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[1994] 3 .C.F 38

T-1629-93

Procureur général du Canada (requérant)

c.

Simon Thwaites et Commission canadienne des droits de la personne (intimés)

et

Société canadienne du sida, Coalition des organisations provinciales ombudsman des handicapés et Conseil canadien des droits des personnes handicapées (intervenants)

Répertorié : Canada (Procureur général) c. Thwaites (1re inst.)

Section de première instance, juge Gibson—Halifax, 2 février; Ottawa, 25 mars 1994.

Droits de la personne — CCDP accueillant la plainte de discrimination portée par l’intimé, un matelot-chef VIH-positif, contre les Forces armées canadiennes, et lui accordant des dommages-intérêts substantiels — Examen de la notion d’« exigence professionnelle justifiée » — Distinction entre la discrimination directe et la discrimination indirecte — Caractère raisonnable des dommages-intérêts accordés pour perte de revenus passée et future — Opportunité d’accorder des intérêts sur le montant accordé à titre d’indemnité spéciale — Les frais engagés pour les services de l’avocat et pour l’expertise actuarielle ont été correctement inclus dans les dommages-intérêts accordés au titre des « dépenses entraînées », prévues par l’art. 53(2)c) de la Loi canadienne des droits de la personne.

Forces armées — Matelot-chef VIH-positif — Cote de sécurité déclassée à la suite d’une enquête sur l’homosexualité — Conseil de révision médicale des carrières des FAC, réuni à l’insu de l’intimé, a ordonné que ce dernier soit libéré honorablement — Grief rejeté par le chef d’état-major de la défense — Admission quant à la discrimination exercée par les FAC, qui ont traité l’intimé défavorablement pour un motif de distinction illicite : sa déficience — La défense invoquant une EPJ n’est pas fondée — On n’a fait aucune tentative d’accommodement — La Cour maintient la décision du tribunal d’accorder des dommages-intérêts substantiels.

Pratique — Frais et dépens — L’état de santé et la situation financière de l’intimé, qui est VIH-positif, ne constituent pas des « raisons spéciales » permettant d’accorder les frais en vertu de la Règle 1618, dans une instance où la demande de contrôle judiciaire présentée relativement aux dommages- intérêts accordés par le Tribunal des droits de la personne n’est pas accueillie.

L’intimé, Simon Thwaites, matelot-chef des Forces armées canadiennes (FAC), qui exerçait le métier militaire d’opérateur de capteur de l’électronique navale (presque toutes les affectations liées à ce métier étant des affectations en mer), métier pour lequel il avait reçu la formation, a porté plainte contre les FAC, alléguant qu’elles avaient commis contre lui des actes discriminatoires en mettant fin à son emploi et en restreignant ses fonctions et ses chances d’avancement pour le motif de sa déficience, nommément qu’il était « VIH-positif ». Les FAC ont appris que l’intimé était homosexuel à peu près en même temps qu’elles ont appris qu’il était VIH-positif. Le Tribunal des droits de la personne a décidé que la plainte était fondée, et il a accordé à l’intimé 147 015 $ pour perte de revenus passée et future en vertu du paragraphe 53(2) de la Loi; 5 000 $ au titre de l’indemnité spéciale prévue par le paragraphe 53(3) de la Loi, plus les intérêts sur cette somme à compter de la date de la plainte; les frais d’avocats raisonnables, y compris le coût de l’expertise actuarielle. Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de cette décision.

Il a été généralement admis qu’il y avait eu discrimination directe, les questions en litige étant : (1) Le Tribunal a-t-il commis une erreur dans l’application des principes juridiques qui doivent servir à déterminer une « exigence professionnelle justifiée » (EPJ) aux termes de l’alinéa 15a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne? (2) Le Tribunal a-t-il commis une erreur de droit en ce qu’il aurait accordé à l’intimé une réparation pécuniaire excessive aux chapitres de la perte de revenus future et de la perte de revenus passée? (3) Le Tribunal a-t-il commis une erreur de droit en ce qu’il a accordé des intérêts sur l’indemnité spéciale maximale de 5 000 $ qui a été accordée? (4) Le Tribunal a-t-il commis une erreur en ce qu’il a accordé à l’intimé les dépens raisonnables qu’il a assumés, dont les honoraires d’actuaires?

Jugement : la demande doit être rejetée.

Étant donné que les questions en litige étaient des questions de droit, la Cour devait examiner la décision du Tribunal du point de vue de sa justesse, et non en fonction de son caractère raisonnable.

(1) Sur la question de savoir si le Tribunal avait commis une erreur en appliquant les principes légaux gouvernant l’établissement d’une EPJ, la Cour est arrivée aux conclusions suivantes :

(i) En dernière analyse, le Tribunal a correctement appliqué la norme du « raisonnablement nécessaire » à l’examen de l’EPJ en question, et a déterminé, à partir des faits, que les FAC n’avaient pas réussi à établir la nécessité objective de leur EPJ.

(ii) Bien que le Tribunal ait utilisé le mot « important » relativement au « risque d’erreur humaine » pour déterminer si ce risque était suffisant pour fonder une EPJ, ceci ne constitue pas une erreur quant à la norme à appliquer, étant donné que, dans le contexte, le mot signifie simplement quelque chose qui est un peu plus grand que « faible ou négligeable ».

(iii) Que l’évaluation individuelle soit ou non obligatoire en droit pour fonder une EPJ, les FAC ont choisi de démontrer que leur EPJ était raisonnablement nécessaire en s’appuyant sur l’évaluation individuelle qui avait été faite de l’intimé. Le Tribunal se devait donc d’examiner l’évaluation individuelle, comme élément de son examen de la norme du « raisonnablement nécessaire » applicable à la défense d’EPJ.

(iv) Étant donné que le Tribunal a correctement appliqué la norme du « raisonnablement nécessaire » à la défense d’EPJ, on ne peut affirmer qu’il a fautivement considéré comme identiques l’obligation d’accommodement, qui doit être respectée dans les cas de discrimination indirecte, et l’obligation d’établir l’absence d’une autre solution raisonnable, qui doit être respectée dans les cas de discrimination directe.

(2) Il a été bien établi que l’évaluation des dommages- intérêts qui peuvent être accordés en vertu de la législation relative aux droits de la personne est gouvernée par les mêmes règles que celles qui s’appliquent à la responsabilité délictuelle. Le but visé est le même dans les deux cas : remettre la partie lésée dans la position où elle aurait été si le tort ne s’était pas produit. Les différents concepts utilisés pour limiter la responsabilité (prévisibilité raisonnable, caractère prévisible, etc.) concrétisent l’idée toute simple que le bon sens nécessite qu’une limite doive être imposée à la responsabilité de l’auteur du préjudice quant aux conséquences de son acte. En l’espèce, le Tribunal n’a pas commis d’erreur dans l’application qu’il a faite de ces principes à l’évaluation de la perte de revenus passée et future.

(3) Le Tribunal n’a pas commis d’erreur en accordant des intérêts sur l’indemnité spéciale maximale de 5 000 $ qui a été accordée en vertu du paragraphe 53(3) de la Loi.

La preuve présentée au Tribunal montre que l’intimé a fait faillite et qu’il a emprunté de l’argent à ses parents, et peut-être à d’autres, pour subvenir à ses besoins et payer ses traitements. Le Tribunal a valablement supposé que l’intimé aurait continué d’assumer des dépenses d’intérêts pendant la période allant du prononcé de l’ordonnance du Tribunal au moment où les sommes allouées lui seraient payées, intérêts qui ne seraient vraisemblablement que partiellement compensés par les intérêts accordés. Par conséquent, l’allocation des intérêts en question n’a pas été accordée en vertu du paragraphe 53(3) et n’a pas eu pour effet d’accroître le montant accordé en vertu de ce paragraphe au-delà de ce qui y est prescrit.

(4) Le Tribunal n’a pas commis d’erreur de droit en accordant à M. Thwaites les dépens raisonnables qu’il a assumés, y compris les honoraires d’actuaires. Il n’y avait aucune raison de restreindre le sens ordinaire des termes « dépenses entraînées » de l’alinéa 53(2)c) de la Loi, de manière à exclure ces frais.

Aucune ordonnance n’a été rendue relativement aux dépens, étant donné que la Règle 1618 des Règles de la Cour fédérale stipule qu’il n’y aura pas de frais à l’occasion d’une demande de contrôle judiciaire, à moins que la Cour n’en ordonne autrement pour des raisons spéciales. L’état de santé et la situation financière de l’intimé ne constituaient pas des raisons spéciales.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 15.

Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, art. 7, 15a), 53(2),(3).

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.1 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5).

Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règle 1618 (édictée par DORS/92-43, art. 19).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Cluff c. Canada (Ministère de l’Agriculture), [1994] 2 C.F. 176 (1re inst.); Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554; (1993), 100 D.L.R. (4th) 658; 149 N.R. 1; Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), [1987] 2 R.C.S. 84; (1987), 40 D.L.R. (4th) 577; 8 C.H.R.R. D/4326; 87 CLLC 17,025; 75 N.R. 303; Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695; Canada (Procureur général) c. Morgan, [1992] 2 C.F. 401; (1991), 85 D.L.R. (4th) 473; 92 CLLC 17,002; 135 N.R. 27 (C.A.); Canada (Procureur général) c. McAlpine, [1989] 3 C.F. 530; (1989), 99 N.R. 221 (C.A.).

DÉCISION CITÉE :

Commission ontarienne des droits de la personne et O’Malley c. Simpsons-Sears Ltd. et autres, [1985] 2 R.C.S. 536; (1985), 52 O.R. (2d) 799; 23 D.L.R. (4th) 321; 17 Admin. L.R. 89; 9 C.C.E.L. 185; 7 C.H.R.R. D/3102; 64 N.R. 161; 12 O.A.C. 241.

DEMANDE DE CONTRÔLE JUDICIAIRE d’une décision rendue par le Tribunal des droits de la personne (Thwaites c. Canada (Forces armées canadiennes), [1993] D.C.D.P. no 9 (QL)), qui a statué que la plainte portée par l’intimé contre les FAC était fondée. Le Tribunal a accordé à l’intimé 147 015 $ à titre de compensation pour la perte de revenus passée et future; 5 000 $ comme indemnité spéciale, plus les intérêts sur cette somme à compter de la date de la plainte; les frais raisonnablement engagés pour les services de son avocat, dont les frais d’actuaires. La demande est rejetée.

AVOCATS :

Bruce S. Russel et Brian Evernden pour le requérant.

William F. Pentney et Peter C. Engelmann pour la C.C.D.P., intimée.

B. Lynn Reierson pour Simon Thwaites, intimé.

Anne M. Molloy et Gerardus Y. W. Heddema pour les intervenants.

PROCUREURS :

Le sous-procureur général du Canada pour le requérant.

Caroline, Engelmann, Gottheil & Lynk, Ottawa, pour la C.C.D.P., intimée.

Reierson & Associates, Halifax, pour Simon Thwaites, intimé.

Advocacy Resource Centre for the Handicapped, Toronto, pour les intervenants.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Gibson :

NATURE DE LA DEMANDE ET RÉPARATION RECHERCHÉE

Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale[1] et portant sur la décision qu’a rendue le Tribunal des droits de la personne [[1993] D.C.D.P. no 9 (QL)] (le « Tribunal »), qui a statué que la plainte portée par l’intimé Simon Thwaites contre les Forces armées canadiennes (les « FAC ») était fondée, et qui a ordonné aux FAC :

i)          de verser à M. Thwaites, en vertu du paragraphe 53(2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne[2], la somme de 147 015 $ pour la perte de revenus passée et future, avec intérêts à compter du mois de juin 1992;

ii)         de verser à M. Thwaites la somme de 5 000 $ au titre de l’indemnité spéciale prévue au paragraphe 53(3) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, avec intérêts à compter de la date de la plainte;

iii)        de défrayer M. Thwaites du montant des dépens raisonnables qu’il a assumés, y compris les honoraires d’actuaires.

M. Thwaites, dans la plainte qu’il a portée contre les FAC, allègue que les FAC ont posé contre lui des actes discriminatoires en ce qu’elles ont mis fin à son emploi et en ce qu’elles l’ont défavorisé en cours d’emploi en restreignant ses fonctions et ses chances d’avancement pour le motif de sa déficience, en contravention de l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne[3]. Il a été reconnu que la déficience de M. Thwaites était, en autant que la plainte est concernée, une infection par le virus de l’immunodéficience humaine (VIH), en d’autres termes, qu’il était VIH-positif.

Le Tribunal a rendu sa décision le 7 juin 1993.

La réparation recherchée est une ordonnance annulant cette décision.

LES FAITS

M. Thwaites s’est enrôlé dans les FAC en 1980 et a travaillé pour les FAC jusqu’au moment de sa libération honorable, en novembre 1989. Au printemps 1986, par une progression de carrière normale, il avait atteint le grade de matelot-chef intérimaire, qualification insuffisante. Toujours dans le cours normal des choses, et à la même époque, on lui a offert de prolonger son emploi jusqu’en l’an 2002, ce qu’il a accepté. Il avait encore le grade de matelot-chef au moment de sa libération.

M. Thwaites exerçait le métier militaire d’opérateur de capteur de l’électronique navale, pour lequel il avait reçu la formation. Ce métier faisait partie des « métiers propres à la marine » en ce que presque toutes les affectations étaient des affectations en mer, c’est-à-dire, à bord de navires de guerre (pour la plupart des destroyers), plutôt qu’à terre.

Avant 1986, M. Thwaites a demandé, à un moment donné, d’être muté à un autre métier militaire et, à un autre moment, il a demandé d’être libéré des FAC. Ni l’une ni l’autre de ces demandes n’ont été menées à terme.

Par la lettre qu’elle lui a fait parvenir le 8 janvier 1986, la Croix-Rouge canadienne a informé M. Thwaites qu’une personne qui avait reçu une transfusion dont le sang provenait en partie de celui donné par M. Thwaites en 1985 avait présenté une réaction négative. On demandait aussi à M. Thwaites de subir un examen du sang, demande à laquelle il a consenti. Par sa lettre du 26 mars 1986, avec le consentement de M. Thwaites, la Croix-Rouge informait les FAC que M. Thwaites était VIH-positif. Les tests effectués subséquemment par les FAC ont confirmé ce résultat. Les FAC ont dès lors renvoyé M. Thwaites au Dr Walter Schlech, à Halifax. Le Dr Schlech était, dans la région de l’Atlantique, l’un des meilleurs médecins spécialistes des maladies contagieuses. Il n’y a pas eu d’effet immédiat sur la carrière, le métier et les fonctions de M. Thwaites.

À peu près à la même période, un autre membre des FAC avait dénoncé M. Thwaites comme homosexuel. Par suite de cette dénonciation, une enquête a été effectuée et la cote de sécurité de M. Thwaites a été déclassée en deçà du minimum requis par son métier lors d’une affectation à bord d’un navire. En octobre 1986, on lui a temporairement confié, à terre, un poste passablement inférieur à son grade. Au début de 1987, certaines personnes, entre autres le commandant de M. Thwaites, ont recommandé sa libération des FAC pour le motif de son orientation sexuelle. Cette recommandation n’a pas été mise à exécution.

Le Tribunal a fait le commentaire suivant concernant cet aspect des difficultés qu’éprouvait M. Thwaites dans les FAC :

Les témoignages de M. Thwaites et des témoins des FAC, au sujet de ces mécanismes d’enquête, sont, c’est le moins qu’on puisse dire, déroutants. Le tribunal conclut, toutefois, que deux faits sont certains. Premièrement, M. Thwaites avait tout lieu de douter que la recommandation de sa libération ait été fondée sur le fait qu’il était VIH-positif et de se demander ce que savaient de son homosexualité les personnes qui devaient prendre une décision sur sa libération pour cause de santé. Deuxièmement, tous les membres du CRMC qui étaient présents le 4 août 1988 avaient reçu avant leur réunion à Ottawa des copies des documents qui examinaient candidement la tentative antérieure de libérer M. Thwaites pour cause d’homosexualité[4] « CRMC » signifie « Conseil de révision médicale des carrières ». Il en sera davantage question plus loin.

M. Thwaites s’est présenté régulièrement à la clinique du Dr Schlech pour y subir des examens spécialisés relativement à son état de VIH-positif. Avec le consentement de M. Thwaites, les autorités médicales des FAC étaient tenues régulièrement au courant de son état de santé, tel que déterminé par ces examens. À la fin d’octobre 1987, le Dr Lynn Johnston, spécialiste des maladies contagieuses et collègue du Dr Schlech, a informé par lettre les autorités médicales des FAC qu’elle avait discuté avec M. Thwaites de la possibilité d’entreprendre un traitement avec le médicament AZT, dont l’usage expérimental auprès des patients VIH-positifs venait juste d’être autorisé au Canada. En novembre de la même année, le Dr Schlech a de nouveau écrit aux autorités médicales des FAC, pour les informer que M. Thwaites avait développé certains symptômes de maladie constituée, ce qui lui permettrait de participer au programme expérimental de traitement à l’AZT. Sans autres consultations, semble-t-il, auprès du Dr Schlech et de ses collègues, les autorités médicales des FAC ont interprété ces lettres, et celles de novembre 1987 et de janvier 1988, comme indiquant que M. Thwaites était passé d’un stade « asymptomatique » de l’infection à VIH à un stade « symptomatique ». La preuve qui a été présentée au Tribunal a indiqué que les lettres ont pu décrire l’état de santé de M. Thwaites dans des termes exagérés afin de lui permettre d’entreprendre le programme de traitement à l’AZT. Quoi qu’il en soit, M. Thwaites a commencé le traitement en janvier 1988.

Le traitement à l’AZT nécessitait que des examens cliniques de suivi soit effectués régulièrement. Les opinions n’étaient pas unanimes quant à la capacité minimale de procéder à ces examens à bord des navires des FAC, notamment les destroyers et les navires de ravitaillement que les destroyers rejoignent régulièrement lors d’opérations navales. À la suite des examens cliniques de suivi, le Dr Schlech et ses collègues ont fait des rapports aux autorités médicales des FAC.

Le 14 mars 1988, M. Thwaites a subi un examen médical complet sous la supervision d’un médecin militaire des FAC. M. Thwaites a été informé que cet examen médical était effectué aux fins du Conseil de révision médicale des carrières et que le Conseil conclurait probablement à sa libération des FAC pour des raisons médicales.

En mars 1988 toujours, le médecin militaire qui avait supervisé l’examen médical de M. Thwaites et deux autres médecins militaires de plus haut grade ont observé que le besoin qu’avait M. Thwaites de services médicaux spécialisés le rendait inapte au service en mer ou aux affectations où l’accès à des installations médicales suffisantes ne serait pas immédiatement possible. Ces observations ont apparemment été faites sans que les spécialistes médicaux civils aient été consultés, hormis l’étude de leurs rapports médicaux réguliers.

Le cadre décisionnel en vertu duquel ces observations ont été faites était en transformation à l’époque en cause. Les lignes directrices publiées le 8 novembre 1985, et qui étaient toujours en vigueur en mars et en avril 1988, prévoyaient l’évaluation individualisée des militaires infectés par le VIH. Une ébauche de nouvelle directive a été diffusée aux fins de consultation le 2 février 1988. Elle proposait une catégorisation plus arbitraire des militaires infectés. Au cours de la consultation, cette ébauche a été critiquée, et une catégorisation encore plus arbitraire a été recommandée. Finalement, la directive médicale qui a été communiquée le 9 mai 1988 en remplacement des lignes directrices intérimaires prévoyait que les militaires qui avaient développé des symptômes cliniques de l’infection à VIH nécessitant d’assez fréquentes visites médicales auprès d’un spécialiste devaient être catégorisés inaptes au service dans les FAC en raison de leur état de santé. C’était là l’incidence des observations faites par les trois médecins militaires relativement à M. Thwaites. Pendant cette période, l’évaluation de M. Thwaites quant à sa capacité de s’acquitter de tâches impliquant des activités et des efforts physiques et mentaux restait la même. Les FAC ont semblé reconnaître qu’il paraissait en santé et capable de travailler, de maintenir un horaire normal de travail et de faire face au surcroît de stress qu’impose pendant de longues périodes le travail en mer.

Le 4 août 1988, le Conseil de révision médicale des carrières des FAC s’est réuni à Ottawa et a examiné la situation de M. Thwaites, qui n’a pas été informé de la tenue de cette réunion et qui n’a eu aucune possibilité de faire des observations. Il ressort de la preuve que le Conseil aurait traité un cas semblable à celui de M. Thwaites de la façon la plus sommaire. Le Conseil a ordonné que M. Thwaites soit libéré honorablement. M. Thwaites a présenté un grief concernant cette décision. Le fond du grief a par la suite été rejeté par le chef d’état-major de la défense.

LES QUESTIONS EN LITIGE

Les questions en litige ont été énoncées dans le mémoire du requérant. Elles sont reprises ci-dessous avec quelques modifications mineures qui n’en changent pas la teneur :

[traduction] a) le Tribunal a-t-il commis une erreur dans l’application des principes juridiques qui doivent servir à déterminer une « exigence professionnelle justifiée » (« EPJ ») aux termes de l’alinéa 15a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne[5]

i)          en ce qu’il aurait fautivement appliqué un critère plus sévère que le critère du « raisonnablement nécessaire » qui doit être pris en considération pour une défense fondée sur l’EPJ?

ii)         en ce qu’il aurait fautivement déterminé que « le risque d’erreur humaine suffisant » pour fonder une EPJ « doive être important »?

iii)        en ce qu’il aurait fautivement exigé une évaluation individuelle pour l’établissement d’une EPJ et, subsidiairement, en ce qu’il aurait fautivement rejeté l’évaluation individuelle faite de l’intimé par les FAC?

iv)        en ce qu’il aurait fautivement considéré comme identiques l’obligation d’accommodement, qui doit être respectée dans les cas de discrimination indirecte, et l’obligation d’établir l’absence d’une autre solution raisonnable, qui doit être respectée dans les cas de discrimination directe?

b)         le Tribunal a-t-il commis une erreur de droit en ce qu’il n’aurait pas accordé la déférence requise aux décisions prises par l’organisation militaire en matière de gestion du personnel?

c)         le Tribunal a-t-il commis une erreur de droit en ce qu’il aurait accordé à l’intimé une réparation pécuniaire excessive aux chapitres de la perte de revenus future et de la perte de revenus passée?

d)         le Tribunal a-t-il commis une erreur de droit en ce qu’il a accordé des intérêts sur l’indemnité spéciale, dont le montant maximal de 5 000 $ a été accordé en vertu du paragraphe 53(3) de la Loi?

e)         le Tribunal a-t-il commis une erreur en ce qu’il a accordé à l’intimé les dépens raisonnables qu’il a assumés, dont les honoraires d’actuaires?

La question en litige énoncée dans le paragraphe b) n’a pas fait partie de l’argumentation du requérant à l’audience.

Les questions en litige énoncées dans le paragraphe a) ont fait l’objet d’une réponse principalement de la part des avocats de l’intimée Commission canadienne des droits de la personne, alors que les questions en litige des paragraphes c) à e) ont fait l’objet d’une réponse principalement de la part de l’avocate de l’intimé Thwaites.

Conformément à l’ordonnance rendue par Madame le juge Reed le 13 décembre 1993, les avocats des intervenants ont soulevé les points suivants :

1. Est-ce que la défense de l’EPJ que permet l’article 15 de la Loi doit être interprétée en fonction du droit à l’égalité garanti par l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés?

2. La distinction entre discrimination directe et discrimination indirecte est artificielle en ce que l’obligation d’accommodement à laquelle sont tenus les employeurs face aux besoins des employés handicapés n’est pas affectée par le fait que la discrimination soit directe ou qu’elle existe par suite d’un effet préjudiciable.

3. L’évaluation individuelle doit être la norme, à moins qu’il soit établi qu’une telle évaluation est impossible ou qu’elle imposerait une contrainte excessive.

4. Pour déterminer si le risque est un facteur qui doit être pris en considération relativement à la question de la contrainte excessive, ou si une défense fondée sur l’EPJ est valable, il faut tenir compte du degré de risque de même que de la ou des personnes qui l’assumeront. Pour satisfaire au critère de l’EPJ, le risque doit être à la fois réel et important. Il est encore plus difficile de satisfaire au critère si c’est la personne handicapée qui en toute connaissance de cause accepte d’assumer le risque.

Tous les avocats ont généralement admis que M. Thwaites avait été victime de discrimination de la part des FAC ou que, selon les termes de l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne[6], les FAC avaient posé, directement ou indirectement, un acte discriminatoire en cours d’emploi en traitant M. Thwaites défavorablement pour un motif de distinction illicite, en l’espèce sa déficience provenant de son infection par le VIH. Cette distinction est illicite à moins que les gestes posés par les FAC à l’égard de M. Thwaites puissent être excusés par une exigence professionnelle justifiée. Il a de plus été généralement admis qu’il était ici question de « discrimination directe », et non de « discrimination par suite d’un effet préjudiciable ». Le sens de cette dernière distinction sera précisé dans la partie analyse des présents motifs.

LA DÉCISION DU TRIBUNAL

La décision du Tribunal est longue et détaillée. Elle est divisée de la façon suivante : Les faits; Les enquêtes; La preuve médicale; Les principes juridiques applicables; La position des FAC; L’existence d’une EPJ a-t-elle été établie?; Conclusion; Réparation.

Les arguments qui m’ont été présentés portaient principalement sur l’énoncé par le Tribunal des principes juridiques applicables. Je cite donc ci-dessous de larges extraits de la décision qu’il a rendue[7] :

[1.] Au sujet du moyen de défense fondé sur une EPJ prévu à l’al. 15a) de la Loi, la Cour suprême du Canada a d’abord décidé dans l’arrêt Bhinder c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [1985] 2 R.C.S. 561, qu’il fallait examiner une EPJ sans égard aux circonstances et aux capacités particulières d’un individu. Dans le bref intervalle de cinq ans, la Cour, à la majorité, a fait volte-face et conclu, dans l’arrêt Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Human Rights Commission), [1990] 2 R.C.S. 489, que dans les cas de discrimination indirecte, l’employeur ne pouvait pas invoquer le moyen de défense de l’EPJ. En pareil cas, les employeurs ont désormais l’obligation positive de composer avec les besoins d’un groupe particulier d’employés lésés par une règle neutre sauf si l’employeur ne peut procéder aux accommodements sans subir des contraintes excessives. Autrement dit, l’employeur doit établir que l’application de la règle ou de la pratique neutre à l’individu était raisonnablement nécessaire du fait que composer individuellement avec ses employés, dans le cadre de l’application générale de la règle ou de la pratique, lui imposerait des contraintes excessives. L’employeur ne peut plus, en pareil cas, justifier la pratique en la qualifiant d’EPJ relative à la sécurité de l’ensemble des employés, puis affirmer que son effet préjudiciable sur certains groupes d’individus n’est absolument pas pertinent.

[2.] Le moyen de défense fondé sur l’EPJ peut maintenant être invoqué par l’employeur quand, comme en l’espèce, il s’agit de discrimination directe : arrêt Central Alberta Dairy Pool, précité, aux p. 516 et 517, par exemple si la règle ou la pratique de l’employeur repose sur des suppositions ou des généralisations quant aux aptitudes d’individus selon leur appartenance à un groupe. Dans de tels cas, le moyen de défense fondé sur une EPJ permet à l’employeur de justifier le manquement au principe qui veut que chacun reçoive un traitement égal en tant qu’individu, en faisant la preuve du bien-fondé de sa règle générale ou de l’impossibilité d’évaluer chaque cas individuellement.

c)   La charge de l’employeur d’établir l’EPJ

[3.] Même si le moyen de défense fondé sur une EPJ est applicable, la Cour suprême du Canada a décidé qu’il convenait d’interpréter restrictivement l’exception découlant d’une EPJ de façon à ne pas contrecarrer les objectifs généraux de la Loi. (Voir l’affaire University of Alberta c. Alberta Human Rights Commission, (1993), 17 C.H.R.R. D/87, à la p. D/96 et les arrêts Commission ontarienne des droits de la personne c. Municipalité d’Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202, à la p. 208; Bhinder c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, précité, à la p. 589; Brossard (Ville) c. Québec (Commission des droits de la personne), [1988] 2 R.C.S. 279, à la p. 307.) Comme le dit le juge Sopinka dans l’arrêt Zurich Insurance c. Ontario (Commission des droits de la personne), précité, à la p. 339 :

Une des raisons pour lesquelles nous avons ainsi décrit les lois sur les droits de la personne c’est qu’elles constituent souvent le dernier recours de la personne désavantagée et de la personne privée de ses droits de représentation. Comme les lois sur les droits de la personne sont le dernier recours des membres les plus vulnérables de la société, les exceptions doivent s’interpréter restrictivement.

[4.] Quant à la charge de l’employeur d’établir l’existence d’une EPJ, la règle applicable est la règle normale de la preuve en matière civile, c’est-à-dire suivant la prépondérance des probabilités (arrêt Etobicoke, précité, à la p. 208). Il ressort de certaines décisions antérieures que la charge serait tenue pour moins rigoureuse quand des questions de sécurité publique seraient en jeu. Toutefois, étant donné que la Cour suprême a dit qu’il fallait interpréter strictement l’exception fondée sur une EPJ, les tribunaux ont décidé plus récemment qu’il n’y avait pas lieu de diminuer la norme civile même dans les cas où le moyen de défense de l’employeur repose essentiellement sur la sécurité publique (Robinson c. FAC (1992) 15 C.H.R.R. D/95; St. Thomas c. FAC (1991) 14 C.H.R.R. D/301; Seguin c. G.R.C. (1989) 10 C.H.R.R. D/5980; DeJager c. Ministère de la Défense nationale (1986) 7 C.H.R.R. D/3508).

[5.] La preuve fournie par l’employeur quant au moyen de défense fondé sur une EPJ doit satisfaire aux deux volets du critère énoncé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Etobicoke, précité, soit un élément subjectif et un élément objectif. Pour ce qui est de l’élément subjectif, l’employeur doit d’abord montrer qu’il a établi sa règle ou ses exigences de bonne foi :

Pour constituer une exigence professionnelle réelle, une restriction comme la retraite obligatoire à un âge déterminé doit être imposée honnêtement, de bonne foi et avec la conviction sincère que cette restriction est imposée en vue d’assurer la bonne exécution du travail en question d’une manière raisonnablement diligente, sûre et économique, et non pour des motifs inavoués ou étrangers qui visent des objectifs susceptibles d’aller à l’encontre de ceux du Code. (le juge McIntyre, dans l’arrêt Etobicoke, précité, à la p. 208)

[6.] Dans le passé, ce critère subjectif n’a pas été examiné de près et les tribunaux ont généralement présumé que l’employeur agissait de bonne foi en l’absence de preuve contraire. Toutefois, dans certains cas récents, le tribunal a indiqué que ce critère comportait des exigences plus rigoureuses. Il ne doit pas permettre de fermer les yeux sur les préjugés qu’a de bonne foi l’employeur contre un groupe de personnes protégées par la Loi. En effet, cela serait battre en brèche les objectifs mêmes de la Loi, qui vise précisément à éliminer les préjugés et les stéréotypes à l’endroit de certains groupes. Par conséquent, l’employeur a la charge d’établir le but de sa ligne de conduite en matière d’emploi et de montrer que les raisons fondamentales de celle-ci ne sont pas ses préjugés et ses stéréotypes ou ceux de ses clients, mais bien [traduction] « des pratiques commerciales solidement fondées et reconnues » (le juge Sopinka, dans l’arrêt Zurich Insurance, précité, à la p. 341; voir aussi l’affaire Robinson c. CAF, précitée, à la p. D/117).

[7.] Quant à l’élément objectif du moyen de défense fondé sur une EPJ, le juge McIntyre l’a défini comme suit, dans l’arrêt Etobicoke, précité, à la p. 208 :

Elle [l’exigence professionnelle] doit en outre se rapporter objectivement à l’exercice de l’emploi en question, en étant raisonnablement nécessaire pour assurer l’exécution efficace et économique du travail sans mettre en danger l’employé, ses compagnons de travail et le public en général.

[8.] Encore une fois, la façon dont les tribunaux ont examiné cet élément objectif de la preuve de l’employeur a évolué beaucoup depuis sa formulation en 1982. Premièrement, la Cour suprême a de fait imposé à l’employeur un fardeau de preuve objective : « [l’exigence professionnelle] doit en outre se rapporter objectivement à l’exercice de l’emploi en question ». Cela suppose que la preuve de la relation entre l’exigence et l’emploi doit reposer sur des faits et non sur des impressions. Deuxièmement, la Cour suprême parle d’une exigence professionnelle qui est « raisonnablement nécessaire » pour assurer l’exécution convenable du travail. C’est un critère de nécessité et non de commodité (voir les affaires Robinson c. FAC, précitée, à la p. D/118; Martin c. FAC, décision du tribunal, nov. 92, inédite, à la p. 21). Un employeur ne peut pas passer outre à l’objectif fondamental de la Loi, qui est de garantir le droit de tous les individus à l’égalité des chances d’épanouissement sans égard à certaines caractéristiques personnelles définies par la Loi, parce qu’il estime plus simple d’exclure certains individus. Au contraire, selon l’interprétation que la jurisprudence a donnée au critère objectif de la nécessité raisonnable, l’exigence professionnelle doit être vraiment nécessaire. En fait, un juge est allé jusqu’à dire (peut-être est-il allé trop loin) que la jurisprudence avait évolué à tel point qu’un employeur devait établir que l’exigence était absolument nécessaire. Dans l’arrêt Levac c. FAC, C.A.F., 8 juillet 1992, inédit, le juge Marceau dit, aux p. 11 et 12 :

Je suis prêt à reconnaître qu’il y a également un autre angle sous lequel on peut considérer l’arrêt Alberta Dairy Pool comme quelque peu innovateur, du moins indirectement, surtout si l’on rapproche les motifs de la minorité de ceux de la majorité. Il se peut que cet arrêt limite encore plus qu’auparavant les cas où le moyen de défense tiré d’une EPJ peut être invoqué. Jusqu’à maintenant, l’opinion la plus répandue voulait, je crois, que pour être justifiée, une exigence professionnelle justifiée devait, pour reprendre les termes employés dans l’arrêt Etobicoke (à la page 208), être « raisonnablement nécessaire pour assurer l’exécution efficace et économique du travail sans mettre en danger l’employé, ses compagnons de travail et le public en général ». Il semble que désormais elle doive être non seulement « raisonnablement » mais absolument nécessaire, c’est-à-dire qu’il n’existe aucune solution de rechange réalisable et moins rigoureuse. (Voir cependant les motifs du juge Desjardins, dissidente, à la p. 7.)

Plus récemment, dans l’arrêt Ontario Human Rights Commission v. London Monenco Consultants Ltd., (1992), 9 O.R. (3d) 509, aux p. 516 et 517, la Cour d’appel de l’Ontario a dit ceci :

[traduction] Une exigence professionnelle ne peut pas être justifiée en l’absence d’un lien direct et important entre l’exigence et les aptitudes, qualités ou attributs nécessaires pour exécuter le travail de façon satisfaisante, compte tenu de sa nature particulière. (Non souligné dans le texte original.)

[9.] Par surcroît, si un employeur fait valoir une règle générale d’exclusion, il doit expliquer pourquoi l’évaluation individuelle du risque associé à chaque employé ne représentait pas une solution pratique et pourquoi il a fallu imposer une règle générale. (Arrêts Wardair Canada Inc. c. Cremona, C.A.F., 9 octobre 1992, inédit, à la p. 6; Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Saskatoon (Ville), [1989] 2 R.C.S. 1297, aux p. 1313 et 1314; Central Alberta Dairy Pool, précité, à la p. 518.

[10.] L’employeur doit aussi établir que sa pratique ou sa règle n’était pas disproportionnée en ce sens qu’il n’existait pas de moyens, autres que l’exclusion générale fondée sur le critère retenu, moins attentatoires au droit du groupe concerné à l’égalité de traitement. (Arrêts Brossard (Ville), précité, à la p. 312; Central Alberta Dairy Pool, précité, aux p. 526 et 527.)

d)   La distinction entre la discrimination directe et la discrimination par suite d’un effet préjudiciable (indirecte)

[11.] Cette analyse nous conduit logiquement à conclure qu’on ne peut établir presque aucune distinction significative entre ce qu’un employeur doit prouver pour se défendre contre une allégation de discrimination directe et ce qu’il doit prouver pour répondre à une allégation de discrimination indirecte. La seule différence est peut-être d’ordre sémantique. Dans les deux cas, l’employeur doit tenir compte de l’individu en cause. Dans le cas de la discrimination directe, l’employeur doit justifier sa règle ou sa pratique en montrant qu’il n’existe pas d’autre solution raisonnable et que la règle ou la pratique est proportionnée au but visé. Dans le cas de la discrimination indirecte, la règle neutre n’est pas contestée, mais l’employeur doit tout de même montrer qu’il n’aurait pas pu composer autrement avec l’individu lésé particulièrement par cette règle. Dans les deux cas, que les mots clefs soient « autre solution raisonnable », « proportionnalité » ou « accommodement », l’examen a le même objet : l’employeur doit montrer qu’il n’aurait pu prendre aucune autre mesure raisonnable ou pratique pour éviter les conséquences fâcheuses pour l’individu.

e)   Les risques en matière de sécurité en tant qu’EPJ

(i)   L’augmentation du risque

[12.] On a cru à un moment donné qu’un employeur pouvait, en faisant valoir des raisons de sécurité, comme en l’espèce, établir une EPJ en montrant simplement que l’embauchage de certains individus résulterait en une légère augmentation des risques pour la sécurité publique. (Arrêts Bhinder, précité; Canadien Pacifique Ltée c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne) [sub nom. Mahon c. Canadien Pacifique] (Mahon), [1988] 1 C.F. 209.) Il est apparu clairement aujourd’hui que la norme à laquelle l’employeur doit satisfaire est celle-ci : le groupe de personnes en question, qui est exclu par la pratique en matière d’emploi, présente « un risque d’erreur humaine suffisant » (voir les arrêts Etobicoke, précité, à la p. 210; Central Alberta Dairy Pool, précité, à la p. 513; et l’affaire Robinson c. FAC, précitée, aux p. D/119 à D/123).

[13.] La Cour d’appel fédérale a récemment confirmé ce critère du risque suffisant dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Rosin, [1991] 1 C.F. 391. Faisant observer que le juge Wilson avait décidé dans l’arrêt Central Alberta Dairy Pool, précité, aux p. 512 et 513, que la Cour suprême avait commis une erreur dans l’arrêt Bhinder, en acceptant comme preuve d’une EPJ la preuve d’une très légère augmentation du risque couru par l’employé, le juge Linden a rejeté, au nom de la Cour, dans l’arrêt Rosin, le point de vue selon lequel la preuve de tout risque, même le plus infime, constitue la preuve d’un risque suffisant compatible avec une EPJ. (Le juge Linden a indiqué que l’arrêt de la Cour d’appel fédérale Canadien Pacifique c. Canada (Mahon), précité, avait peut-être été écarté implicitement lui aussi.)

[14.] Dans l’affaire Robinson c. Forces armées canadiennes, précitée, le tribunal a rendu une décision fondée sur les mêmes principes. Dans cette affaire-là, qui portait sur une ligne de conduite excluant les épileptiques des Forces armées, le tribunal a conclu qu’étant donné l’arrêt Central Alberta Dairy Pool, le critère du risque inacceptable énoncé par le juge MacGuigan dans l’arrêt Air Canada c. Carson, [1985] 1 C.F. 209, était redevenu le critère applicable au risque suffisant. D’après le tribunal, ce critère signifie que la preuve d’un risque faible ou négligeable n’est pas suffisante pour constituer une EPJ. Il semble que le risque doive être important.

[15.] La norme du risque important reconnaît la nécessité de tolérer un certain degré de risque car les activités humaines ne sont pas absolument sans risque. Certes, cette norme protège les préoccupations légitimes au sujet de la sécurité en milieu de travail, mais elle ne garantit pas le degré le plus élevé de sécurité, soit l’élimination de tout risque accru. En effet, elle fait en sorte que les objectifs de la Loi soient atteints en favorisant l’intégration professionnelle des personnes qui ont des déficiences, bien qu’il en résulte une augmentation des risques, qui est cependant contenue dans des limites acceptables.

(ii)  La mesure de l’accroissement du risque

[16.] La question épineuse à trancher concerne la manière de déterminer dans quels cas un accroissement de risque représente un risque important. Ce qu’il faut évaluer dans chaque cas, c’est si le risque en matière de sécurité est suffisamment grand pour être tenu pour inacceptable par rapport à un emploi donné. Dans la décision Levac c. FAC (1991) 15 C.H.R.R. D/175, confirmée Canada (Procureur général) c. Levac, 8 juillet 1992, inédit, la preuve a montré qu’étant donné l’état du plaignant, cardiaque, la probabilité qu’il fasse une crise avait été évaluée à huit à dix pour cent d’ici cinq ans (ou six à neuf pour cent d’ici trois ans); et il y avait de deux à trois fois plus de chances qu’il meure s’il était en mer, plutôt que sur la terre ferme, au moment de la crise cardiaque à cause de l’éloignement des services de santé. Ce risque n’a pas été tenu pour suffisant. Dans l’affaire DeJager c. MDN (1987) 7 C.H.R.R. D/3508, certains éléments de preuve établissaient l’existence d’un danger ou d’un risque accru pour le plaignant du fait de son asthme, s’il était affecté à un poste en région isolée, loin des hôpitaux, mais le tribunal n’a pas conclu que cela constituait un risque suffisant, justifiant l’acte discriminatoire des FAC à son endroit.

[17.] La ligne de démarcation entre le risque suffisant et le risque insuffisant est en dernière analyse une affaire de jugement et dépend des circonstances de l’espèce. En particulier, il y a lieu d’évaluer soigneusement les risques réels pour la santé et la sécurité que présentent les employés et de les comparer aux autres risques que l’employeur est disposé à accepter. S’ils sont jugés beaucoup plus grands, il faut alors se demander si d’autres mesures raisonnables peuvent être prises qui réduiraient ces risques au minimum et les rendraient acceptables c’est-à-dire comparables aux autres risques tolérés.

[18.] Pour déterminer si un risque est important, le tribunal doit mettre en balance, d’une part, l’intérêt de la personne atteinte de déficience en ce qui a trait au travail et à la vie en société et, d’autre part, la nécessité de protéger celle-ci et d’autres contre tout préjudice. Pour réaliser l’équilibre voulu, il est tentant de recourir à des pourcentages d’augmentation de risque. Des pourcentages élevés, mettons de 80 p. 100 ou même de 50 p. 100, peuvent être très persuasifs. Toutefois, cet outil se révèle moins utile si les pourcentages sont peu élevés. Un pourcentage brut, mettons de 2 p. 100 ou de 3 p. 100, voire de 12 p. 100, peut sembler appréciable pour une personne, mais assez faible ou insignifiant pour une autre. Comme des personnes raisonnables peuvent en arriver à des conclusions très différentes sur la foi d’un pourcentage abstrait, cela ne peut pas être un point de repère convenable ou le seul qui permette de tirer la conclusion qui s’impose. Le tribunal a semblé s’inquiéter aussi de cette difficulté dans l’affaire Levac c. FAC, précitée, aux p. D/193 et D/194.

[19.] C’est par rapport à l’emploi particulier que l’on peut le mieux mesurer le risque important et seulement par comparaison avec les autres risques rattachés au milieu de travail. De cette manière, les autres risques tolérables que présente l’emploi établissent des seuils de risque. Si des risques d’ampleur comparable sont acceptables dans un milieu de travail donné, alors les risques que présente une personne VIH-positive ne peuvent pas être considérés comme importants. En recourant à une analyse comparative des risques, on reconnaît que les employeurs ne peuvent pas compter sur un milieu de travail totalement sûr. Au lieu de cela, la norme du risque important a pour but de supprimer les risques qui constituent une menace importante à la santé et à la sécurité. Dans chaque cas, il faut déterminer quel risque sera tenu pour important et donc inacceptable, en précisant la nature et l’ampleur des autres risques qui sont tolérés parce qu’ils sont acceptables dans un milieu de travail particulier. En faisant une analyse comparative des risques, on est plus à même de déterminer si le risque est important. (Voir, de façon générale, S.D. Watson, « Eliminating Fear Through Comparative Risk : Docs, AIDS and the Anti-Discrimination Ideal » (1992) 40 Buffalo L. Rev. 738.)

(iii) La nature de la preuve du risque

[20.] Quand un employeur fait valoir des raisons de santé et de sécurité pour justifier son exclusion de l’employé, il doit montrer que le risque est fondé sur l’information médicale, scientifique et statistique la plus documentée et la plus à jour et non sur des suppositions hâtives, des appréhensions hypothétiques ou des généralisations sans fondement (affaire Heincke et al. v. Emrick Plastics et al. (1992) 55 O.A.C. 33, aux p. 37 et 38 (C. Div.); arrêt Etobicoke, précité, à la p. 212; affaire Rodger c. C.N. (1985) 6 C.H.R.R. D/2899, à la p. D/2907).

f)    Autres solutions raisonnables ou accommodements, sans contrainte excessive

[21.] L’importance de rechercher des solutions de rechange raisonnables ou des moyens d’accommodement de l’individu qui lui permettent d’exercer ses fonctions ou qui réduisent le risque (si le risque est un facteur) est désormais à la base des lois relatives aux droits de la personne au Canada. En effet, sans accommodement, la protection accordée par la Loi à certains groupes, les personnes handicapées surtout, serait tout à fait illusoire. Dans son article « Disability and the Duty To Accommodate » (1992) 1 Can Lab. Law Journal 23, Anne M. Molloy exprime cette idée avec justesse, à la p. 26 :

[traduction] Pour les personnes handicapées, le droit à l’accommodement est essentiel à l’égalité. Pour bien juger de l’importance de ce droit, il faut saisir en quoi consiste vraiment la discrimination. Le problème est pour une bonne part question d’attitude. Les obstacles que doivent surmonter les handicapés en milieu de travail ont rarement pour origine la répugnance ou la malveillance. Au contraire, la discrimination est souvent le fait de gens bien intentionnés qui se soucient véritablement des aptitudes des handicapés, qui veulent les protéger contre le préjudice ou les blessures, ou les mettre à l’abri de l’embarras qui, à leurs yeux, résultera inévitablement de leur incapacité d’être à la hauteur. Certes, cela peut expliquer la discrimination, mais cela ne l’excuse pas, bien sûr, et cela ne rend pas plus acceptable le résultat, qui n’est pas beau à voir. Composer avec les différences associées aux handicaps exige donc de venir à bout de l’ignorance, des stéréotypes et du paternalisme qui sont la source d’une grande partie de la discrimination manifeste contre les personnes atteintes de déficiences.

[22.] En conséquence, le mouvement du pendule a été tel qu’on peut rarement établir une EPJ si la règle ou la pratique repose sur des généralisations touchant certaines personnes, qui ne se rapportent qu’à leur déficience et ne prennent pas en considération les circonstances particulières de la classe de personnes visée. Au surplus, pour qu’il y ait véritablement évaluation individuelle dans un cas donné, l’individu touché doit être pris en compte car même les personnes atteintes de la même déficience présentent des écarts marqués en ce qui a trait à la manière dont elles s’acquittent de leurs fonctions et à la manière dont elles surmontent leur handicap ou en ce qui a trait à leur degré d’invalidité. Dans son article, précité, à la p. 26, Mme Molloy souligne ce fait :

[traduction] Il est de la plus haute importance de composer avec les personnes handicapées de façon individuelle. Les handicaps varient considérablement. Ils présentent aussi des différences individuelles importantes au sein d’un groupe donné. L’effet d’une déficience particulière sur une personne est très individualisé et il y a donc lieu d’individualiser l’accommodement requis. Parfois, il suffit d’un peu de souplesse et de créativité. D’autres fois, les progrès de la technologie offrent à une personne handicapée le moyen d’exécuter un travail qu’il lui aurait été impossible d’accomplir il y a quelques années. Dans tous les cas, la solution réside dans la prise en compte des besoins de l’individu et dans l’accommodement individualisé nécessaire à la satisfaction de ces besoins d’une manière compatible avec la dignité et le mérite de l’employé.

[23.] Il convient de reconnaître que cela peut créer certains risques et augmenter quelque peu le fardeau des employeurs, mais c’est consentir au bien petit sacrifice au regard de la valeur supérieure que la société attache à l’égalité des chances d’épanouissement. (Dans un autre contexte, voir l’arrêt Huck v. Canadian Odeon Theatres, [1985] 3 W.W.R. 717, à la p. 744 (C.A. Sask.), autorisation de pourvoi devant la Cour suprême refusée.) Un employeur ne peut pas faire valoir la contrainte excessive à moins d’être forcé de prendre des mesures comportant des difficultés importantes ou nécessitant des frais importants qui représenteraient nettement pour l’entreprise un fardeau excessif sur les plans économique ou administratif. Dans l’affaire Mahon c. Canadien Pacifique (1986) 7 C.H.R.R. D/3278, à la p. D/3305, le professeur Cumming dit ceci :

Il serait moins coûteux, au sens économique restreint et immédiat, de permettre simplement aux employeurs qui font preuve d’un mobile honnête […] d’empêcher les handicapés d’obtenir un emploi. On éviterait ainsi d’avoir à faire des évaluations difficiles et d’y consacrer le temps nécessaire, ainsi que l’incertitude et les dépenses qui s’y rattachent. Toutefois, notre société a choisi d’assurer « l’égalité des chances » en matière d’emploi aux handicapés parce que le coût immédiat et la difficulté dans la prise de décision quant à l’emploi sont beaucoup moins importants que la protection et l’encouragement des valeurs fondamentales du handicapé et de là, indirectement, de tous les membres de la société. Ce n’est qu’en étendant « l’égalité des chances » aux handicapés tout comme aux autres soi-disant groupes minoritaires, qu’une société peut se dire franchement libre et équitable.

Au regard de cet énoncé de principes juridiques, le Tribunal entreprend de déterminer si les FAC ont établi une EPJ, compte tenu de la position qu’elles ont adoptée et des faits de l’espèce. Quant à l’élément subjectif entrant dans la défense fondée sur une EPJ, le Tribunal conclut de la façon suivante :

[24.] Le tribunal a entendu toutes les personnes des FAC qui sont intervenues dans le processus et dont le témoignage était pertinent; il les a jugées crédibles à cet égard. Bien que l’imbrication des deux questions saute aux yeux, le tribunal conclut, suivant la prépondérance des probabilités, que les FAC croyaient sincèrement que l’évolution de la maladie du plaignant faisait en sorte qu’il avait besoin de soins spécialisés continus qui ne pouvaient lui être prodigués en mer. En conséquence, le tribunal est d’avis que les FAC ont établi l’élément subjectif de L’EPJ[8].

Quant à l’élément objectif de la défense, le Tribunal conclut que le processus du Conseil de révision médicale des carrières « était essentiellement théorique » et que « pas une fois M. Thwaites n’a pu obtenir, comme la loi lui en donnait le droit, que les FAC procèdent à une évaluation individuelle digne de ce nom ». Le Tribunal examine ensuite si des mesures raisonnables ont été envisagées dans le but de limiter l’accroissement du risque qui aurait pu s’ensuivre si M. Thwaites avait été maintenu dans les FAC et, plus particulièrement, dans l’un des métiers propres à la marine qui l’aurait forcé à passer de longues périodes en mer. Il conclut que le risque aurait pu être diminué, mais que le risque qui serait quand même resté, compte tenu de son état, n’aurait pas été « suffisant[e] pour justifier son exclusion des FAC ». Finalement, le Tribunal examine d’autres solutions possibles. Il conclut que le rapport service en mer/service à terre était assez souple dans les FAC pour permettre de prendre des mesures d’« accommodement » à l’égard de M. Thwaites, sans que cela cause aux FAC des « contraintes excessives ». Par suite de son analyse, le Tribunal a conclu que l’élément objectif d’une défense d’EPJ n’était pas établi et que la libération de M. Thwaites des FAC a constitué une mesure « trop radicale ». Et il a ajouté : « La politique des FAC en matière de restrictions médicales permet l’application de mesures d’accommodement, pourtant [l’]intimée n’[a] jamais fait d’effort en ce sens pour M. Thwaites ».

La conclusion du Tribunal est rédigée en partie de la façon suivante :

[25.] En conclusion, la véritable question que le tribunal doit trancher est celle de savoir si les FAC, intimée, pouvaient (et si elles auraient dû) s’informer davantage auprès du docteur Schlech, de la docteure Johnston et de M. Thwaites lui-même après que leur personnel médical non spécialisé eut pris connaissance de la lettre du docteur Schlech datée du 12 novembre 1987. Le tribunal doit déterminer, subsidiairement, si les FAC pouvaient (et si elles auraient dû) inviter le docteur Schlech, la docteure Johnston ou M. Thwaites lui-même à comparaître devant le CRMC afin d’assurer une possibilité convenable d’examen individualisé.

[26.] Relativement aux faits, le tribunal, gardant à l’esprit l’objectif visé par la loi applicable, conclut toutefois que les FAC n’ont pas poussé assez loin leurs efforts et n’ont pas fait tout ce qu’elles ont pu pour arriver à une évaluation correcte et raisonnable de la situation. Leur évaluation de l’état de santé du plaignant a été tronquée et elles n’ont pas établi si, en cas d’urgence médicale imprévue, celui-ci courait, du fait de sa maladie, des risques substantiellement supérieurs aux dangers auxquels les marins n’ayant pas de déficience s’exposaient habituellement en allant en mer, loin de toute installation hospitalière ou de soins spécialisés. Essentiellement, la décision du CRMC de l’exclure des Forces ne reposait pas sur les renseignements médicaux, scientifiques et statistiques les plus documentés et les plus à jour. Aucune évaluation individualisée n’a été faite afin de déterminer comment il fonctionnait aux divers stades de la maladie. Qui plus est, les FAC n’ont pas démontré qu’il ne leur était pas raisonnablement et pratiquement possible de tenir compte des besoins de M. Thwaites sans faire courir de risques inacceptables à ce dernier ou à d’autres personnes. Elles n’ont pas établi non plus qu’elles n’ont pu trouver une solution raisonnable et pratique autre que la libération. En conséquence, la plainte est bien-fondée[9].

Le Tribunal entreprend alors l’étude de la réparation recherchée. Je reviendrai sur cette question plus loin dans les présents motifs. La réparation accordée, qui ne va pas jusqu’à la réintégration, mais qui n’en est pas moins substantielle et qui est ici contestée, est citée à la page 42 des présents motifs.

LA NORME D’ANALYSE APPLICABLE

Il n’y a pas lieu de douter, quant à moi, que les questions en litige exposées précédemment sont des questions de droit. Étant arrivé à la même conclusion que dans l’affaire Cluff c. Canada (Ministère de l’Agriculture)[10], j’adopte ici les commentaires que, dans les motifs de ma décision, j’ai alors faits quant à la norme d’analyse applicable [aux pages 184 et 185] :

… l’extrait suivant des motifs prononcés par le juge La Forest dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Mossop énonce succinctement la norme d’analyse applicable en la matière :

L’expertise supérieure d’un tribunal des droits de la personne porte sur l’appréciation des faits et sur les décisions dans un contexte de droits de la personne. Cette expertise ne s’étend pas aux questions générales de droit comme celle qui est soulevée en l’espèce. Ces questions relèvent de la compétence des cours de justice et font appel à des concepts d’interprétation des lois et à un raisonnement juridique général, qui sont censés relever de la compétence des cours de justice. Ces dernières ne peuvent renoncer à ce rôle en faveur du tribunal administratif. Elles doivent donc examiner les décisions du tribunal sur des questions de ce genre du point de vue de leur justesse et non en fonction de leur caractère raisonnable.

Pour examiner la décision qu’a rendue le Tribunal en l’espèce « du point de vue de [sa] justesse », l’extrait suivant des motifs prononcés par le juge La Forest dans l’arrêt Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor) est généralement instructif :

Suivant son art. 2, la Loi a pour objet de compléter la législation canadienne en donnant effet au principe selon lequel tous ont droit à l’égalité des chances d’épanouissement, indépendamment des motifs de distinction illicites dont ceux fondés sur le sexe. Comme le juge McIntyre l’a expliqué récemment, au nom de la Cour, dans l’arrêt Commission ontarienne des droits de la personne et O’Malley c. Simpsons-Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536, on doit interpréter la Loi de manière à promouvoir les considérations de politique générale qui la sous-tendent. Il s’agit là d’une tâche qui devrait être abordée non pas parcimonieusement mais d’une manière qui tienne compte de la nature spéciale d’une telle loi dont le juge McIntyre a dit qu’elle « n’est pas vraiment de nature constitutionnelle »; voir également Insurance Corporation of British Columbia c. Heerspink, [1982] 2 R.C.S. 145, le juge Lamer, aux pp. 157 et 158. Bien sûr, ce que laisse entendre cette expression n’est pas que la loi en cause est en quelque sorte enchâssée dans la Constitution, mais plutôt qu’elle exprime certains objectifs fondamentaux de notre société. Plus récemment encore, dans l’arrêt Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne) (l’arrêt Action Travail des Femmes), [1987] 1 R.C.S. 1114, le juge en chef Dickson a souligné la nécessité de reconnaître et de donner effet pleinement aux droits énoncés dans ladite loi, conformément à la Loi d’interprétation qui exige que les lois soient interprétées de la façon juste, large et libérale la plus propre à assurer la réalisation de leurs objets.

Il vaut la peine de répéter que, de par son texte même, la Loi (à l’art. 2) vise à « donner effet » au principe de l’égalité des chances pour tous en supprimant les distinctions injustes. Son but premier n’est pas de punir ceux qui pratiquent la discrimination. À la page 547 de l’arrêt O’Malley, le juge McIntyre exprime la même idée en ces termes :

Le Code vise la suppression de la discrimination. C’est là l’évidence. Toutefois, sa façon principale de procéder consiste non pas à punir l’auteur de la discrimination, mais plutôt à offrir une voie de recours aux victimes de la discrimination. C’est le résultat ou l’effet de la mesure dont on se plaint qui importe.

Puisque la Loi s’attache essentiellement à l’élimination de toute discrimination plutôt qu’à la punition d’une conduite antisociale, il s’ensuit que les motifs ou les intentions des auteurs d’actes discriminatoires ne constituent pas une des préoccupations majeures du législateur. Au contraire, la Loi vise à remédier à des conditions socialement peu souhaitables, et ce, sans égard aux raisons de leur existence[11].

Je conclus que les commentaires qui précèdent s’appliquent également à la question que j’ai à trancher.

ANALYSE

Je considère maintenant les questions soulevées pour le compte du requérant relativement à la décision du Tribunal, à l’exclusion de celles qui se rapportent à la réparation accordée. Je le fais en gardant à l’esprit le principe, admis pour le compte du requérant, que les motifs du Tribunal ne devraient pas être examinés avec une loupe quant à la conformité à la norme d’analyse définie ci-dessus. Je le fais aussi en constatant que la distinction entre la discrimination directe et la discrimination par suite d’un effet préjudiciable, que le Tribunal semble, dans le paragraphe 11 de sa décision, cité précédemment, avoir considérée n’être que nominale est, en fait, réelle. Ce constat est implicitement, si ce n’est explicitement, confirmé par le juge Iacobucci dans l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Symes c. Canada[12]. Il reste à contrôler la conclusion du Tribunal, donnée dans le même paragraphe : « qu’on ne peut établir presque aucune distinction significative entre ce qu’un employeur doit prouver pour se défendre contre une allégation de discrimination directe et ce qu’il doit prouver pour répondre à une allégation de discrimination indirecte ».

i) Le Tribunal a-t-il commis une erreur en ce qu’il aurait fautivement appliqué un critère plus sévère que le critère du « raisonnablement nécessaire » qui doit être pris en considération pour une défense fondée sur l’EPJ?

Lors de l’argumentation, on a affirmé, tant pour le compte de la Commission que pour le compte des intervenants, que le Tribunal avait bien analysé la jurisprudence et qu’il reste peu de différence entre, d’une part, le « raisonnablement nécessaire » ou la norme d’une « autre solution raisonnable » relativement à la défense fondée sur l’EPJ dans un cas de discrimination directe et, d’autre part, l’« obligation d’accommodement » et la norme de l’« évaluation individuelle » dans les cas de discrimination indirecte. On a ajouté, pour le compte des intervenants, que la défense fondée sur l’EPJ doit être interprétée au regard des droits à l’égalité garantis par l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] et que, pour qu’il en soit ainsi, il fallait que la norme du « raisonnablement nécessaire » soit mise en équation avec la norme de l’« obligation d’accommodement » et de l’« évaluation individuelle » utilisée dans les cas de discrimination indirecte.

Je ne crois pas que, dans les présents motifs, il soit nécessaire de se prononcer sur l’un ou l’autre de ces arguments.

Bien que le Tribunal ait parfois adopté la terminologie de la norme applicable aux cas de discrimination indirecte alors qu’il examinait les faits d’un cas de discrimination directe[13], il a non seulement examiné l’évaluation individuelle qui avait été faite dans le cas de M. Thwaites, évaluation qui aurait été au cœur de l’établissement d’une EPJ si le Tribunal en était arrivé à la conclusion que cette évaluation avait été correctement faite, mais il a aussi examiné si les FAC avaient envisagé de prendre des mesures raisonnables de limitation de l’accroissement du risque dans l’éventualité que M. Thwaites soit maintenu dans les FAC, et si d’autres solutions que la libération avaient effectivement été considérées. Bref, quelles que puissent être les forces et les faiblesses de l’analyse juridique du Tribunal, et je suis d’avis que les forces l’emportent sur les faiblesses, ces dernières n’apparaissant que si on examine la décision à la loupe, en dernière analyse, le Tribunal a correctement appliqué la norme du « raisonnablement nécessaire » à l’examen de l’EPJ en question et a déterminé, à partir des faits, que les FAC n’ont pas réussi à établir la nécessité objective de leur EPJ. Au regard de la norme d’analyse relative à la justesse, je ne trouve aucune raison pour intervenir dans la décision du Tribunal sur ce plan.

Compte tenu de la conclusion qui précède, je considère qu’il n’est pas nécessaire de commenter l’argument des intervenants relatif à la Charte.

ii) Le Tribunal aurait-il commis une erreur en ce qu’il aurait fautivement déterminé que « le risque d’erreur humaine suffisant » pour fonder une EPJ « doive être important »?

Au paragraphe 14 de sa décision, tel que cité précédemment, le Tribunal s’est demandé quelle gravité du risque pouvait fonder une EPJ. Il a fait remarquer qu’un autre tribunal des droits de la personne, dans une affaire où les FAC étaient partie, avait conclu « que la preuve d’un risque faible ou négligeable n’est pas suffisante pour constituer une EPJ ». Il conclut alors « que le risque doive être important ». Le mauvais choix des termes exprimant cette conclusion ne peut servir de motif au renversement de la décision du Tribunal. Le terme « important » doit être interprété dans son contexte, où il n’est pas l’équivalent de « grand ». Il signifie plutôt quelque chose qui est simplement un peu plus que « faible ou négligeable ». J’arrive à la conclusion que c’est la seule interprétation raisonnable du terme « important », compte tenu du paragraphe qui suit immédiatement le terme. Ce paragraphe est reproduit ici pour, encore une fois, faciliter la référence :

La norme du risque important reconnaît la nécessité de tolérer un certain degré de risque car les activités humaines ne sont pas absolument sans risque. Certes, cette norme protège les préoccupations légitimes au sujet de la sécurité en milieu de travail, mais elle ne garantit pas le degré le plus élevé de sécurité, soit l’élimination de tout risque accru. En effet, elle fait en sorte que les objectifs de la Loi soient atteints en favorisant l’intégration professionnelle des personnes qui ont des déficiences, bien qu’il en résulte une augmentation des risques, qui est cependant contenue dans des limites acceptables[14].

iii) Le Tribunal a-t-il commis une erreur en ce qu’il aurait fautivement exigé une évaluation individuelle pour l’établissement d’une EPJ et, subsidiairement, en ce qu’il aurait fautivement rejeté l’évaluation individuelle faite de M. Thwaites par les FAC?

Je ne crois pas devoir déterminer s’il faut qu’il y ait une évaluation individuelle pour satisfaire à la norme du « raisonnablement nécessaire » pour l’établissement d’une EPJ dans le cas d’une allégation de discrimination directe. Le Tribunal, dans son analyse, semble certainement arriver à cette conclusion, et les intervenants ont présenté des arguments très convaincants en ce sens. Mais que l’évaluation individuelle soit ou non obligatoire en droit, les FAC ont prétendu avoir fait cette évaluation individuelle dans le cas de M. Thwaites et se sont fondées sur cette évaluation pour étayer leur défense d’EPJ. En d’autres termes, les FAC ont choisi de défendre leur EPJ comme étant raisonnablement nécessaire en se fondant sur leur évaluation de M. Thwaites. Le Tribunal se devait donc d’examiner l’évaluation individuelle qui avait été faite, comme élément de son examen de la norme du « raisonnablement nécessaire » applicable à la défense d’EPJ. Je suis d’accord avec la conclusion du Tribunal que, en raison de ses insuffisances, le processus d’évaluation individuelle ne pouvait pas appuyer l’EPJ, compte tenu de la norme du « raisonnablement nécessaire ». Les insuffisances du processus d’évaluation ont eu pour résultat la libération de M. Thwaites, une personne qui avait une déficience. Cette évaluation a été au centre d’un processus qui a abouti à traiter M. Thwaites défavorablement pour un motif de distinction illicite. Le processus d’évaluation individuelle n’a pas respecté les règles les plus élémentaires de l’équité.

iv) Le Tribunal a-t-il commis une erreur en ce qu’il aurait fautivement considéré comme identiques l’obligation d’accommodement, qui doit être respectée dans les cas de discrimination indirecte, et l’obligation d’établir l’absence d’une autre solution raisonnable, qui doit être respectée dans les cas de discrimination directe?

Pour les motifs donnés relativement à la première des questions en litige discutées ci-dessus, je conclus qu’il convient de répondre par la négative à cette question. J’arrive à cette conclusion, non pas parce que le Tribunal avait nécessairement raison de conclure, à la suite de son analyse, que la norme applicable à la discrimination directe équivaut à toutes fins pratiques à la norme applicable à la discrimination indirecte, mais parce que, en dernière analyse, le Tribunal applique effectivement la norme de l’absence d’une « autre solution raisonnable » ou du « raisonnablement nécessaire » aux faits de l’espèce. En procédant ainsi, il s’est trouvé à devoir utiliser le vocabulaire applicable aux cas de discrimination indirecte, compte tenu des mesures prises par les FAC pour évaluer individuellement la situation de M. Thwaites.

Compte tenu de l’analyse qui précède et de la norme de justesse applicable lors d’un contrôle judiciaire, je ne trouve aucune raison pour la Cour d’intervenir dans la conclusion du Tribunal que la plainte qui lui était présentée par M. Thwaites était fondée.

LA RÉPARATION ACCORDÉE PAR LE TRIBUNAL

Comme je l’ai indiqué précédemment[15] dans les présents motifs, le requérant conteste les trois éléments de la réparation accordée à M. Thwaites par le Tribunal. J’examine ici ces éléments un à un.

i) Le Tribunal a-t-il commis une erreur de droit en ce qu’il aurait accordé à l’intimé Thwaites une réparation pécuniaire excessive aux chapitres de la perte de revenus future et de la perte de revenus passée?

Les avocats du requérant m’ont fait remarquer avec insistance que le Tribunal a commis une erreur de droit lorsqu’il a fixé le montant de la compensation payable à M. Thwaites quant à la perte de revenus passée et à la perte de revenus future résultant de l’acte discriminatoire posé par les FAC. L’extrait pertinent de l’article 53 de la Loi canadienne sur les droits de la personne est rédigé de la façon suivante :

53. …

(2) À l’issue de son enquête, le tribunal qui juge la plainte fondée peut, sous réserve du paragraphe (4) et de l’article 54, ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire :

c) d’indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction qu’il juge indiquée, des pertes de salaire et des dépenses entraînées par l’acte;

Ni le paragraphe 53(4) ni l’article 54 ne s’appliquent aux faits de l’espèce.

Les avocats du requérant ont allégué que le Tribunal aurait dû prendre en considération les principes relatifs au caractère prévisible et à la prévisibilité raisonnable des préjudices subis, et qu’il aurait dû envisager la fixation d’une limite aux dommages-intérêts en découlant, compte tenu de ces principes et des motifs majoritaires rendus par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Morgan[16]. Aux pages 414 et 415 de l’arrêt, le juge Marceau, J.C.A., au nom de la majorité, s’est exprimé de la façon suivante :

a) À la lecture des commentaires du président du tribunal de première instance et de ceux de la majorité du tribunal d’appel, force m’est de constater la présence d’une certaine confusion entre le droit d’obtenir réparation d’un préjudice subi et l’évaluation des dommages-intérêts. Si la nature spéciale de la Loi sur les droits de la personne, que l’on dit tellement fondamentale qu’elle serait presque de nature constitutionnelle et qui n’est pas du domaine de la responsabilité délictuelle (voir p. ex. l’arrêt Robichaud c. Brennan (sub nom. Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), [1987] 2 R.C.S. 84, à la page 89, et l’arrêt Bhadauria c. Bureau des gouverneurs du Seneca College (sub nom. Seneca College of Applied Arts and Technology c. Bhadauria), [1981] 2 R.C.S. 181), exclut l’application de limites au droit d’obtenir une indemnité qui relève de la responsabilité délictuelle, l’évaluation des dommages-intérêts exigibles par la victime ne peut être régie par des règles différentes. Dans les deux cas, le principe est le même : la partie lésée doit être remise dans la position où elle aurait été si le tort ne s’était pas produit. Tout autre but entraînerait un enrichissement sans cause et un appauvrissement injustifié parallèle. Les principes établis par les tribunaux pour atteindre cet objectif en responsabilité délictuelle s’appliquent donc nécessairement. Il est bien connu que l’un de ces principes consiste à exclure les conséquences de l’acte qui sont trop lointaines ou seulement indirectes. À mon avis, le membre minoritaire avait tout à fait raison en écrivant (aux pages D/74 et D/75) :

Si la réintégration est purement discrétionnaire et que ce n’est pas le cas de l’indemnisation, il me semble que certains principes reconnus applicables en matière d’octroi de dommages-intérêts devraient guider le tribunal dans son appréciation et son évaluation de la perte financière. Ces principes ont été cités et endossés par le tribunal d’appel au par. 7716 [D/869 de Torres, supra] de l’affaire Foreman [Foreman c. Via Rail Canada Inc., (1980), 1 C.H.R.R. D/233], supra :

À notre avis, le mot « indemnité » (à titre de compensation) utilisé dans la loi canadienne implique que les tribunaux doivent appliquer les principes employés par les cours de justice qui accordent des compensations en droit civil, dont le principe essentiel repose, dans l’octroi de dommages-intérêts, sur celui de la « restitutio in integrum » : la partie lésée doit être remise dans la position où elle aurait été si le tort qui lui a été causé ne s’était pas produit, dans la mesure où l’argent peut dédommager la partie lésée et dans la mesure où celle-ci reconnaît son obligation de prendre des mesures raisonnables pour atténuer ses pertes. (D/238)

Dans un arrêt récent, Canada (Attorney General) c. McAlpine, supra, [[1989] 3 C.F. 530], la Cour d’appel fédérale, appelée à statuer sur un appel formé contre une décision d’un tribunal des droits de la personne qui s’est appuyé sur ce principe pour déterminer les dommages-intérêts devant être accordés pour les pertes de prestations d’assurance-chômage, a fait les commentaires suivants à la p. 538 [par. 13, D/258] :

[…] il aurait également fallu tenir compte du caractère prévisible ou de la prévisibilité raisonnable des dommages, peu importe que l’action intentée soit en responsabilité contractuelle ou en responsabilité délictuelle. En effet, seules les pertes subies qui sont raisonnablement prévisibles sont recouvrables.

Après avoir cité un peu plus longuement les motifs du tribunal d’appel, le juge Marceau, J.C.A., affirme aux pages 415 et 416 :

À mon avis ces diverses doctrines ont peu de poids lorsqu’il s’agit de mettre en application l’idée toute simple qu’il y a une limite à la responsabilité de l’auteur du préjudice quant aux conséquences de son acte sauf, peut-être, dans les cas de mauvaise foi. Certains arrêts se sont fondés sur la doctrine de la prévisibilité des dommages, un critère qui me semble plus approprié en matière contractuelle. Dans d’autres arrêts, on mentionne des critères tels que les conséquences directes ou raisonnablement directes de l’acte dommageable. Le but visé demeure le même : écarter les conséquences de l’acte qui sont trop lointaines compte tenu de tous les événements qui ont eu lieu entre les deux. Quelle que soit la source de responsabilité, le bon sens s’applique.

Je sais que les principes appliqués dans les affaires portant sur des cas de congédiement injuste pour l’évaluation des pertes de salaire ne s’appliquent pas nécessairement aux affaires portant sur les pertes d’emploi découlant d’un acte discriminatoire. Dans les cas de congédiement injuste, on reproche à l’employeur non pas d’avoir mis fin au contrat de travail, mais de l’avoir fait sans avis préalable, en violation du contrat. La nature de l’acte sur lequel porte la responsabilité étant différente, les conséquences qui en découlent le sont donc aussi.

À mon avis, le tribunal de première instance et la majorité des membres du tribunal d’appel ont eu tort de refuser de fixer une limite à la période d’indemnisation indépendamment de l’ordonnance de réintégration.

Bien que les concepts de « caractère prévisible » et de « prévisibilité raisonnable » soient clairement énoncés dans les citations qui précèdent, deux autres concepts sont mis en relief par le juge Marceau. Ce dernier affirme que le but visé dans les affaires de compensation sous le régime de la législation des droits de la personne et sous le régime de la responsabilité délictuelle est le même, c’est-à-dire, remettre la partie lésée dans la position où elle aurait été si le tort ne s’était pas produit. Il ajoute que le « bon sens » nécessite qu’une limite doive être imposée à la responsabilité de l’auteur du préjudice quant aux conséquences de son acte.

Au regard des principes énoncés par le juge Marceau, je ne trouve aucune erreur dans l’évaluation que le Tribunal a faite de la perte de revenus passée et de la perte de revenus future qui nécessiterait l’intervention de la présente Cour.

Le Tribunal s’est appuyé sur l’expertise actuarielle déposée en preuve pour le compte de M. Thwaites et des FAC. Cette preuve consistait en des rapports écrits qui ont été complétés par un témoignage oral à l’audience. Les rapports ont tenu compte de la période d’emploi sur laquelle M. Thwaites et les FAC avaient conclu un contrat, et ils ont envisagé diverses hypothèses quant à la progression qu’aurait connu M. Thwaites dans sa carrière, sur le plan du salaire et du grade, pendant cette période. Les rapports présentés pour le compte des deux parties ont pris en considération l’espérance de vie de M. Thwaites, calculée en fonction de sa déficience médicale, mais non en fonction de son état de santé personnel. Les deux rapports ont inclus dans leur calcul la réalité et la possibilité continue d’une diminution du préjudice par l’occupation d’un autre emploi. Tant dans le cas des revenus passés que dans le cas des revenus futurs, le Tribunal a adopté l’estimation la plus modérée, soit l’expertise qui a été déposée pour le compte des FAC.

À cette estimation la plus modérée, le Tribunal a appliqué une « déduction pour événements imprévus » de 10 p. 100 pour le motif que M. Thwaites aurait pu abandonner volontairement sa carrière militaire et pour le motif de l’état de santé de ce dernier.

Je considère que le Tribunal a fait une analyse correcte et modérée, orientée vers le but de replacer M. Thwaites dans la position où il aurait été s’il n’avait pas été lésé par l’acte discriminatoire posé par les FAC. Cette analyse met en pratique le principe du bon sens en fixant une limite à la responsabilité à partir d’un facteur de réduction fondé, bien qu’arbitrairement, sur l’état de santé de M. Thwaites. Ceci a eu pour résultat la fixation d’un plafond pour la période de compensation.

Finalement, je ne trouve rien dans l’analyse du Tribunal qui indiquerait qu’il n’aurait pas tenu compte des concepts de « caractère prévisible » et de « prévisibilité raisonnable ». Il est parti de la réalité qui existait au moment où il a rendu sa décision. Il a pris en considération l’état de santé de M. Thwaites. À partir de cet état de santé, il n’a pas exagéré l’estimation de la perte de revenus future. Bien qu’il ne se soit pas directement penché sur les principes de « caractère prévisible » et de « prévisibilité raisonnable » relativement au revenu, il a cependant utilisé les mots « dépenses très indirectes* » sur la question de la compensation à accorder relativement aux autres frais que les honoraires d’actuaires.

ii) Le Tribunal a-t-il commis une erreur de droit en ce qu’il a accordé des intérêts sur l’indemnité spéciale dont le montant maximal de 5 000 $ a été accordé en vertu du paragraphe 53(3) de la Loi canadienne sur les droits de la personne?

Le paragraphe 53(3) de la Loi canadienne sur les droits de la personne est rédigé de la façon suivante :

53. …

(3) Outre les pouvoirs que lui confère le paragraphe (2), le tribunal peut ordonner à l’auteur d’un acte discriminatoire de payer à la victime une indemnité maximale de cinq mille dollars, s’il en vient à la conclusion, selon le cas :

a) que l’acte a été délibéré ou inconsidéré;

b) que la victime en a souffert un préjudice moral.

Il est important de noter que le requérant n’attaque pas comme telle la compensation de cinq mille dollars accordée à M. Thwaites au titre de la compensation qui peut être accordée en vertu du paragraphe cité ci-dessus. Les questions soulevées sont : premièrement, l’intérêt simple accordé sur ce montant, au taux préférentiel de la Banque du Canada, « à compter de la date du dépôt de la plainte », a-t-il pour effet d’augmenter la compensation accordée en vertu du paragraphe 53(3) à un montant qui dépasse le montant maximum qui y est stipulé, et, deuxièmement et subsidiairement, si le montant maximal de la compensation n’est pas augmenté, mais que l’intérêt accordé constitue une compensation distincte, le Tribunal avait-il la compétence pour accorder cette compensation?

Sur la question de l’intérêt, le Tribunal a aussi statué qu’il était payable à compter du mois de juin 1992 sur la compensation accordée pour la perte de revenus passée et la perte de revenus future. On ne s’est pas opposé à ce que cet intérêt soit accordé.

Je considère que, en l’absence de principes clairs quant à l’allocation des intérêts et compte tenu que la Loi canadienne sur les droits de la personne doive être interprétée de manière à mettre en pratique les principes généraux qui en sont le fondement[17], les intérêts accordés sur les deux sommes sont justifiés par l’alinéa 53(2)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, précité[18], qui permet d’accorder une compensation relativement aux « dépenses entraînées par l’acte ». La preuve présentée au Tribunal montre que M. Thwaites a fait faillite et qu’il a emprunté de l’argent à ses parents, et peut-être à d’autres, pour subvenir à ses besoins et payer ses traitements. Je considère que le Tribunal a valablement supposé que M. Thwaites aurait continué d’assumer des dépenses d’intérêts pendant la période allant du prononcé de l’ordonnance du Tribunal au moment où les sommes allouées lui seraient payées, intérêts qui ne seraient vraisemblablement que partiellement compensés par les intérêts accordés.

Compte tenu de ce raisonnement, je considère que l’allocation des intérêts en question n’a pas été accordée en vertu du paragraphe 53(3) et n’a pas eu pour effet d’accroître le montant accordé en vertu de ce paragraphe au-delà de ce qui y est prescrit[19]. J’en conclus donc que le Tribunal n’a pas commis d’erreur de droit en accordant ces intérêts.

Je n’ai pas à décider si le Tribunal avait le droit inhérent, en dehors du droit accordé par l’alinéa 53(2)c), d’accorder des intérêts sur la somme allouée, bien qu’il semble que l’arrêt Morgan, précité, puisse fonder ce droit inhérent.

iii) Le Tribunal a-t-il commis une erreur en ce qu’il a accordé à M. Thwaites les dépens raisonnables qu’il a assumés, dont les honoraires d’actuaires?

Je me réfère au pouvoir accordé par l’alinéa 53(2)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, précité, d’accorder une compensation pour les dépenses engagées par la victime, en l’occurrence M. Thwaites. Je ne vois aucune raison de restreindre le sens des termes « dépenses entraînées ». Les honoraires que M. Thwaites a dû payer pour les services de son avocat et pour l’expertise actuarielle sont, dans la langue courante, des dépenses qui ont été entraînées par l’acte discriminatoire. Le fait que les avocats et les juges accordent une signification particulière au terme « frais » et à l’expression « frais d’avocat » ne peut servir de fondement à l’argument selon lequel l’expression « dépenses entraînées » ne comprendrait pas ces frais à moins qu’ils ne soient expressément mentionnés par la loi. Partant du principe que les mots utilisés par le législateur doivent être interprétés selon leur sens habituel à moins que le contexte n’en dicte un autre, et considérant que le contexte de l’espèce ne dicte pas un autre sens, j’en conclus que le Tribunal n’a pas commis d’erreur de droit en accordant à M. Thwaites les dépens raisonnables, y compris les frais de l’expertise actuarielle.

LES DÉPENS

Dans le dossier de sa demande, l’intimé Thwaites a demandé que les dépens lui soient accordés contre le requérant. La Règle 1618 des Règles de la Cour fédérale[20] prescrit qu’il n’y aura pas de frais à l’occasion d’une demande de contrôle judiciaire, à moins que la Cour n’en ordonne autrement pour des raisons spéciales. Bien qu’il soit juste de dire que la présente demande de contrôle judiciaire, y compris les procédures interlocutoires, ont causé à M. Thwaites des difficultés qui ont sans doute été aggravées par son état de santé et par sa situation financière, on peut en dire autant de bon nombre d’instances de contrôle judiciaire qui sont entendues par la présente Cour. Je ne suis donc pas disposé à conclure que l’état de santé et la situation financière de M. Thwaites constituent des raisons spéciales.

CONCLUSION

En définitive, j’ai ordonné que la demande soit rejetée. Il n’y aura pas adjudication des dépens.



[1] L.R.C. (1985), ch. F-7 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5).

[2] L.R.C. (1985), ch. H-6.

[3] L’art. 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne est rédigé de la façon suivante :

7. Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :

a) de refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu;

b) de le défavoriser en cours d’emploi.

[4] Dossier de la demande du requérant, p. 27.

[5] La partie pertinente de l’art. 15 de la Loi canadienne sur les droits de la personne est rédigée de la façon suivante :

15. Ne constituent pas des actes discriminatoires :

a) les refus, exclusions, expulsions, suspensions, restrictions, conditions ou préférences de l’employeur qui démontre qu’ils découlent d’exigences professionnelles justifiées.

[6] Précité, à la note 3.

[7] Pour faciliter la référence, j’ai numéroté les paragraphes que je cite. Les 23 premiers paragraphes se suivent dans le texte original. Les paragraphes 24 à 26 ne se suivent pas. Tout au long de la citation, la « Loi » réfère à la Loi canadienne sur les droits de la personne, et le sigle « EPJ », à « exigence professionnelle justifiée ».

[8] Les deux questions imbriquées auxquelles il est ici fait référence sont la déficience et l’orientation sexuelle de M. Thwaites, et les enquêtes internes s’y rapportant.

[9] La conclusion élaborée dans le paragraphe 26 « relativement aux faits » n’est pas, à mon avis, une « question de fait », mais plutôt une conclusion de droit.

[10] [1994] 2 C.F. 176 (1re inst.).

[11] Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554, à la p. 585; Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), [1987] 2 R.C.S. 84, aux p. 89 et 90.

[12] [1993] 4 R.C.S. 695, aux p. 755 et 756 citant Commission ontarienne des droits de la personne et O’Malley c. Simpsons-Sears Ltd. et autres, [1985] 2 R.C.S. 536.

[13] Voir, par exemple, à la p. 87 de la décision du Tribunal, à la p. 77 du dossier de la demande du requérant, la présence du terme « accommodement ».

[14] C’est moi qui souligne.

[15] Voir à la p. 48, les paragraphes cités c), d) et e).

[16] [1992] 2 C.F. 401 (C.A.).

* Le parallèle terminologique établi en anglais entre « remoteness » et « remote » n’a pas pu être conservé en français, en raison de la terminologie utilisée dans la version française des motifs du Tribunal.

[17] Voir l’arrêt Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), précité à la note 11.

[18] Voir p. 65.

[19] Voir Canada (Procureur général) c. Morgan, [1992] 2 C.F. 401 (C.A.), à la p. 437, où le juge MacGuigan, J.C.A., dans ses motifs dissidents, statue que la compensation maximale, « y compris les intérêts », qui peut être accordée en vertu de l’art. 53(3) est 5 000 $.

[20] C.R.C., ch. 663 (édictée par DORS/92-43, art. 19).

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