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A-265-98

Manickavasagam Suresh (appelant)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration et le solliciteur général du Canada (intimés)

Répertorié: Sureshc. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (C.A.)

Cour d'appel, juges Strayer et McDonald, J.C.A., et juge suppléant Henry"Toronto, 18 juin; Ottawa, 21 juillet 1998.

Compétence de la Cour fédérale Section de première instance Appel contre l'ordonnance portant, en application de l'art. 40.1(9) de la Loi sur l'immigration, remise en liberté de l'appelant, par ce motif que certaines conditions imposées portent atteinte à sa liberté d'expression et d'association, que garantit la CharteL'appelant n'a pas soulevé la question constitutionnelle devant le juge de première instance délégué en vertu de l'art. 40.1(8)Appel accueilli par renvoi de l'affaire au juge déléguéCelui-ci a compétence sous le régime de l'art. 40.1(8) et est tenu d'examiner la constitutionnalité des conditions de toute ordonnance rendue en application de l'art. 40.1(9)Il est le mieux placé pour le faire puisqu'il a entendu les témoins dont il pouvait jauger la crédibilité et avait à sa disposition le dossier intégral des faitsIl dispose aussi au départ des moyens de redressement, savoir la juste formulation des conditions de remise en libertéPuisqu'il a rendu l'ordonnance, il peut continuer à exercer sa compétence pour en surveiller les effetsIl est aussi le mieux placé pour décider si dans les faits, l'appelant a renoncé à son droit d'invoquer les arguments constitutionnels.

Droit constitutionnel Charte des droits Libertés fondamentales Appel contre l'ordonnance portant, en application de l'art. 40.1(9) de la Loi sur l'immigration, remise en liberté de l'appelant, par ce motif que certaines conditions imposées portent atteinte à sa liberté d'expression et d'associationL'appelant n'a pas soulevé la question constitutionnelle devant le juge de première instance délégué en vertu de l'art. 40.1(8)Renvoi de l'affaire au juge déléguéIl est le mieux placé pour se prononcer sur des points litigieux touchant à la Charte, y compris celui de savoir si les conditions imposées sont justifiables au regard de l'art. premier, parce qu'il a entendu les témoins dont il pouvait jauger la crédibilité et avait à sa disposition le dossier intégral des faitsPuisqu'il a rendu l'ordonnance de remise en liberté, il peut continuer à exercer sa compétence pour en surveiller les effets, y compris la question de constitutionnalitéIl est aussi le mieux placé pour décider s'il y a eu renonciation de la part de l'appelant à tout droit de demander à l'avenir la révision de l'ordonnance par des motifs constitutionnels.

Citoyenneté et Immigration Exclusion et renvoi Personnes non admissibles Appel contre l'ordonnance portant, en application de l'art. 40.1(9) de la Loi sur l'immigration, remise en liberté de l'appelant, par ce motif que certaines conditions imposées portent atteinte à sa liberté d'expression et d'association, que garantit la CharteAppelant non admissible à titre de personne dont il y a des motifs raisonnables de croire qu'elle a commis des actes de terrorismeIl avait été détenu pendant près de deux ans au moment de l'ordonnance de renvoiLe renvoi n'a pas été exécuté par suite d'une injonction de la Division générale de la Cour de l'OntarioUn juge de la C.F. 1re inst. a fait droit, sous certaines conditions, à la demande de remise en liberté fondée sur l'art. 40.1(8)L'appelant n'a pas soulevé la question constitutionnelle devant le juge de première instanceAppel accueilli par renvoi de l'affaire au juge déléguéCelui-ci peut être saisi des questions constitutionnelles.

Appel contre l'ordonnance portant, en application du paragraphe 40.1(9) de la Loi sur l'immigration, remise en liberté de l'appelant, par ce motif que certaines conditions imposées portent atteinte à sa liberté d'expression et d'association, que garantit la Charte canadienne des droits et libertés.

L'appelant serait un militant d'une organisation terroriste. Selon une attestation ministérielle de risque de sécurité, il n'était pas admissible au Canada à titre de personne visée par les dispositions 19(1)e)(iv)(C) et 19(1)f)(iii)(B) de la Loi, c'est-à-dire personne dont il y a des motifs raisonnables de croire qu'elle a commis des actes de terrorisme ou est membre d'une organisation terroriste. À l'issue d'une audience tenue en application de l'alinéa 40.1(4)d) de la Loi, le juge de première instance a conclu que cette attestation était raisonnable. L'appelant a été arrêté le 18 octobre 1995 en application de l'alinéa 40.1(2)b) et est resté en détention en attendant son renvoi éventuel hors du Canada. Le 17 septembre 1997, il a fait l'objet d'une ordonnance de renvoi hors du Canada, mais l'ordonnance n'a pas été exécutée par suite d'une injonction de la Division générale de la Cour de l'Ontario. À l'expiration de la période de 120 jours suivant la date de l'ordonnance de renvoi, il a demandé la remise de liberté en application du paragraphe 40.1(8). Le juge de première instance délégué a fait droit à la demande par ce motif qu'en raison de l'injonction ci-dessus, l'appelant ne serait pas renvoyé hors du Canada dans un délai raisonnable et que, vu les conditions strictes qu'il y attachait, la remise en liberté de ce dernier ne porterait pas atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité publique. Bien que l'appelant et son avocate aient accepté toutes ces conditions, il se sont réservé le droit d'en contester la constitutionnalité. L'appelant n'a pas soulevé la question constitutionnelle devant le juge de première instance parce que selon des décisions de première instance antérieures, le juge saisi d'une demande de ce genre n'a pas compétence pour entendre les arguments constitutionnels.

Il échet d'examiner si le juge délégué conformément aux paragraphes 40.1(8) et (9) de la Loi sur l'immigration a compétence pour entendre les questions constitutionnelles découlant d'une ordonnance que lui-même a rendue en application du paragraphe 40.1(9).

Arrêt: il faut faire droit à l'appel en renvoyant l'affaire au juge délégué de la Section de première instance pour qu'il examine si les conditions attachées à l'ordonnance de remise en liberté sont conformes à la Charte.

Les questions constitutionnelles auraient dû être soulevées en première instance. Le juge délégué pour entendre une demande fondée sur le paragraphe 40.1(8) est le mieux placé pour se prononcer sur des points litigieux touchant à la Charte, parce qu'il entend les témoins dont il peut jauger la crédibilité et a à sa disposition le dossier intégral des faits, qui est indispensable pour le jugement de points litigieux au regard de l'article premier de ce texte.

La Loi ne comporte aucune disposition déniant au juge délégué la compétence pour connaître des questions constitutionnelles relatives à une demande fondée sur le paragraphe 40.1(8). Il a compétence pour connaître des arguments tirés de la Charte sur la constitutionnalité des conditions de toute ordonnance rendue sous le régime du paragraphe 40.1(9). De fait, il est tenu d'en considérer la constitutionnalité. À la différence de la procédure visée au paragraphe 40.1(4), il dispose au départ du moyen de redressement, savoir la juste formulation des conditions de remise en liberté. En l'espèce, le juge délégué n'a pas refusé à tort d'exercer cette compétence: l'appelant n'en a jamais fait la demande. Puisqu'il a rendu l'ordonnance de remise en liberté, il peut continuer à exercer sa compétence pour en surveiller les effets, ce qui s'entend également du fait d'examiner l'argument proposé par l'appelant que cette ordonnance a pour effet de porter atteinte à ses libertés, que protège la Constitution. Il est aussi le mieux placé pour décider si ce qui se passait à l'audience qu'il présidait valait renonciation de la part de l'appelant à tout droit de demander à l'avenir la révision de l'ordonnance par des motifs constitutionnels.

lois et règlements

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1.

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 57 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 19).

Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 19(1)e)(iv)(C) (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 11), f)(iii)(B) (mod., idem), 40.1(2)b) (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 29, art. 4; L.C. 1992, ch. 49, art. 31), (4)d) (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 29, art. 4), (8) (édicté, idem), (9) (édicté, idem).

jurisprudence

distinction faite avec:

Re Baroud (1995), 98 F.T.R. 99 (C.F. 1re inst.); Suresh c. Canada (1996), 34 C.R.R. (2d) 337; 105 F.T.R. 299 (C.F. 1re inst.).

décisions citées:

Suresh (Re), [1997] F.C.J. no 1537 (1re inst.) (QL); Vickery c. Cour suprême de la Nouvelle-Écosse (Protonotaire), [1991] 1 R.C.S. 671; (1991), 104 N.S.R. (2d) 181; 283 A.P.R. 181; 64 C.C.C. (3d) 65; 124 N.R. 95; Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 3 C.F. 616 (1re inst.).

APPEL contre l'ordonnance (Suresh (Re), [1998] F.C.J. no 385 (1re inst.) (QL)) de remise en liberté de l'appelant par ce motif que certaines conditions imposées portent atteinte à sa liberté d'expression et d'association, que garantit la Charte. Appel accueilli par renvoi de l'affaire au juge délégué de la Section de première instance pour jugement des questions constitutionnelles.

avocats:

Barbara Jackman et Ron Poulton pour l'appelant.

Jim W. Leising et Diane Dagenais pour les intimés.

avocats inscrits au dossier:

Jackman, Waldman & Associates, Toronto, pour l'appelant.

Le sous-procureur général du Canada pour les intimés.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge McDonald, J.C.A.: Il échet d'examiner si un juge délégué conformément aux paragraphes 40.1(8) et (9) de la Loi sur l'immigration [L.R.C. (1985), ch. I-2 (édictés par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 29, art. 4)] (la Loi) a compétence pour entendre les questions constitutionnelles découlant d'une ordonnance que lui-même a rendue en application du paragraphe 40.1(9) de la même Loi.

L'appelant passe pour être un militant des Tigres de libération de l'Eelam tamoul, organisation qui aurait commis de nombreux actes de terrorisme. Arrivé au Canada le 5 octobre 1990, il s'est vu reconnaître le statut de réfugié au sens de la Convention par la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, le 11 avril 1991. Le 18 octobre 1995, il a été retenu en exécution d'une attestation de risque de sécurité, signée par le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration et le solliciteur général (les ministres intimés). Selon cette attestation ministérielle, Suresh n'était pas admissible au Canada parce qu'il appartenait à la catégorie des personnes visées par les divisions 19(1)e)(iv)(C) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 11] et 19(1)f)(iii)(B) [mod., idem] de la Loi (personnes dont il y a des motifs raisonnables de croire qu'elles ont commis des actes de terrorisme ou sont membres d'une organisation terroriste)1.

À l'issue d'une audience tenue en la matière en application de l'alinéa 40.1(4)d) [édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 29, art. 4] de la Loi, le 29 août 1997 [motifs de l'ordonnance en date du 14-11-97 [1997] F.C.J. no 1537 (1re inst.) (QL)], le juge de première instance a conclu que l'attestation déposée par les ministres intimés était raisonnable, par ce motif qu'il y avait des motifs raisonnables de croire que Suresh avait été et était toujours un membre des Tigres de libération de l'Eelam tamoul (LTTE). Plus spécifiquement, il a conclu que l'appelant participait aux activités des LTTE telles que la pose d'affiches, la cueillette de fonds et l'appartenance au bureau de cette organisation. Que celui-ci s'était rendu dans différents pays, y compris le Canada, pour y diriger le World Tamil Movement, et ce à la demande des LTTE. Et, au sujet de son statut de réfugié, que l'appelant avait menti au cours de son témoignage sous serment devant la Commission de l'immigration et du statut de réfugié et avait sciemment fait de fausses déclarations.

L'appelant a été arrêté le 18 octobre 1995 en application de l'alinéa 40.1(2)b) [édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 29, art. 4; L.C. 1992, ch. 49, art. 31] de la Loi, et est resté en détention tout au long et à la suite de la procédure engagée sous le régime du paragraphe 40.1(4), en attendant son renvoi éventuel hors du Canada. Le 17 septembre 1997, il a fait l'objet d'une ordonnance de renvoi hors du Canada. Cette ordonnance n'a cependant pas été exécutée par suite d'une injonction décernée par le juge Lane de la Division générale de la Cour de l'Ontario. À l'expiration de la période de 120 jours suivant la date de l'ordonnance de renvoi, il était en droit d'introduire une demande de remise de liberté en application du paragraphe 40.1(8) de la Loi, ce qu'il a fait le 23 décembre 1997. Voici ce que prévoient les paragraphes 40.1(8) et (9):

40.1 . . .

(8) La personne retenue en vertu du paragraphe (7) peut, si elle n'est pas renvoyée du Canada dans les cent vingt jours suivant la prise de la mesure de renvoi, demander au juge en chef de la Cour fédérale ou au juge de cette cour qu'il délègue pour l'application du présent article de rendre l'ordonnance visée au paragraphe (9).

(9) Sur présentation de la demande visée au paragraphe (8), le juge en chef ou son délégué ordonne, aux conditions qu'il estime indiquées, que l'intéressé soit mis en liberté s'il estime que:

a) d'une part, il ne sera pas renvoyé du Canada dans un délai raisonnable;

b) d'autre part, sa mise en liberté ne porterait pas atteinte à la sécurité nationale ou à celle de personnes.

Le juge de première instance a fait droit à la demande en application des paragraphes 40.1(8) et (9) [Suresh (Re), [1998] F.C.J. no 385 (1re inst.) (QL)] par ce motif qu'en raison de l'injonction décernée par le juge Lane, l'appelant ne serait pas renvoyé hors du Canada dans un délai raisonnable et que, vu les conditions strictes qu'il y attachait, la remise en liberté de l'appelant ne porterait pas atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité publique. Voici ces conditions:

1. Le requérant, Manickavagasam Suresh, ou les personnes agissant pour son compte mais sans aucun lien direct ou indirect avec les LTTE, déposeront la somme de 40 000 $ au comptant auprès de l'intimé, qui la détiendra pour le compte du gouvernement du Canada jusqu'à ce que celui-ci renvoie le requérant Suresh hors du Canada, après quoi cette somme, intérêts y compris, sera restituée à la ou aux personnes qui l'auront déposée.

2. Xavier Noble Arasaratnam constituera un cautionnement d'exécution de cent cinquante mille dollars (150 000 $) au profit du gouvernement du Canada, et engagera auprès de celui-ci sa maison qu'il habite au 6136 Silken Lauman Way, Mississauga (Ontario).

3. Une fois remis en liberté, Suresh se présentera une fois par semaine au centre de contrôle de l'immigration au 60, rue Richmond est, Toronto (Ontario), au jour et à l'heure fixés par le représentant de l'intimé.

4. Suresh résidera chez Xavier Noble Arasaratnam, au 6136 Silken Lauman Way, Mississauga (Ontario) L5V 1A2.

5. Au cas où, pour quelque raison que ce soit, M. Arasaratnam déménagerait, Suresh devra en prévenir le CIC et obtenir la permission de l'intimé pour changer d'adresse.

6. Cette condition n'interdit pas les visites occasionnelles chez Ramalashmy Jayavaman Sivasway au 5, Greystone Wall, appartement 1711, où il pourra passer la nuit.

7. Durant sa période de liberté, Suresh doit respecter l'ordre et la paix, et se conduire comme il convient.

8. Il restera dans un rayon de cinquante (50) kilomètres de la ville de Toronto, et ne s'en éloignera pas sans la permission du CIC.

9. Il lui est interdit de communiquer, directement ou indirectement, sauf par l'intermédiaire de son avocat, Mme Jackman, ou des employés de cette dernière (ses secrétaire, auxiliaire parajuridique ou étudiant stagiaire) et ce uniquement aux fins de préparation pour la procédure judiciaire ou en vue de trouver un pays tiers d'accueil, avec l'un quelconque des dirigeants ou employés du WTM, ou des groupes affiliés comme WTA Montréal, ETA B.C. Vancouver, WTCC Ottawa, ou avec l'un quelconque des dirigeants ou employés du FACT ou du TESC; il lui est aussi interdit de visiter, pour quelque raison que ce soit, les bureaux de ces organisations.

10. Il lui est interdit de communiquer, directement ou indirectement, sauf par l'intermédiaire de son avocat, avec des membres, dirigeants, représentants, porte-parole, coordonnateurs des LTTE, y compris les individus ayant un lien, quel qu'il soit, avec des bureaux des LTTE à l'extérieur du Canada, tels le Centre d'information tamoul à Londres (Angleterre), le Secrétariat international des LTTE à Londres (Angleterre) ou Paris (France), ou dans n'importe quel autre pays.

11. Il lui est interdit de prendre part, directement ou indirectement, à quelque activité que ce soit, ce qui s'entend également des protestations publiques, manifestations ou rassemblements de quelque genre que ce soit et pour quelque cause que ce soit, que cette activité ait un rapport ou non avec les LTTE, le WTM, WTA Montréal, ETA B.C. Vancouver ou WTCC Ottawa.

12. Suresh remettra aux autorités de l'immigration du Canada son passeport et tous autres titres de voyage (le cas échéant) pendant sa période de liberté.

13. Si Suresh s'engage par écrit à se conformer à ces conditions pendant sa période de liberté, il sera remis en liberté.

Toutes ces conditions ont été acceptées par l'appelant et par son avocate, Mme Barbara Jackman, laquelle avait d'ailleurs pris une part active dans leur formulation. L'appelant conteste maintenant l'ordonnance de remise en liberté par ce motif que les paragraphes 9, 10 et 11 portent atteinte à la liberté d'expression et d'association que la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] garantit à lui-même et à d'autres. Il ne s'était pas opposé aux dispositions de l'ordonnance devant le juge de première instance, mais Mme Jackman s'est réservé le droit d'en contester la constitutionnalité. On ne sait cependant pas trop si cette réserve portait sur la constitutionnalité des dispositions de la Loi elle-même ou sur les conditions imposées par l'ordonnance.

Le ministre soutient que l'appelant a renoncé aux droits qu'il tient de la Charte en consentant, de vive voix à l'audience et par écrit, aux strictes conditions imposées pour sa remise en liberté; et que s'il avait voulu contester l'ordonnance, il aurait dû le faire devant le juge de première instance. L'appelant prétend qu'il s'est réservé le droit d'attaquer les conditions de l'ordonnance et, plus particulièrement, qu'il n'a pas soulevé la question constitutionnelle devant le juge de première instance parce que selon des décisions de première instance antérieures, le juge saisi d'une demande de ce genre n'a pas compétence pour entendre les arguments constitutionnels. Il cite à ce propos Suresh c. Canada (1996), 34 C.R.R. (2d) 337 (C.F. 1re inst.) (décision du juge Cullen); Re Baroud (1995), 98 F.T.R. 99 (C.F. 1re inst.) (décision du juge Denault); et Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 3 C.F. 616 (1re inst.) (décision du juge Rothstein).

Notre Cour, en tant que cour d'appel, se trouve dans une situation délicate puisqu'elle est saisie de questions constitutionnelles qui n'ont pas été soulevées en première instance. En tant que cour d'appel, nous n'avons pas le bénéfice de l'audition des témoins (qui a nécessité en l'espèce 50 jours d'audience sur la question de savoir si l'attestation de risque de sécurité était raisonnable ou non, sans compter les témoignages relatifs à la demande de remise en liberté, dont certains ont été entendus hors de la présence de la partie adverse, à huis clos). Nous ne sommes pas en mesure de jauger la crédibilité de ces témoins et nous n'avons pas à notre disposition tous les faits de la cause. Un dossier intégral des faits est indispensable pour le jugement de points litigieux touchant à la Charte. Par ce motif et par les motifs infra, je conclus qu'en cas de demande fondée sur le paragraphe 40.1(8), la cour d'appel ne devrait pas être la juridiction de première instance à entendre les arguments tirés de la Charte sur les conditions d'une ordonnance rendue sous le régime de ce même paragraphe. À mon avis, la procédure à suivre consiste à soulever les questions constitutionnelles en première instance2. Il est indubitable que le juge délégué pour entendre une demande fondée sur le paragraphe 40.1(8) est le mieux placé pour se prononcer sur des points litigieux touchant à la Charte. En effet, il est obligé de considérer si l'ordonnance qu'il rend soulève des questions constitutionnelles. S'il décide en première instance que, sauf preuve du contraire, un droit garanti par la Charte pourrait être touché par les dispositions de l'ordonnance, il est le mieux placé, après avoir entendu tous les témoignages, pour décider si, étant donné les inquiétudes en matière de sécurité, ces conditions sont valides au regard de l'article premier de la Charte. Ce faisant, il aurait peut-être à examiner si l'application des prescriptions de la Charte à une ordonnance rendue sous le régime du paragraphe 40.1(9) nécessite l'examen de "l'applicabilité au regard de la Constitution" de cette disposition, mettant ainsi en jeu l'impératif d'avis de l'article 57 de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 19)]. Cette question n'a pas été débattue devant la Cour.

Pour ce qui est de la compétence, je suis convaincu que la Loi ne comporte aucune disposition déniant au juge délégué la compétence pour connaître des questions constitutionnelles relatives à une demande fondée sur le paragraphe 40.1(8). Quoi qu'il en soit, les précédents cités par l'appelant comme posant que le juge délégué ne peut connaître des questions constitutionnelles portent sur des faits n'ayant aucun rapport avec les faits de la cause en instance.

Dans Baroud, supra, le juge Denault était appelé à décider, en application de l'alinéa 40.1(4)d), si une attestation de risque de sécurité signée et déposée par le solliciteur général du Canada et le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration était raisonnable. Concluant qu'elle l'était, il a fait observer en page 108: "J'ai l'obligation d'appliquer la loi pertinente et, dans le contexte de la présente audience, il ne m'appartient pas de décider si la disposition en cause est contraire aux droits et libertés garantis par la Charte canadienne des droits et libertés". Dans Suresh , supra, le juge Cullen, saisi en application de la même disposition, a tiré la conclusion suivante au sujet de la question de compétence [à la page 340]:

La question est de savoir si M. le juge Teitelbaum, comme juge délégué, est compétent pour entendre les arguments du requérant en vertu de la Charte et, s'il y a lieu, pour accorder une réparation en vertu de la Charte.

Des décisions antérieures de cette Cour ont établi que les juges délégués ne sont pas compétents pour trancher les questions relevant de la Charte. Dans l'affaire Re Shandi . . . , j'ai déclaré ce qui suit:

. . . J'ai déclaré que la constitutionnalité de certains articles de la Loi sur l'immigration ne pouvait être contestée à l'audition, mais que j'entendrais des moyens fondés sur la possibilité que les droits garantis au demandeur par la Charte ont été violés. Cette dernière décision était erronée et conforme au jugement dissident rendu par le juge Lamer de la Cour suprême du Canada dans l'affaire United States c. Allard . . . mais non pas à la décision majoritaire prononcée par le juge McIntyre dans l'affaire R. c. Mills . . .

Dans Re Baroud . . . , le juge Denault a conclu que le rôle de la Cour est d'exécuter la législation applicable et que, dans le cadre d'une audience ayant trait à l'art. 40.1, il ne lui "appartient pas de décider si la disposition en cause est contraire aux droits et libertés garantis par la Charte canadienne des droits et libertés". Cela dit, dans les deux instances, les ministres intimés ont fait valoir que la Cour n'était pas compétente, et la question n'a donc pas été par ailleurs explorée exhaustivement. Je ne crois pas, contrairement au requérant, que les décisions rendues dans ces instances soient erronées, mais je suis disposé à envisager les arguments du requérant.

Sur la question de compétence, le juge Cullen a conclu qu'à condition d'avoir compétence sur toute la ligne, c'est-à-dire à la fois sur les parties, la question litigieuse et le redressement recherché, le juge délégué a compétence pour entendre les arguments constitutionnels. Il se trouve que dans cette affaire, l'alinéa 40.1(4)d) de la Loi ne l'habilitait qu'à examiner si l'attestation était raisonnable, il ne pouvait donc connaître des questions constitutionnelles.

J'estime qu'un facteur primordial qui présidait à la décision du juge Cullen dans Suresh était que le paragraphe 40.1(6) [édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.) ch. 29, art. 4] de la Loi prévoit que la décision rendue sous le régime de l'alinéa 40.1(4)d) est sans appel3. Rien de tel n'est prévu à l'égard de la décision rendue en application du paragraphe 40.1(8) de la Loi. Qui plus est, il y avait dans Suresh comme dans Baroud remise en question de toute une disposition de la Loi (par exemple les divisions 19(1)e)(iv)(C) et 19(1)f)(iii)(B) dans Suresh), alors qu'en l'espèce, est seule en cause la constitutionnalité des conditions de l'ordonnance rendue par le juge délégué. On peut donc distinguer l'affaire en instance des causes citées, en ce qu'elles se rapportaient à une autre disposition de la Loi qui exclut le droit d'appel et qu'elles portaient sur des points litigieux entièrement différents.

Je conclus donc que le juge délégué en application du paragraphe 40.1(8) de la Loi a compétence pour connaître des arguments tirés de la Charte sur la constitutionnalité des conditions de l'ordonnance rendue sous le régime du paragraphe 40.1(9). De fait, il est tenu d'en considérer la constitutionnalité. À la différence de la procédure visée au paragraphe 40.1(4), il dispose au départ du moyen de redressement, savoir la juste formulation des conditions de remise en liberté selon les circonstances. Il y a lieu de souligner qu'en l'espèce, le juge délégué n'a pas refusé à tort d'exercer cette compétence: l'appelant n'en a jamais fait la demande. Ayant conclu que le juge délégué a compétence pour connaître des questions touchant à la Charte, j'estime que le mieux à faire c'est de les lui renvoyer puisqu'il a l'avantage d'avoir été le seul à avoir été saisi de tous les faits de la cause et à avoir entendu les témoignages pertinents. Puisqu'il a rendu l'ordonnance de remise en liberté, il peut continuer à exercer sa compétence pour en surveiller les effets, ce qui s'entend également du fait d'examiner l'argument proposé par l'appelant que cette ordonnance a pour effet de porter atteinte à ses libertés, que protège la Constitution. Il est aussi le mieux placé pour décider si ce qui se passait à l'audience qu'il présidait valait renonciation de la part de l'appelant à tout droit futur de demander la révision de l'ordonnance par des motifs constitutionnels.

Je tiens cependant à noter que le terme "activité" et le membre de phrase "que cette activité ait un rapport ou non avec" figurant au paragraphe 11 ne sont pas définis dans l'ordonnance. Entendu littéralement, ce paragraphe 11 interdirait même à l'appelant de jouer une partie de golf. Il faut donc remplacer ce membre de phrase par les mots "laquelle activité a un rapport avec". Il faut aussi que le juge de première instance donne une définition du terme "activité" pour plus de clarté puisque ce terme a une acception très large et l'appelant aura besoin de juger clairement si quelque activité de sa part aura pour effet de violer l'une quelconque des conditions imposées.

Je me prononce pour l'accueil de l'appel par le renvoi de l'affaire au juge délégué de la Section de première instance pour qu'il examine si les conditions attachées à l'ordonnance de remise en liberté sont conformes à la Charte. Dans l'intervalle, l'ordonnance de remise en liberté demeure en vigueur afin que l'appelant ne retourne pas en prison, sauf modification par le juge délégué. Les mots "que cette activité ait un rapport ou non avec" figurant au paragraphe 11 des conditions de remise en liberté sont remplacés par les mots "laquelle activité a un rapport avec", et dans le texte anglais, le mot "contact" est ajouté à la première ligne du paragraphe 9, immédiatement après le mot "indirect" (comme convenu par l'intimé). La Cour ne prononce pas sur les frais et dépens.

Le juge Strayer, J.C.A.: Je souscrits aux motifs ci-dessus.

Le juge suppléant Henry: Je souscrits aux motifs ci-dessus.

1 Voici ce que prévoient ces dispositions:

19. (1) . . .

e) celles dont il y a des motifs raisonnables de croire qu'elles:

. . .

(iv) . . . sont membres d'une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu'elle:

. . .

(C) . . . commettra des actes de terrorisme;

f) celles dont il y a des motifs raisonnables de croire qu'elles:

. . .

(ii) soit se sont livrées à des actes de terrorisme,

(iii) soit sont ou ont été membres d'une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu'elle se livre ou s'est livrée:

. . .

(B) . . . à des actes de terrorisme,

2 Voir par exemple Vickery c. Cour suprême de la Nouvelle-Écosse (Protonotaire), [1991] 1 R.C.S. 671, à la p. 679.

3 Cette disposition porte: "La décision visée à l'alinéa (4)d ) ne peut être portée en appel ni être revue par aucun tribunal".

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