[1994] 2 .C.F 720
A-170-93
Sa Majesté la Reine (appelante)
c.
Alan M. Schwartz (intimé)
Répertorié : Schwartz c. M.R.N. (C.A.)
Cour d’appel, juges Mahoney, Stone et McDonald, J.C.A.—Ottawa, 1er et 15 février 1994.
Impôt sur le revenu — Calcul du revenu — Appel d’une décision de la Cour de l’impôt qualifiant le montant reçu par l’intimé à la suite de la rupture de son contrat d’embauchage, non pas de revenu tiré d’un emploi, mais d’indemnité visant la perte de revenu pour services futurs, l’embarras et l’anxiété — Le juge de la Cour de l’impôt s’est fondé exclusivement sur le témoignage de l’intimé — Il a conclu que rien dans la preuve n’indiquait de quelle manière le montant de la transaction se répartissait entre le manque à gagner, d’une part, et l’embarras, l’anxiété et le désagrément, d’autre part — L’omission par le juge de la Cour de l’impôt de soupeser la preuve documentaire contradictoire constitue une erreur manifeste et dominante — Chaque fois qu’une personne reçoit, en vertu d’un droit, une indemnité au lieu d’une somme d’argent qui aurait constitué un revenu tiré d’un emploi ou d’une charge, cette indemnité est traitée de la même manière que la somme d’argent l’aurait été si l’indemnité ne l’avait pas remplacée — Lorsque le droit à l’indemnisation découle d’un acte fautif en droit, la source du droit à l’indemnisation ne doit pas être confondue avec l’acte fautif donnant lieu à l’exercice de ce droit — La source du droit de l’intimé était le contrat d’embauchage — Il s’agit d’une source de revenu visée par l’art. 3a) de la Loi de l’impôt sur le revenu.
Il s’agit d’un appel de la décision par laquelle la Cour de l’impôt a accueilli l’appel de l’intimé contre l’inclusion dans son revenu pour l’année 1989 de la somme de 360 000 $ que lui a versée The Dynacare Health Group Inc. L’intimé, associé d’un cabinet d’avocats de Toronto, a accepté une offre d’emploi de Dynacare moyennant un salaire annuel de 250 000 $ et une option d’achat d’actions. L’intimé a avisé ses associés de son intention de se retirer de la société. Dynacare a mis fin unilatéralement au contrat d’embauchage avant que l’intimé n’entre en fonction. L’intimé a quitté la société, mais a commencé à occuper un autre emploi le jour suivant à un salaire annuel de 175 000 $. À la suite de négociations au cours desquelles ont été soulevées les questions de la valeur des actions et de la perte de salaire, Dynacare a versé à l’intimé la somme de 400 000 $, dont un montant de 40 000 $ expressément imputé aux frais. L’intimé a affirmé dans son témoignage que la somme de 400 000 $ avait été plus ou moins choisie arbitrairement. Il a déclaré avoir subi de l’embarras, de l’anxiété et du désagrément en raison de la rupture du contrat. Le ministre a décidé que ce montant constituait une « allocation de retraite » et qu’il devait être inclus dans le calcul du revenu imposable en vertu du sous-alinéa 56(1)a)(ii) de la Loi de l’impôt sur le revenu. La Cour de l’impôt a statué qu’il ne s’agissait pas d’une « allocation de retraite ». En se fondant sur le témoignage de l’intimé, elle a aussi déclaré que rien dans la preuve n’indiquait de quelle manière le montant de la transaction se répartissait entre le manque à gagner relatif au salaire et à l’option d’achat d’une part, et l’embarras, l’anxiété et le désagrément d’autre part. Elle a conclu que la somme en cause ne constituait pas un revenu tiré d’un emploi, mais une indemnité visant la perte de revenu pour services futurs ainsi que l’embarras, l’anxiété et le désagrément.
Arrêt : l’appel doit être accueilli.
La conclusion de la Cour de l’impôt doit être maintenue à moins que la Cour soit tenue d’intervenir en application du critère énoncé dans l’arrêt Stein et autres c. « Kathy K » et autres (Le navire). Un tribunal d’appel a l’obligation d’examiner la preuve, mais il n’a le pouvoir de modifier les conclusions de fait du juge de première instance que s’il découvre une erreur manifeste et dominante qui a faussé ses conclusions. S’il constate une erreur de cette nature, le tribunal d’appel est tenu d’intervenir.
L’observation du juge de première instance selon laquelle « rien dans la preuve n’indiquait de quelle manière l’indemnité se répartissait entre le manque à gagner relatif au salaire et à l’option d’achat d’actions, … et l’embarras, l’anxiété et le désagrément subis » était erronée. Après avoir réexaminé la preuve, cette Cour était tenue de conclure que le juge de la Cour de l’impôt avait omis de confronter la preuve documentaire contradictoire au témoignage rendu de vive voix par l’intimé et que cette omission constituait une erreur manifeste et dominante qui a faussé son appréciation des faits. On a préféré la preuve documentaire produite au cours des négociations préalables à la transaction au témoignage que l’intimé a rendu de vive voix, à un moment où les conséquences fiscales de la transaction étaient très présentes dans son esprit. Selon la prépondérance des probabilités, la somme accordée comprenait une indemnité de 75 000 $ pour perte de salaire; une indemnité de 267 000 $ pour la perte des avantages financiers rattachés à l’option; et des dommages-intérêts de 18 000 $ pour l’embarras, l’anxiété et le désagrément subis, ce montant n’étant nullement une compensation pour une perte quelconque de revenu.
Un montant de 342 000 $ devait être inclus dans le calcul du revenu imposable de l’intimé. Cette somme de 342 000 $ n’était pas un gain fortuit. Le montant qu’une personne reçoit en vertu d’une transaction relative à une cause d’action qu’elle fait valoir ne peut pas être qualifié de gain fortuit, même s’il est inexplicablement élevé.
La règle applicable à l’indemnité versée à un commerçant pour perte de revenus doit s’appliquer aux dommages-intérêts résultant d’une rupture de contrat d’embauchage. Par conséquent, chaque fois qu’une personne reçoit, en vertu d’un droit, une indemnité au lieu d’une somme d’argent ou d’un avantage qui aurait constitué un revenu tiré d’un emploi ou d’une charge, il y a lieu de traiter cette indemnité aux fins de l’impôt de la même manière que la somme d’argent ou l’avantage l’aurait été si l’indemnité ne l’avait pas remplacé. Lorsque le droit à l’indemnisation découle d’un acte fautif en droit, la source du droit à l’indemnisation ne doit pas être confondue avec l’acte fautif donnant lieu à l’exercice de ce droit. Dans le cas de la personne qui subit un préjudice physique, la source de son droit à des dommages-intérêts est son droit de ne pas subir de blessures causées par le délit commis par quelqu’un d’autre. Ce n’est pas une source de revenu au sens de l’alinéa 3a) de la Loi de l’impôt sur le revenu. Par contre, la source du droit de l’intimé était le contrat d’embauchage, qui était une source de revenu expressément visée par l’alinéa 3a). La rupture de ce contrat, même antérieure au moment où son exécution devenait exigible, constituait l’acte fautif en droit qui a donné lieu à l’exercice du droit à des dommages-intérêts compensatoires, mais cette rupture n’en était pas la source.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi de l’impôt sur le revenu, S.C. 1970-71-72, ch. 63, art. 3a), 56(1)a)(ii) (mod. par S.C. 1980-81-82-83, ch. 140, art. 26; 1987, ch. 46, art. 15), 248(1) (mod. par S.C. 1980-81-82-83, ch. 140, art. 128; 1990, ch. 39, art. 54).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
Stein et autres c. « Kathy K » et autres (Le navire), [1976] 2 R.C.S. 802; (1975), 62 D.L.R. (3d) 1; 6 N.R. 359; Mohawk Oil Co. c. Canada, [1992] 2 C.F. 485; [1992] 1 C.T.C. 195; (1992), 92 DTC 6135; 140 N.R. 225 (C.A.); autorisation de pourvoi refusée, [1992] 2 R.C.S. viii; London and Thames Haven Oil Wharves, Ltd. v. Attwooll (Inspector of Taxes), [1967] 2 All E.R. 124 (C.A.); R. c. Manley, [1985] 2 C.F. 208; [1985] 1 CTC 186; (1985), 85 DTC 5150; 57 N.R. 364 (C.A.); autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [1986] 1 R.C.S. xi; Stubart Investments Ltd. c. La Reine, [1984] 1 R.C.S. 536; [1984] CTC 294; (1984), 84 DTC 6305; 53 N.R. 241; autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [1986] 1 R.C.S. xi.
DÉCISION MENTIONNÉE :
R. c. Cranswick, [1982] 1 C.F. 813; [1982] CTC 69; (1982), 82 DTC 6073; 40 N.R. 296 (C.A.).
APPEL de la décision (Schwartz, A. M. c. La Reine (1993), 93 DTC 555) par laquelle la Cour de l’impôt a statué que le montant versé à un contribuable pour rupture d’un contrat d’embauchage constituait une indemnité visant la perte de revenu pour services futurs ainsi que l’embarras, l’anxiété et le désagrément et qu’il ne devait pas être inclus dans le calcul de son revenu imposable. Appel accueilli.
AVOCATS :
Susan L. Van Der Hout et Elizabeth D. Chasson pour l’appelante.
Benjamin Zarnett et Carrie B. E. Smit pour l’intimé.
PROCUREURS :
Le sous-procureur général du Canada pour l’appelante.
Goodman & Goodman, Toronto, pour l’intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Mahoney, J.C.A. : Il s’agit de l’appel d’une décision publiée par laquelle la Cour canadienne de l’impôt[1] a accueilli l’appel de l’intimé contre l’inclusion, dans son revenu imposable pour l’année 1989, d’un montant de 360 000 $ que lui a versé The Dynacare Health Group Inc. dans les circonstances exposées ci-dessous. Le ministre a décidé que ce montant constituait une « allocation de retraite » selon la définition énoncée au paragraphe 248(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu [S.C. 1970-71-72, ch. 63 (mod. par S.C. 1980-81-82-83, ch. 140, art. 128; 1990, ch. 39, art. 54)] et qu’il devait être inclus dans le calcul du revenu imposable en vertu du sous-alinéa 56(1)a)(ii) [mod. par S.C. 1980-81-82-83, ch. 140, art. 26; 1987, ch. 46, art. 15]. En appel, le juge de la Cour de l’impôt a statué, à juste titre selon moi, que ce montant ne constituait pas une allocation de retraite. Il a aussi déclaré qu’il ne s’agissait pas d’un revenu d’emploi au sens de la Loi. Nous n’avons pas entendu l’intimé sur la question de l’allocation de retraite et nous sommes d’accord, pour l’essentiel, avec les motifs du jugement de la Cour d’instance inférieure à cet égard.
La preuve
En avril 1988, l’intimé a reçu une offre verbale d’embauche au poste de vice-président directeur principal de la part de Albert J. Latner, le président du conseil de Dynacare. À ce moment, l’intimé était associé dans un cabinet d’avocats de Toronto et était affecté à un travail pour le gouvernement de l’Ontario. Il a convenu d’accepter ce poste à la fin de son affectation, qui devait se terminer en novembre. En mai, il a écrit à M. Latner une lettre exposant les modalités de base de leur accord qui comprenait les stipulations pertinentes suivantes quant à la rémunération :
[traduction] 2. À titre de rémunération pour mes services, je recevrai la somme de 250 000 $ par année, de la façon dont nous conviendrons mutuellement. Je confirme qu’une fraction de ce montant sera imputée à une allocation pour voiture …
3. En sus de mon salaire, je recevrai une option d’achat d’actions totalisant 1,25 p. 100 du capital-actions existant de Dynacare (en date du présent accord). Ces actions seront des actions ordinaires sans droit de vote et seront émises au prix de 0,01 $ l’action. Je les acquerrai en trois parts égales (à la date de mon entrée en fonction ainsi qu’au premier et au deuxième anniversaire de cette date) … Les modalités détaillées de l’option seront incorporées à une convention distincte …
4. Il est entendu que tous les efforts possibles seront faits pour réduire les impôts découlant des arrangements susmentionnés et que la mise en œuvre de ceux-ci sera fondée sur des conseils fiscaux visant une utilisation optimale des avantages fiscaux, par Dynacare et moi-même.
Monsieur Latner a inscrit son accord sur cette lettre. L’intimé a ensuite avisé ses associés de son intention de se retirer à la fin de son affectation auprès du gouvernement de l’Ontario.
Le 29 septembre, Dynacare l’a informé qu’elle n’était plus en mesure de l’embaucher. Les procureurs de Dynacare lui ont écrit, le 6 octobre, pour le lui confirmer. Leur lettre reconnaissait l’obligation de Dynacare : [traduction] « Reconnaissant qu’elle est obligée envers vous ». Puis, elle faisait mention de son obligation de limiter les dommages et lui offrait la somme de 75 000 $ en échange d’une décharge totale et définitive. L’intimé a refusé cette offre et a retenu les services d’un avocat.
L’intimé a terminé son travail pour l’Ontario en janvier 1989 et s’est retiré du cabinet d’avocats le 31 janvier. Il a commencé à occuper un autre emploi le jour suivant à un salaire annuel de 175 000 $.
À la suite de discussions entre les avocats, le procureur de Dynacare a écrit à l’intimé le 13 juin 1989. Dans sa lettre, il analysait, en date du 31 mai 1988 et en regard de nombreuses opérations réalisées par la suite, la valeur des actions auxquelles l’intimé aurait eu droit s’il avait commencé à travailler pour Dynacare. La lettre conclut :
[traduction] … selon mes calculs, le droit de votre client se chiffre au plus à une somme approximative de 267 000 $ (soit la valeur de un tiers de 1,25 p. 100 des actions en date du 31 mai 1988).
Pour tenter de régler le présent litige, mon client est disposé à faire preuve de souplesse moyennant un montant de l’ordre de 267 000 $ …
En fait, il n’y avait alors aucun litige, peu importe la menace de litige qui existait. Quoi qu’il en soit, le procureur de l’intimé a répondu le 22 juin, déclarant ne pas être au courant dans une large mesure des opérations effectuées dans l’intervalle et affirmant :
[traduction] Il ne semble pas raisonnable de laisser entendre que, par le roulement effectué à l’égard de biens additionnels et l’émission d’actions additionnelles, les dirigeants avaient l’intention de diluer l’intérêt d’Alan.
3) Votre lettre ne traite pas de la question de la perte de revenus. Dans ma lettre du 5 avril 1989, je vous ai confirmé que le salaire d’Alan s’élevait à 175 000 $ par année pour deux ans. En conséquence, en sus des actions, il a droit à 75 000 $ pour perte de revenus.
J’ai reçu instruction de vous proposer une transaction pour la somme de 400 000 $, sans compter les frais, à condition que nous parvenions à régler l’affaire rapidement.
Le 21 août 1989, l’intimé et Dynacare ont passé une convention comprenant les stipulations suivantes : la reconnaissance, par Dynacare, du fait qu’elle avait mis fin unilatéralement à l’accord d’embauchage avant que l’intimé entre en fonction; une décharge mutuelle des parties quant à toute réclamation découlant de l’accord d’embauchage et l’engagement de Dynacare de payer 400 000 $ à l’intimé. Une fraction de cette somme, soit un montant de 40 000 $, était expressément imputée aux frais et n’est pas en litige.
Seul l’intimé a témoigné au procès. Voici ce que révèle son témoignage quant aux négociations qui ont suivi l’offre initiale de 75 000 $[2] :
[traduction] Q. Communément parlant, l’argent que vous avez perdu valait plus que 75 000 $?
R. Dans le sens large. Je veux dire, je pense que quand—je pense que j’estimais le montant plus élevé. Mais il y avait beaucoup d’autres facteurs en jeu. Il y avait la souffrance et l’humiliation. Il y avait l’incitation à me retirer du cabinet. Beaucoup de choses comptaient. L’argent n’en était qu’une.
Q. Et vous avez fait une contre-offre à 400 000 $?
R. C’est ça.
Q. Et vous avez calculé ce montant—j’utilise ici le terme calculé dans son sens large—en vous fondant entre autres sur la perte de l’option d’achat d’actions et la perte de revenus?
R. Je dirais que c’est vrai, dans le sens le plus large. Je sais que mon avocat et moi et, en fait, l’avocat de Dynacare, nous nous sommes débattus pour trouver une façon de fixer un chiffre qui pourrait se justifier logiquement, parce que beaucoup de facteurs étaient en jeu, comme je l’ai expliqué tantôt. D’après moi, en définitive, on n’y est jamais parvenu et on n’aurait jamais pu y parvenir et cette somme a été plus ou moins choisie arbitrairement.
Q. J’aimerais que vous sautiez à l’onglet 9, s’il-vous-plaît, M. Schwartz, aux pages 33 et 34. C’est une copie de la lettre de votre avocat?
R. Oui.
Q. Au haut de la page 34, on fait mention du fait que [traduction] « en sus des actions, il a droit à 75 000 $ pour perte de revenus ».
R. C’est bien ça.
Q. C’est donc en partie la façon dont le montant a été calculé? On en a tenu compte?
R. Comme je l’ai dit, je pense qu’on en a tenu compte, dans le sens large du terme. Ça faisait partie de tout le fatras dont on a discuté. Mais, en bout de ligne, il ne me semble pas que ça se soit avéré vraiment pertinent.
L’appréciation de la preuve par le juge de première instance
Le juge de première instance n’a cité et n’a mentionné ni l’une ni l’autre des lettres du 13 juin et du 22 juin dans ses motifs. Il n’a fait état que de l’offre initiale de 75 000 $ et de la transaction. Il traite, aux pages 556 et 557, des négociations qui se sont déroulées dans l’intervalle.
M. Schwartz a rejeté l’offre de Dynacare et a retenu les services d’un avocat. À l’époque, il exerçait toujours le droit et a continué de le faire jusqu’à ce qu’il se retire du cabinet d’avocats, soit à la fin de l’exercice du cabinet, le 31 janvier 1989. Il a terminé le travail entrepris pour le gouvernement de l’Ontario avant Noël.
Le 1er février 1989, M. Schwartz est entré en fonction dans une entreprise de conseillers en investissement.
Dans l’intervalle, les négociations avec Dynacare se poursuivaient. Le 21 août 1989, M. Schwartz et Dynacare signaient une décharge mutuelle aux termes de laquelle M. Schwartz recevait 400 000 $, dont 40 000 $ à titre de frais, Dynacare retenant 108 000 $ pour versement à Revenu Canada.
M. Schwartz a témoigné que la somme de 400 000 $ avait été [traduction] « plus ou moins choisie arbitrairement », bien que le manque à gagner relatif au salaire et à l’option d’achat d’actions ait été pris en considération. Il a déclaré que la rupture, par Dynacare, de l’accord intervenu entre eux avait été pour lui une source d’embarras, d’anxiété et de désagrément. Rien dans la preuve n’indiquait de quelle manière l’indemnité se répartissait entre le manque à gagner relatif au salaire et à l’option d’achat d’actions, d’une part, et l’embarras, l’anxiété et le désagrément subis, d’autre part.
Le témoignage de l’intimé reproduit plus haut et résumé dans le dernier paragraphe des motifs constitue, selon ce que j’ai pu constater, le seul élément de preuve sur lequel le juge de première instance a pu fonder sa conclusion déterminante quant aux faits. C’est, sans l’ombre d’un doute, le seul élément de preuve qui nous a été soumis à l’appui de sa conclusion.
La conclusion déterminante et le critère établi dans l’arrêt « Kathy K »
La conclusion déterminante du juge de première instance se trouve, à la page 562 du jugement publié.
M. Schwartz a subi un désagrément et un préjudice du fait que l’on ait décidé de se passer de ses services. Il avait donné avis de son départ au cabinet d’avocats où il était associé. Il devait commencer à chercher un emploi. M. Schwartz n’a jamais été un employé ou cadre du prétendu employeur. Une petite partie, s’il en est, des dommages-intérêts qu’il a obtenus correspond à une perte de revenus pour services futurs, et une grande partie correspond, selon la preuve, à l’embarras, à l’anxiété et au désagrément qu’il a subis.
Je crois que cette conclusion doit être maintenue à moins que la Cour ne soit tenue d’intervenir en application du critère énoncé dans l’arrêt « Kathy K »[3], dans lequel la Cour a statué, après une analyse approfondie de la jurisprudence :
On ne doit pas considérer que ces arrêts signifient que les conclusions sur les faits tirées en première instance sont intangibles, mais plutôt qu’elles ne doivent pas être modifiées à moins qu’il ne soit établi que le juge du procès a commis une erreur manifeste et dominante qui a faussé son appréciation des faits. Bien que la Cour d’appel ait l’obligation de réexaminer la preuve afin de s’assurer qu’aucune erreur de ce genre n’a été commise, j’estime qu’il ne lui appartient pas de substituer son appréciation de la prépondérance des probabilités aux conclusions tirées par le juge qui a présidé le procès.
En résumé, un tribunal d’appel a l’obligation d’examiner la preuve. Il n’a pas le pouvoir de modifier les conclusions de fait du juge de première instance à moins d’avoir découvert une erreur manifeste et dominante qui a faussé ses conclusions. Si tel est le cas, le tribunal d’appel est tenu d’intervenir.
L’observation du juge de première instance selon laquelle « rien dans la preuve n’indiquait de quelle manière l’indemnité se répartissait entre le manque à gagner relatif au salaire et à l’option d’achat d’actions, d’une part, et l’embarras, l’anxiété et le désagrément subis, d’autre part » me semble manifestement erronée. Le fait que le juge de première instance ne mentionne pas toute la preuve contradictoire relative à une conclusion de fait ne permet pas au tribunal d’appel de conclure qu’il ne l’a pas prise en considération et appréciée. Il en va tout autrement si le juge du procès affirme qu’aucune preuve contradictoire n’a été apportée alors que des éléments de preuve contradictoire lui ont été soumis. À mon avis, dans ce cas, le tribunal d’appel est tenu, après avoir réexaminé la preuve, de conclure que le juge du procès a omis de confronter la preuve documentaire contradictoire au témoignage rendu de vive voix par l’intimé et que cette omission constitue une erreur manifeste et dominante qui a faussé son appréciation des faits.
De nombreuses raisons justifient qu’on préfère la preuve documentaire produite au cours des négociations préalables à la transaction au témoignage que l’intimé a rendu de vive voix, à un moment où les conséquences fiscales de la transaction étaient très présentes dans son esprit. La précarité de la mémoire humaine en est peut-être une. Le paragraphe 4 de la lettre que l’intimé a adressée à M. Latner pour exposer les modalités de base de l’emploi proposé est reproduit plus haut. Il indique clairement que l’intimé était d’accord avec la planification des opérations en vue d’en réduire les incidences fiscales. Il n’y a rien d’irrégulier à cela. Les personnes qui connaissent le régime fiscal ont le droit, au même titre que les autres, de planifier leurs affaires en conséquence. L’intimé a rendu un témoignage intéressé. Il n’y a rien d’irrégulier à cela non plus. La vie est ainsi faite et on peut s’attendre à ce que, mis à part de rares cas de sainteté ou d’abnégation, les témoins agissent de la sorte lorsque leurs intérêts personnels, et notamment leurs intérêts financiers, sont en cause. Aucune question de crédibilité ne commande le renvoi de l’affaire à la Cour de l’impôt. Par conséquent, je crois que nous pouvons conclure que, selon la prépondérance des probabilités, la somme totale accordée comprenait une indemnité de 75 000 $ pour perte de salaire et une indemnité de 267 000 $ pour la perte des avantages financiers rattachés à l’option. Nous ne pouvons que conclure que le solde de 18 000 $ représentait des dommages-intérêts pour l’embarras, l’anxiété et le désagrément subis et qu’il ne s’agit nullement d’une compensation pour une perte quelconque de revenu.
L’imposition de la somme de 342 000 $
La disposition pertinente de la Loi de l’impôt sur le revenu se lit comme suit :
3. Le revenu d’un contribuable pour une année d’imposition, aux fins de la présente Partie, est son revenu pour l’année, déterminé selon les règles suivantes :
a) en calculant le total des sommes qui constituent chacune le revenu du contribuable pour l’année (autre qu’un gain en capital imposable résultant de la disposition d’un bien), dont la source se situe à l’intérieur ou à l’extérieur du Canada, y compris, sans restreindre la portée générale de ce qui précède, le revenu tiré de chaque charge, emploi, entreprise et bien;
Selon moi, il n’est pas nécessaire d’aller plus loin. La question qui se pose est celle de savoir si, selon la jurisprudence applicable, la somme de 342 000 $ représente un revenu tiré d’une charge ou d’un emploi.
Je ne pense pas qu’une partie quelconque du montant de la transaction puisse être qualifiée de « gain fortuit » comme le prétend l’intimé. Parmi les critères reconnus comme pertinents par la Cour, mais dont aucun ne peut être concluant, seul le critère e) semble clairement s’appliquer[4].
a) Le bénéficiaire ne possédait aucun droit d’action à l’égard de ce paiement;
b) Le bénéficiaire n’a fait aucun effort soutenu pour obtenir ce paiement;
c) Le bénéficiaire n’a ni recherché ni sollicité ce paiement de quelque façon que ce soit;
d) Le bénéficiaire ne s’attendait pas à recevoir ce paiement ni expressément, ni selon l’usage;
e) Il n’a nullement été prévu que ce paiement aurait une suite;
f) Ce paiement ne venait pas d’une source habituelle de revenus pour le bénéficiaire;
g) Ce paiement ne constituait ni la contrepartie ni la reconnaissance de biens, de services ou de quoi que ce fût, fournis ou à fournir par le bénéficiaire;
h) Il n’a pas été gagné par le bénéficiaire par suite de quelque activité ou poursuite de profit, ni de quelque autre manière.
Les quatre premiers critères n’ont, d’après leur simple libellé, aucune application en l’espèce. Les trois derniers s’appliquent uniquement si l’on fait abstraction des attentes en droit du bénéficiaire, attentes qui n’ont pu se réaliser en raison de l’acte fautif qui a donné lieu à la transaction.
Dans l’affaire Mohawk Oil Co. c. Canada[5], le juge Stone, J.C.A[6], a tranché, au nom de la Cour, la question de la transaction relative à une réclamation en dommages-intérêts lorsque le montant versé dépasse le montant maximum des dommages-intérêts stipulé dans le contrat :
On n’a soumis à la Cour aucune jurisprudence selon laquelle un paiement qui n’est pas un « gain fortuit » devrait néanmoins être traité, pour les fins de l’impôt sur le revenu, « comme un gain fortuit ».
…
À mon avis, le montant du règlement incluait nécessairement une indemnité pour les profits perdus et les dépenses faites inutilement. Cette indemnité ne peut, il me semble, être considérée comme « un gain fortuit ».
À mon avis, le montant qu’une personne reçoit en vertu d’une transaction relative à une cause d’action qu’elle fait valoir, peu importe sa nature, ne peut tout simplement pas être qualifié de gain fortuit, même s’il est inexplicablement élevé.
Dans l’affaire London and Thames Haven Oil Wharves, Ltd. v. Attwooll (Inspector of Taxes)[7], un contribuable a reçu, en vertu d’une transaction relative à une réclamation pour négligence, un montant au titre de la perte d’usage d’un bien productif de revenu. La Cour suprême du Canada a expressément déclaré, dans l’affaire Stubart Investments Ltd. c. La Reine[8], qu’on pouvait légitimement avoir recours à ce type d’arrêt pour interpréter la Loi de l’impôt sur le revenu. Après s’être référé abondamment à la jurisprudence émanant des États-Unis, de l’Australie, de l’Angleterre et du Canada, le tribunal a précisé :
… il y a des caractéristiques générales de l’interprétation des lois fiscales qu’on peut dégager des sources de droit canadiennes et des ressorts étrangers comparables.
Dans l’affaire London and Thames, le lord juge Diplock, qui portait alors ce titre, a formulé la règle suivante et a précisé comment elle devait s’appliquer.
[traduction] La question de savoir si une somme reçue par un commerçant doit être prise en compte dans le calcul des profits ou gains qu’il a tirés une année donnée de son entreprise est une question qui devrait être susceptible de recevoir une réponse faisant intervenir des critères rationnels; voilà donc ce que je pense. Je ne vois rien d’enchâssé dans la jurisprudence qui me convainque que cette question de droit, même s’il s’agit de droit fiscal, ne peut être réglée par la logique, et c’est ce que, avec une certaine témérité, je me propose d’essayer de faire.
Je commence par formuler ce que je crois être la règle applicable. Chaque fois qu’un commerçant reçoit, en vertu d’un droit, de quelqu’un d’autre, une indemnité au lieu d’une somme d’argent qui aurait été comptabilisée dans les profits réalisés au cours d’une année, dans le commerce qu’il exploitait à l’époque où il a reçu l’indemnité, il y a lieu de traiter cette indemnité pour fin d’impôt de la même manière que la somme d’argent l’aurait été si l’indemnité ne l’avait pas remplacée. La règle s’applique quelle que soit l’origine du droit du commerçant de recevoir l’indemnité. Elle peut résulter : d’une obligation directe en vertu du contrat, comme dans un contrat d’assurance; d’une obligation incidente à cause de l’inexécution d’un contrat, comme le droit à des dommages-intérêts liquidés, comme dans la clause de surestarie dans une charte-partie, ou à des dommages non liquidés; d’une obligation d’indemniser pour délit ou, comme en l’espèce, d’une obligation légale ou encore de toute autre façon dont l’obligation peut naître.
La source d’un droit a cependant un rapport avec le premier problème que pose l’application de la règle à ce cas particulier : déterminer pour quoi l’indemnité a été versée. Si la solution du premier problème est que l’indemnité a été versée parce que le commerçant n’avait pas reçu de somme d’argent, le deuxième problème est de savoir—si cette somme d’argent a été reçue par le commerçant—si elle aurait été imputée aux profits (s’il en est) de l’entreprise du commerçant au moment où elle a été reçue, c’est-à-dire si elle aurait été ce que j’appellerai par souci de brièveté un revenu tiré de cette entreprise. La source du droit à l’indemnité n’a pas de rapport avec le deuxième problème. La méthode utilisée pour établir l’indemnité dans ce cas particulier n’indique pas ce qu’elle a servi à payer; ce n’est rien de plus qu’un facteur qui aide à la solution d’un problème d’identification.
La Cour a expressément approuvé ce raisonnement et l’a, en fait, qualifié d’impératif, dans l’affaire R. c. Manley[9].
Les arrêts London and Thames et Manley traitent de l’indemnité versée à un commerçant pour perte de revenus. Je ne suis pas convaincu de l’existence d’une distinction de principe valable qui pourrait écarter l’application de cette règle aux dommages-intérêts résultant d’une rupture de contrat d’embauchage, notamment de sa rupture anticipée, une fois le libellé de cette règle modifié en conséquence. Je l’énoncerais donc ainsi :
Chaque fois qu’une personne reçoit, en vertu d’un droit, de quelqu’un d’autre, une indemnité au lieu d’une somme d’argent ou d’un avantage qui aurait constitué un revenu tiré d’une charge ou d’un emploi, il y a lieu de traiter cette indemnité aux fins de l’impôt de la même manière que la somme d’argent ou l’avantage l’aurait été si l’indemnité ne l’avait pas remplacée.
L’intimé prétendait que, étant donné qu’il n’était pas entré en fonction, le montant qui lui a été versé s’apparentait à des dommages-intérêts pour préjudice physique comprenant un montant calculé relativement à la perte de revenu d’emploi futur. La réponse à cet argument tient au rapport existant entre la source du droit au montant versé et l’identification de ce qu’il a servi à payer.
Lorsque le droit à l’indemnisation découle d’un acte fautif en droit, la source du droit à l’indemnisation ne doit pas être confondue avec l’acte fautif que le droit reconnaît comme donnant lieu à l’exercice de ce droit. Dans le cas de la personne qui subit un préjudice physique, la source de son droit à des dommages-intérêts est son droit de ne pas subir de blessures causées par le délit commis par quelqu’un d’autre. Ce n’est pas une source de revenu au sens de l’alinéa 3a) de la Loi de l’impôt sur le revenu. Par contre, la source du droit de l’intimé était le contrat d’embauchage, qui était une source de revenu expressément visée par l’alinéa 3a). La rupture de ce contrat, même antérieure au moment où son exécution devenait exigible, constitue l’acte fautif en droit qui a donné lieu à l’exercice du droit à des dommages- intérêts compensatoires, mais cette rupture n’en est pas la source.
Conclusion
À mon avis, une portion de l’indemnité reçue par l’intimé de Dynacare en 1989 doit être incluse dans le calcul de son revenu imposable pour cette année et cette portion s’élève à 342 000 $. J’accueillerais l’appel avec les dépens de l’appel et des instances inférieures, j’annulerais le jugement de la Cour canadienne de l’impôt et je renverrais la déclaration d’impôt sur le revenu de l’intimé pour l’année 1989 au ministre du Revenu national pour qu’il effectue une nouvelle cotisation en tenant compte des motifs du présent jugement.
Le juge Stone, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.
Le juge McDonald, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.
[1] (1993), 93 DTC 555 (C.C.I.)
[2] Transcription, de la p. 31, l. 10 à la p. 32, l. 24.
[3] Stein et autres c. « Kathy K » et autres (Le navire), [1976] 2 R.C.S. 802, à la p. 808.
[4] R. c. Cranswick, [1982] 1 C.F. 813 (C.A.), aux p. 818 et 819.
[5] (1992), 92 DTC 6135, aux p. 6139 et suivantes. Autorisation de pourvoi refusée, [1992] 2 R.C.S. viii.
[6] Dans le recueil DTC, on attribue erronément le jugement à l’un des juges qui y a simplement souscrit. Or, c’est bien le juge Stone, J.C.A., qui l’a rédigé comme on peut le constater dans [1992] 2 C.F. 485; (1992), 140 N.R. 225; et [1992] 1 C.T.C. 195.
[7] [1967] 2 All E.R. 124 (C.A.), aux p. 134 et suivantes.
[8] [1984] 1 R.C.S. 536, aux p. 552 à 570 et à la p. 573.
[9] [1985] 2 C.F. 208 (C.A.), aux p. 218 et 219. Autorisation de pourvoi refusée, [1986] 1 R.C.S. xi.