organismes. Le moyen est transparent si l’on pense à un contrat gouvernemental qui établirait une discrimination fondée sur la race plutôt que sur l’âge.
Ainsi donc, le gouvernement ne peut signer de conventions qui ne respectent pas la Charte. Dans certaines circonstances, l’acceptation des obligations et avantages contractuels par les parties contractantes pourraient équivaloir à une renonciation aux droits qui leur sont garantis par la Charte. Dans d’autres, il peut arriver que la convention collective constitue une limite raisonnable au sens de l’article premier de la Charte. Dans le cadre de la présente requête, aucun argument n’a porté sur une telle renonciation ou sur l’application de l’article premier. Par conséquent, la Cour prendra pour acquis, dans son analyse relative à la Charte, que la convention collective est assujettie au paragraphe 15(1).
ANALYSE RELATIVE À LA CHARTE
Contexte
Le paragraphe 15(1) de la Charte dispose :
15. (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.
Pour déterminer si le paragraphe 15(1) a été enfreint, la Cour doit procéder à une analyse en deux étapes, qui a d’abord été énoncée dans l’arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143. Tout d’abord, les demandeurs doivent démontrer que l’un des quatre droits fondamentaux à l’égalité leur a été nié (c.-à-d. égalité devant la loi, égalité dans la loi, et égalité de protection et de bénéfice de la loi). Cette analyse mettra largement l’accent sur la question de savoir si la loi établit une distinction (intentionnelle ou autre), entre les demandeurs et d’autres personnes, à partir de caractéristiques propres aux demandeurs ou des caractéristiques d’un groupe auxquels ils appartiennent. Deuxièmement, la Cour doit déterminer s’il est possible de conclure que la distinction a pour effet de causer de la « discrimination ». Pour faire la preuve de cette discrimination, il faut démontrer que la négation des droits à l’égalité repose sur l’un des motifs énumérés au paragraphe 15(1) ou sur un motif analogue[1].
Pour ce qui concerne la deuxième étape, il peut y avoir des situations en vertu desquelles les distinctions faites pour des motifs énumérés ou analogues ne sont pas discriminatoires. Par exemple, lorsque la distinction n’a pas de rapport avec l’objet du paragraphe 15(1)—savoir « empêcher la violation de la dignité et de la liberté de la personne par l’imposition de restrictions, de désavantages ou de fardeaux fondés sur une application stéréotypée de présumées caractéristiques de groupe plutôt que sur les mérites ou capacités d’une personne ou encore sur les circonstances qui lui sont propres », comme l’indiquait le juge McLachlin dans l’arrêt Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418, à la page 487—, il ne sera pas possible de conclure qu’il y a eu discrimination. De même, il peut exister des cas où une distinction est établie pour un motif énuméré dans la Charte ou pour un motif analogue, mais que cette distinction n’a pas pour effet d’imposer un désavantage réel dans le contexte social et politique de la demande : voir Miron, à la page 487. Les cas dans lesquels une distinction établie pour un motif énuméré ou analogue ne constitue pas de discrimination sont cependant rares.
En l’espèce, les parties reconnaissent que la convention collective établit une distinction entre les employés du groupe des manœuvres et des hommes de métier de la Saskatchewan et les employés du même groupe ailleurs au Canada, et que cette distinction équivaut à une négation de l’égalité de bénéfice de la loi. Il faut décider si cette distinction est discriminatoire.
Les demandeurs font valoir que leur province de résidence constitue une caractéristique personnelle analogue aux motifs énumérés au paragraphe 15(1). Dans l’arrêt R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296, le juge Wilson, tout en constatant que la province de résidence d’une personne ne constituait pas le fondement de la réclamation dont elle était saisie, a laissé planer la possibilité que, dans des circonstances particulières, il puisse s’agir là d’une caractéristique personnelle constituant un motif de discrimination.
L’arrêt Turpin ouvre donc la voie à un élargissement des motifs permettant de conclure qu’il y a discrimination en vertu du paragraphe 15(1) pour y inclure la province de résidence. Toutefois, les observations du juge Wilson dans l’arrêt Turpin font ressortir qu’il faut prendre soin de maintenir la stabilité et l’objet du paragraphe 15(1) en y incluant d’autres motifs. Dans l’arrêt Turpin, l’argument faisait valoir que des personnes accusées de meurtre pouvaient choisir d’être jugées devant un juge seul en Alberta, alors qu’elles n’avaient pas cette même possibilité dans d’autres provinces. Le juge Wilson a conclu que cela était insuffisant pour constituer un motif analogue en vertu du paragraphe 15(1). Par conséquent, bien que l’arrêt Turpin puisse ouvrir la porte à l’inclusion de la province de résidence comme motif analogue, ce motif ne sera manifestement pas admis dans toutes les circonstances[2].
LES ARGUMENTS
En l’espèce, les demandeurs ont formulé des observations pour que la province de résidence soit considérée comme un motif analogue aux termes du paragraphe 15(1). Ces observations suivent le triple raisonnement suivant :
1. L’avocat des demandeurs a attiré l’attention de la Cour sur plusieurs causes dans lesquelles le tribunal s’est appuyé sur l’emplacement géographique pour rendre inopérantes certaines lois en vertu du paragraphe 15(1) de la Charte : voir Bank of Montreal v. Rolseth (1986), 66 A.R. 381 (B.R.); Rafael v. Allison (1987), 84 A.R. 328 (B.R.); et Canadian Imperial Bank of Commerce v. Chan and Wong (1992), 130 A.R. 67 (B.R.). Les arrêts Bank of Montreal v. Rolseth et Rafael v. Allison ont été rendus avant que la Cour suprême du Canada élabore son raisonnement dans les arrêts Andrews et Turpin sur l’analyse qu’il convient de faire au sujet du paragraphe 15(1) et, par conséquent, je ne crois pas que ces anciens arrêts soient utiles. Bien que l’arrêt Canadian Imperial Bank of Commerce v. Chan and Wong soit plus récent, il s’appuie néanmoins aussi sur ces causes.
2. Les demandeurs s’appuient également sur l’ouvrage de Dale Gibson, The Law of the Charter : Equality Rights (Toronto : Carswell, 1990) dans lequel l’auteur explique que la province de résidence d’une personne peut être une caractéristique immuable dans le sens qu’elle ne peut être modifiée qu’à un prix inacceptable. Le professeur Gibson déclare ceci aux pages 159 et 160 :
[traduction] En raison des puissants dissuasifs à la migration qui existent fréquemment dans la réalité, le lieu de résidence est pour de nombreuses personnes une caractéristique « immuable » d’après le sens que le juge La Forest semble avoir donné à cette expression dans l’arrêt Andrews. Dans bon nombre de cas, il l’est à peine moins que la citoyenneté.
…
Si la discrimination se fondant sur la citoyenneté est une caractéristique suffisamment « personnelle » pour être interdite par l’article 15, comme la Cour suprême du Canada l’a décidé à l’unanimité dans l’arrêt Andrews, la discrimination se fondant sur le fait qu’une personne vit au Yukon ou à Terre-Neuve doit l’être également.
Bien que le professeur Gibson apporte un argument novateur, c’est-à-dire qu’il compare la province de résidence à la citoyenneté, la Cour suprême a simplement dit que la province de résidence pouvait être un motif analogue, selon la façon dont elle est utilisée dans la loi contestée. Une revendication qui ne soulève pas la question de la dignité et de la liberté d’une personne n’aurait manifestement aucun lien avec les observations du juge McLachlin dans l’arrêt Miron où elle identifie le principe qui sous-tend les indices de motifs analogues qui seraient visés au paragraphe 15(1) à la page 497 :
… bien que des repères de groupe discriminatoires comportent souvent des caractéristiques immuables, ce n’est pas nécessairement toujours le cas. Par exemple, la religion, un motif énuméré, n’est pas un motif immuable, ni d’ailleurs la citoyenneté, reconnue dans l’arrêt Andrews, pas plus que la province de résidence, examinée dans l’arrêt Turpin. Ces éléments peuvent parmi d’autres constituer des indices de motifs analogues; cependant, le principe unificateur est plus général : il faut éviter les raisonnements stéréotypés et la création de distinctions juridiques qui violent la dignité et la liberté de la personne pour un motif fondé sur une idée préconçue des caractéristiques attribuées à un groupe plutôt que sur les capacités ou les mérites d’un individu ou sur les circonstances qui lui sont propres.
Ce n’est que si la province de résidence est utilisée d’une façon qui peut soulever des questions au sujet de la violation de la dignité et de la liberté d’une personne que ce motif pourra s’apparenter à la discrimination fondée sur l’origine nationale. Revenant au cas en l’espèce, je trouve difficile de conclure qu’une contestation portant sur une disparité provinciale touchant les taux de salaire négociés puisse soulever, en l’absence d’autres éléments de preuve, une question de violation de la dignité ou de la liberté de la personne. La façon dont la province de résidence est utilisée dans la loi qui est contestée (la convention collective) pourrait soulever des questions sur les différences de pouvoir de négociation entre les personnes qui font partie du groupe des manœuvres et des hommes de métier en Saskatchewan et celles qui font partie du même groupe ailleurs au Canada. Toutefois, en l’absence d’autres éléments de preuve, cela ne constitue pas une violation de la dignité et de la liberté de la personne.
3. En reprenant le libellé de l’arrêt Miron, les demandeurs font également valoir que, si la province de résidence d’une personne n’est pas toujours une caractéristique personnelle qui puisse équivaloir à de la discrimination, c’est-à-dire qu’elle n’est pas une caractéristique immuable, la province de résidence devrait en l’espèce être considérée comme un motif analogue. Comme nous le verrons, cet argument est lié au deuxième argument ci-dessus. Ce troisième argument indique que le taux de salaire inférieur des employés du groupe des manœuvres et des hommes de métier en Saskatchewan est arbitraire et résulte de l’application d’un stéréotype selon lequel le coût de la vie dans cette province est présumé inférieur à celui d’autres provinces, présomption qui n’a pas été prouvée. En l’absence d’éléments de preuve justifiant ces taux de salaire inférieurs, les demandeurs font valoir que les différences de salaire portent atteinte à la liberté des membres du groupe des manœuvres et des hommes de métier de la Saskatchewan.
Bien que l’argument soit formulé en termes de stéréotype arbitraire, le fondement de la réclamation des demandeurs est purement économique. Il n’y a qu’une seule affirmation gratuite dans un affidavit à l’appui indiquant que les différences salariales sont arbitraires et qu’elles ne sont justifiées par aucun fondement rationnel. Les demandeurs n’ont pas produit d’éléments de preuve indiquant que leur taux salarial était de quelque façon que ce soit fondé sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques. Il n’y a pas non plus d’éléments tendant à établir que la discrimination se fonde sur les indices de motifs analogues énoncés par le juge McLachlin dans l’arrêt Miron. Il n’y a pas d’éléments de preuve indiquant que le groupe des manœuvres et des hommes de métier a subi des désavantages permanents indépendants des dispositions de la convention collective à l’étude. Il n’y a pas d’antécédent de préjudice. Il n’y a pas de preuve qu’ils sont dépourvus de pouvoir politique ou qu’ils sont socialement défavorisés. Bref, je ne suis saisi d’aucune preuve établissant qu’il a été porté atteinte à la dignité ou à la liberté des demandeurs du fait qu’ils reçoivent un salaire inférieur en Saskatchewan en vertu de la convention collective.
Par conséquent, je suis saisi d’une revendication fondée sur le paragraphe 15(1) qui s’appuie sur une disparité économique mais qui n’est étayée d’aucun élément de preuve qui me permette de conclure qu’il y a eu discrimination. La Cour suprême a adopté une position très claire concernant les intérêts économiques. Comme le fait observer le juge McIntyre dans l’arrêt Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act. (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313, à la page 412 :
On constatera aussi que la Charte, sauf peut-être l’al. 6(2)b) (le droit de gagner sa vie dans toute province) et le par. 6(4), ne s’intéresse pas aux droits économiques.
Je dois donc conclure que les demandeurs n’ont établi devant moi aucun fondement qui me permette d’affirmer que la province de résidence devrait figurer en l’espèce au rang des motifs analogues afin de conclure qu’il y a eu discrimination aux termes du paragraphe 15(1). J’en arrive à cette conclusion en tenant également compte de l’avertissement qui se dégage de l’arrêt Turpin selon lequel les exigences pour inclure la province de résidence comme un motif analogue sont ardues. Même si la Charte s’intéressait aux intérêts économiques, il est difficile de croire que des différences salariales entre les provinces, qui soulèvent une question économique, pourraient justifier que la province de résidence soit considérée comme un motif analogue alors que la possibilité pour une personne accusée de meurtre de choisir d’être jugée par un juge seul, qui touche le droit à la liberté, ne peut l’être.
CONCLUSION
Bien qu’il soit toujours possible que la province de résidence d’une personne puisse constituer un motif analogue à partir duquel un tribunal pourra juger qu’il y a eu discrimination, il n’y a en l’espèce aucun fondement qui me permettre de reconnaître l’existence d’un tel motif. Je ne peux donc conclure que les demandeurs ont une véritable question à faire instruire. Même si les parties ont reconnu qu’il y a une différence dans les taux de salaire entre le groupe des manœuvres et des hommes de métier en Saskatchewan et le même groupe dans d’autres provinces, il n’y a pas d’élément de preuve indiquant que cette différence équivaut à de la discrimination. Au vu de cette conclusion, il n’y a pas de véritable question à instruire.
La requête de la défenderesse en vue d’obtenir un jugement sommaire est accueillie. Le jugement sera rendu en faveur de la défenderesse avec dépens.
[1] Une fois que les demandeurs ont établi à la satisfaction de la Cour qu’il y a discrimination au sens de l’art. 15(1), le fardeau de la preuve est reporté sur l’État qui doit établir que la justification de la discrimination peut être démontrée dans le cadre d’une société libre et démocratique, comme le précise l’article premier de la Charte. Pour cela, l’État doit démontrer la rationalité et le caractère raisonnable de la discrimination. Ces points ne sont pas débattus en l’espèce étant donné que la défenderesse a restreint sa requête à la question de savoir s’il y a eu ou non discrimination en vertu de l’art. 15(1).
[2] Au niveau de l’application, des difficultés peuvent se poser lorsque des motifs sont réputés analogues dans certaines circonstances, et non dans d’autres. Ces difficultés ont été reconnues par Beaudoin et Mendes, éds. dans leur ouvrage Charte canadienne des droits et libertés, 3e éd., (Montréal : Wilson & Lafleur, 1996). À la p. 889, les auteurs indiquent ceci :
[traduction] La Cour ne fournit aucune norme permettant de déterminer la raison pour laquelle un motif serait analogue dans certaines circonstances et non dans d’autres, et une détermination au cas par cas ne semble pas compatible avec la déclaration antérieure dans le même jugement indiquant que la conclusion relative à la question de savoir si un motif est analogue ou non ne peut pas être tirée seulement dans le contexte de la loi qui est contestée, mais plutôt « en fonction de la place occupée par le groupe dans les contextes social, politique et juridique de notre société ». Une décision au cas par cas de la pertinence du motif face aux fins poursuivies par une loi en particulier risque également de nous ramener au critère de la « situation semblable » qui a été rejeté dans l’arrêt Andrews. En outre, cette décision équivaudrait presque à ce que le motif devienne une question de fait qui devrait être débattue et prouvée dans chaque cas. Nous ne voulons pas laisser entendre que les motifs analogues en l’an 2010 ne pourront pas différer de ceux qui existent en 1995, compte tenu de l’évolution sociale et politique. Toutefois, nous croyons que la conclusion selon laquelle un motif est analogue devrait constituer un précédent obligatoire ne pouvant être réévalué que sur présentation d’une preuve établissant que les fins poursuivies par l’article 15 ne sont plus respectées.