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T-3105-92

The Sovereign Life Insurance Company (appelante)

c.

Le ministre des Finances (intimé)

Répertorié: Sovereign Life Insurance Co.c. Canada (Ministre des Finances)(1re inst.)

Section de première instance, juge Gibson"Calgary, 23 et 24 avril; Ottawa, 29 juillet 1997.

Droit administratif Appels prévus par la loi Appel de l'ordre du ministre des Finances enjoignant au surintendant des institutions financières de prendre le contrôle de l'appelanteL'art. 680(2) de la Loi sur les sociétés d'assurance permet au ministre de donner un tel ordre s'il estime qu'il s'agit d'un des cas énumérés à l'art. 680(1)b)Le surintendant a fait trois recommandations, dont l'ordre en litigeÀ la demande du ministre des Finances, le ministre d'État (aux Finances et à la Privatisation) a entendu les observations de l'appelanteL'appelante a également présenté des observations écritesL'appelante n'a pas eu la possibilité de répondre à une lettre d'une société privée appuyant les recommandations du surintendant ni au rapport du ministre d'État analysant les positions en présence, tirant des conclusions et formulant des recommandationsAppel rejeté(1) Le Ministre s'est formé l'opinion requise préalable à l'exercice de sa compétence, conformément à l'art. 680(2)Il ne s'est pas contenté d'agir suivant la recommandation du surintendantIl n'a adopté que deux des trois recommandations(2) Le ministre n'a pas délégué irrégulièrement son pouvoir de décision au ministre d'ÉtatIl y apossibilité de présenter des observationslorsqu'est accordée la possibilité de présenter des observations écritesEn donnant la possibilité de présenter des observations orales et en confiant au ministre d'État la tâche de présider cette rencontre, le ministre ne déléguait aucun pouvoir, étant donné qu'il n'était pas tenu d'accorder une telle audienceIl était loisible au ministre chargé de prendre une décision aux répercussions aussi profondes et significatives de procéder à des consultationsComme il n'agissait pas en vertu d'une délégation de pouvoirs, le ministre d'État n'a pas outrepassé sa compétence en faisant des recommandations(3) Décision administrative fondée sur des motifs généraux d'ordre public et accordant peu de protection procédurale, sauf celle exigée au vu de la loiNi le rapport du ministre d'État ni la lettre de la société privée ne contenaient de faits nouveauxL'omission de communiquer l'un ou l'autre de ces documents ne constitue pas un motif d'appel.

Assurance Appel de l'ordre du ministre des Finances enjoignant au surintendant des institutions financières de prendre le contrôle de l'appelanteL'art. 680(2) de la Loi sur les sociétés d'assurance permet au ministre de donner un tel ordre s'il estime qu'il s'agit d'un des cas énumérés à l'art. 680(1)b)Le ministre est tenu de donner à la société la possibilité de présenter des observationsAprès que le surintendant eut recommandé cette mesure dans un rapport, l'appelante a présenté des observations orales au ministre d'État désigné, et a présenté des observations écritesElle n'a pas eu la possibilité de répondre au rapport du ministre d'État ni à la lettre de la société gestionnaire du régime de protection du secteur appuyant les recommandations du surintendantLe ministre n'a pas entravé l'exercice de son propre pouvoir discrétionnaire en se contentant de donner suite aux recommandations du surintendantIl n'a adopté que deux des trois recommandationsIl est satisfait à l'exigence de donner lapossibilité de présenter des observationslorsqu'est accordée la possibilité de présenter des observations écritesBien que l'art. 704 permette la délégation de pouvoirs au ministre d'État désigné, le fait de confier à ce dernier la tâche d'entendre les observations orales de l'appelante ne constituait pas une délégation de pouvoirs, étant donné l'absence d'obligation d'accorder une telle audienceEn prenant une décision aux répercussions aussi profondes et significatives, le ministre des Finances pouvait procéder à des consultationsComme il n'agissait pas en vertu d'une délégation de pouvoirs, le ministre d'État n'était nullement entravé dans l'élaboration de recommandationsDécision administrative fondée sur des motifs généraux d'ordre public et n'accordant aucune protection procédurale, sauf celle exigée par la loiNi le rapport du ministre d'État ni la lettre de la société gestionnaire ne contenaient de renseignements nouveauxLe ministre n'était pas tenu de communiquer ces renseignements à l'appelante.

Il s'agissait d'un appel interjeté contre un ordre par lequel le ministre des Finances (le ministre), en vertu de l'alinéa 680(2)c) de la Loi sur les sociétés d'assurances, a enjoint au surintendant des institutions financières de prendre le contrôle de l'appelante. L'alinéa 680(2)c) permet au ministre d'enjoindre au surintendant de prendre le contrôle d'une société s'il estime être en présence de l'un des cas énumérés à l'alinéa 680(1)b), savoir que la société ne pourra honorer ses engagements ou qu'elle n'a pas un actif suffisant pour assurer la protection de ses souscripteurs. Le Bureau du surintendant des institutions financières (le Bureau), qui surveillait les activités de la Sovereign, en est venu à la conclusion que la situation de son compte capital était critique parce que les problèmes qu'elle avait avec ses portefeuilles de prêts et d'immeubles avaient pratiquement anéanti sa marge de capital liquide et d'excédent. Dans un rapport en date du 18 novembre 1992, le Bureau a recommandé au ministre (1) de demander au surintendant de délivrer à la compagnie une ordonnance d'agrément limitée aux services relatifs aux polices existantes et interdisant à la compagnie d'émettre de nouvelles polices; (2) de lui enjoindre de prendre le contrôle de la compagnie; (3) de demander au procureur général du Canada de requérir le tribunal de rendre à l'égard de la compagnie une ordonnance de liquidation. Le paragraphe 680(2) obligeait le ministre à accorder à la Sovereign la possibilité de présenter ses observations au sujet des recommandations. À la demande du ministre, le ministre d'État (aux Finances et à la Privatisation) a rencontré des représentants de la Sovereign pour examiner le rapport du surintendant, et Sovereign a présenté un mémoire. Le 14 décembre 1992, le président de la Canadian Life and Health Insurance Compensation Corporation (CompCorp), compagnie privée constituée dans le but d'administrer le régime de protection des consommateurs en matière d'assurance-vie et d'assurance-maladie, a écrit au ministre des Finances pour lui exprimer son appui aux recommandations du surintendant. Le 17 décembre, le ministre d'État a fait rapport par écrit au ministre des Finances, appuyant les recommandations contenues dans la note de service du surintendant. Le 21 décembre, le ministre a donné l'ordre en litige dans le présent appel. La Sovereign n'a pas eu la possibilité de répondre à la lettre de la CompCorp ou au rapport du ministre d'État.

Les questions en litige étaient les suivantes: (1) le ministre a-t-il entravé l'exercice de son propre pouvoir discrétionnaire en se contentant de donner suite à la recommandation du surintendant sans se former l'opinion qui constituait une condition préalable à l'exercice du pouvoir que lui conférait le paragraphe 680(2) d'obliger le surintendant à prendre le contrôle de la Sovereign? (2) Le ministre a-t-il délégué irrégulièrement son pouvoir de prise de décision au ministre d'État ou a-t-il entravé l'exercice de son pouvoir discrétionnaire en se contentant de suivre la recommandation du ministre d'État? (3) Le ministre a-t-il manqué à son obligation d'agir avec équité en ne communiquant pas à la Sovereign le rapport du ministre d'état et la lettre de la CompCorp?

Jugement: l'appel doit être rejeté.

(1) Bien que l'article 704 confère au ministre le pouvoir limité de déléguer les attributions que lui confère la Loi à un ministre d'État désigné, il ne permet pas au ministre de déléguer au surintendant le pouvoir de prendre une décision en vertu du paragraphe 680(2). La preuve par affidavit non contredite, portant que le ministre s'est contenté d'accepter la recommandation du surintendant sans se former l'opinion requise, n'était pas aussi solide qu'elle le semblait de prime abord étant donné certaines ambiguïtés. Le ministre était un ministre très en vue et très expérimenté, chargé d'examiner une question importante ayant des implications économiques, sociales et politiques importantes. Suivant la preuve, il a agi avec prudence et s'est effectivement formé l'opinion requise. Il ne s'est pas contenté de prendre la décision qui lui était recommandée. Il a retenu deux des trois recommandations qui lui avaient été faites. On doit attacher peu d'importance au fait que la décision du ministre a été prise peu après la réception du rapport du ministre d'État. Le ministre connaissait probablement bien la question et il lui suffisait de se rafraîchir la mémoire à la lumière des éléments les plus récents.

(2) L'article 704 permet au ministre de déléguer les attributions que lui sont conférées à tout ministre d'État désigné. En confiant au ministre d'État la tâche d'entendre les observations orales de la Sovereign, le ministre n'a pas délégué ses attributions au sens de l'article 704. La responsabilité qu'avait le ministre sous le régime du paragraphe 680(2) de donner à la Sovereign la possibilité de présenter ses observations, ne l'obligeait pas à rencontrer personnellement les représentants de la Sovereign et de leur permettre de présenter oralement leurs observations ou de prendre des dispositions pour que quelqu'un d'autre rencontre en son nom des représentants de la Sovereign pour entendre leurs observations orales. Au vu du paragraphe 680(2), il suffisait pour le ministre de donner à la Sovereign la possibilité de présenter ses observations par écrit, comme il l'a fait. En donnant cette possibilité et en confiant au ministre d'État la tâche de présider cette rencontre et de lui faire rapport, le ministre ne déléguait rien, étant donné qu'il n'était pas tenu d'accorder une telle audience.

Dans le contexte d'un processus administratif de prise de décision, il est loisible au ministre de la Couronne qui est chargé de prendre une décision ayant des répercussions profondes et significatives de consulter les personnes qu'il juge bon de consulter, sous réserve évidemment de tout conflit d'intérêt et des limites prescrites par la loi. Le ministre d'État n'agissait pas en vertu d'une délégation de pouvoirs faite selon l'article 704 de la Loi qui l'empêchait de quelque façon que ce soit de faire rapport au ministre des Finances comme il a clairement indiqué aux représentants de la Sovereign qu'il le ferait. Le ministre d'État n'a pas commis d'erreur de compétence en prenant l'initiative d'analyser les observations relatives aux deux aspects de la question qui lui avaient été soumises directement à lui et qui avaient été soumises directement au ministre des Finances, en tirant des conclusions de cette analyse, et en faisant des recommandations au ministre des Finances. Il était entièrement loisible au ministre des Finances, s'il décidait d'agir ainsi, de ne tenir aucun compte de l'analyse, des conclusions et des recommandations du ministre d'État. En fin de compte, il n'a pas retenu toutes les recommandations du surintendant ou du ministre d'État.

(3) Il s'agissait d'une décision administrative fondée sur des motifs généraux d'ordre public, laquelle décision n'accorde aucune protection procédurale à l'individu, sauf la protection exigée au vu de la loi qui autorise le pouvoir discrétionnaire administratif, en l'occurrence, l'obligation du ministre de donner à la Sovereign la possibilité de présenter ses observations. Le rapport du ministre d'État ne renfermait aucun fait nouveau. L'analyse et les conclusions qui y étaient contenues ajoutaient peu à l'analyse et aux conclusions du surintendant. Dans la mesure où elles auraient pu ajouter quelque chose, il s'agissait de l'opinion d'un tiers indépendant, que le ministre des Finances avait le droit de consulter et dont l'opinion n'était pas de la nature d'une opinion d'expert.

La lettre de la CompCorp ne renfermait pas le moindre nouvel élément d'information, hormis le fait que la CompCorp appuyait les recommandations du surintendant. L'expression de cet appui ne constituait pas en soi un renseignement que le ministre était tenu de communiquer ou auquel il devait accorder la possibilité de répondre.

lois et règlements

Loi sur le Bureau du surintendant des institutions financières, L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 18, partie I, art. 2 "institution financière", 6.

Loi sur les départements et ministres d'État, L.R.C. (1985), ch. M-8.

Loi sur les institutions financières et modifiant le système d'assurance-dépôts, L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 18.

Loi sur les sociétés d'assurances, L.C. 1991, ch. 47, art. 679(1)d),e), 680, 681, 682, 684, 702(1)a),b),(2)a),b), c), 704.

Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règle 1312.

jurisprudence

décisions appliquées:

Boulis c. Ministre de la Main-d'œuvre et de l'Immigration, [1974] R.C.S. 875; (1972), 26 D.L.R. (3d) 216; Williams c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1997] 2 C.F. 646 (C.A.); Save Richmond Farmland Society c. Richmond (Canton), [1990] 3 R.C.S. 1213; (1990), 75 D.L.R. (4th) 425; [1991] 2 W.W.R. 178; 52 B.C.L.R. (2d) 145; 46 Admin. L.R. 264; 2 M.P.L.R. (2d) 288; 116 N.R. 68; Compagnie d'assurance Cardinal et le Ministre d'État (Finances), Re (1982), 138 D.L.R. (3d) 693; [1982] I.L.R. 1-1541; 44 N.R. 428 (C.A.F.).

distinction faite avec:

Ligue des droits de la personne B'nai Brith Canada et la Commission d'enquête sur les criminels de guerre, Re (1986), 28 D.L.R. (4th) 264; 69 N.R. 110 (C.A.F.); Mercier c. Canada (Commission des droits de la personne), [1994] 3 C.F. 3; (1994), 167 N.R. 241 (C.A.).

décision examinée:

Muliadi c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1986] 2 C.F. 205; (1986), 18 Admin. L.R. 243; 66 N.R. 8 (C.A.).

décision citée:

Martinoff c. Canada, [1994] 2 C.F. 33; (1993), 18 Admin. L.R. (2d) 191; 88 C.C.C. (3d) 341; 165 N.R. 309 (C.A.).

doctrine

Ketcham, Brock, "Tale of Intrigue", Calgary Herald , 15 août 1993.

Wade, H.W.R. and C. Forsyth. Administrative Law, 7th ed. Oxford: Clarendon Press, 1994.

APPEL contre l'ordre du ministre des Finances, en vertu de l'alinéa 680(2)c) de la Loi sur les sociétés d'assurances, enjoignant au surintendant des institutions financières de prendre le contrôle de l'appelante. Appel rejeté.

avocats:

Thomas G. Heintzman et Timothy S. Ellan pour les demanderesses.

Edward R. Sojonky et Lyndsay K. Jeanes pour les défendeurs.

procureurs:

McCarthy Tétrault, Toronto, pour les demanderesses.

Le sous-procureur général du Canada pour les défendeurs.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Gibson:

GENÈSE DE L'INSTANCE

Les présents motifs font suite à l'appel interjeté par la Sovereign Life Insurance Company (la Sovereign) d'un ordre donné par le ministre des Finances (le ministre) en vertu de l'article 680 de la Loi sur les sociétés d'assurances1 (la Loi). En vertu de cet ordre, qui a été donné le 21 décembre 1992, le ministre a enjoint au surintendant des institutions financières (le surintendant) de prendre le contrôle de la Sovereign.

Les moyens d'appel invoqués par la Sovereign sont articulés de la façon suivante dans l'avis d'appel et dans un document modificatif ultérieur:

[traduction] 1. Le ministre des Finances a commis une erreur de droit et une erreur de compétence en donnant un ordre sans disposer d'éléments de preuve lui permettant de conclure qu'il était en présence d'un des cas énumérés au paragraphe 680(1) de la Loi.

2. Le surintendant des institutions financières n'a pas, lors de l'audience du 30 novembre 1992 ou à tout autre moment, soumis de faits ou d'opinions actuarielles qui auraient permis au ministre des Finances d'exercer régulièrement son pouvoir discrétionnaire en donnant l'ordre visant la Sovereign Life en vertu de l'article 680 de la Loi.

3. Le ministre des Finances a commis une erreur de droit et une erreur de compétence en ne tenant pas lui-même l'audience exigée par l'article 680 de la Loi et en n'étudiant pas la question et en ne se formant pas l'opinion dont il est question au paragraphe 680(2) de la Loi sur les sociétés d'assurances . . . [Renvois omis.]

CADRE LÉGISLATIF

Voici, dans leur rédaction en vigueur à l'époque en cause, les dispositions de la Loi qui sont pertinentes au présent appel:

679. (1) Le surintendant peut sans délai prendre le contrôle de l'actif d'une société . . . et le conserver pendant sept jours ou la période plus longue que le ministre estime nécessaire pour permettre à la société de présenter des observations conformément au paragraphe 680(2), dans les cas suivants:

. . .

d) il estime que la société n'a pas un actif . . . suffisant, compte tenu de toutes les circonstances, pour assurer une protection adéquate à ses créanciers, souscripteurs ou membres, le cas échéant . . .

e) il estime qu'il existe une pratique ou une situation qui porte réellement atteinte aux intérêts des souscripteurs, créanciers, ou membres, le cas échéant, de la société . . .

. . .

680. (1) Le surintendant fait rapport au ministre dans les cas où:

. . .

b) il estime:

. . .

(viii) que la société ne pourra honorer à l'échéance ses engagements . . .

(ix) que la société n'a pas un actif . . . suffisant, compte tenu de toutes les circonstances, pour assurer une protection adéquate à ses créanciers, souscripteurs ou membres, le cas échéant . . .

. . .

(2) Dans le cas où le surintendant a pris le contrôle de l'actif de la société, ou si après étude de la question et lorsque la société ou la personne en cause a eu la possibilité de présenter ses observations, le ministre estime être en présence de l'un des cas énumérés à l'alinéa (1)b), celui-ci peut prendre l'une des mesures suivantes:

. . .

c) enjoindre au surintendant de prendre le contrôle de la société . . .

. . .

681. (1) La société visée par les mesures prévues à l'alinéa 680(2)c) ou au paragraphe 680(3) peut, par avis écrit signifié au ministre et au surintendant dans les trente jours suivant la prise de celles-ci, en appeler conformément à l'article 702.

(2) L'appel n'a pas d'effet suspensif sur les mesures prévues à l'alinéa 680(2)c) ou au paragraphe 680(3).

. . .

702. (1) Par dérogation à l'article 30 de la Loi sur la Cour fédérale, sont susceptibles d'appel devant la Section de première instance de la Cour fédérale:

a) l'arrêté pris aux termes des paragraphes 46(1), 432(1) ou les ordres du ministre visés à l'alinéa 680(2)b) ou au paragraphe 680(3);

b) toute décision du ministre prise aux termes de l'article 59, du paragraphe 302(2) ou des articles 586 ou 677.

(2) La Section de première instance statue sur l'appel en prenant au choix l'une des décisions suivantes:

a) rejet pur et simple;

b) annulation des mesures ou décisions en cause;

c) annulation des mesures ou décisions et renvoi de l'affaire pour réexamen.

. . .

704. Le ministre peut déléguer les attributions que lui confère la présente loi à tout ministre d'État nommé en application de la Loi sur les départements et ministres d'État.

C'est en vertu de l'alinéa 680(2)c) que le ministre a donné l'ordre qui est en litige en l'espèce. En conséquence, aux termes de l'article 681, l'article 702 s'applique.

Le Bureau du surintendant des institutions financières (le Bureau) a été constitué en vertu de la partie I de la Loi sur les institutions financières et modifiant le système d'assurance-dépôts2. Cette partie s'intitule Loi sur le Bureau du surintendant des institutions financières. Le ministre préside le Bureau et en est le responsable. Le gouverneur en conseil est chargé de nommer un fonctionnaire appelé le surintendant des institutions financières (le surintendant). Le surintendant est l'"administrateur général" du Bureau. Voici en partie en quels termes la Loi définit les fonctions du surintendant:

6. (1) Le surintendant exerce les fonctions que lui confèrent les lois ou parties de loi mentionnées à l'annexe de la présente partie; il étudie toutes les questions liées à leur application et en fait son rapport au ministre.

(2) Le surintendant doit examiner l'exercice des activités suivantes et faire enquête sur cet exercice, lorsqu'elles sont menées par une institution financière"ou par un dirigeant ou employé de celle-ci"conformément à la loi qui la régit:

a) la souscription de valeurs mobilières;

b) le commerce de valeurs mobilières;

c) la prestation de services de consultation ou de gestion relativement aux valeurs mobilières.

Il doit en outre faire rapport au ministre sur toutes questions y afférentes.

La Loi sur les sociétés d'assurances est mentionnée à l'annexe pertinente et les sociétés auxquelles la Loi sur les sociétés d'assurances s'applique sont assimilées à des institutions financières.

CONTEXTE FACTUEL

La Sovereign était, à l'époque en cause, une institution financière à charte qui était autorisée à exercer ses activités dans chaque province et territoire du Canada. Aux termes d'un certificat de fusion et de lettres patentes datés tous les deux du 31 décembre 1990, la Sovereign Life Insurance Company et la Pioneer Life Assurance Company ont fusionné et sont devenues la Sovereign.

Le Bureau a notamment pour mandat de surveiller les opérations de compagnies comme la Sovereign pour détecter tout problème de solvabilité, de liquidité ou d'observation de la Loi.

Le Bureau a commencé à surveiller de plus près les activités de la Sovereign à compter du printemps 1991. Dans une longue note de service qu'il a envoyée au ministre le 18 novembre 1992 et dans laquelle il recommandait à ce dernier de donner l'ordre à l'origine du présent appel, le surintendant a relaté les faits survenus depuis le printemps 1991.

Le Bureau a effectué au printemps 1991 une inspection sur place de la Sovereign, inspection au cours de laquelle:

[traduction] . . . des conseillers en crédit engagés par le Bureau ont procédé pour la première fois à un examen détaillé des dossiers de crédit. Cet examen a révélé l'existence de graves problèmes relativement au portefeuille de prêts et au portefeuille immobilier de la Sovereign. Nous avons par ailleurs confirmé que le caractère hautement risqué du portefeuille n'était pas reconnu dans la comptabilité de la compagnie.

Le Bureau a recommandé à la Sovereign d'ajouter des provisions pour pertes dans son portefeuille de prêts et dans son portefeuille immobilier. Par suite du rajustement recommandé, les capitaux propres et l'excédent de la Sovereign représentaient moins que le ratio minimal de cinq pour cent exigé par le Bureau qui devait exister entre, d'une part, les capitaux et l'excédent non affecté et, d'autre part, le passif et l'excédent affecté.

Les rapports financiers périodiques que la Sovereign soumettait chaque mois au Bureau ont amené celui-ci à penser, au mois d'août 1991, que la situation de l'actif de la Sovereign se détériorait rapidement. En septembre, le Bureau en est était arrivé à la conclusion que la situation du compte capital de la Sovereign était critique parce que les problèmes qu'elle avait avec ses portefeuilles de prêts et d'immeubles avaient pratiquement anéanti sa marge de capital liquide et d'excédent.

Le propriétaire de la Sovereign a, par l'intermédiaire de quelques autres compagnies, informé le Bureau qu'il ne disposait pas des ressources nécessaires pour injecter des capitaux dans la Sovereign. Il a toutefois demandé au Bureau de reconsidérer la prise de mesures réglementaires au motif qu'il avait décidé de vendre la Sovereign en tout ou en partie pour qu'un nouveau propriétaire puisse injecter des capitaux supplémentaires dans l'entreprise. Il prévoyait qu'une vente pouvait être conclue avant la fin de 1991. Sur le fondement de cette proposition, le Bureau a reporté la prise de mesures réglementaires. Les démarches entreprises par le propriétaire jusqu'en juin 1992 pour vendre la Sovereign en tout ou en partie n'ont pas abouti.

Le Bureau a demandé au vérificateur externe de la Sovereign de procéder à une vérification approfondie à la fin de 1991. Au milieu de 1992, le Bureau s'est déclaré insatisfait de cette vérification.

Au début de juillet 1992, les porteurs de débentures de la société mère de la Sovereign ont réalisé leur sûreté en prenant des dispositions pour acquérir les actions ordinaires de la Sovereign par l'intermédiaire d'un tiers, de sorte que le véritable propriétaire de la Sovereign n'était plus l'un de ses administrateurs ou dirigeants. Les démarches faites par les porteurs de débentures eux-mêmes pour vendre la Sovereign n'ont pas réussi, pas plus que celles qu'ils ont faites pour obtenir une injection importante de capitaux d'autres sources. En conséquence, compte tenu de son opinion au sujet de ce qu'il estimait être [traduction] "le niveau critique de la situation du compte capital de la compagnie et de ses pertes mensuelles constantes", le Bureau a informé les porteurs de débentures qu'il ne pouvait laisser la situation se détériorer au-delà du 15 octobre 1992, à moins que les porteurs de débentures ne soient disposés à injecter chaque mois des capitaux d'un montant égal aux pertes mensuelles de la Sovereign.

Des fonctionnaires du Bureau ont rencontré le conseil d'administration de la Sovereign le 30 octobre 1992. À la demande de l'avocat de la Sovereign, les fonctionnaires du Bureau ont participé à une série de rencontres avec les conseillers actuariels et financiers de la Sovereign et avec ses administrateurs les 9 et 10 novembre. L'actuaire dont les services avaient été retenus par la Sovereign a soumis un rapport aux fonctionnaires du Bureau. Les fonctionnaires du Bureau ont jugé incomplets les renseignements fournis par l'actuaire. Celui-ci a reconnu que les hypothèses sur lesquelles son rapport était fondé n'étaient pas vérifiées et il a précisé qu'il lui faudrait au moins un mois, et probablement plus longtemps, pour produire des documents à l'appui. Les actuaires du Bureau ont également conclu que certaines des hypothèses formulées par l'actuaire de la Sovereign ne s'appliquaient pas à la situation de la Sovereign. Le Bureau a conclu que les propositions soumises ne permettraient pas de résoudre les véritables problèmes de la Sovereign, mais qu'elles empireraient plutôt ses problèmes de revenus à long terme. Le Bureau a informé le conseil d'administration de la Sovereign de ses conclusions.

Les autres démarches qui ont été faites en vue d'obtenir un financement supplémentaire pour la Sovereign ont échoué.

Dans son rapport, le surintendant informait le ministre que la Canadian Life and Health Insurance Compensation Corporation (la CompCorp) avait [traduction] "été mise au courant au fur et à mesure de l'évolution de la situation de la Sovereign". La CompCorp est une compagnie privée de régime fédéral qui a été constituée dans le but d'administrer le régime de protection des consommateurs en matière d'assurance-vie et d'assurance-maladie qui a été créé en 1990.

Ainsi qu'il a déjà été précisé, le résumé précédent des événements qui se sont déroulés à partir du printemps 1991 est extrait du rapport en date du 18 novembre 1992 que le surintendant a soumis au ministre. Un exemplaire de ce rapport a été fourni à la Sovereign le même jour. Le rapport se termine par les recommandations suivantes:

[traduction] Le surintendant des institutions financières recommande au ministre:

" de lui demander de délivrer à la compagnie une ordonnance d'agrément limitée aux services relatifs aux polices existantes, c'est-à-dire une ordonnance interdisant à la compagnie d'émettre de nouvelles polices;

" de lui enjoindre de prendre le contrôle de la compagnie et, une fois que cette mesure est prise:

" de demander au procureur général du Canada de requérir le tribunal de rendre à l'égard de la compagnie une ordonnance de liquidation sous le régime de la Loi sur les liquidations .

Les deux premières recommandations étaient fondées sur les pouvoirs que le paragraphe 680(2) de la Loi confère au ministre. La troisième recommandation était fondée sur les pouvoirs que le ministre possède en vertu de l'article 684 de la Loi. Le surintendant a informé le ministre qu'il était tenu, aux termes du paragraphe 680(2) de la Loi, d'accorder à la Sovereign la possibilité de présenter ses observations au sujet des recommandations.

Il ressort de l'extrait suivant de la lettre du 3 novembre 1992 que l'avocat de la Sovereign a écrite au surintendant que la Sovereign était vivement intéressée par tout rapport que le surintendant pouvait soumettre au ministre:

[traduction] Depuis nos discussions avec le conseil d'administration [de la Sovereign], la direction de la Sovereign a entrepris un examen attentif des faits et des renseignements dont elle dispose. Comme la vérification de l'exactitude des renseignements financiers sur lesquels vous pouvez vous fonder pour prendre une mesure agir revêt une importance capitale et que la Sovereign désire expliquer à fond sa position à vous et au ministre, je vous demande de ne prendre aucune des mesures prévues à l'article 679, étant donné que la prise de telles mesures aurait des conséquences dévastatrices sur la Sovereign et l'empêcherait à toutes fins utiles de faire véritablement valoir son point de vue devant le ministre, ou du moins limiterait considérablement ses possibilités de le faire. La justesse des hypothèses sur lesquelles reposent les états financiers de la compagnie revêt une importance fondamentale. À cet égard, vous trouverez ci-joint une lettre de l'actuaire Ken Clark. Il est crucial que vous compreniez cette question avant de vous former une opinion au sujet de la présente compagnie. De l'avis de M. Clark, la capacité de la compagnie de faire face à toute insuffisance d'actif est depuis un certain temps bien meilleure que ce qu'on avait supposé, à hauteur d'au moins 40 000 000 $.

J'aimerais maintenant aborder la question des mesures que vous projetez de prendre en vertu de l'article 680. Il ressort des déclarations qui ont été faites lors de la rencontre de vendredi dernier qu'il existe une véritable divergence d'opinions au sujet de la situation financière et des perspectives d'avenir de la compagnie. Ainsi, vous semblez être particulièrement préoccupé par le fait que le taux de rachat des polices en cours de validité a augmenté et que l'insuffisance de l'actif continue à empirer. La direction estime toutefois qu'il ne s'est produit à cet égard au cours des dernières semaines aucun changement négatif qui justifierait le genre de mesure que vous envisagez de prendre. De fait, certains éléments permettent plutôt de croire que la situation s'est récemment stabilisée. À certains égards, vous semblez agir sur la foi de renseignements obtenus de concurrents ou d'acheteurs éventuels de la Sovereign. La Sovereign n'a pas eu la possibilité de répondre à ces renseignements.

Les administrateurs et les dirigeants sont fort étonnés de ne pas avoir été informés au préalable des mesures que vous avez annoncées lors de la rencontre de vendredi dernier. La Sovereign n'a pas été informée, avant la tenue de la réunion, de l'ordre du jour de celle-ci ou des renseignements financiers que vous avez présentés lors de cette réunion. En conséquence, ni les administrateurs ni les dirigeants n'étaient en mesure de répondre à vos conclusions au sujet de la situation financière de la compagnie et des mesures que vous vous proposez de prendre.

La compagnie demande donc la tenue d'une rencontre dans les plus brefs délais. Nous suggérons lundi prochain (9 novembre 1992). Cette rencontre servira:

a) à répondre précisément aux diverses questions que vous avez soulevées vendredi dernier et des raisons justifiant les mesures que vous vous proposez de prendre;

b) à examiner en détail avec les conseillers de la compagnie les éléments sur lesquels repose votre évaluation de l'actif et de la situation financière de la compagnie pour mieux comprendre la divergence d'opinions qui existe entre vous et la compagnie, l'actuaire conseil, Ken Clark et Deloitte & Touche. En formulant cette demande, nous désirons répondre de façon sérieuse et constructive à vos préoccupations et nous assurer que vous possédez des renseignements exacts qui vous permettent de prendre votre décision. La compréhension de ces divergences aidera également le Bureau"qui, comme vous le savez, compte en son sein d'éminents Canadiens"à décider quelle est la meilleure ligne de conduite à suivre à ce moment-ci dans l'intérêt de la compagnie et de ses souscripteurs.

En toute justice, il est absolument fondamental que la Sovereign soit mise au courant de toutes les raisons justifiant les mesures prises par le surintendant et qu'elle comprenne bien les renseignements financiers sur lesquels le surintendant se fonde pour agir. Compte tenu des graves conséquences que les mesures prises par le surintendant sont susceptibles d'avoir sur elle, le refus de lui communiquer les renseignements et les documents sur lesquels le surintendant peut se fonder équivaudrait à un manquement aux principes d'équité . . . La Sovereign doit s'assurer que le surintendant se fonde sur des renseignements exacts. Ce n'est qu'en comprenant parfaitement ces renseignements que la Sovereign peut s'assurer que les renseignements sur lesquels le surintendant se fonde pour agir sont justes et exacts. [Renvois omis.]

Le 30 novembre 1992, des représentants de la Sovereign ont, en compagnie d'un groupe de conseillers, rencontré le ministre d'État (aux Finances et à la Privatisation) pour examiner une note de service envoyée le 18 novembre 1992 au ministre des Finances par le Bureau. Un mémoire a été présenté et des diapositives ont été projetées. Le procès-verbal de la rencontre, qui a duré une heure et demi, a été dressé. Le ministre d'État a ouvert la rencontre par une déclaration dont voici un extrait:

[traduction] En vertu de l'article 680 de la Loi sur les assurances, la Sovereign Life Insurance Company a le droit de présenter des observations sur cette question et je suis heureux que vous soyez ici aujourd'hui. Le ministre des Finances m'a demandé d'entendre vos observations et de lui faire ensuite rapport au sujet de la présente affaire et de ce qui s'est passé aujourd'hui. Je tiens à préciser que c'est le ministre des Finances qui, après avoir examiné l'affaire, prendra la décision.

Voici un extrait du rapport et des observations que la Sovereign a présentés lors de cette rencontre:

[traduction] Au cours des derniers mois, la Sovereign Life a réuni un groupe d'experts de l'industrie et d'autres professionnels de l'extérieur pour l'aider à déterminer et à vérifier la véritable situation financière de la compagnie . . . Ces démarches ont permis de recueillir d'importants renseignements qui ont directement rapport à l'avenir de la compagnie et qui sont, à notre humble avis, très pertinents pour le ministre.

L'essentiel de ces renseignements se trouve dans le rapport que l'actuaire a remis au conseil d'administration de la Sovereign Life Insurance Company le 9 novembre 1992, et dans le supplément du 11 novembre 1992 (le rapport Clark) . . .

. . .

En bref, M. Clark a donné son opinion professionnelle en se disant d'avis que:

" la situation financière actuelle et prévue de la Sovereign Life est bien meilleure que ce que prétend le Bureau;

" la compagnie était solvable à la fin de 1991 et continuera de l'être à la fin de 1992;

" la compagnie satisfait"et, à vrai dire, dépasse"les [traduction ] "exigences minimales en matière de capitaux propres et d'excédent" du Bureau tant à la fin de 1991 qu'à la fin de 1992;

" la compagnie ne court aucun danger immédiat à condition qu'elle soit perçue et administrée dans l'intervalle comme une entreprise active;

" la compagnie a besoin de capitaux supplémentaires, et l'injonction de capitaux supplémentaires mêmes minimaux dissiperait les inquiétudes du public au sujet de la viabilité de la compagnie.

Cette description de la Sovereign Life offre un contraste marqué avec le portrait sombre et négatif dépeint par le Bureau.

Voici un extrait des conclusions du rapport et des observations de la Sovereign:

Voici, selon nous, les réponses aux conclusions du Bureau:

" la compagnie dispose de capitaux suffisants pour répondre aux demandes d'indemnité de ses souscripteurs;

" exception faite de montants exceptionnels hors exploitation, les pertes de la compagnie pour 1992 devraient être négligeables, rien ne permet de penser que la marge brute d'autofinancement est négative et une reprise est à l'horizon et un retour à la rentabilité est prévu pour 1993;

" les actifs de la compagnie lui permettront de réaliser prochainement de modestes bénéfices et de réaliser des bénéfices plus importants avec la reprise économique;

" la rectification des réserves actuarielles proposée par M. Clark est nécessaire, étant donné qu'autrement, les réserves seraient inexactes; par suite de cette rectification, la compagnie se trouve dans une situation financière bien meilleure que ce que l'on croyait;

" grâce aux nouveaux renseignements financiers qui ont été comuniqués, les chances de trouver un investisseur sont bonnes.

. . .

Dans ces conditions, nous recommandons fortement que le ministre ne prenne pas la mesure demandée par le Bureau et que la compagnie soit autorisée à poursuivre ses activités sans restrictions. Naturellement, nous comprendrions que cette décision puisse être révisée en tout temps, auquel cas nous rendrions sans délai compte de tout changement négatif survenu dans la situation de la compagnie. Compte tenu de la pression extraordinaire qui a été exercée sur le personnel de la compagnie au cours des derniers mois, nous demandons également que, à moins de circonstances exceptionnelles, aucune autre mesure ne soit prise à l'égard de la compagnie tant que les états financiers vérifiés de 1992 ne seront pas publiés à la fin de février 1993.

Vers la fin de la rencontre du 30 novembre, à la demande du ministre d'État, le surintendant, M. Mackenzie, a formulé les commentaires suivants et a eu l'échange suivant avec M. Clark:

[traduction] M. MACKENZIE: Monsieur le Ministre, en premier lieu, je tiens à préciser que, contrairement à l'impression qui a été donnée ici ce matin, c'est avec beaucoup de réticence que nous avons écrit la note de service que nous avons envoyée il y a quelques semaines. Nous ne voulons absolument pas ruiner une compagnie qui est solvable. C'est la dernière chose au monde que nous voulons faire. Deuxièmement, nous tenons à préciser que, comme vous le savez, cette situation dure depuis un certain temps, que des démarches ont été entreprises depuis un certain temps pour trouver un nouvel acheteur et que les acheteurs éventuels qui ont été trouvés sont des personnes très compétentes qui possèdent leurs propres actuaires compétents et d'autres employés. Troisièmement, je crois que le seul renseignement vraiment nouveau que nous avons obtenu à la suite de la rencontre de ce matin est que M. Clark a donné une opinion concrète et définitive et non plus une opinion provisoire.

M. CLARKE: Permettez-moi de vous interrompre. Ce n'est pas le cas. Je crois que j'ai employé le terme "provisoire". J'ai employé le mot "provisoire" parce que nous avons besoin de renseignements de meilleure qualité pour que je puisse donner une opinion définitive. Le terme "provisoire" se trouve dans mon rapport et j'ai employé le terme "provisoire" dans mon exposé oral aujourd'hui.

. . .

M. MACKENZIE: Eh bien, finalement, Monsieur le Ministre . . . Je réfléchis à cette dernière affirmation. Pour le moment, on ne m'a pas convaincu de changer d'avis, compte tenu de ce que j'ai entendu ce matin. Je n'ai rien entendu de nouveau. Compte tenu du fait que nous avons reçu beaucoup de renseignements, nous devrons examiner ces renseignements rapidement et vous [le ministre d'État] faire savoir demain si nous confirmons ou non notre conclusion.

Le ministre d'État a remercié les personnes présentes et a conclu en disant:

[traduction] Je ferai rapport au ministre des Finances au sujet de ce qui s'est passé aujourd'hui et il prendra prochainement une décision à ce sujet. Nous vous tiendrons au courant.

Le surintendant a fait rapport au ministre le 1er décembre 1992 dans la lettre suivante:

[traduction] Je constate qu'interrogé sur le sujet, M. Clark a confirmé que, dans son rapport susmentionné auquel on a accordé beaucoup d'importance lors de la présentation des observations, l'actuaire désigné a formulé ses conclusions provisoires. Ces conclusions ne constituaient pas une opinion actuarielle signée.

Les représentants de la compagnie ont demandé au ministre de reporter à plus tard sa décision pour leur accorder plus de temps pour procéder à l'analyse actuarielle et pour produire les états financiers vérifiés au 31 décembre 1992. Il faudra attendre au moins jusqu'à la fin de février 1993 pour connaître ces états financiers.

Si j'ai bien compris, la raison pour laquelle les représentants ont formulé cette demande était qu'ils croyaient que ni vous ni votre Bureau n'aviez de renseignements exacts leur permettant de prendre une décision aussi importante à ce moment-là. Je ne suis pas d'accord avec cette affirmation et je suis convaincu que mon rapport du 18 novembre constitue une estimation raisonnable et fidèle de la situation financière de la compagnie. Je ne crois pas que le fait que nos divergences d'opinion au sujet de la situation financière actuelle de la compagnie seraient résolues en faveur de la position des représentants de la compagnie créerait des délais supplémentaires.

Le directeur a en conséquence conclu:

[traduction] Faute de plan d'entreprise raisonnable prévoyant un apport de capitaux important dans la compagnie, je réitère la conclusion que j'ai formulée dans mon rapport du 18 novembre 1992 et suivant laquelle l'intérêt de tous les souscripteurs sera mieux servi si la compagnie est liquidée sous le régime de la Loi sur les liquidations en recourant à un mécanisme de réassurance proportionnelle.

Je recommande donc que vous n'accédiez pas à la demande par laquelle la compagnie vous prie de reporter votre décision.

Un exemplaire de ce rapport aurait été fourni à la Sovereign, qui a répondu au ministre le 6 décembre 1992.

Le 7 décembre 1992, le président du comité d'orientation des bailleurs de fonds de la Sovereign Financial Corporation, la société mère de la Sovereign, a écrit au ministre. Il a conclu sa lettre en écrivant:

[traduction] Nous estimons par conséquent qu'il est dans l'intérêt des souscripteurs et des actionnaires de la Sovereign Life et de l'industrie canadienne de l'assurance-vie en général qu'une décision soit prise aussi rapidement que possible pour rejeter les recommandations faites par le surintendant dans son rapport du 18 novembre.

Le 9 décembre, le ministre d'État a écrit au surintendant pour lui poser des questions au sujet de la note de service adressée le 18 novembre par le surintendant au ministre, de la rencontre du 30 novembre et de la seconde note de service du 1er décembre rédigée par le surintendant. Le surintendant a répondu à ces questions le 10 décembre. La Sovereign a vraisemblablement reçu une copie de cet échange et a elle-même répondu au ministre d'État.

Le 14 décembre 1992, le président de la CompCorp a écrit au ministre des Finances. Voici un extrait de sa lettre:

[traduction] Nous sommes au courant depuis un certain temps des difficultés financières qu'éprouve la Sovereign Life. Par la présente, nous désirons vous faire savoir que nous appuyons la recommandation par laquelle le surintendant des institutions financières demande au ministre du lui donner l'ordre de prendre le contrôle de la Sovereign Life et de requérir sans délai une ordonnance de liquidation.

Le surintendant a tenu la CompCorp pleinement au courant de la situation au cours des derniers mois. Nous estimons qu'il a agi correctement dans les circonstances et qu'il a examiné toutes les solutions de rechange possible.

Si la compagnie est effectivement viable en ce moment comme le prétend le récent rapport Eckler, nous nous serions attendus à ce que les propriétaires actuels injectent à tout le moins assez de capitaux pour éponger les pertes d'exploitation actuelles, pour gagner du temps en attendant un dénouement heureux à ces problèmes. Dans ces conditions, nos conseillers et nous-mêmes estimons qu'il est peu probable que l'on trouve d'autres sources de capitaux.

La lettre se terminait comme suit:

[traduction] . . . nous vous prions d'agir rapidement et d'accepter la recommandation du surintendant. Nous croyons que plus tout autre retard en ce qui concerne la liquidation de la Sovereign ne fera qu'empirer une situation déjà difficile et onéreuse.

Le 17 décembre 1992, le ministre d'État a fait rapport par écrit au ministre des Finances. Il a conclu en appuyant les recommandations contenues dans la note de service du 18 novembre 1992 du surintendant.

En conséquence, le 21 décembre 1992, le ministre a donné au surintendant l'ordre qui est en litige dans le présent appel. On ne m'a soumis aucun élément de preuve permettant de conclure que la Sovereign a eu l'occasion de répondre à la lettre de la CompCorp ou au rapport du ministre d'État.

ÉLÉMENTS DE PREUVE TENDANT À DÉMONTRER QUE LE MINISTRE N'A PAS PRIS LA DÉCISION FRAPPÉE D'APPEL

Aux termes de l'ordonnance que j'ai prononcée le 11 décembre 1996, j'ai autorisé le dépôt de deux affidavits au dossier d'appel de la présente affaire. Le premier affidavit a été souscrit le 31 décembre 1992 par Wendy Harvey et le second a été souscrit le 20 janvier 1994 par Brock Ketcham.

Mme Harvey affirme qu'elle était réceptionniste à la Sovereign. Le 21 décembre 1992, elle a vu à la télévision le ministre, qui déclarait que la Sovereign éprouvait de sérieuses difficultés financières et qu'aucun acheteur éventuel n'était en vue. Elle a cru que le ministre se trompait et, le même soir, elle a essayé de le joindre au téléphone chez lui. Sa première tentative a échoué. La seconde fois, elle a réussi à parler au ministre. Elle lui a dit qu'elle ne croyait pas que la Sovereign éprouvait de graves difficultés financières. Elle a affirmé:

[traduction] M. Mazankowski [le ministre] a réagi à ces affirmations en déclarant qu'il ne connaissait pas bien la situation financière actuelle de la compagnie et qu'il avait pris sa décision d'après la recommandation du surintendant des institutions financières, M. Michael Mackenzie. M. Mazankowksi a poursuivi en déclarant qu'il était tenu de par la loi de donner suite à la recommandation du surintendant.

M. Ketcham a pour sa part déclaré qu'il était journaliste au Calgary Herald et qu'il avait écrit un article intitulé "Tale of Intrigue" qui avait paru dans la livraison du 15 août 1993 de ce journal. Voici un extrait de cet article:

[traduction] "C'est le surintendant qui prend la décision" a déclaré Mazankowski, qui se trouvait chez lui, à Vegreville. "J'étais tenu de me conformer à cette décision."

M. Ketcham a affirmé que cette citation correspondait fidèlement à ce que le ministre lui avait déclaré lors de la conversation qu'il a eue avec lui.

NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE

Dans l'arrêt Boulis c. Ministre de la Main-d'œuvre et de l'Immigration3, qui portait sur un appel interjeté en vertu de la loi sur autorisation directement à la Cour suprême du Canada relativement à l'exercice du pouvoir discrétionnaire conféré par la loi à la Commission d'appel de l'immigration, le juge Abbott écrit:

À mon avis, cependant, un appel ne peut réussir que si l'on établit que la Commission a) a refusé d'exercer sa compétence ou b) n'a pas exercé le pouvoir discrétionnaire que lui confère l'art. 15 conformément aux principes de droit bien établis. Quant à ces principes, Lord Macmillan, au nom du Comité judiciaire, dit dans l'arrêt D. R. Fraser and Co. Ltd. c. Le ministre du Revenu national . . .

[traduction] Les critères selon lesquels il faut juger l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire conféré par une loi ont été définis dans plusieurs arrêts qui font jurisprudence et il est admis que si le pouvoir discrétionnaire a été exercé de bonne foi, sans influence d'aucune considération étrangère, ni de façon arbitraire ou illégale, aucune cour n'a le droit d'intervenir, même si cette cour eût peut-être exercé ce pouvoir discrétionnaire autrement s'il lui avait appartenu.

Beaucoup plus récemment, dans une décision relative à l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire par un ministre, le juge Strayer a écrit, dans l'arrêt Williams c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)4:

Il est frappant que le paragraphe 70(5) dispose que ne peut faire appel l'intéressé qui constitue un danger "selon le ministre" [soulignement ajouté] et non "selon le juge". Par ailleurs, le législateur n'a pas formulé la disposition de manière objective, c'est-à-dire en prescrivant qu'une attestation interdisant un autre appel peut uniquement être délivrée s'il est "établi" ou "décidé" que l'appelant constitue un danger pour le public au Canada. Le législateur a plutôt eu recours à une formulation subjective pour énoncer le pouvoir de tirer une telle conclusion: le critère n'est pas celui de savoir si le résident permanent constitue un danger pour le public , mais celui de savoir si, "selon le ministre" [soulignement ajouté], il constitue un tel danger. Il existe une jurisprudence abondante selon laquelle, à moins que toute l'économie de la Loi n'indique le contraire en accordant par exemple un droit d'appel illimité contre un tel avis, ces décisions subjectives ne peuvent pas être examinées par les tribunaux, sauf pour des motifs comme la mauvaise foi du décideur, une erreur de droit ou la prise en considération de facteurs dénués de pertinence.

Au sujet du "droit d'appel illimité contre un tel avis", le juge Strayer renvoie, dans une note infrapaginale, à une décision dans laquelle le droit d'appel prévu par une loi avait été considéré comme un nouveau procès. Ce n'est pas le cas de l'appel dont je suis saisi. Bien que le juge Strayer fût saisi d'une affaire dans laquelle le pouvoir discrétionnaire du ministre faisait l'objet d'un contrôle judiciaire plutôt que d'un appel interjeté en vertu de la loi, je suis convaincu que son explication de la norme de contrôle applicable vaut également pour la norme de contrôle qui régit le présent appel interjeté en vertu de la loi. Je suis en outre convaincu que le terme "illégalement" qu'utilise le juge Abbott dans l'arrêt Boulis et l'expression "a commis une erreur de droit" que le juge Strayer emploie dans l'arrêt Williams englobent les erreurs de compétence et les manquements aux principes de justice naturelle et d'équité procédurale.

QUESTIONS EN LITIGE

Devant moi, l'avocat de la Sovereign a soulevé plusieurs questions, qui recoupent tous les moyens d'appel de la Sovereign qui ont déjà été articulés dans les présents motifs. L'analyse suivante porte sur les questions qui ont été soulevées.

LE MINISTRE A-T-IL PRIS LA DÉCISION FRAPPÉE D'APPEL?

Vu les affidavits souscrits par Mme Harvey et M. Ketcham, vu les éléments de preuve démontrant qu'il s'est écoulé très peu de temps entre la rédaction des documents qui auraient été soumis au ministre et sur lesquels celui-ci aurait fondé sa décision et la date de la décision elle-même, l'avocat de la Sovereign soutient que le ministre n'a pris aucune décision, mais qu'il a plutôt entravé l'exercice de son propre pouvoir discrétionnaire en se contentant de donner suite à la recommandation du surintendant sans se former l'opinion qui constituait une condition préalable à l'exercice du pouvoir que lui conférait le paragraphe 680(2) d'obliger le surintendant à prendre le contrôle de la Sovereign. L'avocat soutient en conséquence que la décision qui fait l'objet du présent appel est entachée de nullité.

À l'appui de sa thèse, l'avocat cite l'ouvrage Administrative Law5, dans lequel les auteurs écrivent, à la page 347:

[traduction] Il est essentiel à l'exercice légitime d'un pouvoir qu'il soit exercé par la personne à qui il est conféré, et par personne d'autre. Ce principe est appliqué de façon stricte, même lorsqu'il crée des inconvénients sur le plan administratif, sauf dans les cas où l'on peut raisonnablement inférer que l'on voulait que ce pouvoir puisse être délégué. Normalement, les tribunaux exigent de façon rigoureuse que le pouvoir soit exercé par la personne ou l'organe qui est expressément nommé dans la loi et ils condamnent rigoureusement les actes accomplis sans pouvoir par les mandataires, sous-comités ou délégués, même s'ils ont été expressément autorisés par l'autorité à qui le pouvoir a été conféré.

Bien que l'article 704 de la Loi, qui a déjà été cité dans les présents motifs, confère au ministre le pouvoir limité de déléguer les attributions que lui confère la Loi, le seul pouvoir qu'a le ministre est celui de déléguer à un ministre d'État nommé en vertu de la Loi sur les départements et ministres d'État [L.R.C. (1985), ch. M-8] le pouvoir de l'aider. L'article 704 ne peut certainement pas être interprété comme permettant au ministre de déléguer au surintendant le pouvoir de prendre une décision en vertu du paragraphe 680(2).

Les auteurs Wade et Forsyth poursuivent dans les termes suivants à la page 356 de leur ouvrage:

[traduction] Les ministères du gouvernement central bénéficient d'une règle spéciale qui permet aux fonctionnaires d'agir au nom de leur ministre sans délégation de pouvoirs officielle. Lorsque des pouvoirs sont conférés à des ministres qui sont à la tête d'importants ministères, il est évident qu'il arrive souvent que ces pouvoirs ne sont pas personnellement exercés par le ministre. Le Parlement est bien conscient de ce fait et l'on considère que les pouvoirs ministériels peuvent être exercés par les fonctionnaires du ministère du ministre qui agissent habituellement au nom de ce dernier.

L'avocat de la Sovereign soutient que, compte tenu de la disposition législative spécifique que constitue l'article 704 de la Loi, l'énoncé de principe de Wade et Forsyth est annulé eu égard aux circonstances de la décision qui fait l'objet du présent appel et des autres décisions que le ministre est expressément chargé de prendre aux termes de la Loi.

Dans l'arrêt Muliadi c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration)6, le juge Stone écrit, à la page 218:

Deuxièmement, la preuve qui nous a été soumise laisse fortement entendre que la décision de rejeter la demande de l'appelant a été prise par un fonctionnaire du gouvernement de l'Ontario en non par l'agent des visas. Cette preuve ressort du paragraphe 3m) de l'affidavit de l'appelant . . . Il se rapporte à ce qui s'est produit pendant l'entrevue de l'appelant avec l'agent des visas . . . L'appelant y déclare:

M. Lukie m'a immédiatement informé que ma demande était rejetée; pour expliquer ce rejet, il m'a montré un télex que lui avait fait parvenir ce que j'ai compris être la province de l'Ontario et dans lequel ma demande était rejetée. Je lui ai demandé pourquoi il m'avait convoqué à une entrevue s'il n'entendait pas faire une appréciation, et il a dit qu'il était sympathique à ma cause mais qu'il était désolé parce que, comme la décision avait été prise par les autorités qui avaient envoyé le télex, il ne pouvait rien faire . . . L'entrevue m'a convaincu que ce n'est pas lui qui a pris la décision (ou qui a fait l'appréciation) mais plutôt la personne ou les autorités qui ont transmis le télex, et qu'il n'avait aucune autorité ou pouvoir discrétionnaire sur la question. (C'est moi qui souligne.)

Ainsi que je l'ai déjà mentionné, cette preuve n'a été contredite en aucune manière par les intimés.

Il va sans dire que la décision sur la demande devrait être prise par l'agent des visas et qu'elle ne pouvait être déléguée de la manière précédemment décrite. Il semble que l'agent a permis qu'elle soit prise par le fonctionnaire de l'Ontario de qui il a reçu les renseignements relatifs à la viabilité du projet d'entreprise de l'appelant. Bien qu'il ait été habilité à recevoir des renseignements de cette source sur ce sujet, il n'en demeure pas moins qu'il avait le devoir de trancher la question conformément à la Loi et au Règlement. Il a donc commis une grave erreur en permettant que la décision soit prise par le fonctionnaire du gouvernement de l'Ontario au lieu de la rendre lui-même ainsi qu'il devait le faire. Cela étant, je pense que l'appel doit également être accueilli sur ce moyen7.

Vu les affidavits souscrits par Mme Harvey et M. Ketcham, il semblerait que les autorités précitées tranchent la question de façon décisive. Il ressort de la preuve par affidavit qu'un des principaux ministres de la Couronne, qui était chargé de se former une opinion avant de donner un ordre à un haut fonctionnaire, s'est contenté d'accepter la recommandation de ce fonctionnaire sans se former l'opinion requise, parce qu'il croyait qu'il était en quelque sorte tenu de donner suite à cette recommandation. La preuve par affidavit n'est pas contredite par, par exemple, un affidavit du ministre ou d'une autre personne qui serait en mesure d'attester que le ministre a effectivement pris le temps de se former une opinion. Aucun des deux auteurs des affidavits n'a été contre-interrogé au sujet de son affidavit malgré le fait que l'audition de la présente affaire a été ajournée, en partie du moins, pour permettre un tel contre-interrogatoire.

En revanche, la preuve par affidavit n'est peut-être pas aussi solide qu'elle le semble de prime abord. La déclaration contenue dans l'affidavit de Mme Harvey, suivant laquelle le ministre avait déclaré qu'il était [traduction] "tenu de par la loi de donner suite à la recommandation du surintendant" se prête à au moins deux interprétations. Je crois qu'on peut légitimement dire que le ministre était effectivement obligé de donner suite à la recommandation du surintendant eu égard à tous les faits de la présente affaire. Il était tenu d'agir en acceptant la recommandation, en donnant un ordre qui modifiait la recommandation ou en rejetant la recommandation. Il ne pouvait se contenter de l'ignorer. Dire qu'il était tenu d'agir n'équivaut pas à dire qu'il était tenu d'accepter la recommandation. En fait, il n'a accepté la recommandation qu'en partie.

La déclaration attribuée au ministre dans l'affidavit de Ketcham est moins ambiguë. La voici:

[traduction] C'est le surintendant qui prend la décision. J'étais tenu de me conformer à cette décision.

Suivant l'article paru dans le Calgary Herald, cette déclaration aurait été, tout comme la déclaration faite à Mme Harvey, faite au cours de la conversation téléphonique que cette dernière a eue avec le ministre, qui se trouvait chez lui.

Je répugne à accorder une grande importance à une citation tirée d'une conversation téléphonique qu'une personne a eue avec un des principaux ministres de la Couronne alors que cette conversation a eu lieu depuis la maison du ministre concerné et qu'elle n'est appuyée que par l'affirmation ambiguë de Mme Harvey et qu'elle est en fait contredite par les gestes du ministre lui-même.

Le ministre en question est un ministre très en vue et très expérimenté. La question qu'il était chargé d'examiner était importante et elle avait des implications économiques, sociales et politiques importantes. Suivant la preuve, il a agi avec prudence et s'est effectivement formé l'opinion requise. Il ne s'est pas contenté de prendre la décision qui lui était recommandée. La recommandation qui lui avait été faite comportait trois volets. Il en a retenu deux et a rejeté le troisième. Il était tenu d'accorder à la Sovereign "la possibilité de présenter ses observations". Or, il est allé plus loin. Il s'est assuré que la Sovereign ait la possibilité de présenter ses observations en personne, et non seulement par écrit ou devant ses fonctionnaires, mais devant l'un de ses collègues du Cabinet à qui la tâche de l'aider avait été confiée. Il a reçu, non seulement des fonctionnaires, mais également de son collègue, un rapport sur les recommandations en question.

J'accorde peu d'importance au fait que la décision a été prise rapidement une fois que le dossier était complet. Je ne suis pas disposé à supposer que le ministre s'est penché pour la première fois sur la question lorsque le dossier a été complet. Je suppose plutôt qu'il connaissait bien la question et qu'il lui suffisait de se rafraîchir la mémoire à la lumière des éléments les plus récents.

Vu l'ensemble de la preuve qui m'a été soumise, je ne suis pas disposé à accorder à la preuve par affidavit et au court laps de temps qui s'est écoulé avant qu'une décision raisonnée ne soit prise l'importance que l'avocat de la Sovereign voudrait que je leur accorde. Je ne suis pas disposé à conclure que, vu l'ensemble de la preuve, le ministre ne s'est pas formé l'opinion qui constitue une condition préalable à la validité de l'ordre qu'il a donné au surintendant. En conséquence, ce moyen invoqué par la Sovereign échoue.

LE MINISTRE A-T-IL DÉLÉGUÉ IRRÉGULIÈREMENT SON POUVOIR DE PRISE DE DÉCISION AU MINISTRE D'ÉTAT OU A-T-IL ENTRAVÉ L'EXERCICE DE SON POUVOIR DISCRÉTIONNAIRE EN SE CONTENTANT DE SUIVRE LA RECOMMANDATION DU MINISTRE D'ÉTAT?

a)  Délégation irrégulière de pouvoirs

L'avocat de la Sovereign soutient que le ministre n'avait pas le pouvoir de déléguer au ministre d'État les attributions qui lui étaient conférés par le paragraphe 680(2) et que, s'il avait effectivement ce pouvoir, il était tenu de les déléguer en entier et qu'il ne pouvait se contenter de les déléguer en partie. L'avocat fait plus particulièrement valoir que le ministre a agi irrégulièrement en déléguant le pouvoir de présider la rencontre visant à accorder à la Sovereign la possibilité d'être entendue tout en se gardant le pouvoir de prendre la décision. Par souci de commodité, je cite à nouveau l'article 704 de la Loi:

704. Le ministre peut déléguer les attributions que lui confère la présente loi à tout ministre d'État nommé en application de la Loi sur les départements et ministres d'État.

Il est acquis aux débats que le ministre d'État qui a rencontré les représentants de la Sovereign le 30 novembre 1992 et qui a entendu leurs observations orales et a par la suite fait rapport au ministre en présentant ses recommandations était un ministre à qui une délégation de pouvoirs pouvait être faite en vertu de l'article 704. Mais, en confiant au ministre d'État la tâche d'entendre les observations orales de la Sovereign, le ministre a-t-il délégué ses attributions au sens de l'article 704 de la Loi?

Je ne le crois pas.

La responsabilité qu'avait le ministre envers la Sovereign sous le régime du paragraphe 680(2) de la Loi était de donner à la Sovereign la possibilité de présenter ses observations. Suivant mon interprétation de cette obligation, le ministre n'était pas tenu de rencontrer personnellement les représentants de la Sovereign et de leur permettre de présenter verbalement leurs observations ou de prendre des dispositions pour que quelqu'un rencontre en son nom des représentants de la Sovereign pour entendre leurs observations verbales. Au vu du paragraphe 680(2), il suffisait pour le ministre de donner à la Sovereign la possibilité de présenter ses observations par écrit, comme il l'a fait. En donnant à la Sovereign la possibilité de présenter ses observations oralement, le ministre agissait de bonne foi et, peut-on supposer, par excès de prudence ou par souci d'équité, vraisemblablement parce qu'il reconnaissait l'importance de la décision qu'il était appelé à prendre pour la Sovereign, ses employés, créanciers, souscripteurs et actionnaires. En donnant cette possibilité et en confiant au ministre d'État la tâche de présider cette rencontre et de lui faire rapport, le ministre ne déléguait rien, étant donné qu'il n'était pas tenu d'accorder une telle audience.

Je conclus que le ministre n'a commis aucune erreur, et qu'il n'a certainement pas commis d'erreur qui justifierait d'accorder une réparation à la Sovereign dans un appel comme celui-ci, en accordant une audience et en confiant à un ministre d'État la tâche de présider cette audience.

b)  Entrave à l'exercice du pouvoir discrétionnaire

Ainsi qu'il a déjà été précisé dans les présents motifs, après avoir accordé la possibilité de présenter verbalement des observations lors d'une audience présidée par le ministre d'État, celui-ci a présenté ses conclusions et ses recommandations au ministre des Finances. Suivant le procès-verbal de cette réunion, le ministre d'État a indiqué dans les termes les plus nets, tant au début qu'à la fin de la réunion, qu'il rendrait compte des observations qu'il recevrait. Le ministre d'État n'a cependant pas précisé, dans l'une ou l'autre des déclarations, qu'il tirerait des conclusions et qu'il ferait des recommandations.

Voici les conclusions que le ministre a tirées dans le rapport qu'il a soumis au ministre des Finances:

[traduction] Le surintendant vous recommande de lui donner l'ordre de prendre le contrôle de la compagnie et de demander au procureur général de présenter au tribunal une demande de liquidation de la compagnie. La compagnie demande qui lui accorde jusqu'en février pour vérifier son opinion de sa condition financière et pour se trouver éventuellement de nouveaux investisseurs pour injecter de nouveaux capitaux.

La compagnie a eu l'occasion de faire valoir son point de vue.

La Loi sur les sociétés d'assurances permet à la compagnie d'obtenir une évaluation actuarielle indépendante. Toutefois, bien que cette possibilité ait été évoquée dans les observations écrites originales de la compagnie, elle n'a pas été soulevée par les représentants de la Sovereign lors de la rencontre qu'ils ont eue avec moi. Leur recommandation officielle demeure donc celle qui a déjà été citée. Nommer un actuaire indépendant et attendre qu'il soumette son rapport prendrait beaucoup de temps et reviendrait en pratique à accepter la suggestion de la compagnie et à écarter la solution proposée par le surintendant. En conséquence, je ne crois pas qu'il s'agisse d'une solution de rechange qui doit être examinée.

Je crois qu'il y a trois principales questions à examiner. Elles sont exposées dans la lettre que j'ai écrite le 9 décembre 1992 au surintendant [la lettre déjà mentionnée dans les présents motifs dans laquelle le ministre demande au surintendant de répondre à certaines questions]. La première question est celle des investisseurs éventuels qui seraient prêts à injecter des capitaux supplémentaires pour essuyer les pertes actuelles ou éventuelles et pour rendre la compagnie plus rentable. La deuxième question concerne l'établissement de provisions pour pertes sur prêts suffisantes. La troisième a trait à la possible réduction des obligations relatives aux réserves actuarielles, réduction qui aurait pour effet d'augmenter les capitaux propres de la compagnie.

Bien que la compagnie ait tenté de démontrer que sa situation financière n'est pas aussi grave que ce qu'affirme le surintendant, certains aspects ne peuvent être ignorés. Bon nombre de ces aspects ne sont pas de caractère actuariel, mais concernent plutôt les hypothèses raisonnables qui peuvent être formulées au sujet des pertes sur prêts et du rendement des placements. Il y a des divergences de vues au sujet des principales hypothèses retenues par la surintendant et celles qu'a formulées la Sovereign. On ne s'entend pas non plus sur la question de savoir si le surintendant a obtenu des renseignements complets au sujet de l'analyse de M. Clark. (Le surintendant a noté dans son rapport du 18 novembre que les hypothèses sur lesquelles le rapport de M. Clark était fondé n'étaient pas vérifiées ou confirmées par des documents à l'appui, alors que la Sovereign a souligné que M. Clark avait bien expliqué ses hypothèses et sa méthodologie. J'ai constaté que, le 11 novembre, M. Clark a soumis au conseil d'administration de la Sovereign un rapport complémentaire à son rapport du 9 novembre. Dans ce rapport, M. Clark souligne que [traduction] "le rapport exigé par la loi que j'ai soumis au Bureau au sujet des états financiers de 1992 explique en détail les données révisées, notamment les données révisées relatives aux hypothèses concernant l'insuffisance de l'actif").

Pour ce qui est de la première question, celle des investisseurs éventuels, je tiens à souligner que, malgré la date limite précise qui avait été fixée pour la présentation d'offres, personne n'a exprimé être disposé sans réserve à investir de l'argent pour combler les pertes ou conserver le droit de racheter la compagnie. Il ressort de la correspondance la plus récente qu'aucun engagement ferme n'a été pris en vue d'injecter de nouveaux capitaux significatifs. D'ailleurs, le surintendant souligne que l'intérêt d'un des éventuels acheteurs (la Sun Life) avait été grandement exagéré dans les observations écrites et orales initiales de la compagnie (un fait que la compagnie n'a pas réfuté dans ses observations ultérieures).

Sur la deuxième question, celle des pertes sur prêts et des pertes immobilières, les provisions pour pertes sur prêts étaient, selon les calculs du surintendant, supérieures d'au moins 17 millions de dollars à celles de la compagnie à la clôture de l'exercice. Selon le surintendant, environ le quart des avoirs de la compagnie (quelque 200 millions de dollars) ne sont pas productifs, ne le sont pas suffisamment ou risquent de devenir improductifs. Cette conclusion est appuyée par les conseillers en crédit qui travaillent avec les examinateurs du surintendant. À la fin d'octobre, les arriérés de prêts continuaient à augmenter. La compagnie conteste cette opinion, mais le tableau fourni par la compagnie appuie l'opinion du surintendant (surtout lorsqu'on examine le total brut avant déduction des prêts que l'on s'est engagé à réduire ou à vendre, ce qui est logique, étant donné que les engagements ne se matérialisent pas toujours). La méthode du surintendant repose sur une combinaison de provisions pour pertes propres à la compagnie et de provisions pour pertes plus générales. Le surintendant possède une vaste expérience dans ce domaine, étant donné qu'il s'occupe d'une foule d'institutions financières des plus diverses. Le surintendant déclare qu'en considérant de façon conservatrice la pleine valeur des pertes futures découlant d'un portefeuille de prêts et d'un portefeuille immobilier de 200 millions de dollars qui crée des problèmes, on en arrive plutôt à un chiffre de 100 millions de dollars, un chiffre beaucoup plus élevé que ceux de la compagnie. Vous devez en fin de compte vous fier au jugement de ceux qui sont chargés de réglementer les institutions financières.

En troisième lieu, on se demande s'il est prudent de retirer une importante somme d'argent des réserves techniques d'assurance de la compagnie, et si ce retrait réglerait les problèmes de la compagnie. L'actuaire de la compagnie maintient que l'on peut transférer 52 millions de dollars dans le capital et que la compagnie a constaté que certains autres actuaires souscrivent à cette solution. Le surintendant estime toutefois que l'on ne peut raisonnablement transférer seulement 16 millions de dollars et, dans son rapport du 18 novembre, le surintendant signale que ce transfert ne réglerait pas le problème de la compagnie. La Sun Life affirme que, même si le surintendant y consentait, une telle réduction des provisions établies à l'égard des polices d'assurance ne rendrait pas la Sun Life plus intéressée à acquérir la compagnie si quelqu'un ne fournit pas de garanties contre les pertes prévues sur le portefeuille des prêts et le portefeuille immobilier.

Suivant le surintendant, la différence essentielle entre ces méthodes est le rendement de l'investissement présumé lors de l'établissement des réserves actuarielles. Je tiens à faire remarquer qu'il ressort de la lettre du 13 décembre que j'ai reçue de MM. McCrossan et Clark que la modification du taux d'intérêt d'inventaire n'aurait pas d'incidence appréciable sur le passif. Par ailleurs, il ressort du rapport que M. Clark a soumis le 11 novembre au conseil d'administration de la Sovereign que la principale différence qui existe entre son évaluation des dettes imputables aux polices et celle qu'avait faite l'ancien actuaire de la Sovereign concerne le taux présumé de rendement de l'investissement.

J'estime qu'il existe un doute raisonnable qu'une compagnie qui, comme la Sovereign, a un actif d'aussi piètre qualité, puisse obtenir le rendement nécessaire pour justifier la réduction de réserves techniques d'assurance demandée par la compagnie. Je tiens également à faire remarquer que, même si le surintendant devait retenir l'opinion de la compagnie suivant laquelle un déblocage massif de réserves actuarielles est justifié, je ne crois pas que le surintendant modifierait ses recommandations, compte tenu de ses autres préoccupations au sujet des provisions pour pertes sur prêts et sur biens immobiliers insuffisantes et de la mauvaise rentabilité de la compagnie.

Je crois qu'il faut apprécier ces facteurs à la lumière des risques que courent les souscripteurs. Il ne fait pas de doute que, s'il s'avère que la compagnie est capable d'honorer à l'échéance ses engagements, c'est la meilleure issue pour les souscripteurs. Toutefois, compte tenu de l'opinion du surintendant, cette issue semble fort improbable. J'estime donc que vous devez évaluer le risque que courent les souscripteurs en tenant compte des diverses options. Je crois de fait que c'est l'intérêt des souscripteurs qui doit primer.

Il convient de noter, à titre d'information, que, dans le cas d'une liquidation assortie d'une réassurance proportionnelle comme celle que recommande le surintendant, l'acheteur prendrait l'entreprise de la Sovereign en charge au prix dicté par la valeur des actifs de la Sovereign. Moins la valeur des actifs est élevée, plus la réduction que l'acheteur consent aux souscripteurs sur la valeur nominale de la police est élevée. Les polices dont le montant s'élève jusqu'à 200 000 $ et les rentes dont le montant s'élève jusqu'à 60 000 $ sont pleinement protégées par le régime d'assurance de la CompCorp qui est géré par l'industrie. Les souscripteurs qui ont des polices dont la valeur dépasse la limite de 200 000 $ fixée par la CompCorp risqueraient de perdre, étant donné que leur protection serait diminuée en fonction du montant de la réduction consentie à l'acheteur de l'entreprise.

Si la compagnie demeure ouverte conformément à la recommandation de la compagnie, et que sa situation se détériore encore plus, comme le surintendant le croit, ou qu'on découvre en février qu'elle est dans un état pire que ce qu'elle prévoit présentement, ce sont les souscripteurs qui subiront un préjudice. Par exemple, les souscripteurs dont les créances sont antérieures à la cessation des activités verraient leurs demandes d'indemnité entièrement réglées, tandis que les souscripteurs dont les demandes d'indemnité sont postérieures à cet événement ne seraient payés que jusqu'à concurrence de la limite de 200 000 $ garantie par la CompCorp. De plus, bien qu'une liquidation puisse probablement avoir lieu présentement de sorte que l'actif et le passif seraient vendus en entier à un acheteur avec une modeste réduction, une liquidation effectuée plus tard ne pourrait être effectuée qu'en vendant l'actif et le passif à un prix beaucoup moins élevé. J'estime qu'on peut valablement fonder la décision à prendre en fonction de la minimisation des risques que courent les souscripteurs d'assister à une baisse de valeur encore plus grande plutôt qu'en fonction des possibilités de reprise.

En conséquence, le ministre d'État a recommandé que le ministre des Finances accepte les trois recommandations du surintendant.

Les "conclusions" du ministre d'État, qui équivalent en réalité à une analyse des documents soumis au ministre ainsi qu'à des conclusions, étaient de toute évidence un résumé succinct, du point de vue d'un individu déterminé, de la position du surintendant et de la totalité des observations de la Sovereign qui avaient été soumises au ministre. Il est indubitable que la Sovereign ne les aurait pas appuyées si elle avait eu la possibilité d'y répondre. Mais ce n'est pas la question qui nous intéresse en l'espèce. Une fois de plus, la question à l'examen est celle de savoir si le ministre a entravé ou non l'exercice de son pouvoir discrétionnaire en recevant un rapport du ministre d'État qui renfermait une analyse et des conclusions et en en tenant vraisemblablement compte pour faire ses recommandations.

L'avocat de la Sovereign affirme que c'est effectivement le ministre d'État qui a pris la décision qui, selon la Loi, devait être prise par le ministre des Finances, sans que la totalité des pouvoirs prévus à l'article 704 lui soient délégués conformément à cet article. Il ajoute que, comme le rapport du ministre d'État a été fait le 17 décembre 1992, un jeudi, et que le ministre a pris sa décision dans une lettre portant la date du lundi 21 décembre, je devrais conclure que le ministre des Finances n'a pris aucune décision. Or, j'ai déjà conclu dans les présents motifs que le ministre s'était formé sa propre opinion et qu'il avait pris sa propre décision.

Je suis convaincu que, dans le contexte d'un processus administratif de prise de décision comme celui qui est en litige en l'espèce, il est loisible au ministre de la Couronne qui est chargé de prendre une décision ayant des répercussions profondes et significatives de consulter les personnes qu'il juge bon de consulter, sous réserve évidemment de tout conflit d'intérêt et des limites prescrites par la loi. J'ai déjà souligné que je concluais que le ministre d'État n'agissait pas en vertu d'une délégation de pouvoirs faite selon l'article 704 de la Loi qui l'empêchait de quelque façon que ce soit de faire rapport au ministre des Finances comme il a clairement indiqué aux représentants de la Sovereign qu'il le ferait. Il n'existe selon moi absolument aucune raison de conclure que le ministre d'État a commis une erreur de compétence en prenant l'initiative d'analyser les observations relatives aux deux aspects de la question qui lui avaient été soumises directement à lui et qui avaient été soumises directement au ministre des Finances, en tirant des conclusions de cette analyse, et en faisant des recommandations au ministre des Finances. Il était entièrement loisible au ministre des Finances, s'il décidait d'agir ainsi, de ne tenir aucun compte de l'analyse, des conclusions et des recommandations du ministre des Finances. En réalité, il n'a pas retenu toutes les recommandations du surintendant ou du ministre d'État.

LE MINISTRE A-T-IL MANQUÉ À SON OBLIGATION D'AGIR AVEC ÉQUITÉ EN NE COMMUNIQUANT PAS À LA SOVEREIGN LE RAPPORT DU MINISTRE D'ÉTAT ET LA LETTRE DE LA COMPCORP?

Je suis convaincu que l'obligation d'agir avec équité qui est imposée au ministre dans le cas d'une décision administrative comme celle qui nous occupe en l'espèce est relativement peu onéreuse. À cet égard, voici ce que le juge La Forest a écrit, dans l'arrêt Save Richmond Farmland Society c. Richmond (Canton)8, à la page 1232:

Les conseillers municipaux qui participent à un tel processus devraient être considérés en conséquence non pas comme des juges mais comme des représentants élus qui doivent répondre aux préoccupations de leurs électeurs.

Le résultat qui précède trouve appui dans les arrêts de notre Cour Martineau c. Comité de discipline de l'Institution de Matsqui, [1980] 1 R.C.S. 602, et Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653, qui soulignent, dans les deux cas, que les attributs de la justice naturelle qui s'appliquent dans un contexte donné varient selon la nature de la décision rendue. Le juge Dickson expose bien la question dans l'arrêt Martineau, précité, aux pp. 628 et 629:

. . . Une décision purement administrative, fondée sur des motifs généraux d'ordre public, n'accordera normalement aucune protection procédurale à l'individu, et une contestation de pareille décision devra se fonder sur un abus de pouvoir discrétionnaire. De même, on ne pourra soumettre à la surveillance judiciaire les organismes publics qui exercent des fonctions de nature législative. D'autre part, une fonction qui se situe à l'extrémité judiciaire du spectre comportera des garanties procédurales importantes. Entre les décisions de nature judiciaire et celles qui sont de nature discrétionnaire et en fonction d'une politique, on trouve une myriade de processus décisionnels comportant un élément d'équité dans la procédure dont l'intensité variera selon sa situation dans le spectre administratif.

Vu l'ensemble des faits qui ont été portés à ma connaissance, je suis convaincu que nous sommes en présence d'une décision administrative fondée sur des motifs généraux d'ordre public, laquelle décision, pour reprendre les propos du juge Dickson, alors juge puîné que le juge La Forest a cités et fait siens: "n'accordera normalement aucune protection procédurale à l'individu [en l'occurrence, à la Sovereign]". Une exception doit évidemment être faite dans le cas de la protection procédurale exigée au vu de la loi qui autorise le pouvoir discrétionnaire administratif, en l'occurrence, l'obligation de la Sovereign de donner à celle-ci la possibilité de présenter ses observations.

Dans l'arrêt Ligue des droits de la personne de B'nai Brith Canada et la Commission d'enquête sur les criminels de guerre, Re9, le juge Mahoney écrit, à la page 267:

Dans les circonstances particulières dans lesquelles se trouve la Commission, les rapports du groupe de travail ne joueront pas le rôle secondaire ou accessoire ordinairement réservé aux avis juridiques dans le résultat d'une enquête. Ils visent au contraire précisément les questions dont la Commission doit expressément traiter dans son rapport. Ils s'apparentent aux témoignages d'experts et doivent être considérés comme tels. Il serait normal de s'attendre à ce que l'avis d'un expert indépendant à la Commission qui l'a choisi ait un poids considérable. [Mots non soulignés dans l'original.]

Le juge Mahoney poursuit en déclarant, à la page 268:

On ne peut pas dire que la possibilité accordée à l'appelante et à d'autres parties intéressées d'exprimer leurs vues et de faire des observations sur la position d'autres parties remplit l'obligation d'équité faite à la Commission si on ne leur permet pas aussi de présenter des observations sur les avis des experts indépendants.

C'est une règle de droit bien établie que l'obligation d'équité se respecte de diverses façons, selon les circonstances de l'espèce. Dans les circonstances présentes, je ne doute pas que la possibilité de faire des observations sur les rapports du groupe de travail doit être offerte. Cependant, la justice n'exige pas, à mon avis, qu'il y ait aussi possibilité de faire des remarques sur les commentaires que d'autres pourront passer sur ces rapports. [Mots non soulignés dans l'original.]

Dans l'arrêt Mercier c. Canada (Commission des droits de la personne)10, le juge Décary a tenu les propos suivants, à la page 13:

En l'espèce, il est certain que l'appelante n'a jamais été en mesure de prévoir, et a fortiori, de parer, la décision qu'allait rendre la Commission, non plus que de connaître ou même soupçonner les motifs qui allaient amener celle-ci à ne pas se rendre à la recommandation de son enquêteur. Le rapport d'enquête, en effet, lui était favorable. Les observations du Service ont été déposées à son insu et à l'extérieur d'un délai qualifié de rigueur par la Commission et imposé par celle-ci. Ces observations constituaient bien davantage qu'une argumentation fondée sur les faits relatés par l'enquêteur dans son rapport; elles étaient au contraire porteuses de faits qui n'apparaissaient pas au dossier placé jusqu'alors devant la Commission et allaient jusqu'à attaquer la crédibilité de l'appelante.

Le juge Décary poursuit en déclarant, à la page 14:

Je ne dis pas que les règles d'équité procédurale exigent de la Commission qu'elle communique systématiquement à une partie les observations qu'elle reçoit de l'autre partie; je dis qu'elles l'exigent lorsque ces observations contiennent des éléments de fait distincts de ceux dont le rapport d'enquête faisait état et que la partie adverse aurait eu le droit de tenter de réfuter les eût-elle connus au stade de l'enquête proprement dite.

Dans l'arrêt Compagnie d'assurance Cardinal et le Ministre d'État (Finances), Re11, qui portait sur une situation de fait qui ressemble beaucoup plus à celle qui m'est soumise que celle dont il était question dans les affaires que je viens de citer et qui concernait un décideur et une décision qui ressemblent bien davantage à ceux dont il est question en l'espèce, le juge Urie a écrit, aux pages 707 et 708:

Je suis d'avis que le défaut de mettre Cardinal au courant de l'existence de ces documents et de leur contenu ne constituait pas une violation d'un principe de justice naturelle. Comme indiqué plus haut, la note de service du 29 janvier 1982 était un rapport fait conformément au paragraphe 103.2(1) de la Loi et, à la date indiquée, Cardinal connaissait déjà tous les renseignements qu'elle contenait y compris, comme j'y ai déjà conclu, la possibilité d'une prise de contrôle de l'actif de la compagnie par le surintendant. En ce qui concerne la note de service du 4 février, une grande partie des renseignements émanait de Cardinal et celle-ci était au courant des autres informations puisqu'il s'agissait de comptes rendus des réunions qui avaient eu lieu entre l'Union et Cardinal après le 29 janvier. Le mémoire du 8 février ne contient rien que Cardinal ne connût déjà.

Dans Lazarov c. Secrétariat d'État du Canada (1973), 39 D.L.R. (3d) 738, aux pages 749 et 750 . . . le juge Thurlow, plus tard juge en chef, s'est prononcé en ces termes . . . à propos de l'obligation de divulguer l'existence de rapports confidentiels et leur contenu:

En conséquence, à mon avis, la règle audi alteram partem s'applique chaque fois que le Ministre se propose d'exercer son pouvoir discrétionnaire de refuser une demande compte tenu des faits relatifs à un requérant donné ou à sa demande; et on doit accorder au requérant, d'une façon ou d'une autre, l'occasion de présenter son point de vue sur une considération qui, en l'absence d'une réfutation ou d'une explication, entraînerait le rejet de sa demande, s'il n'a pas déjà eu la possibilité de le faire au cours des procédures devant la Cour de la citoyenneté. Ceci ne veut pas dire qu'on doit nécessairement lui communiquer le texte ou la teneur d'un rapport confidentiel; mais on doit le lui faire connaître suffisamment bien pour lui permettre de répondre aux allégations pertinentes qui, si on ne leur oppose aucune dénégation ou explication, entraîneront le rejet de sa demande. On doit donc lui donner une possibilité raisonnable de les contester ou de s'en expliquer.

Ce raisonnement s'applique parfaitement en l'espèce, à mon avis. Dès le début, le ministre a toujours divulgué à Cardinal les renseignements qu'il avait en sa possession; cette dernière était donc en mesure d'y répondre pleinement et de soumettre tous les arguments et observations utiles pour défendre sa thèse.

Je suis convaincu que le raisonnement suivi dans l'arrêt Cardinal s'applique au cas qui nous occupe et que l'on peut établir une distinction entre la présente espèce et les affaires Ligue des droits de la personne et Mercier en raison de leur faits respectifs et des organes décideurs et des décisions à prendre dans ces affaires. Le rapport du ministre ne renfermait aucun fait nouveau. L'avocat de la Sovereign affirme que ce rapport ne constitue pas un résumé juste et complet des observations des représentants de la Sovereign. En conséquence, leurs observations ou un résumé acceptable de celles-ci n'ont pas été soumis au ministre des Finances pour qu'il en tienne compte avant de prendre sa décision. Je rejette cet argument. On ne m'a soumis aucun élément de preuve qui permettre de conclure que les observations écrites de la Sovereign et la transcription des observations verbales de ses représentants n'ont pas été soumises au ministre.

L'analyse et les conclusions contenues dans le rapport du ministre d'État ne révélaient pas non plus l'existence de nouveaux faits et, qui plus est, elles ajoutaient peu, sinon rien, à l'analyse et aux conclusions du surintendant. Dans la mesure où elles auraient pu ajouter quelque chose, il s'agissait de l'opinion d'un tiers indépendant. Or, je suis convaincu que le ministre des Finances avait le droit de consulter ce tiers dont l'opinion n'était pas, contrairement à l'opinion en question dans l'affaire Ligue des droits de la personne, de la nature d'une opinion d'expert.

En ce qui concerne la lettre de la ComCorp, je suis, après l'avoir attentivement lue, convaincu qu'elle ne renferme pas le moindre nouvel élément d'information, hormis le fait que la ComCorp appuie les recommandations du surintendant. Je suis convaincu que l'expression de cet appui ne constitue pas en soi un renseignement que le ministre était tenu de communiquer ou auquel il devait accorder la possibilité de répondre.

En conséquence, je conclus que le défaut du ministre de communiquer à la Sovereign le rapport fait par le ministre d'État à la suite de sa rencontre avec les représentants de la Sovereign et la lettre du 14 décembre 1992 écrite par la ComCorp au ministre ne permet pas à la Sovereign d'obtenir gain de cause dans le présent appel.

DISPOSITIF

Je conclus que, eu égard à la norme de contrôle applicable à un appel comme celui-ci, la Sovereign n'a pas réussi à démontrer l'existence d'une erreur qui justifierait qu'on lui accorde une réparation. En conséquence, le présent appel sera rejeté.

La Règle 1312 des Règles de la Cour fédérale12 dispose qu'il n'y a pas de dépens entre les parties à un appel interjeté en vertu de la loi comme celui-ci, à moins que la Cour, à sa discrétion, ne l'ordonne pour une raison spéciale. Il n'y aura pas d'adjudication de dépens.

1 L.C. 1991, ch. 47. Les art. 680 à 682 ont depuis été abrogés (voir L.C. 1996, ch. 6, art. 96).

2 L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 18.

3 [1974] R.C.S. 875, à la p. 877.

4 [1997] 2 C.F. 646 (C.A.), aux p. 663 et 664 (n'a pas été cité devant moi) (demande d'autorisation de pourvoi devant la Cour suprême du Canada déposée le 10 juin 1997).

5 Sir William Wade et Christopher Forsyth, 7e  éd., Oxford: Clarendon Press, 1994.

6 [1986] 2 C.F. 205 (C.A.).

7 Dans le même sens, voir: Martinoff c. Canada, [1994] 2 C.F. 33 (C.A.), à la p. 39.

8 [1990] 3 R.C.S. 1213.

9 (1986), 28 D.L.R. (4th) 264 (C.A.F.).

10 [1994] 3 C.F. 3 (C.A.).

11 (1982), 138 D.L.R. (3d) 693 (C.A.F.).

12 C.R.C., ch. 663.

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