[1998] 3 C.F. 202
A-288-94
Human Life International in Canada Inc. (appelante)
c.
Le ministre du Revenu national (intimé)
Répertorié: Human Life International in Canada Inc. c. M.R.N. (C.A.)
Cour d’appel, juge en chef Isaac, juges Strayer et Robertson, J.C.A.—Ottawa, 4, 5 février et 18 mars 1998.
Organismes de charité — Appel formé contre la révocation de l’enregistrement à titre d’organisme de bienfaisance pour le motif que l’appelante ne consacrait pas la quasi-totalité de ses ressources à des activités de bienfaisance — Ses objectifs étaient de protéger les personnes à naître, les personnes âgées et les handicapés, de promouvoir les vraies valeurs chrétiennes concernant la famille, d’encourager la pratique de la chasteté, d’enseigner la planification naturelle des naissances — Ses activités comprenaient des conférences, des colloques et la publication de brochures défendant ses points de vue — Après la vérification de 1989, le ministre n’a pas recommandé que l’appelante modifie son comportement — En 1993, après une deuxième vérification, Revenu Canada a avisé l’appelante qu’il envisageait la révocation de son enregistrement — L’enregistrement à titre d’organisme de bienfaisance a été révoqué en 1994 — (1) Les activités de l’appelante n’étaient pas des activités d’éducation — Elles n’étaient orientées ni vers la formation de l’esprit ni vers l’amélioration d’une branche utile du savoir humain — L’appelante produisait des documents s’intéressant à la diffusion d’opinions sur des questions sociales — Ses activités ne servaient pas d’autres fins utiles à la collectivité — Les activités destinées essentiellement à influencer l’opinion publique sur des questions sociales ne sont pas des activités de bienfaisance — (2) L’appelante n’avait pas prouvé, au moyen d’une analyse systématique, que les ressources consacrées aux activités politiques n’étaient pas considérables — Comme il est apparu qu’une partie considérable des activités était consacrée à des fins politiques et étant donné que la Loi de l’impôt sur le revenu exige que toutes les ressources d’un organisme de bienfaisance soient consacrées à des activités de bienfaisance, l’appelante n’a pas prouvé que le ministre a commis une erreur en concluant qu’elle n’était pas un organisme de bienfaisance — (3) Le ministre n’a pas abusé de son pouvoir discrétionnaire lors de la révocation de l’enregistrement en changeant d’opinion après la deuxième vérification — Rien ne vient étayer que le ministre ne pouvait pas changer d’opinion après quatre ans et une deuxième vérification.
Impôt sur le revenu — Enregistrement à titre d’organisme de bienfaisance — L’enregistrement de l’appelante a été révoqué en vertu de l’art. 168(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu parce qu’elle ne consacrait pas la quasi-totalité de ses ressources à des activités de bienfaisance — La loi prévoit la possibilité d’interjeter appel directement à la C.A.F. en vertu de l’art. 180 — Les objectifs de l’appelante étaient de protéger les personnes à naître, de promouvoir les vraies valeurs chrétiennes concernant la famille, d’encourager la pratique de la chasteté — Le M.R.N. a vérifié les activités de l’appelante en 1989, mais celle-ci n’a pas été avisée de changer de comportement — Après une deuxième vérification en 1993, le M.R.N. s’est demandé si les activités de l’appelante pouvaient être considérées comme des activités de bienfaisance et l’a avisée qu’il envisageait la révocation de son enregistrement — L’enregistrement a été révoqué en 1994 — L’appelante a soutenu que ses activités politiques étaient accessoires à ses objectifs de bienfaisance — La Loi de l’impôt sur le revenu ne définit nullement l’expression « organisme de bienfaisance » — Les principes sont fondés sur une vieille jurisprudence anglaise et sur une loi adoptée en 1601 — La Cour fédérale a élaboré des principes appropriés au Canada — Il s’agit d’un domaine qui devrait être clarifié par la loi — Il incombait à l’appelante de prouver que le M.R.N. a commis une erreur dans les conclusions en vertu desquelles l’enregistrement a été révoqué — Elle ne s’est pas acquittée de cette obligation — Les activités de l’appelante s’intéressaient à la diffusion d’opinions sur des questions sociales, non à des recherches ou au développement systématique d’une branche du savoir — Selon la jurisprudence, les activités destinées à influencer l’opinion publique ne sont pas des activités de bienfaisance — Il n’appartient pas aux tribunaux de reconnaître ou de refuser une légitimité à des opinions politiques et de décider lesquelles méritent de faire l’objet d’une exemption fiscale — Le M.R.N. n’était pas empêché de changer d’opinion en ce qui concerne les activités de l’appelante après quatre ans et une autre vérification — Les dispositions de la Loi relatives aux organismes de bienfaisance n’étaient pas imprécises au point de dépasser ce qui est permis sur le plan constitutionnel.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Libertés fondamentales — L’enregistrement de l’appelante à titre d’organisme de bienfaisance a été révoqué pour le motif qu’elle ne consacrait pas la quasi-totalité de ses ressources à des activités de bienfaisance — L’appelante a soutenu que le refus d’accorder une exemption fiscale à ceux qui désirent promouvoir certaines opinions constitue un déni de la liberté d’expression — La Loi de l’impôt sur le revenu n’empêche nullement l’appelante de diffuser ses opinions, quelles qu’elles soient — En garantissant la liberté d’expression, l’art. 2b) de la Charte ne garantit pas aux citoyens qu’ils obtiendront au moyen d’exemptions fiscales le financement public requis pour diffuser leurs opinions.
Interprétation des lois — Doctrine de l’imprécision — Les dispositions de la Loi de l’impôt sur le revenu qui renvoient aux organismes de bienfaisance devraient être mieux définies par le Parlement, mais leur niveau d’imprécision ne dépassait pas ce qui est permis sur le plan constitutionnel — Les tribunaux ne devraient pas recourir à la doctrine de l’imprécision de façon excessive.
Fin de non-recevoir — Le ministre a effectué une vérification des activités de l’appelante, un organisme de bienfaisance enregistré, en 1989 — Il n’a pas recommandé de changement à son comportement — Il a effectué une autre vérification des activités de l’appelante en 1993, à la suite de laquelle il y a eu révocation de l’enregistrement à titre d’organisme de bienfaisance pour le motif qu’elle ne consacrait pas la quasi-totalité de ses ressources à des activités de bienfaisance — L’appelante a soutenu que le silence du ministre après la vérification de 1989 indiquait que ses activités satisfaisaient aux exigences requises d’un organisme de bienfaisance — L’une des exigences-clés de la préclusion est que l’indication donnée au moyen de la parole, d’un texte ou d’un comportement doit amener son destinataire à agir à son détriment — À supposer que le silence du ministre ait constitué une « indication », l’appelante n’a subi aucun préjudice jusqu’en 1993, moment où l’« indication » a pris fin par suite de la lettre dans laquelle Revenu Canada l’avisait de la possibilité d’une révocation — Elle a continué de profiter des avantages de l’enregistrement pendant dix autres mois jusqu’à ce que soit prise la décision relative à la révocation.
Il s’agissait d’un appel formé contre la révocation, par le ministre, de l’enregistrement de l’appelante à titre d’organisme de bienfaisance pour le motif qu’elle ne consacrait pas la quasi-totalité de ses ressources à des activités de bienfaisance. L’appelante a été enregistrée à titre d’organisme de bienfaisance en 1984. Ses objectifs étaient de recevoir, de gérer et de dépenser des fonds à des fins de bienfaisance et d’éducation afin (i) de promouvoir le bien-être collectif et de défendre les droits humains des personnes nées ou à naître; (ii) de promouvoir et d’aider à promouvoir des méthodes naturelles de procréation; et (iii) d’informer et d’aider à informer les gens de l’obligation qu’ils ont de respecter et de protéger la vie humaine. Les activités de l’appelante ont consisté dans la tenue de conférences et de colloques ainsi que dans la publication d’un grand nombre de brochures défendant ses points de vue. L’intimé a effectué une vérification des activités de l’appelante en 1989, mais il n’a pas recommandé que l’appelante modifie son comportement. Après une deuxième vérification en 1993, le Ministère a avisé l’appelant que ses activités ne pouvaient pas être justifiées en vertu de la promotion de l’éducation ou « d’autres fins utiles à la collectivité ». La lettre mentionnait que les activités destinées essentiellement à influencer l’opinion publique sur une question sociale controversée ne sont pas des activités de bienfaisance mais des activités politiques. Tout en admettant qu’un organisme de bienfaisance peut exercer des activités politiques accessoires en utilisant une partie restreinte de ses ressources, la lettre mentionnait que l’appelante consacrait des ressources considérables à des activités politiques qui n’étaient pas rattachées et accessoires à des objectifs de bienfaisance. Après une correspondance suivie et de nombreuses discussions, le ministre a révoqué l’enregistrement de l’appelante à titre d’organisme de bienfaisance.
Les questions en litige étaient les suivantes: (1) les activités de l’appelante étaient-elles des activités d’éducation ou étaient-elles utiles à la collectivité; (2) le ministre a-t-il appliqué le mauvais critère afin de déterminer si les activités de l’appelante étaient politiques et a-t-il commis une erreur en jugeant qu’elle consacrait des ressources considérables à des activités politiques; (3) le ministre a-t-il abusé de son pouvoir discrétionnaire en révoquant l’enregistrement; (4) le ministre était-il empêché de révoquer l’enregistrement puisqu’il avait déjà fait remarquer que les activités de l’appelante étaient des activités de bienfaisance; (5) les dispositions de la Loi de l’impôt sur le revenu relatives aux organismes de bienfaisance, qui refusent l’enregistrement à titre d’organisme de bienfaisance à tout organisme qui s’adonne à la diffusion de renseignements et d’opinions, étaient-elles invalides parce que cela nie la liberté de parole ou d’expression, en contravention de l’alinéa 2b) de la Charte; et (6) les dispositions relatives aux organismes de bienfaisance étaient-elles nulles pour cause d’imprécision?
Arrêt : l’appel doit être rejeté.
Il incombe à l’appelant qui interjette appel de la révocation d’un enregistrement de prouver que le ministre a commis une erreur dans les conclusions à partir desquelles l’enregistrement a été révoqué. L’appelante en l’espèce ne s’est pas acquittée de cette obligation.
(1) L’appelante n’a pas prouvé que ses activités satisfont à l’une ou l’autre des exigences pour promouvoir l’éducation, c’est-à-dire qu’elles doivent être orientées vers la formation classique de l’esprit ou l’amélioration d’une branche utile du savoir humain. La distribution de brochures et la tenue de conférences ne se faisaient pas d’une façon structurée au point d’équivaloir à une formation classique. Ses brochures semblaient avoir de façon prédominante un caractère tendancieux ou polémique que l’on n’associerait pas habituellement à la formation classique de l’esprit. L’appelante n’a pas prouvé non plus comment ses activités équivaudraient à l’amélioration d’une branche utile du savoir humain. Elle n’a pas prouvé qu’il y a eu des recherches importantes ou le développement systématique d’une branche du savoir humain. Les documents produits par l’appelante s’intéressaient principalement à la diffusion d’un certain nombre d’opinions sur diverses questions sociales.
L’appelante n’avait pas prouvé non plus que le ministre a commis une erreur importante quant à savoir si les activités de l’appelante servaient d’autres fins utiles à la collectivité. Les activités destinées essentiellement à influencer l’opinion publique sur des questions sociales ne sont pas des activités de bienfaisance. La plupart des adeptes de l’appelante sont des catholiques romains qui croient sincèrement promouvoir les principes énoncés par le pape Paul VI dans son encyclique Humanae Vitae. Mais cependant la position de l’appelante sur certaines questions — comme l’éducation sexuelle dans les écoles catholiques — contredit celle des évêques catholiques. Toute décision de la Cour quant à savoir si la diffusion de telles opinions est utile à la collectivité et mérite ainsi de faire l’objet d’une exemption fiscale serait une décision politique et il ne convient pas qu’un tribunal rende une telle décision.
(2) L’appelante n’avait pas prouvé que la cotisation du ministre selon laquelle elle consacrait une partie considérable de ses ressources à ce genre d’activité politique était erronée. Il entre beaucoup de subjectivité dans le processus qui vise à caractériser des activités particulières comme étant politiques ou non politiques et dans celui qui vise à quantifier des ressources consacrées à de telles activités. L’appelante n’avait pas prouvé, au moyen d’une analyse tout aussi systématique, que la partie de ses ressources consacrées aux activités politiques n’était pas considérable. Comme il est apparu qu’une partie considérable des activités de l’organisme de bienfaisance était consacrée à des fins politiques et étant donné que, sauf exceptions limitées, la Loi de l’impôt sur le revenu exige que toutes les ressources d’un organisme de bienfaisance soient consacrées à des activités de bienfaisance, il n’a pas été prouvé que le ministre a commis une erreur en concluant que l’appelante n’était pas un organisme de bienfaisance.
(3) L’appelante a soutenu que le fait que le ministre ait adopté en 1993 une position différente de celle adoptée en 1989 constituait en soi une preuve du caractère abusif et un abus du pouvoir discrétionnaire. Rien ne venait étayer que le ministre ne pouvait pas changer d’opinion après une période de quatre ans et la tenue d’une vérification supplémentaire. Le principe du stare decisis ne joue pas dans l’exercice du pouvoir d’enregistrer et de celui de révoquer l’enregistrement, pas plus qu’il ne joue en matière de cotisation lorsqu’un ministre peut accepter que certaines dépenses soient déductibles une année et le refuser une autre année. Tout ce qu’il est tenu de faire, c’est de justifier cette dernière décision si elle est portée en appel.
(4) La doctrine de la préclusion ne s’appliquait pas. L’une des exigences-clés de la préclusion est que l’indication donnée au moyen de la parole, d’un texte ou d’un comportement doit amener son destinataire à agir à son détriment. À supposer que le silence du ministre en 1989 ait constitué une « indication », l’appelante n’a pas été amenée à modifier son comportement, mais elle a continué de faire exactement la même chose qu’elle avait toujours faite. Avant que quelque préjudice ne lui soit infligé, elle a reçu un avis en juillet 1993 l’informant que Revenu Canada envisageait la révocation de l’enregistrement. L’appelante disposait alors d’environ dix mois avant que la décision de révoquer l’enregistrement ne soit prise. L’appelante n’a donc pas subi de préjudice durant la période allant jusqu’en juillet 1993, moment où l’« indication » a vraiment pris fin par suite de la lettre dans laquelle Revenu Canada faisait part de ses préoccupations. Elle a continué de profiter des avantages de l’enregistrement après la mise en garde et même après que l’« indication » eut pris fin, soit jusqu’en mai 1994.
(5) L’appelante n’était nullement empêchée de diffuser ses opinions, quelles qu’elles soient. En garantissant la liberté d’expression, l’alinéa 2b) de la Charte ne garantit pas aux citoyens qu’ils obtiendront au moyen d’exemptions fiscales le financement public requis pour diffuser leurs opinions, peu importe leur degré de justesse ou de sincérité.
(6) Même si ce domaine du droit devrait être mieux défini par le Parlement, le niveau d’imprécision ne dépassait pas ce qui est permis sur le plan constitutionnel. La Cour suprême du Canada a adopté récemment un point de vue prudent au sujet de la doctrine de l’imprécision et a mis en garde contre son recours excessif par les tribunaux.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charitable Uses Act 1601 (U.K.), 43 Eliz. I, ch. 4.
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 2b), 15.
Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1, art. 149.1(1) « œuvre de bienfaisance », (6.2), 168(1), 180.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
Commissioners of Income Tax v. Pemsel, [1891] A.C. 531 (H.L.); Bowman v. Secular Society, [1917] A.C. 406 (H.L.).
DÉCISIONS EXAMINÉES :
Positive Action Against Pornography c. M.R.N., [1988] 2 C.F. 340; (1988), 49 D.L.R. (4th) 74; [1988] 1 C.T.C. 232; 88 DTC 6186; 29 E.T.R. 92; 83 N.R. 214 (C.A.); McGovern v. Attorney-General, [1982] Ch. 321.
DÉCISIONS CITÉES :
Briarpatch Inc. c. R., [1996] 2 C.T.C. 94; (1996), 96 DTC 6294; 197 N.R. 229 (C.A.F.); R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606; (1992), 114 N.S.R. (2d) 91; 93 D.L.R. (4th) 36; 313 A.P.R. 91; 74 C.C.C. (3d) 289; 43 C.P.R. (3d) 1; 15 C.R. (4th) 1; 10 C.R.R. (2d) 34; 139 N.R. 241; Ontario c. Canadien Pacifique Ltée, [1995] 2 R.C.S. 1031; (1995), 125 D.L.R. (4th) 385; 99 C.C.C. (3d) 97; 17 C.E.L.R. (N.S.) 129; 183 N.R. 325; Young c. Young, [1993] 4 R.C.S. 3; [1993] 8 W.W.R. 513; (1993), 108 D.L.R. (4th) 193; 34 B.C.A.C. 161; 84 B.C.L.R. (2d) 1; 18 C.R.R. (2d) 41; 160 N.R. 1; 49 R.F.L. (3d) 117; 56 W.A.C. 161; P. (D.) c. S. (C.), [1993] 4 R.C.S. 141; (1993), 108 D.L.R. (4th) 287; 18 C.R.R. (2d) 1; 159 N.R. 241; 58 Q.A.C. 1; 49 R.F.L. (3d) 317.
APPEL formé contre la révocation de l’enregistrement de l’appelante à titre d’organisme de bienfaisance pour le motif qu’elle ne consacrait pas la quasi-totalité de ses ressources à des activités de bienfaisance. Appel rejeté.
AVOCATS :
Arthur B. C. Drache, c.r., et David Sherriff-Scott pour l’appelante.
Roger Leclaire pour l’intimé.
PROCUREURS :
Drache, Burke-Robertson & Buchmayer, Ottawa, et Scott & Aylen, Ottawa, pour l’appelante.
Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Strayer, J.C.A. :
Introduction
[1] Il s’agit d’un appel formé contre une décision du ministre du Revenu national en date du 26 mai 1994 aux termes de laquelle l’enregistrement de l’appelante à titre d’organisme de bienfaisance a été révoqué conformément au paragraphe 168(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu [L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1], pour le motif que l’appelante ne consacrait pas la quasi-totalité de ses ressources à des activités de bienfaisance. La Cour est saisie directement de l’appel conformément à une disposition assez particulière de la Loi de l’impôt sur le revenu, l’article 180, qui permet un tel appel et dénie toute compétence en la matière tant à la Cour canadienne de l’impôt qu’à la Section de première instance de notre Cour. D’après le paragraphe 180(3), la Cour d’appel fédérale doit entendre et juger de tels appels « selon une procédure sommaire ». Dans ce genre d’appel, le dossier consiste en une multitude de documents qui y sont versés d’un commun accord entre les parties. La Cour doit donc examiner les questions pertinentes de droit et de fait sans l’aide d’aucune conclusion de fait tirée par un tribunal de première instance et même sans l’aide d’aucun témoignage sous serment.
Les faits
[2] L’appelante (HLIC) a demandé avec succès d’être enregistrée à titre d’organisme de bienfaisance en 1984. Dans sa demande de constitution en société, elle a déclaré que ses [traduction] « objectifs principaux et particuliers » étaient les suivants:
[traduction] … recevoir, gérer et dépenser des fonds à des fins de bienfaisance et d’éducation en rapport avec les activités suivantes:
1. promouvoir le bien-être collectif et défendre les droits humains des personnes nées ou à naître.
2. promouvoir et aider à promouvoir des méthodes naturelles de procréation.
3. informer et aider à informer les gens de l’obligation qu’ils ont de respecter et de protéger la vie de ceux qui n’ont rien fait de répréhensible.
(Les autres objectifs mentionnent essentiellement des moyens de réaliser les objectifs susmentionnés1.)
Par la suite, l’appelante a indiqué que, parmi ses buts et objectifs, elle viserait à protéger les enfants à naître, les personnes âgées et les handicapés, à promouvoir les vraies valeurs chrétiennes concernant la famille, à encourager la pratique de la chasteté et à enseigner la planification naturelle des naissances2. L’appelante confirme que ses activités n’ont pas changé depuis le jour de son enregistrement à titre d’organisme de bienfaisance. Ces activités ont consisté en grande partie dans la tenue de conférences et de colloques ainsi que dans la publication d’un grand nombre de brochures défendant ses points de vue.
[3] En 1989, par suite, semble-t-il, de l’envoi par l’appelante à tous les parlementaires fédéraux d’une carte postale illustrant un fœtus avorté de 20 à 22 semaines, l’intimé a effectué une vérification des activités de l’appelante. Il appert que cette vérification était d’une portée quelque peu restreinte, ayant été déclenchée par l’incident de la carte postale qui serait survenu en 1988. La vérification a été étendue à toute l’année 1989 et englobait une [traduction] « manifestation pour la vie » sur la Colline du Parlement à Ottawa, organisée par l’appelante en janvier de cette année-là. Cette vérification s’est terminée en décembre 1989 sans qu’aucune recommandation ne soit présentée pour que le ministre prenne des mesures pertinentes ou que l’appelante modifie son comportement.
[4] Une deuxième vérification a été effectuée pour l’ensemble des années 1990, 1991 et 1992, vérification qui a pris fin le 11 janvier 1993. Le 16 juillet 1993, un fonctionnaire de Revenu Canada a envoyé à l’appelante une lettre [traduction] « exposant les raisons pour lesquelles le Ministère s’intéresse à certaines activités de HLIC » 3. Il était dit dans la lettre que le Ministère avait examiné les activités de l’appelante pour voir si elles pouvaient être justifiées en vertu de l’une ou l’autre des deux catégories possibles d’activités de bienfaisance qui pouvaient être pertinentes: à savoir la promotion de l’éducation ou [traduction] « d’autres fins utiles à la collectivité ». Quant à la question de l’éducation, la lettre contenait notamment le passage suivant :
[traduction] Dans certaines publications et certains documents distribués par HLIC, il est clair qu’elle vise à promouvoir un point de vue anti-avortement. De plus, nous voyons HLIC promouvoir sa propre interprétation relativement à d’autres questions controversées comme l’éducation sexuelle dans les écoles, l’homosexualité, la pornographie, les garderies accessibles à tous, la contraception, la stérilisation, la tolérance sexuelle et la « limitation volontaire » des naissances, l’euthanasie, les techniques de reproduction, la surpopulation et le mouvement du « nouvel âge ». L’examen des éléments suivants nous le prouve bien:
1. Les publications distribuées par HLIC comme les « Human Life International Reports » et les « Special Canadian Reports ».
2. Les brochures et les communiqués sollicitant un appui en faveur de sa position « pour la vie ».
3. Les cassettes reproduisant les discours du Dr Nathanson ainsi que ceux prononcés lors des conférences annuelles.
4. Les brochures diffusées par HLIC et figurant dans le « Pro-life/Family Catalog » et d’autres brochures comme « The American Holocaust » et des affiches et cartes postales conçues dans le but de frapper le lecteur.
Tous ces documents sont rédigés expressément afin de promouvoir le point de vue de HLIC sur la question de l’avortement et sur d’autres questions sociales controversées.
Ainsi, un organisme qui, comme HLIC, épouse une cause déterminée et cherche à convaincre le public de penser comme lui ne pourrait pas être considéré comme un organisme de bienfaisance appartenant à la catégorie de la promotion de l’éducation.
Quant à la question des « autres fins utiles à la collectivité », la lettre signalait notamment :
[traduction] Il n’y a pas, à notre connaissance, de jurisprudence qui vienne étayer une conclusion selon laquelle le fait de promouvoir la position adoptée par un organisme sur des questions comme l’avortement, l’éducation sexuelle dans les écoles et les autres questions mentionnées ci-dessus constitue de la bienfaisance. De fait, les tribunaux ont jugé que les fins se rapportant à la promotion d’un aspect seulement d’une question ou d’une cause controversée ne constituent pas en droit de la bienfaisance.
En outre, bon nombre de positions prises par HLIC vont bien au-delà de ce qui est considéré comme étant utile à la collectivité. Une campagne publicitaire pour convaincre le public de rejeter les valeurs et les produits d’une industrie ou d’un organisme n’est pas considérée comme une activité de bienfaisance. Parmi les positions prises par HLIC, mentionnons celles qui incitent à ne pas supporter les organismes suivants:
a) l’UNICEF
b) Planned Parenthood
c) Centraide
d) Petro Canada
e) les produits de la compagnie Proctor and Gamble
f) le piquetage devant les cliniques d’avortement dans le but de les faire fermer
Compte tenu de l’examen de la jurisprudence pertinente, il semble que HLIC ne se qualifie pas selon la quatrième rubrique.
[5] Dans la lettre du 16 juillet 1993, le fonctionnaire se demandait également si l’appelante s’adonnait à des activités politiques. Il déclarait ce qui suit:
[traduction] Les tribunaux ont établi que les activités destinées essentiellement à influencer l’opinion publique sur une question sociale controversée ne sont pas des activités de bienfaisance mais des activités politiques au sens de la loi
Tout en admettant qu’un organisme de bienfaisance peut exercer des activités politiques accessoires en utilisant une partie restreinte de ses ressources, le fonctionnaire ajoutait:
[traduction] Il appert au contraire que HLIC consacre des ressources considérables, notamment financières, matérielles et humaines, à des activités politiques qui ne sont pas rattachées et accessoires à des objectifs de bienfaisance. C’est-à-dire des fins et des activités qui visent des modifications législatives ou des changements dans la politique ou les attitudes du gouvernement sont considérées comme étant de nature politique et non pas comme relevant de la bienfaisance au sens de la loi. Par exemple, l’envoi de cartes postales « ayant un effet traumatique » aux parlementaires canadiens, le fait d’aider à organiser la « Marche pour la vie » sur la Colline du Parlement ainsi que diverses publications, brochures et annonces publicitaires faisant la promotion des points de vue de HLIC sont considérés comme des activités politiques.
Le fonctionnaire concluait ensuite que le ministre envisageait de révoquer l’enregistrement de l’appelante mais invitait celle-ci à présenter des observations avant le 20 septembre 1993 si elle n’était pas d’accord avec le point de vue du Ministère quant à la nature de ses activités. Il semble y avoir eu une correspondance suivie et de nombreuses discussions entre l’appelante et Revenu Canada, mais en fin de compte une décision a été rendue le 26 mai 1994 au nom du ministre portant révocation de l’enregistrement de l’appelante4. Il était mentionné dans la lettre que, lors de l’enregistrement, l’appelante avait indiqué qu’elle ferait la promotion de l’éducation et de la santé. Toujours selon la lettre, l’examen effectué par Revenu Canada l’amenait à conclure que les activités de l’appelante n’entrent pas dans ces catégories ou toute autre catégorie reconnue de bienfaisance aux fins de la Loi de l’impôt sur le revenu. La lettre caractérise ensuite les activités de l’appelante comme étant essentiellement des activités politiques qui ne constituent pas de la bienfaisance.
[traduction] Les tribunaux ont établi que les activités destinées essentiellement à influencer l’opinion publique sur une question sociale controversée ne sont pas des activités de bienfaisance mais des activités politiques au sens de la loi. Un organisme peut consacrer une partie restreinte de ses ressources, y compris l’aide volontaire, à des activités soient rattachées et accessoires aux objectifs d’un organisme. Notre examen a conclu que HLIC consacre des ressources considérables à des activités politiques qui ne sont pas rattachées ni accessoires à des objectifs de bienfaisance.
La lettre faisait également allusion à une autre lettre de Revenu Canada en date du 18 avril 19945. Cette lettre se reportait à des discussions tenues avec des représentants de l’appelante, dans lesquelles l’intimé avait expliqué en détail son point de vue sur les activités politiques de l’appelante :
[traduction] Ces activités comprennent des articles dans vos bulletins d’information, des documents, des activités de conférence et diverses publications, brochures et annonces publicitaires, que nous percevons comme visant à changer les attitudes et les croyances du public.
[6] Dans son appel, l’appelante soulève plusieurs questions. Dans son exposé des faits et du droit, elle soutient que ses activités sont des activités d’éducation et donc de bienfaisance. Dans ses observations écrites et ses observations orales, elle allègue que ses activités sont utiles à la collectivité sur le plan de la bienfaisance et que le ministre a commis une erreur de fait et de droit en jugeant qu’elle consacrait des ressources considérables à des activités politiques. Dans le cadre de ces observations, l’appelante rejette le point de vue du ministre selon lequel, d’après la jurisprudence, les activités [traduction] « destinées essentiellement à influencer l’opinion publique sur une question sociale controversée » sont des activités politiques et non pas des activités de bienfaisance. L’appelante ne nie pas que certaines de ses activités sont politiques, mais elle dit qu’elles sont seulement accessoires à ses objectifs et à ses activités de bienfaisance. En outre, l’appelante fait valoir que le ministre a abusé de son pouvoir discrétionnaire en révoquant l’enregistrement et qu’il ne pouvait pas agir ainsi puisqu’il avait déjà fait remarquer que les activités de l’appelante étaient des activités de bienfaisance. Elle prétend que, si la Loi de l’impôt sur le revenu et la jurisprudence qui l’interprète refusent l’enregistrement à titre d’organisme de bienfaisance à tout organisme qui s’adonne à la diffusion de renseignements et d’opinions, cela n’est pas valable parce que cela nie la liberté de parole ou d’expression qui est garantie par l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]]. Dans ses observations orales, l’appelante affirme également que les dispositions de la Loi de l’impôt sur le revenu relatives aux organismes de bienfaisance sont nulles pour cause d’imprécision.
[7] Après avoir entendu les observations de l’appelante, la Cour a informé l’avocat de l’intimé que nous n’avions pas besoin de l’entendre sur les questions d’abus de pouvoir discrétionnaire, de préclusion et de violation alléguée de la Charte. Nous expliquerons plus loin les raisons du rejet de ces observations.
Analyse
[8] Bien que la Loi de l’impôt sur le revenu prévoie l’enregistrement d’organismes de bienfaisance et leur accorde l’avantage direct de l’exemption fiscale et l’avantage indirect des crédits d’impôt pour ceux qui y contribuent, elle ne définit nulle part le sens d’« organisme de bienfaisance »6. Ces principes en vue de l’identification des organismes de bienfaisance tels qu’ils existent effectivement sont d’origine anglaise, sont bien connus et souvent cités dans la jurisprudence. Dans l’arrêt Commissioners of Income Tax v. Pemsel7, la Chambre des lords a défini les activités de bienfaisance de façon à inclure la lutte contre la pauvreté, la promotion de l’éducation, la promotion de la religion et d’autres fins utiles à la collectivité qui n’entrent pas dans les catégories précédentes. On dit communément que la quatrième catégorie « les fins utiles à la collectivité », qui est vague, peut être précisée davantage par renvoi à une loi anglaise de 1601 adoptée sous le règne d’Elizabeth Ire 8. On peut faire remarquer au passage que cette loi ne prétend pas donner une définition exhaustive d’organisme de bienfaisance et que cela n’était pas son objectif, et on peut bien mettre en doute sa pertinence relativement à la société canadienne quelque quatre siècles plus tard. La Cour a toutefois été obligée d’élaborer des principes appropriés pour le Canada particulièrement en ce qui concerne la quatrième catégorie non déterminée des « fins utiles à la collectivité » et c’est cette jurisprudence que nous devons d’abord examiner. Cela demeure néanmoins un domaine qui a bien besoin d’être précisé dans la législation canadienne pour la gouverne des contribuables, des administrateurs et des tribunaux.
[9] Je suis convaincu qu’il incombe à l’appelant qui interjette appel de la révocation d’un enregistrement auprès de la Cour en vertu de l’article 180 de prouver que le ministre a commis une erreur dans les conclusions à partir desquelles l’enregistrement a été révoqué. C’est la position la plus cohérente avec le principe général du droit fiscal selon lequel, une fois que le ministre a établi une cotisation, il appartient au contribuable de prouver que celle-ci est erronée, le contribuable étant présumé être le mieux placé pour fournir des renseignements au sujet de ses propres affaires. À mon avis, l’appelante ne s’est pas acquittée de cette obligation en l’espèce.
[10] Quant à savoir si ses activités visent la promotion de l’éducation, l’appelante n’a pas insisté sur ce point dans sa plaidoirie, celui-ci étant à mon avis sans fondement. Il est admis dans la jurisprudence de la Cour que, pour promouvoir l’éducation, une activité doit être orientée vers la formation classique de l’esprit ou l’amélioration d’une branche utile du savoir humain9. L’appelante n’a pas prouvé que ses activités satisfont à l’une ou l’autre de ces exigences. La distribution de brochures et la tenue de conférences ne se font pas d’une façon structurée au point d’équivaloir à une formation classique. De plus, ses brochures semblent avoir de façon prédominante un caractère tendencieux ou polémique que l’on n’associerait pas habituellement à la formation classique de l’esprit. L’appelante n’a pas prouvé non plus comment ses activités équivaudraient à l’amélioration d’une branche utile du savoir humain. Elle n’a pas prouvé qu’il y a eu des recherches importantes ou le développement systématique d’une branche du savoir humain. Les documents donnent l’impression que l’appelante s’intéresse principalement à la diffusion d’un certain nombre d’opinions sur diverses questions sociales, et l’appelante n’a pas prouvé le contraire de façon convaincante.
[11] Quant à la question fondamentale de savoir si les activités de l’appelante servent essentiellement d’autres fins utiles à la collectivité au sens de la quatrième catégorie d’organismes de bienfaisance, encore une fois, l’appelante n’a pas prouvé que le ministre a commis une erreur importante. Je crois qu’il est juste de dire que les arguments de l’appelante relativement à cette question sont doubles. Premièrement, l’appelante soutient que le ministre a appliqué le mauvais critère juridique en ce qui a trait à ce qu’est une activité politique et, deuxièmement, qu’il a commis une erreur de fait et de droit en concluant qu’elle consacre des ressources considérables à des activités politiques et ne s’adonne pas tout simplement en passant à des activités politiques accessoires à ses objectifs de bienfaisance.
[12] En ce qui concerne le critère juridique utilisé par le ministre, il est mentionné dans sa décision qui est contestée en l’espèce, comme il a déjà été indiqué, que, selon la jurisprudence, les activités destinées essentiellement à influencer l’opinion publique sur une question sociale controversée ne sont pas des activités de bienfaisance mais des activités politiques. L’avocat de l’intimé était d’accord pour dire qu’aucune décision judiciaire n’affirmait cela précisément, mais il estimait qu’il s’agissait d’une interpolation justifiée de la jurisprudence existante. Je crois que la jurisprudence vient étayer en général la proposition selon laquelle les activités destinées principalement à influencer l’opinion publique sur des questions sociales ne sont pas des activités de bienfaisance. Il n’est pas nécessaire d’aller plus loin que la décision rendue par la Cour dans l’affaire Positive Action Against Pornography c. M.R.N. en 198810. Cet organisme se proposait d’exercer des activités analogues à celles de l’appelante. Il avait l’intention de distribuer de la « documentation et des objets éducatifs », dont une trousse d’information que la Cour a jugée par la suite témoigner d’« un parti-pris assez fort contre la pornographie ». Le ministre a refusé l’enregistrement de l’organisme pour le motif que ses objectifs ne visaient pas la bienfaisance. L’organisme a interjeté appel auprès de la Cour en soutenant qu’il agissait à des fins éducatives ou par ailleurs utiles à la collectivité sur le plan de la bienfaisance. Le juge Stone, J.C.A., a, au nom de la Cour d’appel, rejeté l’argument fondé sur une fin éducative pour les mêmes raisons que j’ai données ci-dessus relativement à la présente affaire. Quant à l’affirmation selon laquelle ces activités étaient utiles à la collectivité, le juge Stone les a plutôt qualifiées de politiques. Il est vrai que la documentation et les objets que l’organisme se proposait de distribuer dans cette affaire-là préconisaient notamment de façon plus claire une nouvelle loi et un nouveau rôle pour l’État dans la lutte contre la pornographie. Pour cette raison, le juge Stone a pu les faire entrer dans la description des fins politiques énoncées par la Chambre de la chancellerie anglaise dans l’arrêt McGovern v. Attorney-General11 , où il a été dit que les fiducies ayant des fins politiques :
[traduction] … comprennent, notamment, les fiducies dont l’une des fins directes et principales consiste soit à—(i) promouvoir les intérêts d’un certain parti politique; (ii) obtenir la modification des lois de notre pays; (iii) obtenir la modification des lois d’un pays étranger; (iv) obtenir le revirement d’une politique du gouvernement ou le changement de certaines décisions des autorités gouvernementales dans notre pays; ou encore (v) obtenir le revirement d’une politique du gouvernement ou le changement de certaines décisions des autorités gouvernementales dans un pays étranger.
L’appelante soutient qu’elle n’entre dans aucune des catégories décrites dans l’arrêt McGovern. Cependant, il faut noter que l’arrêt McGovern ne prétendait pas précisément donner une définition exhaustive des fins politiques en disant qu’elles « compren[draient], notamment » les éléments énumérés. Alors que, dans l’affaire Positive Action Against Pornography, l’appelante alléguait que, puisqu’il existait un consensus général contre la pornographie, ses efforts en vue de faire adopter des mesures de contrôle plus sévères iraient dans le sens de l’appui général et étaient donc dans l’intérêt du public, le juge Stone, J.C.A., a rejeté l’idée que cela pouvait constituer un critère applicable par les tribunaux pour déterminer si une activité est d’utilité générale. Ce faisant, il a cité [à la page 354] lord Parker of Waddington dans l’arrêt Bowman v. Secular Society12, où celui-ci a dit :
[traduction] … les tribunaux n’ont aucun moyen de juger si une modification proposée de la loi sera ou non utile au public, et par conséquent ils ne peuvent dire si un don visant à obtenir cette modification est un don charitable ou non.
Le même raisonnement m’amène à conclure que le fait de soutenir ainsi des opinions sur diverses questions sociales importantes ne peut jamais être considéré par un tribunal comme étant une fin utile à la collectivité. Il ne faudrait pas demander aux tribunaux de rendre de telles décisions parce que cela les oblige à reconnaître ou à refuser une légitimité à ce qui constitue essentiellement des points de vue politiques: c’est-à-dire quels sont les comportements convenables, bien qu’ils ne soient pas imposés par le droit actuel, à exiger des autres membres de la collectivité?
[13] Il ne faut jamais oublier que la quatrième catégorie d’activités de bienfaisance, comme il est mentionné dans l’arrêt Pemsel13, est celle [traduction] « des fins utiles à l’ensemble de la société et ne se situant pas à l’intérieur des catégories susmentionnées » (c’est moi qui souligne). Ainsi, la simple diffusion d’opinions qui ne sont pas considérées comme visant la promotion de l’éducation ou de la religion (cette dernière n’était pas même invoquée à l’appui par l’appelante en l’espèce) doit être justifiée en vertu de la quatrième catégorie comme ayant une valeur utile qui peut être vérifiée par le ministre et par la Cour en appel. Mais comment pouvons-nous juger quelles sont les opinions utiles à la société dont la diffusion mérite le vocable de bienfaisance? Je ne doute pas que les opinions adoptées par les adeptes de l’appelante sont partagées sincèrement et que la plupart sont considérées par eux comme des questions de foi religieuse. On ne conteste pas que la majorité de ces adeptes sont des catholiques romains et qu’ils croient promouvoir les principes énoncés par le pape Paul VI dans son encyclique Humanae Vitae de 1968. Toutefois, dans la vérification du ministre, il est indiqué, et cela n’a pas été contesté, que les positions de l’appelante sur l’éducation sexuelle dans les écoles catholiques contredisent le programme adopté par les évêques catholiques et que son interprétation d’Humanae Vitae ne concorde pas tout à fait avec celle de plusieurs évêques14. Toute décision de la Cour quant à savoir si la diffusion de telles opinions est utile à la collectivité et mérite ainsi de faire l’objet d’une exemption fiscale serait essentiellement une décision politique et il ne convient pas qu’un tribunal rende une telle décision.
[14] Quant à la question de fait surtout qui consiste à savoir si l’appelante consacre une partie considérable de ses ressources à ce genre d’activité politique, elle n’a pas pu prouver que la cotisation du ministre était erronée. Manifestement, il entre beaucoup de subjectivité dans le processus qui vise à caractériser des activités particulières comme étant politiques ou non politiques et dans celui qui vise à quantifier des ressources consacrées à de telles activités. Bien que l’avocat de l’appelante nous ait communiqué son désaccord avec les conclusions des fonctionnaires du ministre, il ne nous a pas prouvé, au moyen d’une analyse tout aussi systématique, que, de fait, les ressources consacrées aux activités politiques ne sont pas considérables.
[15] Par conséquent, comme il appert qu’une partie considérable des activités de l’organisme de bienfaisance est consacrée à des fins politiques et que, sauf exceptions limitées, la Loi de l’impôt sur le revenu exige que toutes les ressources d’un organisme de bienfaisance soient consacrées à des activités de bienfaisance15, il n’est pas prouvé que le ministre a commis une erreur en concluant que l’appelante n’est pas un organisme de bienfaisance.
[16] Quant à la question de l’exercice abusif du pouvoir discrétionnaire, ce caractère abusif découlerait du fait que, en 1989 après vérification, Revenu Canada n’ait soulevé aucun problème relativement à l’appelante, mais que, après une vérification supplémentaire, il ait conclu en 1993 que les activités de l’appelante ne satisfaisaient pas aux exigences concernant un organisme de bienfaisance. Si je comprends bien cet argument, c’est le simple fait que le ministre ait adopté en 1993 une position différente de celle adoptée en 1989, malgré une vérification supplémentaire, qui constitue en soi une preuve du caractère abusif et un abus de pouvoir discrétionnaire. Je ne trouve rien qui vienne étayer que le ministre ne peut pas changer d’opinion après une période de quatre ans et la tenue d’une vérification supplémentaire. Le principe du stare decisis ne joue pas dans l’exercice du pouvoir d’enregistrer et de celui de révoquer l’enregistrement, pas plus qu’il ne joue en matière de cotisation lorsqu’un ministre peut, par exemple, accepter que certaines dépenses soient déductibles en tant que dépenses d’entreprise une année et, réflexion faite, le refuser une autre année. Tout ce qu’il est tenu de faire, c’est de justifier cette dernière décision si elle est portée en appel.
[17] De la même façon, l’appelante présente un argument assez surprenant fondé sur la préclusion. Si je comprends bien, l’appelante soutient que, par son silence après la vérification de 1989, c.-à-d. en ne lui demandant pas d’apporter de changements à ses activités pour écarter le risque d’une révocation, le ministre indiquait que ce que l’appelante faisait satisfaisait aux exigences imposées à un organisme de bienfaisance. Donc, l’appelante a été amenée, à son détriment, à continuer de faire ce qu’elle avait toujours fait et cela a amené, à son tour, le ministre à se fonder sur la poursuite de cette activité pour révoquer l’enregistrement. Mises à part les questions relatives à la préclusion de la Couronne ou celle de savoir si de telles « indications » auraient pu constituer des questions de droit et non de fait, il est évident que la doctrine de la préclusion ne peut être d’aucun secours pour l’appelante. L’une des exigences-clés de la préclusion est que l’indication donnée au moyen de la parole, d’un texte ou d’un comportement doit amener son destinataire à agir à son détriment. Quel préjudice l’appelante a-t-elle subi, à supposer que le silence du ministre en 1989 ait constitué une « indication »? L’appelante n’a pas été amenée à modifier son comportement, mais elle a continué de faire exactement la même chose qu’elle avait toujours faite. Avant que quelque préjudice ne lui soit infligé, elle a reçu un avis en juillet 1993 l’informant que Revenu Canada envisageait la révocation de l’enregistrement. L’appelante a alors disposé d’environ dix mois pour communiquer et discuter avec Revenu Canada avant que la décision de révoquer l’enregistrement ne soit prise. Cette décision n’était pas rétroactive mais devait entrer en vigueur à compter de la date de la décision. L’appelante n’a donc pas subi de préjudice durant la période allant jusqu’en juillet 1993, moment où il faut considérer que l’« indication » a vraiment pris fin par suite de la lettre dans laquelle Revenu Canada faisait part de ses préoccupations. En effet, elle a continué de profiter des avantages de l’enregistrement même après la mise en garde et même après que l’« indication » eut pris fin, soit jusqu’en mai 1994.
[18] En ce qui a trait à l’argument fondé sur la Charte et plus précisément sur la violation alléguée de la liberté d’expression, la prémisse fondamentale de l’appelante ne tient pas. Celle-ci soutient essentiellement que le refus d’accorder une exemption fiscale à ceux qui désirent promouvoir certaines opinions constitue un déni de la liberté d’expression. Selon cette prémisse, on pourrait également soutenir que quiconque recherche la satisfaction psychologique de voir ses vues personnelles transmises à ses concitoyens a droit en vertu de la constitution à un crédit d’impôt pour toute somme d’argent qu’il verse à cette fin. La Loi de l’impôt sur le revenu n’empêche nullement l’appelante de diffuser ses opinions, quelles qu’elles soient. En garantissant la liberté d’expression, l’alinéa 2b) de la Charte ne garantit pas aux citoyens qu’ils obtiendront au moyen d’exemptions fiscales le financement public requis pour diffuser leurs opinions peu importe leur degré de justesse ou de sincérité. Naturellement, il se peut que, si l’on prouvait qu’il y a eu discrimination dans l’enregistrement et la révocation de l’enregistrement d’organismes d’une manière qui contrevienne à l’article 15 de la Charte, cela justifie jusqu’à un certain point une contestation fondée sur la constitution. Mais l’appelante n’allègue pas l’existence d’une telle discrimination en l’espèce et n’en a certainement pas apporté la preuve.
[19] En dernier lieu, l’appelante a plaidé oralement (bien que la question n’ait pas été soulevée dans son mémoire) que les dispositions de la Loi se rapportant aux organismes de bienfaisance et à une limitation des activités politiques sont nulles pour imprécision. Je serais on ne peut plus d’accord pour dire que ce domaine du droit devrait être mieux défini par le Parlement, qui est l’organisme le mieux placé pour déterminer quelles sortes d’activités devraient être encouragées dans le Canada d’aujourd’hui en tant qu’activités de bienfaisance et donc exemptes d’impôt. Mais je ne suis pas prêt à affirmer que, en l’espèce, le niveau d’imprécision dépasse ce qui est permis sur le plan constitutionnel. Qu’il suffise de dire que la jurisprudence récente de la Cour suprême a adopté un point de vue prudent au sujet de la doctrine de l’imprécision et a mis en garde contre son recours excessif par les tribunaux16. Dans la mesure où l’argument fondé en l’espèce sur l’imprécision se rapporte au danger particulier qu’une loi imprécise pourrait créer à l’égard de la liberté d’expression, pour les motifs exposés ci-dessus, je ne crois pas que le système d’exemption fiscale dans le cas des organismes de bienfaisance soit pertinent en ce qui a trait à la liberté d’expression dans les circonstances de la présente affaire.
Dispositif
[20] L’appel devrait donc être rejeté. Comme il s’agit d’un appel prévu par la loi et qu’on n’a établi aucun motif particulier d’adjuger les dépens, il n’y aurait pas lieu de les adjuger.
Le juge en chef Isaac : Je souscris aux présents motifs.
Le juge Robertson, J.C.A. : Je souscris aux présents motifs.
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1 Dossier d’appel, vol. I, à la p. 76.
2 Dossier d’appel, vol. I, aux p. 56 à 62.
3 Dossier d’appel, vol. I, aux p. 28 à 35.
4 Dossier d’appel, vol. I, aux p. 1 à 4.
5 Dossier d’appel, vol. I, aux p. 5 à 8.
6 L’art. 149.1(6.2) indique indirectement que les activités politiques ne sont pas des activités de bienfaisance. Toutefois, il ne définit pas l’expression « activités politiques ».
7 [1891] A.C. 531 (H.L.).
8 [Charitable Uses Act 1601] 43 Eliz. I, ch. 4 .
9 Voir par ex. Positive Action Against Pornography c. M.R.N., [1988] 2 C.F. 340 (C.A.), à la p. 348; Briarpatch Inc. c. R., [1996] 2 C.T.C. 94 (C.A.F.), à la p. 97.
10 Ibid.
11 [1982] Ch. 321, à la p. 340.
12 [1917] A.C. 406 (H.L.), à la p. 442.
13 Supra, note 7.
14 Dossier d’appel, vol. I, à la p. 91. Voir également par ex. ibid, à la p. 42; dossier d’appel, vol. II, aux p. 240, 279, 283 à 287, 332 à 336; dossier d’appel, vol. IV, à la p. 788.
15 Définition d’« œuvre de bienfaisance » à l’art. 149.1(1).
16 Voir par ex. R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606, à la p. 643. Voir également Ontario c. Canadien Pacifique Ltée, [1995] 2 R.C.S. 1031; Young c. Young, [1993] 4 R.C.S. 3; P. (D.) c. S. (C.), [1993] 4 R.C.S. 141.