[1994] 2 .C.F. 640
T-2022-93
Angelo Del Zotto (requérant)
c.
Sa Majesté la Reine du chef du Canada, le ministre du Revenu national, John Edward Thompson et D. Reilly Watson (intimés)
Répertorié : Del Zotto c. Canada (1re inst.)
Section de première instance, juge McKeown—Toronto, 25 novembre 1993; Ottawa, 24 janvier 1994.
Pratique — Suspension d’instance — Demande visant à surseoir à une enquête prévue par l’art. 231.4 de la Loi de l’impôt sur le revenu — Le requérant fait l’objet d’une enquête criminelle — Action contestant l’art. 231.4 de la Loi de l’impôt sur le revenu en vertu de l’art. 24 de la Charte — Il y a une question sérieuse à trancher — Le requérant subira un préjudice irréparable si la Cour ne sursoit pas à l’ordonnance de la Cour de l’impôt — L’enquête prévue par l’art. 231.4 fait partie intégrante d’une enquête criminelle — Bien que le témoignage de vive voix ne puisse pas faire l’objet d’une inculpation, il n’en va pas de même de la preuve dérivée concernant des tiers possibles — La C.S.C. a dit plusieurs fois que la preuve dérivée et d’autres preuves sont protégées par l’art. 24 de la Charte — Le requérant ne doit pas être forcé de s’en remettre au pouvoir d’appréciation du tribunal — La balance des inconvénients penche en faveur du requérant — L’intimée a agi avec lenteur — L’enquête a été ordonnée six ans après le début de l’enquête criminelle, un an et demi après la dernière communication entre Revenu Canada et le requérant — Aucun élément de preuve n’indique que l’intimée subira un préjudice en cas de suspension de l’enquête — Vu les circonstances, l’intérêt public en matière de poursuites pénales ne l’emporte pas sur le préjudice que le requérant pourrait subir.
Pratique — Res judicata — Le requérant s’appuie sur la Charte pour contester l’art. 231.4 de la Loi de l’impôt sur le revenu devant la C.F. 1re inst. — Sa Majesté soutient que l’affaire est chose jugée car cette question relative à la Charte aurait pu être débattue antérieurement devant la C.A.F. — Aux termes de l’art. 18 de la Loi sur la Cour fédérale, c’est la Section de première instance qui a compétence pour déclarer un texte de loi inconstitutionnel — Certes, la C.A.F. aurait pu connaître de la question constitutionnelle avec l’assentiment des parties, mais en l’espèce, le requérant n’a pas scindé sa demande — Il a suivi les formalités prévues aux Règles — Les deux affaires portent sur des questions fondamentalement différentes — Les principes de la fin de non-recevoir et de la chose jugée ne s’appliquent pas dans les affaires intéressant le droit public — L’exception fondée sur les circonstances spéciales est applicable — L’action visant un jugement déclaratoire intéresse une disposition de la Loi de l’impôt sur le revenu à propos de laquelle la C.A.F. a statué qu’« un examen fondé sur la Charte s’imposait »; elle a été engagée dans les délais, avant même que la Cour d’appel fédérale ait tenu une audience ou rendu sa décision — Le requérant ne tente pas de rouvrir le débat sur une question qu’une autre juridiction a déjà tranchée — Aucun abus de procédure en pareil cas.
Compétence de la Cour fédérale — Section de première instance — La Cour est compétente pour surseoir à une ordonnance de la Cour de l’impôt fondée sur l’art. 231.4 de la Loi de l’impôt sur le revenu — Le requérant a satisfait au critère énoncé dans l’arrêt Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Limited — Bien que, dans sa déclaration, le requérant n’ait pas demandé de réparation contre l’ordonnance de la Cour de l’impôt, si la Cour ne suspendait pas l’instance, l’action perdrait tout son sens — L’art. 50(1)b) de la Loi sur la Cour fédérale et la Règle 1909 donnent à la Cour le pouvoir de « suspendre les procédures » même si elle n’en est pas saisie, et ce, indépendamment de l’art. 24 de la Charte.
Impôt sur le revenu — Pratique — Demande visant à surseoir à une enquête prévue par l’art. 231.4 de la L.I.R. — L’enquête a été ordonnée six ans après le début de l’enquête criminelle — Le M.R.N. a agi avec une certaine lenteur — Les pouvoirs en matière de fouille, de perquisition et de saisie prévus dans la Loi n’ont aucunement été exercés — En retardant un peu le commencement d’une enquête, on ne porterait pas atteinte à l’intérêt public — Une contestation de l’article 231.4 fondée sur la Charte est une question sérieuse à trancher — L’action concerne un paragraphe de la L.I.R. à propos duquel la C.A.F. a statué qu’« un examen fondé sur la Charte s’imposait » — Le requérant subira un préjudice irréparable en cas de refus de la suspension — La C.F. 1re inst. est compétente pour surseoir à l’ordonnance de la C.C.I.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 24.
Loi de l’impôt sur le revenu, S.C. 1970-71-72, ch. 63, art. 231.4 (édicté par S.C. 1986, ch. 6, art. 121).
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4), 28 (mod., idem, art. 8).
Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e Supp.), ch. 10, art. 17, 50(1)b).
Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règles 400, 600(4), 1909.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110; (1987), 38 D.L.R. (4th) 321; [1987] 3 W.W.R. 1; 46 Man. R. (2d) 241; 25 Admin. L.R. 20; 87 CLLC 14,015; 18 C.P.C. (2d) 273; 73 N.R. 341; Del Zotto, A. c. M.R.N. (1993), 93 DTC 5455 (C.A.F.); Grandview (La ville de) c. Doering, [1976] 2 R.C.S. 621; (1975), 61 D.L.R. (3d) 455; [1976] 1 W.W.R. 388; 7 N.R. 299; Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1989] 2 C.F. 38 (1re inst.); Ref. re Competition Act (1989), 62 D.L.R. (4th) 565 (C.S.C.-B.).
DISTINCTION FAITE AVEC :
Maynard v. Maynard, [1951] R.C.S. 346; [1951] 1 D.L.R. 241.
DÉCISIONS CITÉES :
Del Zotto, A. c. M.R.N. (1993), 93 DTC 5271 (C.A.F.); Haig et autres c. Canada et autre (1992), 57 F.T.R. 1 (C.F. 1re inst.); Yri-York Ltd. c. Canada (Procureur général), [1988] 3 C.F. 186 : (1988), 30 Admin. L.R. 1; 16 F.T.R. 319; 83 N.R. 195 (C.A.).
DEMANDE visant à surseoir à une ordonnance de la Cour de l’impôt. Demande accueillie.
AVOCATS :
Edward L. Greenspan, c.r., Alan D. Gold et David W. Stratas pour le requérant.
Ivan Bloom, c.r. et John Vaissi-Nagy pour les intimés.
PROCUREURS :
Greenspan, Rosenberg & Buhr, Toronto, pour le requérant.
Le sous-procureur général du Canada pour les intimés.
Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par
Le juge McKeown : Il s’agit de décider si le requérant a prouvé, suivant la prépondérance des probabilités, qu’il avait satisfait aux trois volets du critère énoncé dans l’arrêt Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110, aux pages 128 et 129, et si je suis compétent pour rendre une ordonnance sursoyant à l’ordonnance de la Cour canadienne de l’impôt.
Les tribunaux ont été particulièrement peu disposés à intervenir dans une enquête criminelle en accordant une injonction à une personne visée par une telle enquête. La requête dont je suis saisi fait jouer deux facteurs qui répondent à cette préoccupation. Premièrement, pour reprendre l’expression employée par le juge Hugessen, J.C.A. [(1993), 93 DTC 5271 (C.A.F)] dans une demande de suspension antérieure qui portait sur une demande de révision et d’annulation d’une décision de la Cour canadienne de l’impôt rendue en application du paragraphe 231.4(2) et dans laquelle était en cause une simple question d’interprétation de la Loi, le ministre a agi avec « une certaine lenteur » tant avant qu’après le commencement de l’enquête sous le régime de l’article 231.4 de la Loi de l’impôt sur le revenu [S.C. 1970-71-72, c. 63 (édicté par S.C. 1986, ch. 6, art. 121)]. Deuxièmement, cette enquête a été ordonnée plus de six ans après le début de l’enquête criminelle et près d’un an et demi après la dernière communication entre Revenu Canada et le requérant. Pendant cet intervalle, les pouvoirs en matière de fouille, de perquisition et de saisie prévus dans la Loi n’ont aucunement été exercés et l’avocat des intimés a admis qu’il n’existait pas de motifs raisonnables et probables justifiant la délivrance d’un mandat de perquisition. Je ne peux pas voir en quoi on porterait atteinte à l’intérêt public dans ces circonstances en retardant encore un peu le commencement d’une enquête. Le requérant a accepté l’application de la procédure expéditive.
Il y a une question sérieuse à trancher en l’espèce. Qu’il me suffise de me référer aux propos que le juge Hugessen, J.C.A. [(1993), 93 DTC 5455 (C.A.F.)] a tenus au sujet de la demande antérieure, fondée sur l’article 28 [Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 8)], à la page 5456 :
Dans sa plaidoirie, l’avocat du requérant a expressément refusé de contester l’article 231.4 en se fondant sur la Charte. Compte tenu du traitement réservé aux articles voisins et connexes de la Loi de l’impôt sur le revenu (Voir à ce sujet : Baron c. Canada, [1993] 1 R.C.S. 416; M.R.N. c. Kruger Inc., [1984] 2 C.F. 535), une contestation semblable s’impose. Il reste cependant qu’elle n’a pas été faite et que nous devons traiter cette affaire en tenant compte de la façon dont elle a été présentée, c’est-à-dire comme une simple question d’interprétation législative.
Les intimés soutiennent que cette question relative à la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] aurait pu être débattue devant la Cour d’appel fédérale et que l’affaire est chose jugée et constitue un abus de procédure.
La déclaration en l’espèce a été délivrée le 17 août 1993, soit plus de deux semaines avant l’audience de la Cour d’appel fédérale. Celle-ci a été informée que la question relative à la Charte faisait l’objet de la déclaration. Aux termes de l’article 18 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4] de la Loi sur la Cour fédérale, c’est la Section de première instance de la Cour fédérale qui a compétence pour déclarer un texte de loi inconstitutionnel. Certes, la Cour d’appel fédérale aurait pu connaître de la question constitutionnelle avec l’assentiment des parties ou selon une autre formalité, mais il ne s’agit pas d’un cas où le requérant aurait scindé sa demande. Il a suivi les formalités prévues aux Règles 400 et 600(4) des Règles de la Cour fédérale [C.R.C., ch. 663]. Voir aussi les motifs du juge Denault dans l’affaire Haig et autres c. Canada et autre (1992), 57 F.T.R. 1 (C.F. 1re inst.). La présente espèce est différente de l’arrêt Maynard v. Maynard, [1951] R.C.S. 346. Les deux affaires qui nous occupent portent sur des questions fondamentalement différentes, c’est-à-dire que devant la Cour d’appel fédérale, l’instance concernait l’ordonnance de la Cour de l’impôt, alors que devant la Section de première instance, elle porte sur la question de l’invalidité d’une disposition de la Loi de l’impôt sur le revenu et que tous les aspects de la disposition sont contestés.
En outre, les principes de la fin de non-recevoir et de la chose jugée ne s’appliquent pas dans les affaires intéressant le droit public. Même si ces principes s’appliquaient dans la présente espèce, l’exception fondée sur les circonstances spéciales qu’a énoncée la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Grandview (La ville de) c. Doering, [1976] 2 R.C.S. 621 est applicable. Le juge Ritchie fait mention de la règle à la page 634 :
Plus loin dans ses motifs, le juge en chef Dewar se reporte aux affaires Henderson v. Henderson ((1843), 3 Hare 100) et Ord v. Ord ([1923] 2 K.B. 432), et il cite le passage suivant tiré des motifs du vice chancelier Wigram, à la p. 115 de la première de ces deux décisions :
[traduction] … J’espère exprimer correctement la règle que s’est imposée la présente Cour quand j’affirme que si un point donné devient litigieux et qu’un tribunal compétent le juge, on exige des parties qu’elles soumettent toute leur cause et, sauf dans des circonstances spéciales, on n’autorisera pas ces parties à rouvrir le débat sur un point qui aurait pu être soulevé lors du litige, mais qui ne l’a pas été pour l’unique raison qu’elles ont omis de soumettre une partie de leur cause, par négligence, inadvertance ou même par accident. Le plaidoyer de la chose jugée porte, sauf dans des cas spéciaux, non seulement sur les points sur lesquels les parties ont en fait demandé au tribunal d’exprimer une opinion et de prononcer jugement, mais sur tout point qui faisait objectivement partie du litige et que les parties auraient pu soulever à l’époque, si elles avaient fait preuve de diligence.
À mon avis, le présent cas met en jeu des « circonstances spéciales ». La présente action visant un jugement déclaratoire intéresse une disposition de la Loi de l’impôt sur le revenu à propos de laquelle trois juges de la Cour d’appel fédérale ont statué qu’un examen fondé sur la Charte s’imposait et elle a été engagée dans les délais, avant même que la Cour d’appel fédérale ait tenu une audience ou rendu sa décision sur la question dont elle a été saisie. Il ne s’agit pas d’un cas où une partie tenterait de rouvrir le débat sur une question qu’une autre juridiction a déjà tranchée. Il ne saurait être question d’abus de procédure en pareil cas. Il y a une question sérieuse à trancher.
L’appelant subira en outre un préjudice irréparable, qui est dépeint dans un affidavit versé en preuve. Cette preuve n’a pas été récusée. Parfois, les tribunaux ont décidé que ce type d’enquête ferait partie intégrante d’une enquête criminelle éventuelle et que le préjudice en résultant serait inacceptable, comme l’a fait remarquer le juge Oppal dans l’affaire Ref. re Competition Act (1989), 62 D.L.R. (4th) 565 (C.S.C.-B.), à la p. 568 :
[traduction] Bien que le témoignage de vive voix ne puisse pas faire l’objet d’une inculpation, il n’en va pas de même de la preuve dérivée et de la preuve concernant des tiers possibles.
Voir aussi l’affaire Yri-York Ltd. c. Canada (Procureur général), [1988] 3 C.F. 186 (C.A.). Quoique la Cour suprême du Canada ait dit dans des arrêts récents que la preuve dérivée et d’autres preuves étaient protégées, ces arrêts étaient fondés sur le paragraph 24(2) de la Charte; or, le requérant ne doit pas être forcé de s’en remettre au pouvoir d’appréciation du tribunal. De toute façon, Sa Majesté ne s’est pas engagée en l’espèce à ne pas utiliser la preuve obtenue au cas où l’art. 231.4 serait déclaré inconstitutionnel.
La balance des inconvénients penche nettement en faveur du requérant. Dans la présente affaire, l’intimée n’a pas fait diligence. Aucun élément de preuve n’indique que la position de l’intimée sera affaiblie en cas de suspension d’instance. Vu les circonstances de la présente requête, l’intérêt public en matière de poursuites pénales ne l’emporte pas sur le préjudice que le requérant pourrait subir.
Je suis convaincu que l’on a satisfait aux trois volets du critère énoncé dans l’arrêt Metropolitan Stores. Je suis également convaincu d’être compétent pour surseoir à l’ordonnance de la Cour de l’impôt. Bien que, dans sa déclaration, le requérant n’ait pas demandé de réparation contre l’ordonnance de la Cour, si je ne suspendais pas l’instance, l’action perdrait tout son sens. Je m’appuie sur le raisonnement du juge Pinard dans l’affaire Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1989] 2 C.F. 38 (1re inst.). Il cite l’article 24 de la Charte et l’article 17 de la Loi sur la Cour fédérale [S.R.C. 1970 (2e Supp.), ch. 10]. Il cite aussi l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur la Cour fédérale et la Règle 1909 qui confèrent, à son avis, la compétence voulue pour statuer sur la requête, et ce, indépendamment de l’article 24 de la Charte.
Le juge Pinard ajoute ceci, à la page 47 :
L’alinéa 50(1)b) ci-dessus permet donc à la Cour de « suspendre les procédures » et celles-ci ne sont pas limitées à celles dont la Cour est saisie. Dans Commission d’énergie électrique du Nouveau-Brunswick c. Maritime Electric Company Limited, [1985] 2 C.F. 13, M. le juge Stone de la Division d’appel de cette Cour a confirmé ce point de vue, à la page 24 :
A première vue, le paragraphe 50(1) de la Loi ne se limite pas aux procédures « dont la Cour est saisie ». L’inclusion de ces mots ou de mots à cet effet, aurait, je pense, enlevé tout doute quant à l’intention du Parlement. Leur absence au paragraphe 50(1) appuie dans une certaine mesure l’argument selon lequel le Parlement entendait, en utilisant le mot « procédures » accorder le pouvoir, dans les circonstances appropriées, de surseoir également à des procédures autres que celles dont la Cour était elle-même saisie.
J’ai compétence pour rendre l’ordonnance de suspension dans l’affaire dont je suis saisi et je fais droit à la demande visant l’ordonnance de suspension.