[1997] 3 C.F. 628
T-2257-93
Richard Sauvé (intimé) (demandeur)
c.
Le directeur général des élections du Canada, le solliciteur général du Canada, le procureur général du Canada (requérants) (défendeurs)
et
T-1084-94
Sheldon McCorrister, président, Lloyd Knezacek, vice-président, en leur nom propre et au nom du comité chargé du bien-être des détenus de l’établissement de Stony Mountain, et Clair Woodhouse, président, Aaron Spence, vice-président, en leur nom propre et au nom de la Fraternité des autochtones de l’établissement de Stony Mountain, et Serge Belanger, Emile A. Bear et Randy Opoonechaw (intimés) (demandeurs)
c.
Le procureur général du Canada (requérant) (défendeur)
Répertorié : Sauvé c. Canada (Directeur général des élections) (1re inst.)*
Section de première instance, juge Wetston—Ottawa, 15 mai; Toronto, 16 mai 1997.
Pratique — Jugements et ordonnances — Suspension d’exécution — Requête en suspension, en attendant l’issue de l’appel, des effets du jugement portant inconstitutionnalité de la disposition de la Loi électorale du Canada qui prive certains condamnés du droit de vote dans les élections fédérales — Application de la cause RJR— McDonald Inc. de la Cour suprême du Canada — La balance des préjudices éventuels ne favorise pas les requérants.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Droits démocratiques — Requête en suspension des effets de la décision portant que la disposition de la Loi électorale du Canada qui prive certains condamnés du droit de vote dans les élections fédérales va à l’encontre de l’art. 3 de la Charte — La Couronne n’a pas prouvé, comme il lui incombait de le faire, qu’il y aurait préjudice irréparable pour l’intérêt général — L’intérêt général s’entend aussi de la protection des droits démocratiques consacrés par la Charte.
Élections — Requête en suspension, en attendant l’issue de l’appel, des effets du jugement par lequel la Section de première instance de la Cour fédérale a déclaré que l’art. 51e) (qui interdit à certains condamnés de voter dans les élections fédérales) de la Loi électorale du Canada va à l’encontre de l’art. 3 de la Charte — L’appel ne serait pas entendu avant la tenue des élections générales à venir — La Couronne n’a pas prouvé, comme il lui incombait de le faire, qu’il y aurait préjudice irréparable pour l’intérêt général.
Après avoir entendu la cause au fond ([1996] 1 C.F. 857, la Cour a déclaré que l’alinéa 51e) de la Loi électorale du Canada (qui prive du droit de vote dans une élection fédérale toute personne purgeant une peine d’emprisonnement de deux ans ou plus) allait à l’encontre de l’article 3 de la Charte. Il y a en l’espèce requête en suspension de cette décision en attendant l’issue de l’appel, lequel ne serait probablement pas entendu avant l’élection fédérale prévue pour le 2 juin 1997.
Jugement : la requête doit être rejetée.
Les facteurs à prendre en considération pour juger s’il y a lieu d’accorder la suspension ont été définis dans RJR— MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, par la Cour suprême du Canada qui y a appliqué le triple critère dégagé par American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396 (H.L.) (question sérieuse à juger, préjudice irréparable et balance des préjudices éventuels).
En premier lieu, il y avait bien une question sérieuse à juger. Le fait que suspendre la décision de la Cour reviendrait à donner aux requérants le redressement visé par leur appel ne justifie pas un examen de l’affaire au fond et ne devrait pas être pris en considération à ce stade de l’analyse, mais au moment de l’étude de la balance des préjudices éventuels.
Pour ce qui est du deuxième critère, savoir le préjudice irréparable, la preuve en incombe à la Couronne. Le texte de loi contesté ayant été déjà jugé inconstitutionnel, elle ne bénéficie pas de la présomption de préjudice irréparable. Cependant, la preuve de l’atteinte à l’intérêt public, sous l’angle du préjudice irréparable, n’est pas soumise à une norme rigoureuse. N’empêche qu’il appartient à la Cour, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en la matière, de juger à ce stade si l’atteinte supposée à l’intérêt public, sous l’angle du préjudice irréparable, suffit à satisfaire au deuxième critère dans ce contexte. Il n’y a pas dans tous les cas présomption de préjudice irréparable pour l’intérêt public. Donner de ce critère une autre interprétation reviendrait en réalité à dire que les requérants obtiendraient tel quel le redressement recherché bien que la Cour ait déclaré inconstitutionnel l’alinéa 51e) de la Loi électorale du Canada. Le juge des requêtes est investi d’un pouvoir discrétionnaire plus étendu lorsque le préjudice invoqué prend lui-même la forme d’une atteinte à un droit protégé par la Charte, comme en l’espèce. La Couronne n’a produit aucune preuve à l’appui de sa requête en suspension, à part un affidavit affirmant que, au procès, il a été jugé que les objectifs du texte de loi contesté représentaient des préoccupations réelles et urgentes, savoir rehausser le sens du devoir civique et le respect de la primauté du droit, et faire ressortir les objets généraux de la sanction pénale. La Couronne ne s’est pas acquittée de la charge qui lui incombait de prouver le préjudice irréparable.
En troisième lieu, la balance des préjudices éventuels engage à se prononcer en faveur des intimés. L’intérêt public, que le gouvernement fédéral a pour responsabilité de promouvoir et de protéger, doit s’entendre aussi de la protection des droits démocratiques consacrés par la Charte (y compris le droit fondamental de vote dans une société libre et démocratique). En l’espèce, les intimés ne sauraient être dédommagés du déni de leur droit de vote lors des prochaines élections fédérales. L’effet à court terme de la suspension en attendant l’issue de l’appel est un facteur majeur lorsqu’il s’agit d’examiner s’il faut suspendre une ordonnance déclarant qu’un texte de loi va à l’encontre de la Charte. La Couronne n’a pas fait état d’impératifs administratifs auxquels il serait impossible de satisfaire pour permettre aux prisonniers de voter. Qui plus est, elle n’avait introduit aucune requête en suspension de l’ordonnance portant inconstitutionnalité de cette loi avant deux élections fédérales partielles. Les prisonniers y ont voté, ainsi qu’au référendum constitutionnel de 1992, et ils ont droit de vote dans quatre provinces, sans qu’on ait eu la preuve de résultats néfastes d’une telle participation. Il n’y a donc aucune preuve qu’un préjudice quelconque ait été causé à l’intérêt public ou que la confiance du public en la primauté du droit ait été atteinte de quelque façon que ce soit par ces cas de participation des prisonniers au vote.
Vu la nature du redressement recherché, vu le risque de préjudice que les parties invoquent respectivement et vu le déni d’un droit démocratique garanti par la Charte, la balance des préjudices éventuels n’engage pas la Cour à prononcer en faveur des requérants.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 3.
Loi électorale du Canada, L.R.C. (1985), ch. E-2, art. 51e) (mod. par L.C. 1993, ch. 19, art. 23).
Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règle 341A (édictée par DORS/79-57, art. 8).
Règles électorales spéciales, L.R.C. (1985), ch. E-2, ann. II.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
RJR—MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311; (1994), 111 D.L.R. (4th) 385; 54 C.P.R. (3d) 114; 164 N.R. 1; 60 Q.A.C. 241; American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396 (H.L.); 143471 Canada Inc. c. Québec (Procureur général); Tabah c. Québec (Procureur général), [1994] 2 R.C.S. 339; (1994), 61 Q.A.C. 81; 90 C.C.C. (3d) 1; 31 C.R. (4th) 120; 167 N.R. 321; Procureur général du Canada c. Gould, [1984] 1 C.F. 1133; (1984), 13 D.L.R. (4th) 485; 42 C.R. (3d) 88; 54 N.R. 232 (C.A.); conf. par [1984] 2 R.C.S. 124; (1984), 13 D.L.R. (4th) 485; 42 C.R. (3d) 88; 53 N.R. 394; Schreiber c. Canada (Procureur général), [1996] 3 C.F. 947 (1996), 96 DTC 6493; 118 F.T.R. 231 (1re inst.).
DISTINCTION FAITE AVEC :
Thibaudeau c. M.R.N., [1994] 2 C.F. 189 (1994), 114 D.L.R. (4th) 261; 21 C.R.R. (2d) 35; [1994] 2 C.T.C. 4; 94 DTC 6230; 167 N.R. 161; 3 R.F.L. (4th) 153 (C.A.); conf. par [1995] 2 R.C.S. 627; (1995), 124 D.L.R. (4th) 449; 29 C.R.R. (2d) 1; [1995] 1 C.T.C. 382; 95 DTC 5273; 182 N.R. 1; 12 R.F.L. (4th) 1.
REQUÊTE en suspension des effets de la décision ([1996] 1 C.F. 857 (1995), 132 D.L.R. (4th) 136; 106 F.T.R. 241) par laquelle la Cour a déclaré que l’alinéa 51e) de la Loi électorale du Canada allait à l’encontre de l’article 3 de la Charte. Requête rejetée.
AVOCATS :
Fergus J. O’Connor pour l’intimé Sauvé (demandeur).
Arne Peltz pour les intimés McCorrister et al. (demandeurs).
Gerald L. Chartier, Glenn D. Joyal pour les requérants (défendeurs).
PROCUREURS :
O’Connor and Napier, Kingston (Ontario), pour l’intimé Sauvé (demandeur).
Arne Peltz, Public Interest Law Centre, Aide juridique Manitoba, Winnipeg, pour les intimés McCorrister et al. (demandeurs).
Le sous-procureur général du Canada pour les requérants (défendeurs).
Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par
Le juge Wetston : Il y a en l’espèce requête en suspension de la décision [[1996] 1 C.F. 857 par laquelle la Cour a jugé que l’alinéa 51e) de la Loi électorale du Canada, L.R.C. (1985), ch. E-2 (mod. par L.C. 1993, ch. 19, art. 23), va à l’encontre de l’article 3 de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]]. À la demande des parties, j’ai entendu cette requête selon la procédure d’urgence.
L’alinéa 51e) de la Loi électorale du Canada prive du droit de vote dans une élection fédérale toute personne purgeant une peine d’emprisonnement de deux ans ou plus. La décision portant inconstitutionnalité de cette disposition a été rendue après un long procès devant la Cour. Le 19 janvier 1996, la Couronne a porté devant la Cour d’appel fédérale cette décision en date du 27 décembre 1995, sans pour autant prendre aucune mesure pour en faire suspendre les effets. Par conséquent, les prisonniers ont eu le droit de voter dans sept élections partielles tenues les 25 mars 1996 et 17 juin 1996, c’est-à-dire après que l’avis d’appel eut été déposé. Les requérants n’ont pas diligenté l’appel devant la Cour d’appel fédérale, et il est peu probable qu’il soit entendu avant la tenue des élections fédérales prévues pour le 2 juin 1997.
Le 23 avril 1997, la Couronne, en prévision de l’annonce des élections fédérales, a déposé la requête en suspension de la décision de la Cour en attendant l’issue de l’appel. Le 27 avril 1997, le gouvernement fédéral a annoncé des élections pour le 2 juin 1997. Les dispositions nécessaires ont alors été prises pour préparer, en application des Règles électorales spéciales [L.R.C. (1985), ch. E-2, ann. II], le jour de vote des prisonniers fixé au 23 mai 1997.
La Règle 341A [Règles de la Cour fédérale C.R.C., ch. 663 (édictée par DORS/79-57, art. 8)], investit la Cour du pouvoir de suspendre l’effet de l’un quelconque de ses jugements en attendant l’issue de l’appel. Les facteurs à prendre en considération pour déterminer s’il y a lieu d’accorder une suspension ont été définis par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt RJR—MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311. Dans cette affaire, la requérante, RJR—MacDonald, a saisi la Cour suprême d’une requête en suspension des effets juridiques d’un règlement en attendant qu’elle statue sur la constitutionnalité de la loi habilitante. La Cour a mentionné, aux pages 333 et 334, que dans les cas de ce genre, il fallait procéder à un processus de pondération soigneux :
D’une part, les tribunaux doivent être prudents et attentifs quand on leur demande de prendre des décisions qui privent de son effet une loi adoptée par des représentants élus.
D’autre part, la Charte impose aux tribunaux la responsabilité de sauvegarder les droits fondamentaux. Si les tribunaux exigeaient strictement que toutes les lois soient observées à la lettre jusqu’à ce qu’elles soient déclarées inopérantes pour motif d’inconstitutionnalité, ils se trouveraient dans certains cas à fermer les yeux sur les violations les plus flagrantes des droits garantis par la Charte. Une telle pratique contredirait l’esprit et l’objet de la Charte et pourrait encourager un gouvernement à prolonger indûment le règlement final des différends.
Ces remarques préliminaires vont me guider dans mon analyse de la question de savoir s’il y a lieu d’accorder une suspension en l’espèce.
Dans l’arrêt RJR—MacDonald, supra, la Cour suprême a examiné, à la page 347, les facteurs à prendre en considération en cas de requête en suspension dans une affaire touchant à la Charte. Elle a reconnu que le triple critère défini dans l’arrêt American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd. [[1975] A.C. 396 (H.L.)] s’applique aux suspensions dans les affaires de droit privé comme dans les affaires où la Charte est en jeu. Ce triple critère est bien connu. En premier lieu, le requérant doit démontrer qu’il y a une question sérieuse à juger. En deuxième lieu, le requérant doit convaincre le tribunal qu’il subira un préjudice irréparable s’il n’obtient pas le redressement demandé. En troisième lieu, le requérant doit démontrer que la prépondérance des inconvénients le favorise. À cet égard, la Cour suprême a pris soin de noter que la nécessité d’examiner la prépondérance des inconvénients sera souvent le facteur déterminant dans les requêtes portant sur des droits garantis par la Charte.
Question sérieuse à juger
À la lumière du triple critère dégagé dans l’arrêt RJR—MacDonald, supra, je conclus qu’il y a en l’espèce une question sérieuse à juger. La Cour suprême a jugé qu’il n’appartient pas au juge des requêtes d’examiner l’affaire au fond et que, particulièrement dans les affaires touchant à la Charte, les exigences minimales ne sont pas élevées à ce stade de l’analyse : RJR—MacDonald, supra, à la page 337. Il importe également de noter que la Cour a dégagé deux exceptions à ce principe. La première s’applique lorsque la requête interlocutoire aura pour effet de résoudre le principal. La seconde prévaut lorsque la question de constitutionnalité est une simple question de droit et que le juge des requêtes peut trancher ainsi l’affaire.
En l’espèce, suspendre la décision de la Cour reviendrait à donner aux requérants le redressement visé par leur appel, savoir dénier aux prisonniers le droit de voter dans une élection fédérale. À mon avis, pareille considération ne justifie pas un examen de l’affaire au fond au regard des exceptions susmentionnées, mais il y a en l’espèce une question à examiner au regard de la prépondérance des inconvénients.
Préjudice irréparable
Au second stade de l’analyse, le requérant doit prouver qu’il subira un préjudice irréparable si la suspension n’est pas accordée. Le critère du préjudice irréparable a été expliqué en ces termes dans l’arrêt RJR—MacDonald, supra, à la page 341 :
À la présente étape, la seule question est de savoir si le refus du redressement pourrait être si défavorable à l’intérêt du requérant que le préjudice ne pourrait pas faire l’objet d’une réparation, en cas de divergence entre la décision sur le fond et l’issue de la demande interlocutoire.
Les requérants en l’espèce sont des autorités publiques et, de ce fait, le préjudice qu’ils pourraient faire valoir sera forcément différent du préjudice qu’invoquerait un sujet de droit privé. Dans l’arrêt RJR—MacDonald, supra, la Cour suprême a dit, à la page 346 :
À notre avis, le concept d’inconvénient doit recevoir une interprétation large dans les cas relevant de la Charte. Dans le cas d’un organisme public, le fardeau d’établir le préjudice irréparable à l’intérêt public est moins exigeant que pour un particulier en raison, en partie, de la nature même de l’organisme public et, en partie, de l’action qu’on veut faire interdire. On pourra presque toujours satisfaire au critère en établissant simplement que l’organisme a le devoir de favoriser ou de protéger l’intérêt public et en indiquant que c’est dans cette sphère de responsabilité que se situent le texte législatif, le règlement ou l’activité contestés. Si l’on a satisfait à ces exigences minimales, le tribunal devrait, dans la plupart des cas, supposer que l’interdiction de l’action causera un préjudice irréparable à l’intérêt public.
Dans l’arrêt RJR—MacDonald, supra, l’autorité publique était l’intimée et non la requérante, comme en l’espèce. La Cour a défini le critère applicable à l’autorité publique requérante en ces termes, à la page 349 :
Enfin, en règle générale, les mêmes principes s’appliqueraient lorsqu’un organisme gouvernemental présente une demande de redressement interlocutoire. Cependant, c’est à la deuxième étape que sera examinée la question de l’intérêt public, en tant qu’aspect du préjudice irréparable causé aux intérêts du gouvernement. Cette question sera de nouveau examinée à la troisième étape lorsque le préjudice du requérant est examiné par rapport à celui de l’intimé, y compris le préjudice que ce dernier aura établi du point de vue de l’intérêt public.
Il ressort de ce qui précède qu’il incombe à la Couronne, en sa qualité de requérante, de prouver le préjudice irréparable au deuxième stade de l’analyse. Je n’accepte pas son argument que ce stade se confond avec celui de l’examen de la prépondérance des inconvénients. Selon moi, le passage cité ci-dessus signifie que dans le cas où la requête émane de la Couronne, ce qui sous-entend que le texte contesté a déjà été jugé inconstitutionnel, celle-ci ne bénéficie pas de la présomption de préjudice irréparable au deuxième stade de l’analyse. Cependant, la preuve de l’atteinte à l’intérêt public, en tant qu’aspect du préjudice irréparable, n’est pas soumise à une norme rigoureuse. N’empêche qu’il appartient à la Cour, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en la matière, de déterminer à ce stade si l’atteinte supposée à l’intérêt public, en tant qu’aspect du préjudice irréparable, suffit à satisfaire au deuxième volet du critère dans les circonstances de la cause.
Cette interprétation est dans le droit fil de l’avis exprimé par les juges majoritaires de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt 143471 Canada Inc. c. Québec (Procureur général); Tabah c. Québec (Procureur général), [1994] 2 R.C.S. 339, à la page 385 :
Dans l’arrêt RJR—MacDonald, précité, on a conclu que le fardeau d’établir l’existence d’un préjudice pour l’intérêt public est relativement peu exigeant pour les autorités gouvernementales qui s’opposent aux ordonnances interlocutoires. [Non souligné dans l’original.]
Dans cet arrêt, la Cour suprême s’est fondée sur le passage cité à la page 346 de l’arrêt RJR— MacDonald, supra, en soulignant les locutions « presque toujours » et « dans la plupart des cas ». En d’autres termes, il n’y a pas, dans tous les cas, présomption de préjudice irréparable à l’intérêt public lorsqu’il s’agit de satisfaire au deuxième volet du critère.
Donner de ce critère une autre interprétation reviendrait en réalité à dire que les requérants obtiendraient tel quel le redressement recherché bien que la Cour ait déclaré inconstitutionnel l’alinéa 51e) de la Loi électorale du Canada. Cela irait à l’encontre du principe invoqué plus haut, savoir qu’une partie ne saurait obtenir un jugement au fond par voie de requête interlocutoire. Je me suis référé à cet égard à la décision Procureur général du Canada c. Gould, [1984] 1 C.F. 1133 (C.A.); confirmée à [1984] 2 R.C.S. 124. Accorder aux requérants le redressement qu’ils recherchent en l’espèce signifierait dans les faits que, malgré la conclusion relative à l’inconstitutionnalité de l’alinéa 51e) tirée par la Cour après une instruction complète de l’affaire et avant que la Cour d’appel ne se prononce en la matière, les prisonniers verraient leur droit de vote suspendu lors des prochaines élections fédérales. Selon moi, pareil résultat irait à l’encontre des principes dégagés dans l’arrêt Gould, supra.
Enfin, toujours pour ce qui est du préjudice irréparable, il conviendrait de citer un autre passage de l’arrêt 143471 Canada Inc. c. Québec (Procureur général); Tabah c. Québec (Procureur général), [1994] 2 R.C.S. 339, dans lequel le juge La Forest (dissident) a dit, à la page 359 :
Or, une solution pécuniaire n’est pas toujours envisagée dans les instances où la Charte est invoquée. Cela tient à la nature des droits qu’elle garantit et à celle des parties qui s’affrontent. C’est la raison pour laquelle la Cour a conclu à la nécessité de présumer, dans la plupart des hypothèses, l’existence d’un préjudice irréparable. Mais, lorsque le préjudice allégué prend lui-même la forme d’une atteinte à un droit protégé par la Charte, comme en l’espèce, le juge chargé de se prononcer sur le bien-fondé de la requête interlocutoire est dans une position privilégiée pour en déterminer la nature, l’étendue et le caractère irréparable.
La Couronne n’a produit aucune preuve à l’appui de la présente requête en suspension. Le seul affidavit versé au dossier est celui de M. Henderson qui affirme que, au procès qui a donné lieu à la requête en instance, il a été jugé que les objectifs de l’alinéa 51e) de la Loi électorale du Canada représentaient des préoccupations réelles et urgentes, savoir :
a) rehausser le sens du devoir civique et le respect de la primauté du droit;
b) faire ressortir les objets généraux de la sanction pénale.
C’est sur cette conclusion que se fonde la Couronne pour soutenir que l’intérêt public subirait un préjudice irréparable si la suspension n’est pas accordée.
La Couronne a soutenu que si elle ne bénéficie pas de la présomption relevée dans l’arrêt RJR— MacDonald, supra, il lui serait pratiquement impossible de jamais obtenir une suspension. Je ne pense pas que tel soit le cas en l’espèce. Même si la Couronne ne jouit pas dans tous les cas de la présomption de préjudice irréparable au second stade de l’analyse, elle peut toujours faire la preuve du préjudice lui-même. C’est ce qui s’est passé dans les affaires Schreiber c. Canada (Procureur général), [1996] 3 C.F. 947(1re inst.); et 143471 Canada Inc. c. Québec (Procureur général), supra, dans lesquelles la Couronne a administré la preuve du préjudice irréparable qui se produirait durant la période précédant l’appel si la suspension n’était pas ordonnée. Qui plus est, la Couronne peut aussi administrer, au troisième stade de l’analyse, la preuve que, tout bien pesé, l’intérêt public l’emporte sur le préjudice que pourraient subir les intimés.
La Couronne, qui prétend que les deuxième et troisième stades de l’analyse se confondent, n’a pas fait valoir le préjudice irréparable à titre de moyen distinct au deuxième stade. Pour tous ces motifs, et attendu que la Couronne n’a produit aucune autre preuve sur la question du préjudice irréparable pour justifier le déni d’un droit démocratique, je conclus qu’elle ne s’est pas acquittée de la charge de la preuve qui lui incombe à ce stade. Au cas où j’aurais fait erreur, j’examinerai quand même la question du préjudice causé à l’intérêt public, telle que l’invoque la Couronne, au titre du troisième stade de l’analyse, celui de la prépondérance des inconvénients.
Prépondérance des inconvénients
L’arrêt RJR—MacDonald, supra, définit à la page 350 les facteurs à prendre en considération dans le cadre de l’analyse de la prépondérance des inconvénients de part et d’autre :
Pour déterminer lequel de l’octroi ou du refus du redressement interlocutoire occasionnerait le plus d’inconvénients, il faut notamment procéder à l’examen des facteurs suivants : la nature du redressement demandé et du préjudice invoqué par les parties, la nature de la loi contestée et l’intérêt public.
En outre, la Couronne soutient qu’une fois remplies les exigences minimales concernant la preuve du préjudice irréparable causé à l’intérêt public (lequel préjudice, à son avis, est présumé) et en l’absence d’une preuve convaincante que le refus d’ordonner la suspension se traduirait par un avantage suffisamment substantiel pour l’intérêt public, la prépondérance des inconvénients favorise l’autorité publique.
Le redressement recherché en l’espèce est l’application d’un texte de loi qui a été jugé inconstitutionnel. Les intimés soutiennent que si les conséquences de la perte du droit de vote sont considérables, le préjudice spécifique qu’ils risquent de subir est le déni d’un droit démocratique. Selon eux, s’ils ne sont pas en mesure de voter lors des prochaines élections, le préjudice subi sera irréparable. Ils affirment que le préjudice en l’espèce sera d’autant plus grave qu’ils ont été exclus des élections de 1993 par application de l’alinéa 51e) de la Loi. Ils ont également été privés du droit de vote en 1988 par application du texte antérieur, bien que cette inhabilité ait été subséquemment infirmée par la Cour suprême du Canada.
Pour ce qui est de la question de l’intérêt public, l’État n’en a pas le monopole, ainsi que l’a fait observer la Cour suprême dans l’arrêt RJR— MacDonald, supra, à la page 344 :
À notre avis, il convient d’autoriser les deux parties à une procédure interlocutoire relevant de la Charte à invoquer des considérations d’intérêt public. Chaque partie a droit de faire connaître au tribunal le préjudice qu’elle pourrait subir avant la décision sur le fond. En outre, le requérant ou l’intimé peut faire pencher la balance des inconvénients en sa faveur en démontrant au tribunal que l’intérêt public commande l’octroi ou le refus du redressement demandé. « L’intérêt public » comprend à la fois les intérêts de l’ensemble de la société et les intérêts particuliers de groupes identifiables.
En l’espèce, je ne doute pas que le gouvernement fédéral a pour responsabilité de promouvoir et de protéger l’intérêt public. La question qui se pose est de savoir quel est l’intérêt public en l’espèce. Selon les requérants, il réside dans les deux objectifs réels et pressants que la Cour a reconnus au texte de loi en question dans le jugement visé par la requête en suspension, savoir rehausser le sens du devoir civique et le respect de la primauté du droit, et faire ressortir les objets généraux de la sanction pénale.
À mon avis, dans les affaires de ce genre, l’intérêt public doit s’entendre dans un sens plus large que celui proposé par les requérants. J’accepte leur argument quant aux objectifs réels et pressants poursuivis par le gouvernement par l’adoption du texte de loi en question, mais l’intérêt public doit aussi s’entendre de la protection des droits démocratiques consacrés par la Charte. Qu’est-ce qui pourrait être plus fondamental que le droit de vote dans une société libre et démocratique? Il s’ensuit que, pour définir l’intérêt public, il faut prendre en compte non seulement les objectifs réels et pressants susmentionnés, mais aussi la protection des droits garantis par la Charte.
En l’espèce, peut-on dire que le déni du droit en question, déni que la Cour a jugé inconstitutionnel, s’accorde avec le rôle du gouvernement qui est de protéger les droits garantis par la Charte? Il peut y avoir des cas où la juridiction compétente différerait ou suspendrait les effets d’un verdict d’inconstitutionnalité; c’est d’ailleurs ce qu’a fait la Cour suprême du Canada à plusieurs reprises. Par exemple, la Couronne a invoqué l’arrêt Thibaudeau c. M.R.N., [1994] 2 C.F. 189(C.A.); confirmé à [1995] 2 R.C.S. 627, à l’appui de l’argument qu’un jugement déclaratoire d’inconstitutionnalité pourrait être suspendu en attendant l’issue de l’appel. Je tiens à noter que l’affaire Thibaudeau est différente de l’espèce à plusieurs égards. En premier lieu, il a été certes jugé que le texte de loi en cause allait à l’encontre de l’article 15 de la Charte, mais le préjudice qui résulterait de son application serait d’ordre pécuniaire et pourrait être réparé par l’octroi de dommages-intérêts si le jugement était confirmé en appel. En l’espèce, les intimés ne sauraient être dédommagés du déni de leur droit de vote lors des prochaines élections fédérales. Enfin, la Cour suprême n’a pas motivé sa décision de confirmer la suspension dans l’affaire Thibaudeau.
De leur côté, les intimés invoquent la décision Schreiber c. Canada (Procureur général), supra, à la page 954, où le juge Gibson, saisi de la requête en suspension d’une décision de constitutionnalité de cette Cour, a fait observer que « le contexte à court terme d’une période, en attendant qu’il soit statué sur un appel » est la période à prendre en compte en cas de requête en suspension. Dans cette affaire, le juge Gibson a été saisi d’un témoignage par affidavit sur la foi duquel il a conclu que l’ingérence à court terme dans des enquêtes criminelles internationales représentait un préjudice suffisant pour justifier la suspension.
J’estime que la prise en compte de l’effet à court terme de la suspension en attendant l’issue de l’appel est une considération importante lorsqu’il s’agit d’une ordonnance déclarant qu’un texte de loi va à l’encontre de la Charte. Cela est d’autant plus vrai que c’est le juge du fond ayant rendu le verdict d’inconstitutionnalité qui est responsable de ses effets à long terme. De même, c’est à la Cour d’appel fédérale et, en dernier ressort, à la Cour suprême du Canada que devrait incomber cette responsabilité dans le cadre de l’examen des appels au fond.
En l’espèce, les intimés soutiennent qu’au mieux, la thèse de la Couronne est que, à long terme, la participation des prisonniers au vote pourrait diminuer le respect de la primauté du droit et dévaloriser la sanction pénale. Leur avocat a fait remarquer que, selon le témoignage rendu par l’un des experts cités par la Couronne au procès, l’érosion des responsabilités et des devoirs qui vont de pair avec les droits, dont la participation des prisonniers au vote est juste un exemple, n’aurait lieu qu’après plusieurs décennies, voire plusieurs générations.
S’agissant de la prépondérance des inconvénients, je note que la Couronne soutient seulement que le préjudice irréparable en l’espèce serait celui causé à l’intérêt public. Bien qu’il s’agisse là d’une considération importante, la Couronne n’a pas fait état d’impératifs administratifs auxquels il serait impossible de satisfaire pour permettre aux prisonniers de voter; elle n’a pas soutenu sérieusement non plus que le vote de 14 000 prisonniers éparpillés dans différentes circonscriptions électorales du Canada pourrait influencer le résultat final du scrutin. En fait, tout est en place cette fois-ci pour que les prisonniers participent au vote. Des affiches ont été placardées dans les prisons pour les informer des élections à venir et des dispositions ont été prises pour mettre les bureaux de vote en place.
En 1996, après le dépôt de l’avis d’appel de la Couronne en l’espèce, sept élections partielles ont eu lieu en application de la Loi électorale du Canada. La Couronne n’a introduit aucune requête en suspension de l’ordonnance portant inconstitutionnalité de cette Loi avant les élections fédérales partielles du 25 mars ou du 17 juin 1996. Par conséquent, les prisonniers ont voté dans ces élections partielles. La Couronne a établi une distinction entre le vote dans une élection partielle et le vote dans des élections générales fédérales parce que, dans le deuxième cas, les citoyens votent pour se choisir un gouvernement. Dans une élection partielle, ils votent pour élire un député. Pour l’appréciation du préjudice causé à l’intérêt public, ce distinguo proposé par la Couronne n’est pas convaincant.
L’avocat des intimés soutient encore que tous les détenus ont eu le droit de participer au référendum constitutionnel de 1992 et que les prisonniers ont droit de vote dans quatre provinces, sans qu’on ait eu la preuve de résultats néfastes d’une telle participation. Il n’y a donc aucune preuve qu’un préjudice quelconque a été causé à l’intérêt public ou que la confiance du public en la primauté du droit a été atteinte de quelque façon que ce soit par ces cas de participation des prisonniers au vote.
À la lumière des preuves produites et ayant mis dans la balance les préoccupations d’intérêt public considérées du point de vue respectif des parties, je ne suis pas convaincu que, à court terme, le fait que les prisonniers puissent voter aux prochaines élections, en attendant la décision de la Cour d’appel fédérale, causerait un préjudice irréparable à l’intérêt public. Vu la nature du redressement recherché, le risque de préjudice que les parties invoquent respectivement et le déni d’un droit démocratique garanti par la Charte, je ne suis pas convaincu que la prépondérance des inconvénients favorise les requérants en l’espèce.
Par ces motifs, la requête en suspension est rejetée, les requérants étant tenus aux dépens de la requête.