[1997] 3 C.F. 468
IMM-317-96
Fernando Arduengo Naredo et Nieves Del Carmen Salazar Arduengo (requérants)
c.
Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (intimé)
Répertorié : Arduengo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1re inst.)
Section de première instance, juge Cullen—Toronto, 22 janvier; Ottawa, 29 mai 1997.
Citoyenneté et immigration — Expulsion et renvoi — Contrôle judiciaire de la décision d’une agente d’expulsion d’exécuter les mesures d’expulsion forçant les requérants à retourner au Chili — Ces derniers étaient des demandeurs non reconnus du statut de réfugié au sens de la Convention qui résidaient au Canada depuis 20 ans — Durant leur séjour au Canada, ils avaient fait connaître des violations des droits de la personne commises par des officiers supérieurs de la police chilienne — Ils craignaient de subir un préjudice grave, et même d’être tués, s’ils retournaient au Chili — L’exécution des mesures d’expulsion a été suspendue jusqu’à ce qu’une décision soit rendue concernant les demandes d’établissement pour des motifs d’ordre humanitaire fondées sur l’art. 114(2) de la Loi sur l’immigration.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Vie, liberté et sécurité — L’agente d’expulsion avait pris des arrangements de voyage en vue du renvoi des requérants au Chili — Ces derniers étaient des demandeurs non reconnus du statut de réfugié qui résidaient au Canada depuis 20 ans — Durant leur séjour au Canada, ils avaient fait connaître des violations des droits de la personne commises par des officiers supérieurs de la police chilienne — Ils craignaient de subir un préjudice grave, et même d’être tués, s’ils retournaient au Chili — En l’absence d’un avis d’une question constitutionnelle, la Cour n’était pas à bon droit saisie de la demande de jugement déclaratoire sur la non-constitutionnalité des art. 48 et 52 de la Loi sur l’immigration — Les dispositions attaquées n’enfreignaient pas les principes de justice fondamentale — Une demande d’établissement pour des motifs d’ordre humanitaire fondée sur l’art. 114(2) de la Loi sur l’immigration accorde aux demandeurs non reconnus du statut de réfugié des garanties procédurales suffisantes pour satisfaire aux principes de justice fondamentale.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Procédures criminelles et pénales — L’agente d’expulsion avait pris des arrangements de voyage en vue du renvoi des requérants au Chili — Durant leur séjour au Canada, ils avaient fait connaître des violations des droits de la personne commises par des officiers supérieurs de la police chilienne — Ils craignaient de subir un préjudice grave, et même d’être tués, s’ils retournaient au Chili — En l’absence d’un avis d’une question constitutionnelle, la Cour n’était pas à bon droit saisie de la demande de jugement déclaratoire sur la non-constitutionnalité des art. 48 et 52 de la Loi sur l’immigration — Même si l’art. 12 de la Charte s’applique au processus de renvoi, il n’est pas enfreint lorsqu’une évaluation du risque a été effectuée en vertu des dispositions de la Loi et du Règlement — Il n’y a pas eu d’évaluation du risque actuel en l’espèce — Il y avait des éléments de preuve non admissibles fournis par les deux parties sur la question — Le renvoi des requérants a été suspendu jusqu’à ce qu’une décision soit rendue concernant les demandes d’établissement pour des motifs d’ordre humanitaire fondées sur l’art. 114(2) de la Loi sur l’immigration.
Pratique — Affidavits — Contrôle judiciaire de la décision d’une agente d’expulsion d’exécuter les mesures d’expulsion forçant les requérants à retourner au Chili — Les affidavits contenus dans le dossier de la demande et concernant l’avis d’expert médical au sujet des enfants des requérants, la situation des droits de la personne au Chili et une traduction d’articles de journaux n’étaient pas admissibles — Des faits contenus dans les affidavits n’étaient pas connus de l’agente d’expulsion — La Cour est liée par le dossier déposé devant un office fédéral — Bien qu’il fût difficile de qualifier la mesure prise par l’agente d’expulsion de décision d’un tribunal, le dossier regroupant les éléments dont était saisie l’agente d’expulsion était le fondement approprié de la preuve.
Droit administratif — Contrôle judiciaire — Certiorari — Contrôle judiciaire de la décision d’une agente d’expulsion d’exécuter les mesures d’expulsion forçant les requérants à retourner au Chili — La décision de l’agente était simplement administrative — Elle n’était pas susceptible de contrôle judiciaire.
Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision d’une agente d’expulsion, dans laquelle il a été statué que les mesures d’expulsion prises contre les requérants, les forçant à retourner au Chili, devaient être exécutées le 13 février 1996. Les requérants, qui sont citoyens chiliens, étaient des demandeurs non reconnus du statut de réfugié résidant depuis longtemps au Canada. Ils avaient reçu l’approbation de principe qu’ils pourraient obtenir le droit d’établissement au Canada, approbation qui avait été révoquée par la suite. Ils avaient également obtenu le droit d’établissement au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire et ensuite des permis ministériels, qui n’avaient pas été renouvelés après 1988. Des mesures d’expulsion ont été prises contre les requérants en 1989. Une demande de contrôle judiciaire des mesures d’expulsion a été rejetée en 1990, et l’appel a été rejeté, presque cinq ans plus tard, en 1995. L’autorisation de pourvoi devant la Cour suprême du Canada a été refusée le 11 janvier 1996. L’ordonnance d’expulsion a fait l’objet d’une suspension jusqu’à ce que la présente demande de contrôle judiciaire soit définitivement réglée. Les requérants craignaient de retourner au Chili, parce que, depuis qu’ils sont au Canada, ils ont contribué à faire connaître les violations des droits de la personne commises par des officiers supérieurs de la police chilienne. Ils craignaient de subir un préjudice grave, et même que leur vie soit en danger, s’ils tombaient aux mains de leurs anciens collègues et des amis des officiers qui avaient ainsi été impliqués.
Les questions en litige étaient les suivantes : 1) les affidavits contenus dans le dossier de la demande des requérants devraient-ils être radiés; 2) les articles 7 et 12 de la Charte trouvent-ils application quand un agent d’expulsion s’occupe des préparatifs de voyage pour qu’une personne retourne dans un pays donné aux termes d’une mesure d’expulsion; et 3) une réparation juste et appropriée en l’espèce peut-elle être obtenue sous le régime de l’article 44 de la Loi sur la Cour fédérale.
Jugement : l’exécution des mesures d’expulsion est suspendue jusqu’à ce qu’une décision soit rendue concernant les demandes d’établissement fondées sur le paragraphe 114(2) de la Loi sur l’immigration.
1) Les affidavits concernant l’avis d’expert médical au sujet des enfants des requérants, la situation des droits de la personne au Chili et une traduction d’articles de journaux n’étaient pas admissibles. Les faits contenus dans les affidavits n’étaient pas connus de l’agente d’expulsion quand elle a réservé les billets d’avion des requérants à destination du Chili. En général, la Cour est liée par le dossier déposé devant un office fédéral. On ne peut même pas faire d’analogie entre le type d’entrevue qui a eu lieu avec un agent d’expulsion et le type d’audience à l’égard de laquelle, dans une procédure de contrôle judiciaire, la Cour est strictement liée par le dossier dont le tribunal était saisi. La mesure administrative prise par l’agente d’expulsion pour réserver les billets d’avion en l’espèce n’était nullement comparable à la fonction d’expert et d’arbitre de la CISR. L’entrevue avec l’agente d’expulsion constituait simplement une fonction administrative, au cours de laquelle les requérants ont été informés de la procédure d’expulsion, et au cours de laquelle les arrangements de voyage ont été pris. Il ne s’agissait pas d’une fonction de décision. Bien qu’il fût difficile de qualifier la mesure prise par l’agente d’expulsion de décision d’un tribunal, le fondement approprié de la preuve était le dossier regroupant les éléments dont était saisi le tribunal, c’est-à-dire l’agente d’expulsion.
2) En l’absence d’un avis d’une question constitutionnelle, la Cour ne pouvait valablement être saisie de la demande de jugement déclaratoire sur la non-constitutionnalité des articles 48 et 52 de la Loi sur l’immigration au motif que ce renvoi constituerait une violation du droit des requérants qui est garanti par l’article 12 de la Charte, savoir le droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités.
Même si l’article 12 s’applique aux procédures d’expulsion, il n’est pas enfreint dans des situations où une évaluation du risque a été effectuée en vertu des dispositions de la Loi ou du Règlement. Toutefois, il n’y avait pas eu d’évaluation du risque en l’espèce. De nouveaux faits s’étaient produits depuis 1994, relativement à la question du risque, mais les requérants n’avaient pas demandé que leurs revendications du statut de réfugié soient réexaminées. Il y avait donc une question de risque actuel, et beaucoup d’éléments de preuve non admissibles fournis par les deux parties sur cette question. Ce n’était pas à la Cour qu’il incombait de déterminer la situation qui existe dans un pays, afin que cette évaluation du risque soit faite.
Les dispositions attaquées n’enfreignaient pas les principes de justice fondamentale. En outre, les garanties procédurales accordées aux demandeurs non reconnus du statut de réfugié par voie d’une demande fondée sur le paragraphe 114(2) sont suffisantes pour satisfaire aux principes de justice fondamentale enchâssés à l’article 7 de la Charte. Mais, il n’y a rien dans la Loi ou le Règlement qui empêche l’expulsion d’un demandeur non reconnu du statut de réfugié avant qu’une décision soit prise sur l’un ou l’autre des types de demandes.
Une demande d’admission au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire fondée sur le paragraphe 114(2) est le moyen d’examiner les préoccupations des requérants concernant les événements qui peuvent avoir entraîné un changement de situation du fait de l’ajout d’un élément de risque. L’existence de ce moyen fait en sorte que la procédure qu’ont suivie les requérants respecte les principes de justice fondamentale. Si les requérants refusent d’utiliser les outils qui sont à leur disposition, il ne peut y avoir déni de justice fondamentale.
3) En vertu des articles 18, 50 et 18.2 de la Loi sur la Cour fédérale, la Cour avait compétence pour rendre une ordonnance interdisant au ministre d’expulser les requérants tant que l’issue des demandes de droit d’établissement pour des motifs d’ordre humanitaire fondées sur le paragraphe 114(2) ne serait pas connue.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7, 12, 24(1).
Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 52.
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4), 18.1 (édicté, idem, art. 5), 18.2 (édicté, idem), 44, 50.
Loi sur l’Immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 32.1(6)c) (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 12; L.C. 1992, ch. 49, art. 23), 37 (mod., idem, art. 26), 48, 52 (mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 30, art. 7; L.C. 1992, ch. 49, art. 42), 82.1 (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 19; L.C. 1992, ch. 49, art. 73); 114(2) (mod., idem, art. 102).
Règlement sur l’immigration de 1978, DORS/78-172.
Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règle 1700.
Règles de 1993 de la Cour fédérale en matière d’immigration, DORS/93-22, Règle 17.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
Barrera c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 2 C.F. 3 (1992), 99 D.L.R. (4th) 264; 18 Imm. L.R. (2d) 81; 151 N.R. 28 (C.A.); Sinnappu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] 2 C.F. 791 (1997), 126 F.T.R. 29 (1re inst.); Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519; (1993), 107 D.L.R. (4th) 342; [1993] 7 W.W.R. 641; 56 W.A.C. 1; 82 B.C.L.R. (2d) 273; 34 B.C.A.C. 1; 85 C.C.C. (3d) 15; 24 C.R. (4th) 281; 158 N.R. 1.
DISTINCTION FAITE AVEC :
Nguyen c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 1 C.F. 696 (1993), 100 D.L.R. (4th) 151; 14 C.R.R. (2d) 146; 18 Imm. L.R. (2d) 165; 151 N.R. 69 (C.A.); Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711; (1992), 90 D.L.R. (4th) 289; 2 Admin. L.R. (2d) 125; 72 C.C.C. (3d) 214; 8 C.R.R. (2d) 234; 16 Imm. L.R. (2d) 1; 135 N.R. 161; Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 R.C.S. 779; (1991), 84 D.L.R. (4th) 438; 67 C.C.C. (3d) 1; 8 C.R. (4th) 1; 129 N.R. 81.
DÉCISIONS EXAMINÉES :
Rahi c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] F.C.J. no 212 (C.A.) (QL); Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] A.C.F. no 471 (1re inst.) (QL); Owusu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] F.C.J. no 1505 (1re inst.) (QL); Asafov c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] F.C.J. no 713 (1re inst.) (QL); Orelien c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 C.F. 592 (1991), 15 Imm. L.R. (2d) 1; 135 N.R. 50 (C.A.); Rizzo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1997), 125 F.T.R. 269 (C.F. 1re inst.); Gittens (In re), [1983] 1 C.F. 152 (1982), 137 D.L.R. (3d) 687; 68 C.C.C. (2d) 438; 1 C.R.R. 346 (1re inst.).
DÉCISIONS CITÉES :
Naredo et Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, Re (1981), 130 D.L.R. (3d) 752; 40 N.R. 436 (C.A.F.); Naredo et Arduengo c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1990), 37 F.T.R. 161; 11 Imm. L.R. (2d) 92 (C.F. 1re inst.); Naredo et Arduengo c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1995), 184 N.R. 352 (C.A.F.); autorisation de pourvoi devant la C.S.C. refusée [1996] 1 R.C.S. viii; Lemiecha et al. c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 72 F.T.R. 49; 24 Imm. L.R. (2d) 95 (C.F. 1re inst.); Franz c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1994), 80 F.T.R. 79 (C.F. 1re inst.); Shchelkanov c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1994), 76 F.T.R. 151 (C.F. 1re inst.).
DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision d’une agente d’expulsion d’exécuter les mesures d’expulsion prises contre les requérants les forçant à retourner au Chili. L’exécution des mesures d’expulsion a été suspendue jusqu’à ce qu’une décision soit rendue concernant les demandes d’établissement fondées sur le paragraphe 114(2) de la Loi sur l’immigration.
AVOCATS :
Barbara L. Jackman pour les requérants.
Cheryl D. E. Mitchell pour l’intimé.
PROCUREURS :
Jackman & Associates, Toronto, pour les requérants.
Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par
Le juge Cullen : Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, fondée sur l’article 82.1 de la Loi sur l’immigration [L.R.C. (1985), ch. I-2 (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 19; L.C. 1992, ch. 49, art. 73)], de la décision d’une agente d’expulsion (l’agente), Mme P. Davidson, qui a été communiquée aux requérants le 22 janvier 1996, et dans laquelle elle a statué que les mesures d’expulsion prises contre les requérants, les forçant à retourner au Chili, pays dont ils ont la nationalité, devaient être exécutées le 13 février 1996.
Les requérants demandent les redressements suivants dans cette demande de contrôle judiciaire :
1) que la Cour annule la décision de l’agente d’expulsion;
2) que la Cour déclare que les articles 48 et 52 [mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 30, art. 7; L.C. 1992, ch. 49, art. 42] de la Loi sur l’immigration, qui constituent le fondement législatif du renvoi des requérants au Chili, sont inopérants en vertu de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]], au motif que ce renvoi constituerait une violation du droit des requérants qui est garanti par l’article 12 de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985) appendice II, no 44]], savoir le droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités, compte tenu de la situation qui existe actuellement au Chili; et
3) que la Cour enjoigne à l’intimé, aux termes du paragraphe 24(1) de la Charte, de ne pas renvoyer les requérants au Chili tant et aussi longtemps qu’ils risquent d’y être exposés à des traitements cruels et inusités.
LES FAITS
Les requérants sont citoyens chiliens. Ils sont arrivés au Canada le 28 février 1978, et y sont demeurés depuis. Ils ont deux enfants, de 18 et 16 ans, qui sont nés au Canada et qui sont citoyens canadiens.
Les requérants ont revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention dès leur arrivée au Canada. Ces revendications ont été refusées en vertu des politiques d’immigration antérieures à 1978, et elles ont ensuite été réexaminées en vertu des mesures législatives adoptées en 1978. Les revendications ont de nouveau été refusées le 17 juillet 1979. Puis elles ont été réexaminées par la Commission d’appel de l’immigration, et encore une fois refusées. La Cour d’appel fédérale a ensuite renvoyé les revendications à la Commission d’appel de l’immigration pour réexamen [Naredo et Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, Re (1981), 130 D.L.R. (3d) 752].
Le 22 juin 1982, les requérants ont retiré leurs revendications du statut de réfugié devant la Commission d’appel de l’immigration, après avoir reçu l’approbation de principe qu’ils pourraient obtenir le droit d’établissement au Canada en vertu du programme de visa en faveur des Chiliens. L’approbation de principe relative au droit d’établissement a été révoquée environ un an plus tard, et cette décision a été réexaminée par le ministre de l’Immigration (ci-après le ministre). Plus d’un an après, le ministre a confirmé la révocation. Le 25 juin 1984, la Commission d’appel de l’immigration a autorisé le rétablissement des revendications afin que celles-ci soient réexaminées. Les demandes de réexamen ont abouti à un nouveau refus en avril 1985. Les requérants ont ensuite présenté une demande de contrôle judiciaire devant la Cour d’appel fédérale.
Les requérants ont obtenu le droit d’établissement au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire en avril 1986, et des permis ministériels leur ont été délivrés. Ils ont retiré leur demande de contrôle judiciaire en septembre 1986, parce qu’on leur avait dit que cela était nécessaire pour que leur demande d’établissement soit traitée. Le 13 novembre 1986, le traitement des demandes d’établissement des requérants a été suspendu.
En décembre 1988, le ministre a avisé les requérants que leurs permis ministériels, renouvelés périodiquement depuis 1986, ne le seraient plus, et qu’ils devraient quitter le Canada au plus tard le 28 février 1989. Des mesures d’expulsion ont été prises contre les requérants le 28 mars 1989. Les requérants en ont demandé le contrôle judiciaire. La demande de contrôle judiciaire a été rejetée par cette Cour en juillet 1990 [Naredo et Arduengo c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1990), 37 F.T.R. 161 (C.F. 1re inst.)].
Cette décision a fait l’objet d’un appel devant la Cour d’appel fédérale [(1995), 184 N.R. 352], mais l’appel n’a été entendu que près de cinq ans plus tard. L’appel a été rejeté le 6 juin 1995, confirmant donc la légalité des mesures d’expulsion. L’autorisation de pourvoi devant la Cour suprême du Canada a été refusée le 11 janvier 1996 [[1996] 1 R.C.S. viii].
L’ordonnance d’expulsion prise contre les requérants, qui devait être exécutée le 13 février 1996, a fait l’objet d’une suspension en vertu d’une ordonnance de la Cour jusqu’à ce que la présente demande de contrôle judiciaire soit définitivement réglée.
Les requérants déclarent qu’ils craignent de retourner au Chili, à l’heure actuelle, principalement parce que, depuis qu’ils sont au Canada, ils ont contribué à faire connaître les violations des droits de la personne commises par la police chilienne, la DICAR (Direccion de Inteligencia de Carabineros). Avant d’arriver au Canada, les requérants étaient membres de la direction de la sécurité de la DICAR. La requérante a démissionné du poste qu’elle occupait dans la junte militaire répressive du général Pinochet. Le contre-interrogatoire sur l’affidavit de la requérante, en date du 22 août 1996, révèle que le requérant a été expulsé de la DICAR en 1977, pour avoir détruit des dossiers. En 1993 et 1994, les requérants ont rencontré au Canada des agents d’une unité judiciaire spéciale de la police chilienne et de la section Interpol du Chili, pour les aider à mener des enquêtes sur les abus des droits de la personne commis au Chili pendant que les requérants étaient membres de la DICAR. Les requérants allèguent qu’ils ont signé sous serment des déclarations impliquant des officiers supérieurs de la police chilienne dans des cas de violations des droits de la personne, en sachant que ces déclarations seraient utilisées dans les poursuites intentées contre ces officiers. Les requérants allèguent que leur collaboration avec l’unité judiciaire a récemment été rendue publique au Canada et au Chili; l’intimé nie ce fait.
Les requérants prétendent que la police chilienne les considère comme des traîtres. Ils croient que s’ils retournent au Chili pour témoigner contre des officiers supérieurs, ils seront assassinés. D’après leurs dépositions, bien que le gouvernement ait changé au Chili, le général Pinochet est toujours chef des forces armées, et ses officiers continuent de faire partie de l’armée et de la police. Des rapports d’Amnistie Internationale indiquent que la police chilienne est la principale responsable de bon nombre des cas de tortures signalés au Chili aujourd’hui. Les requérants craignent de subir un préjudice grave, et même que leur vie soit menacée, s’ils tombent aux mains de leurs anciens collègues et des amis des officiers.
La police judiciaire chilienne a indiqué qu’elle aimerait que les requérants retournent au Chili pour témoigner en personne, et elle a promis de les protéger pendant qu’ils témoigneront. Les requérants sont disposés à témoigner. Toutefois, comme la protection de la police ne leur sera assurée que pendant un court laps de temps, ils craignent pour leur sécurité s’ils doivent demeurer au Chili au-delà de cette période. Les requérants soutiennent que la GRC a effectué une enquête à leur sujet en 1986 et qu’elle a conclu, à cette époque, que la vie des requérants serait en danger au Chili. L’intimé prétend qu’il n’y a pas de preuve à cet effet.
L’intimé a fourni certains détails déplaisants au sujet des activités des requérants pendant qu’ils étaient membres de la DICAR. Et bien qu’il soit vrai que le statut de réfugiés au sens de la Convention leur a été refusé à plusieurs reprises, il faut se rappeler qu’aucun des requérants n’a été reconnu comme criminel de guerre. Les mesures d’expulsion dont ils font l’objet n’ont pas été prises à cause d’une activité criminelle quelconque, mais parce que leurs permis ministériels ont expiré, les laissant sans aucun statut au Canada.
J’ai entendu la présente affaire à Toronto le 22 janvier 1997 et j’ai réservé ma décision. Le 25 mars 1997, j’ai donné des directives aux deux avocats pour qu’ils présentent des observations fondées sur l’article 44 de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7] et pour déterminer s’il serait dans l’intérêt de la justice de suspendre l’exécution des mesures d’expulsion, en attendant l’issue d’une demande de droit d’établissement fondée sur le paragraphe 114(2) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 102] de la Loi sur l’immigration. J’ai pris cette initiative après avoir lu l’article 44 et avoir conclu qu’aucune des parties n’avait eu la possibilité de faire des observations sur l’application possible de cet article au cas en l’espèce.
Depuis la délivrance des ordonnances d’expulsion en 1989, les requérants n’ont jamais présenté, à la connaissance de la Cour, de demande en vertu du paragraphe 114(2) de la Loi sur l’immigration afin d’être autorisés à demeurer au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire.
LES QUESTIONS EN LITIGE
Dans une demande de contrôle judiciaire de cette nature, la question est toujours de savoir si une erreur susceptible de révision a été commise aux termes de l’article 18.1 [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5] de la Loi sur la Cour fédérale. L’agente d’expulsion a-t-elle outrepassé sa compétence? A-t-elle agi de façon abusive? Arbitraire? Déraisonnable? A-t-elle commis une erreur de droit? Pour se prononcer sur ce point, il faut examiner les questions suivantes :
1. L’article 12 de la Charte, qui assure une protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités, ou l’article 7 de la Charte, qui garantit le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne, trouvent-ils application quand un agent d’expulsion s’occupe des préparatifs de voyage pour qu’une personne retourne dans un pays donné aux termes d’une mesure d’expulsion?
2. Existe-t-il une réparation juste et appropriée en l’espèce, conformément à l’article 44 de la Loi sur la Cour fédérale?
3. L’affidavit de Martha Lee, en date du 21 février 1996, l’affidavit du Dr Félix Yaroshevsky, en date du 26 janvier 1996, et l’affidavit de Tamara Toledo, en date du 3 août 1996, contenus dans le dossier de la demande des requérants, doivent-ils être radiés?
ANALYSE
Je traiterai tout d’abord de la dernière question. L’affidavit du Dr Yaroshevsky contient son avis d’expert médical au sujet des enfants des requérants. L’affidavit de Mme Lee concerne ses recherches documentaires au sujet de la situation des droits de la personne au Chili, et particulièrement de la situation ayant trait aux poursuites intentées contre les officiers du gouvernement chilien qui auraient violé les droits de la personne au Chili sous le régime militaire du général Pinochet. L’affidavit de Mme Toledo renferme une traduction de certains articles de journaux.
L’intimé fait valoir que la Cour ne devrait pas être saisie de ces affidavits dans une instance contestant une mesure prise par l’agente d’expulsion, parce que les faits contenus dans les affidavits n’étaient pas connus de l’agente d’expulsion quand elle a réservé les billets d’avion des requérants à destination du Chili le 22 janvier 1996. L’intimé soutient que, dans une procédure de contrôle judiciaire, la Cour est liée par le dossier dont était saisi le tribunal au moment de la décision. Par conséquent, la seule preuve appropriée dont est saisie la Cour est le dossier du tribunal établi conformément à la Règle 17 des Règles de 1993 de la Cour fédérale en matière d’immigration [DORS/93-22]. Les requérants ne peuvent donc s’appuyer sur les faits exposés dans la preuve documentaire déposée au moyen de ces affidavits.
Les requérants soutiennent que ces affidavits ont été soumis à la Cour de façon appropriée parce qu’il s’agit d’une demande en vue d’obtenir un jugement déclaratoire.
Analyse
Tout d’abord, je traiterai de l’affidavit du Dr Yaroshevsky concernant les enfants des requérants. Étant donné que ces enfants n’ont pas été constitués parties par la nomination d’un tuteur à l’instance, aux termes de la Règle 1700 [des Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663], l’avis psychiatrique qui les concerne n’est pas admissible. Les préoccupations au sujet des enfants seront examinées de façon plus appropriée dans le cadre d’une demande fondée sur le paragraphe 114(2) de la Loi, faisant intervenir des motifs d’ordre humanitaire.
Concernant les deux autres affidavits contestés, la jurisprudence indique clairement que la Cour est liée par le dossier déposé devant un office fédéral[1]. Dans l’arrêt Rahi c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] F.C.J. no 212 (C.A.) (QL), le juge MacGuigan, J.C.A. a rejeté une demande de prorogation de délai en vue du dépôt d’un affidavit supplémentaire. La décision Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] A.C.F. no 471 (1re inst.) (QL), est une affaire semblable. Dans la décision Owusu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 1505 (1re inst.) (QL), le juge Reed a refusé d’examiner de nouveaux éléments de preuve dont n’avait pas été saisie la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR). Au paragraphe 2 de cette décision, le juge Reed tient les propos pertinents suivants :
En ce qui concerne les preuves nouvelles, je ne pense pas être en droit de les examiner, ou de renvoyer la demande pour nouvelle audition afin que la Commission puisse les prendre en considération. Elles ne pourront être examinées que dans le cadre d’un recours non juridique fondé sur des raisons d’ordre humanitaire, lequel constitue la soupape de sûreté lorsqu’il y a des preuves de ce genre.
Dans la décision Asafov c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] F.C.J. no 713 (1re inst.) (QL), le juge Nadon fait observer que la demande visant à verser au dossier de nouveaux éléments de preuve dont n’était pas saisie la CISR quand elle a rendu sa décision aurait pour effet de convertir la procédure de contrôle judiciaire en une procédure d’appel.
Ce qui pose problème en l’espèce, c’est de savoir exactement quelle ou quelle partie de quelle décision fait ou devrait faire l’objet du contrôle par la Cour. La jurisprudence a déjà décidé que la constitutionnalité de la délivrance d’une mesure d’expulsion ne peut être attaquée, mais qu’il existe une possibilité que la constitutionnalité de l’exécution d’une telle mesure puisse l’être. Toutefois, qui décide d’exécuter l’ordonnance d’expulsion? De toute évidence, ce n’est pas l’agent d’expulsion, qui s’est tout simplement occupé des préparatifs de voyage nécessaires à l’exécution de ladite ordonnance. Si c’est véritablement la décision de l’agent d’expulsion qu’il faut contester, alors il ne fait aucun doute que les affidavits précités ne sont pas admissibles devant la Cour. Je crois que la décision de l’agente d’expulsion (si on peut même la qualifier de « décision ») n’est pas véritablement la décision qui est soumise à notre examen en l’espèce. Toutefois, c’est la façon dont la question a été formulée par l’avocat, et je me prononcerai sur cette question.
Les requérants contestent la décision de l’agente d’expulsion dans le sillage des arrêts Nguyen [Nguyen c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 1 C.F. 696 (C.A.)] et Barrera [Barrera c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 2 C.F. 3 (C.A.)] (analysés plus loin), qui font ressortir que la question du risque qui existe dans le pays vers où les requérants sont expulsés, combinée à l’application des articles 7 et 12 de la Charte, ne peut être soulevée tant qu’une décision de renvoyer une personne vers un pays particulier n’a pas été réellement prise; c’est-à-dire tant que les préparatifs de voyage n’ont pas été faits. Cette stratégie ouvre techniquement la voie à une contestation constitutionnelle. Toutefois, je ne crois pas que ce soit la décision de l’agente d’expulsion qui doive être contestée à cet égard, étant donné qu’il s’agit simplement d’une décision administrative.
Je ne crois pas que le type d’entrevue qui a lieu avec un agent d’expulsion soit même semblable au type d’audience à l’égard de laquelle, dans une procédure de contrôle judiciaire, la Cour est strictement liée par le dossier dont le tribunal était saisi. La mesure administrative prise par l’agente d’expulsion pour réserver les billets d’avion en l’espèce n’est nullement comparable à la fonction d’expert et d’arbitre de la CISR. L’entrevue avec l’agente d’expulsion constitue simplement une fonction administrative, au cours de laquelle les requérants ont été informés de la procédure d’expulsion, et au cours de laquelle les arrangements de voyage ont été pris. Manifestement, il ne s’agit pas d’une fonction de décision.
Les requérants demandent un jugement déclaratoire, ayant trait à la décision du « tribunal » que constitue l’agente d’expulsion. Bien que j’aie de la difficulté à qualifier la mesure prise par l’agente d’expulsion de décision d’un tribunal, le fondement approprié de la preuve est néanmoins le dossier regroupant les éléments dont était saisi le tribunal, c’est-à-dire l’agente d’expulsion. Si la Cour devait entendre de nouveaux éléments de preuve dont n’était pas saisie l’agente d’expulsion, cela aurait pour effet de convertir la procédure de contrôle judiciaire en une procédure d’appel. Par conséquent, non seulement les affidavits précités déposés au nom des requérants sont-ils inadmissibles, mais il en est de même de l’affidavit de Janice Rodgers, concernant la situation qui existe au Chili, qui a été déposé au nom de l’intimé.
Ayant réglé les questions préliminaires concernant la preuve, je peux maintenant aborder les questions de fond soulevées en l’espèce. Il faut tout d’abord examiner brièvement le régime législatif régissant la situation des requérants au Canada.
Le régime législatif : qui a le droit d’entrer et de demeurer au Canada?
Dans la décision récente Sinnappu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] 2 C.F. 791 (1re inst.) (ci-après Sinnappu), le juge McGillis a énoncé succinctement les dispositions législatives applicables dans une affaire semblable à celle dont est saisie la Cour. Il n’est pas nécessaire de récapituler les propos du juge McGillis, à l’exception de quelques points qui apporteront des précisions utiles.
L’alinéa 32.1(6)c) [édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 12; L.C. 1992, ch. 49, art. 23] de la Loi dispose qu’une mesure de renvoi conditionnel, qui peut avoir été prise pour permettre au demandeur du statut de réfugié de demeurer au Canada en attendant la décision relative à sa revendication, ne se réalise que si « la section du statut lui a refusé [au demandeur] le statut de réfugié au sens de la Convention et lui a dûment notifié le refus ». Ce n’est qu’à partir de ce moment que le demandeur à qui on a refusé le statut de réfugié n’a plus le droit de demeurer au Canada et peut être expulsé aux termes de la mesure de renvoi. Toutefois, l’article 37 [mod., idem, art. 26] confère au ministre le pouvoir discrétionnaire d’autoriser une personne à entrer ou à demeurer au Canada alors que cette personne est inadmissible aux termes d’autres dispositions de la Loi. Les requérants ont obtenu des « permis ministériels » aux termes de cet article.
Comme le juge McGillis le dit, en plus de faire valoir son appartenance à la CDNRSRC[2], un demandeur non reconnu du statut de réfugié peut présenter une demande de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire en s’appuyant sur le paragraphe 114(2) de la Loi. Une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire afin d’être exempté de l’obligation de présenter une demande de résidence permanente à l’étranger peut être présentée à n’importe quel moment et être appuyée par tous documents ou observations écrites, qui peuvent être fournis à n’importe quel moment avant que la décision soit prise.
La demande fondée sur l’article 114(2) de la Loi est plus que pertinente en l’espèce. Les lignes directrices émises par le ministère de l’Immigration (le « IE 9 ») à l’intention des agents d’immigration indiquent qu’il existe des considérations humanitaires lorsque « des difficultés inhabituelles, injustes ou indues seraient causées à la personne sollicitant l’examen de son cas » au moment de quitter le Canada[3]. Ces lignes directrices donnent des exemples de situations pouvant justifier un redressement fondé sur des considérations humanitaires, notamment l’existence de sanctions sévères ou de mauvais traitements dans le pays d’origine d’une personne. À cet égard, le paragraphe 4 de l’article 9.07 des lignes directrices est rédigé dans les termes suivants :
4) Sanctions sévères ou mauvais traitements dans le pays d’origine
a) Un examen favorable peut être justifié dans les cas où, du fait de leur situation particulière dans leur pays d’origine, des personnes pourraient faire face à des difficultés excessives si elles étaient renvoyées. Ces personnes pourraient être frappées de sanctions par le gouvernement à leur retour du fait de choses qu’elles auront pu dire ou faire pendant leur séjour au Canada, p. ex., un visiteur qui, pendant son séjour au Canada, a condamné publiquement les politiques de son gouvernement ou critiqué ouvertement les mesures répressives de celui-ci. Citons à titre d’exemple les cas de membres de délégations officielles, d’équipes sportives ou de groupes culturels qui pourront s’être prononcés contre leur gouvernement ou avoir déployé, en vue de rester au Canada, des efforts susceptibles de les exposer à des sanctions officielles à leur retour dans leur pays d’origine.
b) D’autres personnes pourront faire étudier leur demande du fait de leur situation personnelle au regard des lois et pratiques en vigueur dans leur pays d’origine. Il s’agit de personnes qui ont des motifs raisonnables de craindre de faire l’objet de mauvais traitements si elles étaient renvoyées dans leur pays d’origine. Il devrait y avoir dans ces cas de bonnes raisons de croire que la vie de la personne serait menacée dans son pays d’origine en conséquence directe de la situation politique ou sociale qui règne dans ce pays. De telles situations sont plus susceptibles de se produire dans les pays dirigés par des gouvernements répressifs ou agités par des troubles civils ou une guerre.
c) Les personnes susmentionnées, auront dans la plupart des cas, manifesté leur intention de revendiquer le statut de réfugié, et leur cas sera examiné suivant les règles relatives aux revendications du statut de réfugié …
d) L’agent doit tenir compte des faits relatifs au cas et recommander la mesure qu’il estime raisonnable compte tenu de la situation particulière du demandeur. C’est au demandeur qu’il appartient de prouver à l’agent a) qu’il existe une situation particulière dans son pays et b) que sa situation personnelle eu égard à la situation qui règne dans son pays justifie que celui-ci examine favorablement son cas grâce aux pouvoirs discrétionnaires qui lui ont été conférés.
Advenant qu’une personne présente une demande fondée sur le paragraphe 114(2) parce qu’elle risque d’encourir des sanctions sévères ou de subir de mauvais traitements, l’agent d’immigration qui examine le dossier peut prendre en considération, parmi les facteurs qu’il doit évaluer, une décision défavorable concernant une revendication du statut de réfugié.
Dans des circonstances normales, le dépôt d’une demande fondée sur le paragraphe 114(2) ne retarde pas la procédure de renvoi, compte tenu du laxisme constaté dans le processus d’application[4].
Une décision défavorable relativement à une demande fondée sur le paragraphe 114(2) peut être contestée devant la Cour fédérale.
Aux termes de l’article 48 de la Loi, une mesure de renvoi est exécutée dès que les circonstances le permettent. Les agents chargés du renvoi voient tout simplement aux préparatifs nécessaires à l’expulsion de la personne visée. Ils n’évaluent pas la situation du pays en vue de déterminer si la vie de cette personne sera menacée dans le pays vers où elle est expulsée.
Question 1 : L’article 12 de la Charte et les mesures d’expulsion
Les requérants ne contestent pas la validité de l’ordonnance d’expulsion. Ils font plutôt valoir devant la Cour que, même si l’ordonnance est valide, leur renvoi au Chili leur fait courir des risques de traitements cruels et inusités.
L’article 12 de la Charte trouve-t-il application en l’espèce?
L’expulsion, en soi, n’est pas une peine[5]. Dans la décision Gittens (In re)[6] (ci-après Gittens), le juge Mahoney, s’exprimant au nom de la Cour, déclare ceci à la page 161 :
L’exécution de toute ordonnance d’expulsion bouleverse inévitablement, dans une certaine mesure, les habitudes de vie de la personne visée et change ses projets d’avenir. Ce bouleversement peut être important, obligeant l’intéressé à se séparer de sa famille et de ses amis pour être expulsé seul et abandonné dans un milieu social, économique et politique qui lui est tout à fait inconnu. Il peut aussi n’occasionner que le simple retour à quelque chose qu’il connaît très bien. Peu importe les conséquences de l’expulsion, celles-ci ne sauraient constituer un traitement cruel et inusité à l’égard d’une personne d’âge adulte.
En qualité de norme, l’exécution d’une ordonnance d’expulsion ne peut, dans l’abstrait, constituer un traitement cruel et inusité.
Par conséquent, nous savons déjà que l’article 12 de la Charte n’est pas enfreint par l’expulsion elle-même.
Toutefois, nous ne traitons pas ici de l’expulsion dans l’abstrait.
Les décisions subséquentes dans Nguyen c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 1 C.F. 696 (C.A.) (ci-après Nguyen) et Barrera c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 2 C.F. 3 (C.A.) (ci-après Barrera) établissent une distinction entre l’exécution d’une mesure d’expulsion et la mesure d’expulsion elle-même. Dans l’arrêt Barrera, le juge MacGuigan, J.C.A., s’exprimant au nom de la Cour, fait observer que le critère employé pour déterminer si la mesure d’expulsion est exagérément disproportionnée peut être « une exigence d’équilibre ». Toutefois, le juge MacGuigan ne s’est pas prononcé sur la norme constitutionnelle applicable au « traitement cruel et inusité ». Dans le même ordre d’idées, le juge Marceau, J.C.A., exprime dans l’affaire Nguyen [aux pages 708 et 709] une opinion incidente concernant l’exécution d’une mesure d’expulsion :
Nous avons traité en l’espèce : tout d’abord, de la délivrance d’une mesure d’expulsion, et non de sa mise à exécution vers un pays précis … Je serais toutefois d’avis que le ministre violerait carrément la Charte s’il prétendait exécuter une mesure d’expulsion en forçant l’intéressé à retourner dans un pays où, selon la preuve, il sera torturé et peut-être mis à mort. Il me semble que ce serait participer à un traitement cruel et inusité au sens de l’article 12 de la Charte ou, à tout le moins, commettre un outrage aux normes publiques de la décence, en violation des principes de justice fondamentale visés à l’article 7 de la Charte. Il existe des moyens d’enjoindre au ministre de ne pas agir en violation de la Charte.
Selon cette opinion incidente, l’exécution d’une mesure d’expulsion dans la situation particulière de la personne visée peut entraîner un traitement cruel et inusité. Toutefois, la situation du requérant dans Nguyen, qui a donné lieu à cette opinion incidente, est différente de celle des requérants en l’espèce sous au moins un aspect important. On avait refusé au requérant Nguyen l’accès au système de détermination du statut de réfugié, alors qu’en l’espèce les requérants ont déjà obtenu plusieurs audiences. En outre, dans Nguyen, le juge Marceau, J.C.A., exigeait de véritables éléments de preuve attestant que le requérant « [serait] torturé et peut-être mis à mort » si M. Nguyen retournait dans son pays de citoyenneté. En l’espèce, la Cour n’est saisie d’aucun élément de preuve de ce genre ayant trait à la situation du pays.
À l’appui de la position selon laquelle l’expulsion vers un pays précis entraîne l’application de l’article 12, les requérants citent l’opinion incidente du juge Mahoney de la Cour d’appel fédérale dans Orelien c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 C.F. 592 à la page 608. Dans cet arrêt, le juge Mahoney a fait l’observation suivante : « Ce serait évidemment une question sérieuse et, j’ose l’espérer, qui relèverait des tribunaux, si le Canada devait exécuter des mesures d’expulsion dans des circonstances incompatibles avec ses obligations découlant du droit international et qui mettent en danger la vie, la liberté ou la sécurité d’autrui ». Toutefois, ces observations n’ont pas été déterminantes pour l’une des questions soulevées dans cet appel particulier.
Je pense que l’analyse la plus pertinente applicable aux faits de l’espèce est celle faite par le juge McGillis dans la décision Sinnappu, concernant l’importance de l’évaluation du risque avant l’expulsion. Le juge McGillis a statué que, même si les requérants devaient être expulsés vers un pays engagé dans une guerre civile, les droits garantis par la Charte ne seraient pas enfreints parce qu’il y avait eu une évaluation du risque dans le cadre de la procédure relative à la CDNRSRC. Ce que je retiens de la décision Sinnappu, c’est que même si l’article 12 de la Charte s’applique aux procédures d’expulsion, il n’est pas enfreint dans des situations où une évaluation du risque a été effectuée en vertu des dispositions de la Loi ou du Règlement [Règlement sur l’immigration de 1978, DORS/78-172].
Le juge McGillis conclut à la page 832 que, compte tenu des protections de nature législative qui sont accordées à un demandeur non reconnu du statut de réfugié, l’expulsion ne porterait atteinte ni au critère fondé sur la « dignité humaine » énoncé dans l’arrêt Chiarelli ni au critère de la « mesure exagérément disproportionnée » énoncé dans Barrera. À cet égard, pour ce qui concerne les droits des requérants en vertu de l’article 12, j’accepte et applique le raisonnement du juge McGillis. Toutefois, cela ne règle pas la question de l’évaluation du risque, qui n’a pas été faite en l’espèce.
En l’espèce, il y a une question de risque actuel, et beaucoup d’éléments de preuve non admissibles fournis par les deux parties sur cette question. Toutefois, est-ce à la Cour qu’il incombe de déterminer la situation qui existe dans un pays, afin que cette évaluation du risque soit faite? Je ne le pense pas.
Aux pages 832 et 833 de la décision Sinnappu, le juge McGillis a statué que, comme la question du risque n’avait pas été correctement évaluée, il était possible que l’expulsion des requérants vers le Sri Lanka violent leurs droits garantis par l’article 12. Le juge McGillis a enjoint au ministre de ne pas renvoyer les requérants avant qu’une décision soit prise concernant les demandes fondées sur le paragraphe 114(2). Je crois que le même résultat serait équitable dans les circonstances inhabituelles de l’espèce.
Question 2 : L’article 7 et les mesures d’expulsion
Dans mon analyse des questions soulevées en l’espèce relativement à l’article 7, je m’inspirerai encore fortement de l’analyse du même article effectuée par le juge McGillis dans la décision Sinnappu. Bien que la décision du juge McGillis dans cette affaire ait porté sur l’appel de la décision relative à la CDNRSRC, l’analyse concernant les droits garantis par la Charte aux demandeurs non reconnus du statut de réfugié s’applique également ici.
L’article 7 de la Charte est formulé dans les termes suivants :
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.
Dans l’arrêt Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519, le juge Sopinka expose, à la page 584, le raisonnement à suivre pour évaluer une violation alléguée du droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne, garanti par l’article 7 de la Charte :
L’article 7 comporte deux éléments d’analyse. Le premier se rapporte aux valeurs en jeu en ce qui concerne l’individu. Le second se rapporte aux restrictions éventuelles de ces valeurs sous l’angle de leur conformité avec les principes de justice fondamentale.
Les non-citoyens n’ont pas le droit absolu d’entrer ou de demeurer au Canada[7]. Dans l’arrêt Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 R.C.S. 779 (ci-après Kindler), la Cour suprême a statué que l’extradition d’une personne, même si celle-ci risquait la peine de mort, ne contrevenait ni à l’article 7 ni à l’article 12 de la Charte. Au nom de la majorité, le juge La Forest a statué que le gouvernement avait le droit et le devoir d’empêcher des étrangers d’entrer au Canada et de les en expulser s’il jugeait que cela était souhaitable. Toutefois, l’affaire Kindler peut être distinguée du cas en l’espèce parce que dans cette affaire, il avait été reconnu que l’appelant avait eu droit à un procès équitable qui avait abouti à l’imposition de la peine de mort. En l’espèce, les requérants ne prétendent pas qu’ils seront jugés et qu’on leur imposera peut-être la peine de mort à l’issue d’un procès équitable et complet. Ils soutiennent qu’ils courent le risque d’être exécutés par d’anciens collègues de la police, sans jugement régulier.
La question préliminaire à laquelle il faut répondre dans le premier élément d’analyse de l’article 7 est de savoir si les préparatifs faits par l’agente d’expulsion pour l’exécution de l’ordonnance d’expulsion vers un pays précis porte atteinte au droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne garanti par l’article 7. Si la réponse est positive, il faudra en second lieu déterminer si l’exécution de l’ordonnance priverait les requérants du droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de leur personne en violation des principes de justice fondamentale. Toutefois, je dois faire ici une pause dans mon analyse et revenir à ma conclusion dans la section antérieure concernant la nécessité d’une évaluation du risque en l’espèce. Je ne peux répondre complètement à cette question tant qu’une décision n’aura pas été rendue relativement à une demande fondée sur le paragraphe 114(2).
Le législateur était tout à fait en droit d’adopter les dispositions législatives actuelles concernant l’expulsion. Des protections adéquates ont été prévues. Les requérants se sont prévalus de bon nombre d’entre elles. En vertu des dispositions en vigueur concernant les renvois, les requérants ont eu la possibilité de faire entendre leur cause à au moins quinze reprises. Dans les circonstances, je ne peux accepter la proposition voulant que les dispositions attaquées enfreignent les principes de justice fondamentale.
En outre, je crois que les garanties procédurales accordées aux demandeurs non reconnus du statut de réfugié, comme les requérants, par voie d’une demande fondée sur le paragraphe 114(2) sont suffisantes pour satisfaire aux principes de justice fondamentale enchâssés à l’article 7 de la Charte[8]. Mais, il n’y a rien dans la Loi ou le Règlement qui empêche l’expulsion d’un demandeur non reconnu du statut de réfugié avant qu’une décision soit prise sur l’un ou l’autre des types de demandes.
En l’espèce, les requérants font l’objet d’une mesure d’expulsion parce que leur statut légal au Canada a expiré. Du point de vue de l’application de la mesure d’expulsion, les requérants se présentent devant la Cour après de nombreuses contestations et plusieurs demandes présentées devant divers tribunaux. La légalité des décisions de renvoi prises contre les requérants a toujours été maintenue. Les requérants ont eu la possibilité d’être entendus à de nombreuses occasions. Contrairement à la situation de fait dans Chiarelli, les requérants ont fait réexaminer les circonstances aggravantes ou atténuantes par plusieurs ministres. Je ne vois pas à quelle étape on aurait pu manquer aux principes de justice fondamentale dans le cas des requérants.
Où exactement peut-on constater dans le processus décisionnel qu’il y a eu violation des principes de justice fondamentale (si tant est qu’il y en a eu une)? De quelle façon a-t-on manqué à la justice fondamentale à l’égard des requérants? Les requérants font valoir qu’il y a eu violation de la Constitution parce qu’il n’y a pas de procédure d’origine administrative ou législative en vertu de laquelle les droits de la personne peuvent être évalués au regard des intérêts de l’État concernant l’exécution d’une mesure de renvoi vers un pays donné. L’argument subsidiaire allègue que les principes de justice fondamentale ne peuvent être respectés que si la Cour examine la situation des requérants au regard des intérêts de l’État dans le contexte d’une demande de jugement déclaratoire.
Il existe un moyen d’examiner les préoccupations des requérants concernant les événements qui peuvent avoir entraîné un changement de situation du fait de l’ajout d’un élément de risque. Il s’agit d’une demande d’admission au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire fondée sur le paragraphe 114(2). L’existence de ce moyen fait en sorte que la procédure qu’ont suivie les requérants respecte les principes de justice fondamentale. La Cour ne peut obliger les requérants à s’en prévaloir. Si les requérants refusent d’utiliser les outils qui sont à leur disposition, il ne peut y avoir déni de justice fondamentale.
La Loi sur la Cour fédérale : redressements possibles
Selon la décision Gittens (In re), [1983] 1 C.F. 152 (1re inst.), la Cour a compétence en vertu de l’article 18 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4] pour rendre une injonction interdisant au ministre ou à un office fédéral d’exécuter leurs fonctions légales d’une manière qui soit illégale ou ultra vires. L’article 50 de la Loi sur la Cour fédérale confère à la Cour le pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures dans toute affaire lorsque, pour quelque raison que ce soit, l’intérêt de la justice l’exige. Toute suspension ordonnée en vertu de cet article peut ultérieurement être annulée à la discrétion de la Cour. L’article 18.2 [édicté, idem, art. 5] confère à la Cour le pouvoir, dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, de prendre les mesures provisoires qu’elle estime indiquées avant de rendre sa décision définitive. En vertu de ces articles, je crois que la Cour a compétence pour rendre une ordonnance interdisant au ministre d’expulser les requérants tant que l’issue des demandes de droit d’établissement pour des motifs d’ordre humanitaire fondées sur le paragraphe 114(2) ne sera pas connue. Les faits particuliers de l’espèce, et la conclusion implicite qui se dégage de Sinnappu selon laquelle une évaluation du risque doit être effectuée avant d’expulser des demandeurs non reconnus du statut de réfugié afin de décider si l’expulsion viole les droits garantis par la Charte, exigent que la Cour en arrive à un tel résultat.
CONCLUSION
Dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, les requérants, qui sont des demandeurs non reconnus du statut de réfugié et qui résident depuis longtemps au Canada, ont contesté la validité constitutionnelle des mesures de renvoi exigeant leur expulsion vers le Chili.
Cette affaire pose un problème technique, c’est-à-dire que la décision attaquée est une décision principalement de nature administrative. Toutefois, il y a de nombreux motifs de fond à partir desquels je peux résoudre cette affaire, en contournant cette lacune.
Les requérants disent qu’ils craignent de retourner au Chili parce qu’ils pourraient être torturés ou être mis à mort sans avoir été régulièrement jugés. Toutefois, leurs revendications du statut de réfugié ont déjà été refusées. De nouveaux faits semblent s’être produits depuis 1994, relativement à la question du risque, mais les requérants n’ont pas demandé que leurs revendications du statut de réfugié soient réexaminées. Comme l’avocat des requérants l’a indiqué, il serait inutile que les requérants essaient de rétablir (encore une fois) leurs revendications du statut de réfugié vingt ans après la présentation de ces revendications, afin d’essayer d’établir qu’ils répondent toujours à la définition de réfugié au sens de la Convention. Je suis certainement d’accord pour dire que les questions ont dépassé ce stade pour ce qui concerne la situation actuelle des requérants. Considérant le temps qui s’est écoulé depuis les revendications initiales du statut de réfugié, leur réouverture n’est peut-être pas la meilleure façon de régler cette affaire.
Les requérants ont signalé une lacune potentielle dans la procédure de renvoi. Cette lacune est pertinente sur le plan constitutionnel si les requérants peuvent établir, d’après les faits, qu’ils courent le risque de subir un préjudice s’ils sont expulsés vers le Chili, un préjudice qui irait à l’encontre des normes canadiennes de dignité humaine. La décision de la Cour d’appel fédérale dans Nguyen ouvre la porte à une telle conclusion, et la décision de la Section de première instance de la Cour fédérale dans Sinnappu la confirme. Toutefois, une telle conclusion n’est pas obligatoire.
Les requérants demandent à la Cour de statuer sur la non-constitutionnalité des articles 48 et 52 de la Loi. En l’absence d’un avis d’une question constitutionnelle, la Cour n’est pas à bon droit saisie de cette question.
De toute façon, la Cour ne peut rendre une décision fondée sur la Charte compte tenu de la façon dont les requérants ont présenté leur cause. Toutefois, elle a le pouvoir d’accorder un redressement discrétionnaire sous la forme d’une ordonnance interdisant l’expulsion des requérants en attendant l’issue d’une demande fondée sur l’article 114(2) dans laquelle les droits des requérants garantis par la Charte, entre autres facteurs, seront déterminés. L’avocat des requérants fait valoir que la preuve démontre qu’en 19 années de résidence au Canada, les requérants se sont bien établis et ont mené des vies exemplaires, et qu’ils ont bien élevé leurs enfants. Ce sont des facteurs pertinents à analyser dans le cadre d’une demande d’admission au Canada fondée sur l’article 114(2) pour des motifs d’ordre humanitaire, mais pas dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire. Les requérants peuvent se prévaloir de cette procédure pour que leurs préoccupations soient examinées de façon plus appropriée.
Il faut se souvenir que le couple se trouve au Canada depuis près de 20 ans, et qu’il n’a jamais eu maille à partir avec la loi. Il semble que les requérants aient aidé les forces policières au Canada et au Chili. Ils ont réussi à obtenir des permis ministériels au Canada et ont par deux fois fait approuver en principe leur droit d’établissement au Canada. Ce sont autant d’éléments qui penchent en leur faveur. En outre, il faut tenir compte du délai extraordinairement long qui s’est écoulé avant qu’une décision de la Cour d’appel fédérale soit rendue.
La véritable question en l’espèce est de savoir si le couple devrait être autorisé à demeurer au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire, en conformité avec le paragraphe 114(2) de la Loi. L’intérêt de la justice exige que les mesures d’expulsion soient suspendues, afin de permettre le dépôt d’une demande fondée sur le paragraphe 114(2). Si cette demande n’est pas présentée dans un délai de 45 jours, la suspension sera levée.
Si les requérants déposent leurs demandes fondées sur le paragraphe 114(2) dans les 45 jours suivant la présente ordonnance—et je les encourage fortement à le faire—alors, la suspension des mesures d’expulsion sera maintenue jusqu’à la fin du traitement des demandes. Je suggérerais aux requérants, au cas où ils présenteraient une telle demande, de déposer toutes les données pertinentes, y compris la décision de l’agente d’expulsion. Une fois que la décision aura été rendue concernant les demandes fondées sur le paragraphe 114(2), la Cour pourra rendre sa décision définitive concernant la question fondée sur la Charte dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire fondée sur l’article 18. Si les requérants ont déjà obtenu le droit d’établissement à cette étape, alors l’affaire n’aura plus de raison d’être. Par ailleurs, s’il est déterminé qu’il n’y a pas suffisamment de motifs d’ordre humanitaire pour accorder le droit d’établissement aux requérants, après que le risque aura été dûment évalué, alors la suspension sera annulée et les requérants seront expulsés du Canada parce qu’ils ne pourront plus invoquer qu’il y a eu une violation des droits garantis par la Charte.
Les requérants, qui n’ont aucun droit de demeurer au Canada, ont l’obligation de poursuivre activement et énergiquement tous les moyens légaux qui sont à leur disposition afin d’obtenir un statut légal dans ce pays.
Une ordonnance sera rendue indiquant que l’exécution des mesures d’expulsion prises contre les requérants est suspendue pendant 45 jours afin de leur permettre de présenter des demandes fondées sur le paragraphe 114(2). Si ces demandes ne sont pas déposées dans ce délai, la suspension sera levée. Si elles le sont, la suspension sera maintenue jusqu’à ce qu’une décision soit rendue relativement à ces demandes, après quoi, la Cour rendra sa décision définitive dans cette affaire, si besoin est.
[1] Les causes suivantes appuient également cette proposition : Lemiecha et al. c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 72 F.T.R. 49 (C.F. 1re inst.), le juge Gibson; Franz c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1994), 80 F.T.R. 79 (C.F. 1re inst.), le juge Simpson.
[2] Le juge McGillis a conclu, dans la décision Sinnappu, que même si les requérants devaient être expulsés vers un pays où sévissait une guerre civile, leurs droits garantis par la Charte n’étaient pas enfreints étant donné qu’il y avait déjà eu une évaluation du risque à leur égard puisqu’ils faisaient partie de la catégorie des demandeurs non reconnus du statut de réfugié au Canada (CDNRSRC). Toutefois, l’existence de cette catégorie de DNRSRC n’est d’aucune utilité pour les requérants en l’espèce, étant donné que cette catégorie n’a été créée qu’en 1989, soit de nombreuses années après que les revendications des requérants eurent été refusées.
[3] IE 9, article 9.07, paragraphe 2.
[4] Voir Shchelkanov c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1994), 76 F.T.R. 151 (C.F. 1re inst.). Toutefois, dans la décision récente Rizzo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1997), 125 F.T.R. 269 (C.F. 1re inst.), le juge Muldoon a accordé un sursis à l’exécution d’une mesure d’expulsion dans une affaire où une demande fondée sur l’art. 114(2) avait été présentée. Le juge Muldoon a blâmé le ministère de l’Immigration pour ne pas avoir communiqué rapidement une décision défavorable concernant une demande d’examen pour des motifs d’ordre humanitaire présentée par le requérant. Le Ministère était saisi de la demande fondée sur l’art. 114(2) de la Loi depuis près de cinq ans.
[5] Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711, aux p. 735 et 736.
[6] [1983] 1 C.F. 152 (1re inst.).
[7] Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711.
[8] À la p. 822 de Sinnappu, le juge McGillis a statué que le régime législatif prescrit dans la Loi et le Règlement pour l’évaluation du risque ne viole pas les principes de justice fondamentale.