T-631-97
Alexander Jaworski (demandeur)
c.
Le procureur général du Canada (défendeur)
Répertorié: Jaworskic. Canada (Procureur général)(1re inst.)
Section de première instance, juge Rothstein" Toronto, 20 mai; Vancouver, 12 juin 1998.
Droit administratif — Contrôle judiciaire — Certiorari — Contrôle judiciaire d'une décision du commissaire de la GRC rejetant l'appel du demandeur à l'égard d'une décision d'un comité d'arbitrage, selon laquelle celui-ci s'était conduit d'une façon dégradante qui a jeté le discrédit sur la GRC et devrait démissionner ou être renvoyé — Un témoin a identifié le demandeur comme l'homme qu'elle avait vu grimper une clôture de cour arrière et se masturber dans la rue, mais elle n'en était pas entièrement certaine — Aucune accusation pénale n'a été portée mais une enquête interne a eu lieu — À la requête du demandeur, le comité d'arbitrage s'est rendu sur les lieux en présence du demandeur et de son avocat — Le demandeur a eu la possibilité d'ajouter des éléments au dossier au sujet de la visite des lieux — Le comité a noté des incohérences entre la description du contrevenant et celle du demandeur, il a fait remarquer la fragilité de la preuve d'identification, il a tenu compte d'autres éléments de preuve circonstancielle et il a souligné le comportement du demandeur à l'audience — Il a conclu que l'identification était suffisamment claire et convaincante pour le persuader selon la prépondérance des probabilités que le demandeur était responsable d'avoir commis les actes prouvés — Le comité externe d'examen (CEE) a jugé que le comité d'arbitrage n'avait pas suffisamment tenu compte des problèmes touchant la preuve d'identification — Le commissaire a confirmé la décision du comité d'arbitrage — Demande rejetée — Le comité n'a ni omis de prendre en considération ni mal compris les éléments de preuve, ni n'a transgressé une règle de droit — Il devait soupeser la preuve et prendre une décision selon la prépondérance des probabilités, fondée sur une preuve claire et décisive — La décision dépendait, en dernier lieu, de la réaction subjective du comité, du CEE et du commissaire — Le commissaire n'a pas commis d'erreur dans l'appréciation subjective de la preuve — Le comité n'a pas cru le demandeur, ce qui l'a amené à rejeter la preuve qu'il a présentée — Le comité a appliqué les principes et fait l'analyse appropriés en arrivant à la conclusion que la preuve testimoniale était suffisamment claire et convaincante pour prouver l'identification — Que les observations du comité découlent de la visite ou d'une photographie déposée en preuve, le demandeur connaissait la preuve dont disposait le comité — L'équité procédurale n'oblige pas un tribunal à communiquer ses observations constantes au sujet de la preuve présentée.
Preuve — Contrôle judiciaire d'une décision du commissaire de la GRC rejetant l'appel du demandeur à l'égard d'une décision d'un comité d'arbitrage, selon laquelle celui-ci s'était conduit d'une façon dégradante qui a jeté le discrédit sur la GRC et devrait démissionner ou être renvoyé — Le demandeur a été identifié, mais non de façon absolument certaine, comme l'homme aperçu en train de grimper une clôture de cour arrière et en train de se masturber dans la rue — Aucune accusation pénale n'a été portée mais une enquête interne a eu lieu — Le comité d'arbitrage s'est rendu sur les lieux où l'incident s'est produit, en présence du demandeur et de son avocat — Vu la visite, le comité n'a pas cru les explications fournies par le demandeur quant à sa présence sur les lieux — Lorsqu'un tribunal procède à une visite des lieux non pas pour recueillir de la preuve, mais afin de mieux comprendre la preuve présentée, il a le droit de se fonder sur ses observations d'éléments incompatibles avec la preuve présentée par les parties.
GRC — Contrôle judiciaire d'une décision du commissaire de la GRC rejetant l'appel du demandeur à l'égard d'une décision d'un comité d'arbitrage, selon laquelle celui-ci s'était conduit d'une façon dégradante qui a jeté le discrédit sur la GRC et devrait démissionner ou être renvoyé — Le demandeur a été identifié comme l'homme aperçu en train de grimper une clôture de cour arrière et de se masturber dans la rue — Le comité d'examen externe a jugé que le comité n'avait pas suffisamment tenu compte des problèmes touchant la preuve d'identification — Le commissaire a confirmé la décision du comité — L'art. 45.16(6) de la Loi sur la gendarmerie royale canadienne oblige le commissaire à expliquer les raisons pour lesquelles il choisit de s'écarter des conclusions du CEE — Cela n'oblige pas le commissaire à commenter chacune des conclusions du CEE — Les motifs du commissaire, examinant les éléments de preuve et les conclusions du comité et du CEE, expliquent pourquoi il a choisi de se fonder sur la décision du comité plutôt que sur la recommandation du CEE — Cela était conforme à la norme imposée par l'art. 45.16(6) — Le commissaire a le droit de ne pas se fonder sur les recommandations du CEE — Sa décision n'est pas susceptible de révision, sauf si une erreur de la nature de celles qui sont mentionnées à l'art. 18.1(4) de la Loi sur la Cour fédérale a été commise.
Il s'agissait d'une demande de contrôle judiciaire d'une décision du commissaire de la GRC par laquelle il a rejeté l'appel interjeté par le demandeur contre une décision d'un comité d'arbitrage, selon laquelle celui-ci s'était conduit d'une façon dégradante qui a jeté le discrédit sur la GRC et il devrait démissionner du corps policier ou, subsidiairement, être renvoyé de celui-ci. La police a reçu un signalement selon lequel un homme avait été vu tentant de grimper à la clôture d'une cour arrière privée et, par la suite, se masturbant dans la rue. L'homme a été décrit comme un homme blanc aux cheveux noirs et au front dégarni, mesurant soit cinq pieds six pouces ou cinq pieds neuf pouces, et portant un blouson d'armée. La police est arrivée sur les lieux de trois à cinq minutes plus tard et a trouvé le demandeur dans les environs. Le demandeur est un homme de couleur blanche qui mesure six pieds et qui portait un blouson d'armée ou de marine vert à capuchon ainsi qu'un pantalon noir. Le témoin a été invité à regarder le demandeur, qui était avec la police. Elle a cru que le demandeur était l'homme qu'elle avait vu, mais elle n'était pas entièrement certaine. Aucune accusation pénale n'a été portée contre le demandeur. Dans le cadre d'une enquête interne de la GRC au sujet de l'affaire, le témoin a identifié le demandeur à partir de photographies montrant uniquement la tête et les épaules de huit hommes avec des moustaches, mais a répété qu'elle n'était pas entièrement certaine. Elle a également identifié le demandeur à l'audience tenue devant le comité d'arbitrage. À la requête du demandeur, le comité s'est rendu sur les lieux où l'incident s'était produit, en présence du demandeur et de son avocat. À la reprise de l'audience, le demandeur a eu la possibilité "d'ajouter des éléments au dossier au sujet de la visite des lieux". En conséquence, le comité n'a pas cru l'explication du demandeur sur ce qu'il faisait lorsqu'il a été aperçu par la police. Il a noté les différences entre la description que le témoin a faite de la personne qu'elle a vue et les caractéristiques physiques réelles du demandeur, et la fragilité de la preuve d'identification. Il a également tenu compte des autres éléments de preuve circonstancielle, c.-à-d., le fait que le bouton du haut du pantalon du demandeur était détaché, que personne ne se trouvait dans l'entourage au moment de l'incident, que le demandeur marchait en direction de la personne qu'il a soutenu avoir observé près de son véhicule plutôt que de courir après elle et, bien qu'il fût un agent de police expérimenté qui prétendait n'avoir commis aucun geste indécent, qu'il n'a pas demandé aux policiers pourquoi ils l'interrogeaient. Enfin, le comité a noté le comportement du demandeur au cours de l'audience. Se fondant sur l'ensemble de la preuve, le comité a jugé l'identification faite par le témoin suffisamment claire et convaincante pour le persuader, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur avait commis les actes. Le comité externe d'examen (CEE) a jugé que le comité d'arbitrage n'avait pas suffisamment tenu compte des incohérences de la preuve au sujet de la taille et des vêtements, de la faiblesse inhérente de l'identification du témoin sur les lieux étant donné que le demandeur était la seule personne pouvant être identifiée, que les photographies montraient uniquement la tête et les épaules des hommes, que la preuve d'identification à l'audience était devenue douteuse en raison de l'identification précédente qui avait été faite sur les lieux. Le commissaire a néanmoins confirmé la décision du comité d'arbitrage.
Les questions litigieuses étaient de savoir: 1) si la preuve d'identification pouvait justifier en droit une conclusion défavorable au demandeur en l'espèce; 2) si le commissaire a respecté le paragraphe 45.16(6) de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, qui l'oblige à motiver son choix de s'écarter des recommandations de la CEE; 3) si le commissaire avait commis une erreur en ne concluant pas que le comité d'arbitrage avait eu tort de tenir compte des éléments de preuve qu'il avait recueillis en examinant les lieux.
Jugement: la demande doit être rejetée.
1) La norme de preuve était la norme applicable en matière civile et, dans un cas grave dont l'issue pouvait avoir de graves conséquences, comme le cas du demandeur en l'espèce, la preuve devait être "claire et décisive" ou "claire et convaincante".
Le comité d'arbitrage n'a ni omis de prendre en considération ni mal compris les éléments de preuve. Ce qui était en jeu, c'était une évaluation du témoignage du témoin oculaire et de la preuve circonstancielle et une décision fondée sur une preuve claire et décisive établie selon la prépondérance des probabilités. La décision dépendait, en dernier ressort, de la réaction subjective du comité d'arbitrage, du CEE et, en dernier lieu, du commissaire. Aucune définition ni critère objectif ne devait être appliqué. Le comité d'arbitrage a tenu compte de la fragilité de la preuve d'identification et a appliqué la norme de preuve appropriée. Il n'a pas omis de prendre en considération ni transgressé une règle de droit. Le commissaire n'a pas commis d'erreur liée à son appréciation subjective de la preuve et à son choix de confirmer la conclusion du comité d'arbitrage.
Le comité d'arbitrage n'a pas cru le demandeur. C'est ce qui l'a incité à rejeter la preuve qu'il a présentée. Il a ensuite ajouté que, compte tenu de l'ensemble de la preuve, le témoignage était suffisamment clair et convaincant pour lui permettre de conclure que c'était bien le demandeur que le témoin avait vu. Le comité a appliqué les principes et fait l'analyse appropriés pour en arriver à cette conclusion.
(2) Le paragraphe 45.16(6) oblige le commissaire à expliquer les raisons pour lesquelles il choisit de s'écarter des conclusions ou des recommandations du CEE. Cela ne signifie pas que le commissaire doive commenter chacune des conclusions du CEE. Cela signifie simplement qu'il doit, d'une façon raisonnable, expliquer pourquoi il préfère la décision du comité à celle du CEE. Les motifs du commissaire ont satisfait à la norme exigée par le paragraphe 45.16(6). Il a examiné les éléments de preuve dont le comité d'arbitrage était saisi et, d'une façon plus approfondie encore, les conclusions que celui-ci et le CEE ont tirées. Les conclusions du commissaire expliquent pourquoi il a choisi de se fonder sur la décision du comité plutôt que sur la recommandation du CEE. Le commissaire a le droit de ne pas se fonder sur les recommandations du CEE et sa décision n'est pas susceptible de révision, sauf si une erreur de la nature de celles qui sont mentionnées au paragraphe 18.1(4) de la Loi sur la Cour fédérale a été commise.
Le demandeur a également soutenu que le commissaire n'a pas correctement évalué les faits et les règles de droit comme il devait le faire. L'appel interjeté devant le commissaire n'était pas une instruction de novo. En décidant s'il était satisfait ou non des conclusions du comité d'arbitrage, il devait examiner le dossier dont le comité était saisi, les conclusions du comité et les recommandations du CEE, ainsi que les observations qui ont été formulées devant lui. En se fondant sur les éléments portés à son attention, le commissaire a jugé satisfaisante la conclusion du comité d'arbitrage et l'a confirmée. Cette façon de procéder était conforme aux dispositions législatives applicables.
3) Lorsqu'un tribunal procède à une visite des lieux non pas pour recueillir ses propres éléments de preuve, mais afin de mieux comprendre la preuve présentée, il a le droit de se fonder sur ses observations d'éléments incompatibles avec la preuve présentée par les parties. Le comité avait le droit de faire les observations qu'il a faites au cours de la visite et de s'y fonder pour nier la crédibilité de la preuve du demandeur.
L'équité procédurale n'oblige pas un tribunal à communiquer ses observations constantes au sujet de la preuve présentée. Si le comité s'était formé une opinion à la lumière de l'examen d'une photographie, il n'aurait pas été tenu de communiquer ses observations au demandeur à l'audience pour lui permettre de formuler d'autres arguments sur la question. Que les observations du comité découlent d'une visite ou d'une photographie présentée en preuve, le demandeur savait sans doute ce que le comité avait vu et il a eu la possibilité de formuler des arguments pertinents. Le comité n'était pas tenu de divulguer ses observations préliminaires au demandeur pour lui permettre de les réfuter, pas plus qu'il ne devait divulguer les autres impressions qu'il a pu avoir à partir des autres éléments de preuve qu'il a entendus ou vus. Aucune erreur n'a été commise dans le cadre de la visite des lieux.
lois et règlements
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 686(1) (mod. par L.C. 1991, ch. 43, art. 9).
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.1(4) (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5).
Loi sur la gendarmerie royale du Canada, L.R.C. (1985), ch. R-10, art. 45.14(3) (édicté par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 8, art. 16), 45.16(1) (édicté, idem), (6) (édicté, idem).
jurisprudence
décisions appliquées:
International Forest Products Ltd. and I.W.A.—Canada Loc. 1-71, Re (1995), 51 L.A.C. (4th) 85 (B.C.L.A.B.); Meyers v. Government of Manitoba & Dobrowski (1960), 26 D.L.R. (2d) 550; 33 W.W.R. 461 (C.A. Man.); Calgary & Edmonton Railway Co. v. MacKinnon (1910), 43 R.C.S. 379; 11 C.R.C. 32; R. v. Malcolm (1993), 13 O.R. (3d) 165; 81 C.C.C. (3d) 196; 21 C.R. (4th) 241; 63 O.A.C. 188 (C.A.).
décisions examinées:
Rex v. Smierciak, [1946] O.W.N. 871; [1947] 2 D.L.R. 156; (1946), 2 C.R. 434; 87 C.C.C. 175 (C.A.); R. v. Miaponoose (1996), 30 O.R. (3d) 419; 110 C.C.C. (3d) 445; 2 C.R. (5th) 82; 93 O.A.C. 115 (C.A.); R. v. Tat (1997), 35 O.R. (3d) 641; 117 C.C.C. (3d) 481; 14 C.R. (5th) 116; 103 O.A.C. 15 (C.A.); Regina v. Cooper (Sean), [1969] 1 Q.B. 267 (C.A.); London General Omnibus Company v. Lavell, [1901] 1 Ch. 135 (C.A.).
décisions citées:
Gilbert v. Brown (1910), 15 O.W.R. 673 (C.A.); Chambers v. Murphy, [1953] 2 D.L.R. 705 (Ont. C.A.); C & B Vacation Properties Inc. c. Canada, [1995] F.C.J. no 1145 (1re inst.) (QL); Buckingham v. Daily News, Ltd., [1956] 2 All E.R. 904 (C.A.); Kane c. Conseil d'administration (Université de la Colombie-Britannique), [1980] 1 R.C.S. 1105; (1980), 110 D.L.R. (3d) 311; [1980] 3 W.W.R. 125; 18 B.C.L.R. 124; 31 N.R. 214; Muliadi c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1986] 2 C.F. 205; (1986), 18 Admin. L.R. 243; 66 N.R. 8 (C.A.).
doctrine
Mullan, David Administrative Law, 3rd ed. Scarborough, Ont.: Carswell, 1996.
DEMANDE de contrôle judiciaire d'une décision du commissaire de la GRC rejetant l'appel du demandeur à l'égard d'une décision d'un comité d'arbitrage, selon laquelle celui-ci s'était conduit d'une façon dégradante qui a jeté le discrédit sur la GRC et il devrait démissionner du corps policier ou être renvoyé de celui-ci, aux motifs que la preuve d'identification ne pouvait justifier une conclusion défavorable au demandeur, que le commissaire n'avait respecté le paragraphe 45.16(6) de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, et que le comité avait eu tort de tenir compte de la preuve recueillie de l'observation des lieux où l'incident à l'origine des procédures contre le demandeur s'était produit. Demande rejetée.
avocats:
F. Paul Morrison et Matthew R. Snell pour le demandeur.
Robert H. Jaworski pour le défendeur.
avocats inscrits au dossier:
McCarthy Tétrault, Toronto, pour le demandeur.
Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.
Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par
Le juge Rothstein:
Le litige
Il s'agit du contrôle judiciaire d'une décision en date du 27 février 1997 par laquelle le commissaire de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) a rejeté l'appel du requérant à l'égard d'une décision d'un comité d'arbitrage, selon laquelle celui-ci s'était conduit d'une façon dégradante qui a jeté le discrédit sur la GRC et qu'il devrait démissionner de la GRC ou, subsidiairement, être renvoyé de celle-ci. Le commissaire a confirmé l'ordonnance du comité d'arbitrage.
Le requérant soulève trois questions à trancher dans la présente demande de contrôle judiciaire:
1. La preuve d'identification pouvait-elle justifier en droit une conclusion défavorable au requérant en l'espèce?
2. Le commissaire a-t-il respecté le paragraphe 45.16(6) de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, L.R.C. (1985), ch. R-10 [édicté par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 8, art. 16], et ses modifications, qui l'oblige à motiver son choix de s'écarter des conclusions et recommandations d'un Comité externe d'examen (CEE), lequel avait recommandé que l'appel du requérant à l'égard de la décision du comité d'arbitrage soit accueilli?
3. Le commissaire a-t-il commis une erreur en ne concluant pas que le comité d'arbitrage avait eu tort de tenir compte des éléments de preuve qu'il a recueillis lorsqu'il a examiné les lieux de l'incident à l'origine des poursuites intentées contre le requérant?
Preuve présentée au comité d'arbitrage
Le soir du 30 mars 1994, alors qu'elle marchait sur le trottoir de la rue Ulster, à Toronto, Elizabeth Ann Hutcheon, étudiante à l'université, a vu un homme qui grimpait à la clôture située à l'arrière de l'endroit où elle habitait. Une distance d'environ quatre longueurs de véhicule les séparait. Ils se sont regardés pendant environ dix secondes. Il avait un regard agressif ou volontaire et elle se sentait mal à l'aise. Il n'a pas sauté par-dessus la clôture. Elle s'est rendue à un dépanneur à l'angle des rues Bathurst et Ulster et est restée à l'intérieur pendant deux ou trois minutes.
Lorsqu'elle est sortie du magasin et a regardé en direction de la rue Ulster, elle n'a vu personne. Pendant qu'elle se rendait chez elle, elle a vu le même homme, de l'autre côté de la rue Ulster. Il s'était couvert la tête avec son blouson, mais son visage était bien visible; il avait baissé son pantalon en bas du genou et se masturbait. Une distance d'environ deux longueurs de voiture les séparait et il la regardait. Elle l'a regardé environ deux ou trois secondes et, lorsqu'il a fait un pas vers elle, elle a couru chez elle et a raconté à son colocataire ce qui s'était produit.
Le colocataire a téléphoné à la police. Au téléphone, Mlle Hutcheon a décrit l'homme en question comme un homme blanc aux cheveux noirs et au front dégarni qui était plus grand qu'elle, soit cinq pieds six pouces ou cinq pieds neuf pouces (elle ne se rappelait pas exactement) et qui portait un blouson d'armée (elle ne se rappelle pas si elle a dit qu'il était gris ou vert). La voiture de police qui faisait la surveillance dans le secteur a reçu un appel téléphonique à 20h52 et la police est arrivée sur les lieux trois ou cinq minutes après avoir reçu l'appel. Les policiers ont vu le requérant à l'intersection d'une ruelle et de la rue Ulster, près de l'endroit où Mlle Hutcheon habitait.
Le requérant a dit au cours de son témoignage qu'il s'était rendu à la maison d'un ami et qu'ils avaient bu deux bouteilles de vin ensemble. Il est retourné en véhicule automobile chez lui, sur le boulevard Palmerston, près de l'endroit où Mlle Hutcheon habitait. Il soutient qu'il s'est assis sur le porche arrière avant d'entrer chez lui, parce qu'il ne se sentait pas bien. Lorsqu'il s'est assis, il a vu un homme qui se trouvait dans la ruelle et qui regardait son véhicule. Il a crié à l'homme et s'est rendu dans la ruelle pour savoir de qui il s'agissait. Après avoir examiné son véhicule, le requérant s'est rendu dans la ruelle pour tenter de trouver l'homme en question. La police a vu le requérant à l'intersection de la ruelle et de la rue Ulster et lui a demandé de s'identifier.
Lorsqu'elle a été interrogée par la police, Mlle Hutcheon a décrit la personne qu'elle a vue comme un homme de couleur blanche, d'une quarantaine d'années, qui mesurait cinq pieds six pouces, qui portait un blouson à capuchon et un pantalon gris ou vert et qui était partiellement chauve. Le requérant est un homme de couleur blanche qui mesure environ six pieds et qui portait un blouson d'armée ou de marine vert à capuchon ainsi qu'un pantalon noir.
Les policiers ont alors dit à Mlle Hutcheon qu'ils avaient vu un homme qui correspondait à la description qu'elle avait donnée et lui ont demandé de sortir pour le regarder. Elle a commencé par refuser, mais elle est finalement sortie. Les policiers lui ont montré le requérant, qui était avec eux. Elle se trouvait à une centaine de pieds plus loin. À première vue, elle a pensé que le requérant était bien l'homme qui était grimpé à la clôture et qui se masturbait, mais elle craignait les conséquences pouvant découler de cette déclaration si l'homme avait une famille. Encouragée par son colocataire, elle s'est rapprochée et, à cet endroit, elle a cru que le requérant était bien l'homme qu'elle avait vu. Le policier lui a dit qu'elle devait être tout à fait certaine pour faire une identification positive. Elle a dit à la police qu'elle ne pouvait être entièrement certaine.
Aucune accusation pénale n'a été portée contre le requérant.
Le 11 mai 1994, dans le cadre d'une enquête interne de la GRC au sujet de l'affaire, Mlle Hutcheon a été appelée à identifier le requérant à partir de photographies de huit hommes portant une moustache. Le requérant portait une moustache, ce que Mlle Hutcheon n'avait pas mentionné lorsqu'elle a décrit à l'origine la personne qu'elle avait vue. Les photographies montraient uniquement la tête et les épaules des hommes et n'indiquaient pas leur taille.
Avant d'être appelée à identifier le requérant à partir des photographies, Mlle Hutcheon s'est fait dire d'oublier les tentatives précédentes qu'elle avait faites en vue d'identifier le requérant immédiatement après l'incident. Mlle Hutcheon a identifié le requérant à partir des photographies, mais elle a dit qu'elle ne pouvait être "absolument" certaine. Elle a également identifié le requérant à l'audience tenue devant le comité d'arbitrage.
La preuve d'identification pouvait-elle justifier en droit une conclusion défavorable au requérant?
Le requérant invoque les arrêts Rex v. Smierciak, [1946] O.W.N. 871 (C.A.); R. v. Malcolm (1993), 13 O.R. (3d) 165 (C.A.); R. v. Miaponoose (1996), 30 O.R. (3d) 419 (C.A.); et R. v. Tat (1997), 35 O.R. (3d) 641 (C.A.), pour soutenir que le témoignage de Mlle Hutcheon ne pouvait appuyer une identification fiable aux fins de la présente affaire. Ces arrêts indiquent la fragilité inhérente de la preuve d'identification, notamment quant à la question de savoir si la personne était connue du témoin et quant à la qualité de l'éclairage et à la possibilité d'observer. D'autres problèmes pourraient se poser dans le cas d'une séance d'identification visant une seule personne sur les lieux de l'incident, suivie d'une identification qui n'est pas nécessairement fondée sur ce qui a été effectivement observé, mais plutôt sur l'identification erronée précédente. Les décisions en question font ressortir l'obligation qu'ont les policiers, la poursuite et les tribunaux siégeant en matière pénale d'assurer l'intégrité de la procédure d'identification et l'équité à l'endroit de l'accusé.
Les arrêts Malcolm, Miaponoose et Tat portent tous sur la révision en appel des déclarations de culpabilité sous le régime du sous-alinéa 686(1)a)(i) du Code criminel [L.R.C. (1985), ch. C-46 (mod. par L.C. 1991, ch. 43, art. 9)], dont le libellé est le suivant:
686. (1) Lors de l'audition d'un appel d'une déclaration de culpabilité ou d'un verdict d'inaptitude à subir son procès ou de non-responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux, la cour d'appel:
a) peut admettre l'appel, si elle est d'avis, selon le cas:
(i) que le verdict devrait être rejeté pour le motif qu'il est déraisonnable ou ne peut pas s'appuyer sur la preuve
Dans l'arrêt Malcolm, à la page 174, le juge d'appel Finlayson donne des explications sur l'analyse fondée sur le sous-alinéa 686(1)a)(i):
[traduction] Dans les arrêts que j'ai mentionnés, les tribunaux mettent l'accent sur les pouvoirs restreints en appel, mais ne nous éclairent guère sur les cas dans lesquels les pouvoirs en question devraient être exercés. Je me fonde jusqu'à un certain point sur les décisions anglaises dans lesquelles il est souligné qu'en dernier ressort, la réaction de la Cour quant à la question de savoir si une injustice a été commise dans un cas donné est une question subjective. Même si le libellé de la loi habilitante de la Cour d'appel de l'Angleterre est différent de notre Code, la Cour se pose ce qui revient à la même question: Le verdict est-il insuffisamment fondé ou insatisfaisant? À mon avis, en qualité de juges d'appel, nous devons nous poser une question semblable, même si le juge de première instance n'a commis aucune erreur susceptible de révision.
Le juge Finlayson [à la page 175] cite ensuite l'arrêt Regina v. Cooper (Sean), [1969] 1 Q.B. 267 (C.A.), à la page 271:
[traduction] Toutefois, nos pouvoirs sont désormais différents et nous devons effectivement accueillir un appel d'une déclaration de culpabilité si nous estimons que le verdict du jury devrait être infirmé au motif que, compte tenu de toutes les circonstances de l'affaire, il est insuffisamment fondé ou insatisfaisant. Cela signifie que, dans les cas de cette nature, les membres de la Cour doivent, en définitive, se poser une question subjective, soit celle de savoir s'ils sont satisfaits de la situation actuelle ou s'ils ont un doute dans leur esprit qui les incite à se demander si une injustice a été commise ou non. Il s'agit d'une réaction qui n'est peut-être pas fondée strictement sur la preuve; c'est une réaction qui peut découler de l'impression générale que la Cour a au sujet de l'affaire. [Les caractères en italique sont ajoutés par le juge d'appel Finlayson.]
Ces observations indiquent ce qui suit:
1. la question en litige dans ces arrêts concerne la compétence en appel;
2. la question à trancher est une question subjective plutôt qu'objective;
3. les observations sont formulées dans le contexte du fardeau de la preuve hors de tout doute raisonnable qui s'applique en matière pénale.
Dans le cas qui nous occupe, le comité d'arbitrage a statué comme suit (page 16):
[traduction] Au cours de son exposé, le sous-sergent Goodman a présenté au comité un compte rendu complet des règles de droit applicables à la preuve d'identification en matière pénale. Nous sommes convaincus que les mêmes principes devraient s'appliquer en l'espèce, tout en reconnaissant que le fardeau de preuve est celui de la prépondérance des probabilités plutôt que celui de la preuve hors de tout doute raisonnable. Nous reconnaissons également que le degré de preuve qu'une partie doit présenter pour s'acquitter du fardeau de la preuve selon la prépondérance des probabilités est une norme souple et que la gravité des conséquences d'une conclusion est l'un des principaux facteurs à prendre en compte pour décider si un point donné a été établi à la satisfaction raisonnable du comité. Compte tenu des circonstances de la présente affaire, les conséquences pouvant découler d'une conclusion défavorable sont telles que l'identité devrait être établie au moyen d'une preuve claire et convaincante.
L'identité peut être établie au moyen d'une preuve directe ou circonstancielle (P. McWilliams, "Canadian Criminal Evidence", 3rd ed., à la page 18-1) et les circonstances de l'identification faite par un témoin oculaire touchent le poids à accorder à cette preuve. Les facteurs touchant le poids à accorder à cette preuve comprennent la possibilité d'observer (p. ex., la durée de l'observation), les facultés d'observation du témoin (p. ex., la vue), les conditions d'éclairage, le souvenir réel du témoin et sa capacité de décrire le souvenir qu'il a de ses observations ainsi que sa franchise. Pour faire cette évaluation, nous devons examiner non seulement la crédibilité de Mlle Hutcheon, mais également la démarche suivie aux fins de l'identification pour savoir si celle-ci était erronée au point de rendre le résultat non fiable, ce qui signifierait que le témoin a été honnête, mais qu'il s'est trompé.
Les deux parties ont convenu devant la Cour que les principes liés à la preuve d'identification et énoncés dans les arrêts cités par le requérant sont pertinents en l'espèce. Je conviens également qu'ils sont pertinents quant à la preuve d'identification en matière civile. Les deux parties admettent aussi que la norme de preuve est la norme applicable en matière civile et que, dans un cas sérieux dont l'issue pourrait avoir de graves conséquences, comme le cas du requérant en l'espèce, la preuve devrait être "claire et décisive" ou "claire et convaincante". Elles ont raison sur ce point. Dans son ouvrage intitulé Administrative Law , 3rd. ed., Scarborough, Ontario: Carswell, 1996, au paragraphe 166, David Mullan a décrit la norme applicable:
[traduction] La norme de preuve applicable devant un tribunal administratif est généralement celle de la prépondérance des probabilités, bien qu'il existe une gradation à l'intérieur de cette même norme. Ainsi, les accusations d'infraction disciplinaire professionnelle grave nécessitent une "preuve claire et convaincante" de culpabilité, notamment lorsque les allégations concernent une conduite qui est également criminelle. [Notes en bas de page omises.]
Le comité d'arbitrage a examiné les différences entre la description que Mlle Hutcheon a faite de la personne qu'elle a vue et les caractéristiques physiques réelles du requérant. Une des différences les plus importantes réside dans le fait qu'elle croyait que le requérant mesurait cinq pieds six pouces, alors qu'il mesure en fait près de six pieds. Le comité d'arbitrage a pris note de la déclaration du témoin selon laquelle elle avait plutôt du mal à évaluer les distances, qu'elle n'avait aucun point de référence lui permettant d'évaluer la taille que, lorsqu'elle a vu le requérant pour la première fois, il était grimpé à la clôture et que, lorsqu'elle l'a vu en train de se masturber, il était légèrement penché (Mlle Hutcheon a dit que la tête de la personne était inclinée). Mlle Hutcheon a également dit que l'homme qu'elle avait vu était plus grand qu'elle et qu'elle ne pouvait comprendre pourquoi elle aurait dit qu'il mesurait cinq pieds six pouces alors qu'il s'agit également de sa propre taille.
En plus de souligner ces écarts ainsi que la fragilité de la preuve d'identification, le comité d'arbitrage a également tenu compte des autres éléments de preuve circonstancielle: le bouton du haut du pantalon du requérant était détaché; personne ne se trouvait dans l'entourage au moment de l'incident; le requérant n'a pas demandé à la police de l'aider à trouver la personne qu'il soutenait avoir vue près de sa voiture; le requérant marchait en direction de la personne qu'il a soutenu avoir observée près de son véhicule plutôt que de courir après elle; le requérant n'a fait aucun effort pour relier la personne qu'il cherchait à celle que la police recherchait; il a sonné à la porte d'un appartement en présence de la police, expliquant qu'il croyait que la personne qu'il recherchait se serait peut-être enfuie par la sortie de secours et qu'il voulait obtenir l'autorisation de l'occupant avant de monter, mais la police l'a empêché de monter jusqu'à cette sortie; enfin, en qualité d'agent de police expérimenté qui prétendait n'avoir commis aucun geste indécent, il n'a pas demandé aux policiers pourquoi ils l'interrogeaient.
Le comité d'arbitrage a conclu que la version du requérant était [traduction] "improbable, voire bizarre". Il a également souligné la conduite du requérant au cours de l'audience; selon le comité, le requérant a rarement regardé les membres dans les yeux et son regard était constamment tourné vers le sol. Le comportement du requérant ainsi que les éléments de preuve circonstancielle et les incohérences de son témoignage ont incité le comité à rejeter sa version des faits.
À la page 24, le comité d'arbitrage a conclu en ces termes:
[traduction] . . . nous sommes plutôt d'avis que, même si elle n'était pas parfaite sur le plan de la procédure, dans la mesure où nous aurions hésité à tirer une conclusion fondée uniquement sur l'étalement de photographies ou sur l'identification à l'audience, l'identification du constable Jaworski par Mlle Hutcheon était suffisamment claire et convaincante, compte tenu de l'ensemble de la preuve, pour nous persuader, selon la prépondérance des probabilités, que le constable Jaworski était bien la personne qui avait commis les actes prouvés.
Nous en arrivons à cette conclusion après avoir exercé beaucoup de prudence et examiné de près les circonstances dans lesquelles l'identification a été faite, sachant pertinemment qu'une conclusion défavorable au requérant serait formulée sur la foi de l'exactitude de l'identification et reconnaissant la possibilité qu'un témoin par ailleurs honnête, comme c'est le cas de Mlle Hutcheon, commette une erreur.
Dans une recommandation ferme et détaillée, le CEE a mentionné qu'à son avis, la preuve en l'espèce ne respectait pas la norme de la preuve claire et décisive. Selon le CEE, le comité d'arbitrage n'a pas suffisamment tenu compte de différents facteurs, dont les suivants: la description que Mlle Hutcheon a donnée au sujet des vêtements et de la taille du requérant comportait des incohérences; Mlle Hutcheon n'a pas vu le visage de la personne qui se masturbait; la preuve d'identification de Mlle Hutcheon sur les lieux de l'incident était faible, étant donné que le requérant était la seule personne pouvant être identifiée; les photographies montraient uniquement la tête et les épaules des hommes; la preuve d'identification à l'audience est devenue douteuse en raison de l'identification précédente qui avait été faite sur les lieux de l'incident; le comité d'arbitrage a conclu que le fait que le requérant était la seule personne se trouvant sur les lieux était une grande coïncidence sans tenir compte du fait que l'endroit se trouvait à proximité d'une rue passante (c.-à-d. la rue Bathurst) et qu'une personne aurait pu facilement quitter les lieux avant l'arrivée de la police.
Confirmant la décision du comité d'arbitrage, le commissaire s'est exprimé comme suit:
[traduction] Il importe de rappeler que le fardeau de la preuve est la preuve selon la prépondérance des probabilités et non la preuve hors de tout doute raisonnable. En conséquence, le comité a soupesé avec soin tous les éléments de la preuve, tant les éléments de preuve présentés par le témoin oculaire que les éléments de preuve circonstancielle, et conclu qu'il n'était pas raisonnable de statuer que l'appelant était responsable. En ce qui a trait à la conclusion du comité quant à l'absence de crédibilité de l'appelant, cette conclusion était fondée sur le comportement que celui-ci a affiché et sur le caractère vraisemblable de sa version ainsi que sur la façon dont il s'est comporté avec les policiers qui ont mené l'enquête. Dans l'ensemble, le comité a eu raison de conclure que l'appelant était peu crédible.
Le CEE et le comité d'arbitrage ont tous deux examiné la preuve de façon méticuleuse et chacun avait le droit d'en arriver à la conclusion qu'il a tirée. Si le comité d'arbitrage avait ignoré ou mal compris les éléments de preuve, il aurait commis une erreur et le commissaire à son tour aurait commis une erreur en confirmant la décision du comité. Aucune erreur de ce genre n'a été démontrée. Ce qui est en jeu, c'est une évaluation du témoignage du témoin oculaire et de la preuve circonstancielle et une décision fondée sur une preuve claire et décisive établie selon la prépondérance des probabilités. Comme l'a souligné le juge d'appel Finlayson dans l'arrêt Malcolm, la décision dépend, en dernier ressort, de la réaction subjective du comité d'arbitrage, du CEE et, en dernier lieu, du commissaire. Aucune définition ou critère objectif ne doit être appliqué. Le comité d'arbitrage a tenu compte de la fragilité de la preuve d'identification et a appliqué la norme de preuve qui convenait. Il n'a pas ignoré ni transgressé une règle de droit. Il est impossible de dire que le commissaire a commis une erreur liée à son appréciation subjective de la preuve et à son choix de confirmer la conclusion du comité d'arbitrage.
Dans le cadre de ses arguments sur ce point, le requérant a soutenu que le comité d'arbitrage a commis une erreur lorsqu'il s'est exprimé comme suit au début de son analyse à la page 15:
[traduction] Pour évaluer les témoignages contradictoires, le comité doit choisir entre la version de Mlle Hutcheon et celle du constable Jaworski et se demander s'il y a lieu de croire l'identification par Mlle Hutcheon du constable Jaworski comme la personne responsable de l'incident qu'elle a observé ou plutôt la déclaration contraire de celui-ci.
Le requérant a soutenu que le critère n'est pas la question de savoir s'il y a lieu de croire Mlle Hutcheon ou lui-même, mais plutôt celle de décider si la preuve d'identification de Mlle Hutcheon était suffisamment claire et décisive pour permettre de conclure qu'il était effectivement la personne qu'elle a vue.
Je reconnais que le simple fait de ne pas croire le requérant ne signifie pas que le contraire de ce qu'il a dit était vrai ou que le témoignage de Mlle Hutcheon était suffisant pour établir une preuve claire et décisive. Voir, par exemple, l'arrêt Gilbert v. Brown (1910), 15 O.W.R. 673 (C.A.), à la page 79. Dans les affaires civiles comme le présent cas, j'estime que le raisonnement qui convient est celui que l'arbitre Kelleher a formulé dans le jugement International Forest Products Ltd. and I.W.A.—Canada Loc. 1-71, Re (1995), 51 L.A.C. (4th) 85 (C.-B.), à la page 90 (décision que le CEE a citée à la page 15 de ses motifs):
[traduction] . . . une conclusion de crédibilité défavorable à un témoin ne signifie pas que le contraire de ce qu'il a dit est survenu. Les témoignages rejetés doivent être mis de côté. La question devient celle de savoir si le reste de la preuve respecte la norme que l'employeur doit satisfaire.
Dans le cas qui nous occupe, le comité d'arbitrage n'a pas cru le requérant. Sa décision indique clairement que c'est ce qui l'a incité à rejeter la preuve qu'il a présentée. Le comité a ensuite ajouté que, compte tenu de l'ensemble de la preuve, le témoignage de Mlle Hutcheon était suffisamment clair et convaincant pour lui permettre de conclure que c'était bien le requérant qu'elle avait vu. À la page 24 de sa décision, le comité d'arbitrage s'exprime en ces termes:
[traduction] Même si ces observations ne permettent pas en soi de tirer une conclusion, lorsque nous les ajoutons à nos autres observations, nous en arrivons à la conclusion que le témoignage du constable Jaworski ne comporte aucun élément qui nous incite à croire sa version des faits. Nous sommes plutôt d'avis que, même si elle n'était pas parfaite sur le plan de la procédure, dans la mesure où nous aurions hésité à tirer une conclusion fondée uniquement sur l'étalement de photographies ou sur l'identification à l'audience, l'identification du constable Jaworski par Mlle Hutcheon était, compte tenu de l'ensemble de la preuve, suffisamment claire et convaincante pour nous persuader, selon une prépondérance des probabilités, que le constable Jaworski était bien la personne qui avait commis les actes prouvés.
Le comité d'arbitrage a appliqué les principes et fait l'analyse qui convenaient pour en arriver à cette conclusion.
La décision du commissaire respectait-elle les paragraphes 45.16(6) et 45.14(3) de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada?
Le requérant soutient que le commissaire était tenu d'examiner à fond les conclusions du CEE et de les commenter en expliquant pourquoi il s'en était écarté. Le requérant invoque à ce sujet le paragraphe 45.16(6) de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, dont voici le libellé:
45.16 . . .
(6) Le commissaire n'est pas lié par les conclusions ou les recommandations contenues dans un rapport portant sur une affaire qui a été renvoyée devant le Comité conformément à l'article 45.15; s'il choisit de s'en écarter, il doit toutefois motiver son choix dans sa décision.
Le paragraphe 45.16(6) oblige le commissaire à expliquer les raisons pour lesquelles il choisit de s'écarter des conclusions ou des recommandations du CEE. Cela ne signifie pas que le commissaire doit commenter chacune des conclusions du CEE. Cela signifie simplement qu'il doit, d'une façon raisonnable, expliquer pourquoi il préfère la décision du comité d'arbitrage à celle du CEE.
Il convient de privilégier les motifs détaillés invoqués par un tribunal d'appel, parce qu'ils donnent davantage à penser que le tribunal a analysé avec soin chacune des questions dont il était saisi. Toutefois, les motifs du commissaire ne sont pas en-deça de la norme exigée par le paragraphe 45.16(6). Dans sa décision, le commissaire a examiné les éléments de preuve dont le comité d'arbitrage était saisi et, d'une façon plus approfondie encore, les conclusions que celui-ci et le CEE ont tirées. Même si ses conclusions sont brèves, le commissaire explique pourquoi il choisit de se fonder sur la décision du comité plutôt que sur la recommandation du CEE:
[traduction] Le CEE a mis en doute à bon droit chacun des éléments de la preuve qui, examinés séparément, ne respecteraient pas la norme d'une preuve claire et convaincante énoncée par le comité. Toutefois, à mon avis, le comité a évalué l'ensemble de la preuve, y compris les failles de celle-ci, et était convaincu que, dans l'ensemble, aucune autre conclusion raisonnable ne pouvait être tirée, si ce n'est que le constable Jaworski était la personne responsable des actes en question.
Il importe de rappeler que le fardeau de la preuve est la preuve selon la prépondérance des probabilités et non la preuve hors de tout doute raisonnable. En conséquence, le comité a soupesé avec soin tous les éléments de la preuve, tant les éléments de preuve présentés par le témoin oculaire que les éléments de preuve circonstancielle, et conclu qu'il n'était pas raisonnable de statuer que l'appelant était responsable. En ce qui a trait à la conclusion du comité quant à l'absence de crédibilité de l'appelant, cette conclusion était fondée sur le comportement que celui-ci a affiché et sur le caractère vraisemblable de sa version ainsi que sur la façon dont il s'est comporté avec les policiers qui ont mené l'enquête. Dans l'ensemble, le comité a eu raison de conclure que l'appelant était peu crédible.
Il est vrai que le commissaire aurait pu fournir plus de précisions au sujet de sa conclusion, mais il est loin d'être certain que ces précisions auraient été utiles. La seule question qui se posait était celle de savoir si le requérant était bel et bien la personne que Mlle Hutcheon avait vue. Cette décision nécessitait une évaluation de la preuve d'identification présentée par le témoin oculaire ainsi que de la preuve circonstancielle. Le commissaire a reconnu que, examinées séparément, les parties de la preuve mises en doute par le CEE ne respecteraient pas la norme applicable, soit celle d'une preuve claire et convaincante selon la prépondérance des probabilités. Le commissaire a conclu que l'évaluation de l'ensemble de la preuve par le comité, malgré les failles de celle-ci, a incité ledit comité à en arriver à la bonne conclusion. Il est évident qu'il avait à l'esprit la norme de preuve applicable, la fragilité de la preuve d'identification présentée par le témoin oculaire, l'ensemble de la preuve indiquant que le requérant était la personne impliquée dans l'incident et le manque de crédibilité de la version du requérant. De toute évidence, ce sont là les raisons pour lesquelles le commissaire a décidé de ne pas se fonder sur les recommandations du CEE.
Lorsque le commissaire reçoit du CEE une recommandation ferme et détaillée, cette recommandation devrait normalement avoir du poids. Toutefois, le commissaire a le droit de ne pas se fonder sur les conclusions ou les recommandations du CEE et sa décision n'est pas susceptible de révision, sauf si une erreur de la nature de celles qui sont mentionnées au paragraphe 18.1(4) de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7 [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5], a été commise. Je ne puis voir aucune erreur semblable en l'espèce.
Le requérant soutient également que le commissaire n'a pas évalué les faits et les règles de droit comme il devait le faire. À ce sujet, il invoque le paragraphe 45.14(3) [édicté par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 8, art. 16]:
45.14 . . .
(3) Le commissaire entend tout appel, quel qu'en soit le motif; toutefois, l'officier compétent ne peut en appeler devant le commissaire de la peine ou de la mesure visée à l'alinéa (1)b) qu'au motif que la présente loi ne les prévoit pas.
Toutefois, le paragraphe 45.16(1) [édicté, idem] prévoit ce qui suit:
45.16 (1) Le commissaire étudie l'affaire portée en appel devant lui en vertu de l'article 45.14 en se fondant sur les documents suivants:
a) le dossier de l'audience tenue devant le comité d'arbitrage dont la décision est portée en appel;
b) le mémoire d'appel;
c) les argumentations écrites qui lui ont été soumises.
Il tient également compte, s'il y a lieu, des conclusions ou des recommandations exposées dans le rapport du Comité ou de son président.
Il est bien certain que l'appel interjeté devant le commissaire n'est pas une instruction de novo. Le commissaire n'entend aucun témoin et ne reçoit aucun nouvel élément de preuve. Il s'agit d'un appel portant sur le dossier dont le comité d'arbitrage était saisi. Le commissaire doit décider s'il est satisfait ou non des conclusions du comité d'arbitrage. À cette fin, il doit examiner le dossier dont le comité était saisi, les conclusions du comité et les recommandations du CEE ainsi que les observations qui ont été formulées devant lui. En se fondant sur les éléments portés à son attention, le commissaire a jugé satisfaisante la conclusion du comité d'arbitrage et l'a confirmée. Cette façon de procéder est conforme aux dispositions législatives applicables.
La visite des lieux
Le requérant conteste également la décision du commissaire au motif que le comité d'arbitrage a mal interprété les éléments de preuve qu'il a recueillis par suite d'une visite des lieux où l'incident s'est produit. À la demande du requérant, le comité s'est rendu à l'emplacement et, après avoir examiné les lieux et les environs, il a conclu que, contrairement à ce que le requérant a dit à la police, il était douteux que celui-ci ait pu, depuis le porche de sa demeure, voir les vêtements ou évaluer le poids de la personne qui, selon lui, examinait son véhicule. Cette conclusion soulève la question de savoir si le comité a tenu compte de renseignements qui n'étaient pas admissibles à l'audience tenue devant lui ou, du moins, s'il était tenu d'offrir au requérant la possibilité de répondre aux conclusions qu'il avait tirées de la visite des lieux de l'incident.
Le requérant a dit à la police que la personne qui examinait son véhicule mesurait environ six pieds, qu'elle portait des vêtements sombres et qu'elle pesait environ 180 livres. Voici comment le requérant s'est exprimé à ce sujet devant le comité d'arbitrage:
[traduction]
Q. Et vous pouviez le voir à travers votre clôture, par-dessus votre clôture; votre clôture ne vous obstruait pas la vue?
R. Oui, on pouvait voir. Oui. Si mon véhicule se trouve là, vous pourrez"depuis l'endroit où je suis assis, vous pourrez voir si une autre personne se trouve près du véhicule, oui.
Après la visite des lieux, le président du comité a versé au dossier le compte rendu suivant:
[traduction] Une visite des lieux a été faite en présence du constable Jaworski et de son représentant, le sous-sergent Goodman, ainsi que du sergent Raid et du sous-sergent Dickson et des trois membres du comité. Nous nous sommes rendus devant l'immeuble situé au 405, rue Palmerston, et nous avons marché en direction sud sur la rue Palmerston jusqu'à l'angle des rues Palmerston et Ulster; nous avons ensuite marché vers le nord le long de la ruelle entre les rues Palmerston et Markham pour nous rendre à l'entrée arrière de l'immeuble situé au 405 Palmerston. Nous avons ensuite repris la même ruelle en sens inverse vers le sud-est, le long de la rue Ulster. Nous nous sommes arrêtés à l'angle sud-ouest des rues Ulster et Markham ainsi qu'à l'angle sud-est de ces mêmes rues. Nous avons poursuivi en direction est le long de la rue Ulster jusqu'à la rue Bathurst et nous sommes revenus depuis Bathurst en direction ouest le long de la rue Ulster, vers la rue Palmerston ou près de la rue Palmerston, à mi-chemin entre les rues Palmerston et Markham. Notre parcours a duré environ 15 minutes au total.
Le président a ensuite posé les questions suivantes aux parties:
[traduction] Les parties désirent-elles ajouter quoi que ce soit au dossier au sujet de la visite des lieux?
Le sous-sergent A.J. Goodman: C'est bien, Monsieur.
Le président: Merci.
Le sous-sergent Goodman: Maintenant, c'est votre. . .
Le sous-sergent Goodman: La défense a terminé la présentation de sa cause, Monsieur.
À l'audience, le comité n'a pas précisé davantage l'impression qu'il avait eue lors de la visite des lieux. Toutefois, dans sa décision, il s'est fondé sur sa visite des lieux pour évaluer la crédibilité du requérant. Voici comment il s'est exprimé à la page 22:
[traduction] Le constable Jaworski a dit au cours de son témoignage que la personne qui regardait apparemment son véhicule mesurait environ six pieds et portait des vêtements sombres. Au cours de la visite des lieux, nous avons remarqué une clôture de bois haute et solide à l'arrière de la propriété de M. Jaworski, derrière laquelle se trouvaient les espaces de stationnement de la ruelle. Lorsque nous nous trouvions sur le porche arrière surélevé de cette propriété, nous avons constaté que, s'il avait été possible de voir qui que ce soit dans la ruelle, notamment à l'endroit où les véhicules auraient été garés, nous aurions pu voir seulement la tête d'une personne relativement grande. Par conséquent, il aurait été possible d'évaluer la taille d'une personne mesurant environ six pieds, mais nous aurions été surpris de pouvoir observer la couleur des vêtements d'une personne ou d'évaluer sa corpulence ou son poids approximatif. Le constable Jaworski a dit qu'il n'a pas vu plus tard dans la ruelle cette personne dont il aurait pu observer les vêtements et d'autres caractéristiques. Le constable Jaworski n'a pas été contre-interrogé sur ces points; par conséquent, le comité n'a pu dire avec certitude à quels "vêtements" il faisait allusion ni comprendre comment il a pu évaluer le poids de cette personne. Nous avons constaté que le constable Diaz avait consigné une description légèrement plus détaillée du suspect, notamment le poids approximatif de celui-ci, soit 180 livres, mais que la description comporte également les mots "vêtements inconnus". Ces différences permettent au comité d'entretenir des doutes quant au souvenir que le constable Jaworski avait du suspect ou même quant à l'existence de ce suspect au moment pertinent.
L'utilisation des données d'une visite des lieux a fait l'objet de décisions partagées dans le passé. Sur ce point, le CEE a formulé les commentaires suivants, à la page 45 de sa recommandation:
[traduction] Ce qui nous préoccupe davantage, c'est que le comité est disposé à trouver, au cours de la visite des lieux, des éléments de preuve qui contredisent directement la preuve présentée à l'audience. Il existe en droit des précédents qui jettent un doute sur le pouvoir du tribunal d'accepter des éléments de preuve de quelque nature que ce soit au cours de la visite des lieux de l'incident. Selon cette interprétation, la visite en question vise à comprendre les questions en litige et à interpréter les éléments de preuve et non à recueillir des données ou à rejeter la preuve présentée à l'audience sur la foi de renseignements contradictoires obtenus au cours de l'observation. La Cour suprême du Nouveau-Brunswick (Division d'appel) a statué qu'il ne convient pas pour un arbitre qui a visité les lieux de l'incident de "jouer le rôle de participant. . . et d'obtenir des éléments de preuve extrinsèques non présentés par les parties". En Ontario, il a été dit en toutes lettres dans une affaire d'arbitrage que l'objet d'une visite des lieux n'est pas d'obtenir des éléments de preuve. Plus récemment, en août 1995, la Cour fédérale (Section de première instance) a cité avec approbation la jurisprudence anglaise qui constitue la principale source des interprétations restrictives appliquées à ce type d'examen.
Cependant, je reconnais qu'au moins un commentateur a vivement contesté cette position. De plus, en Alberta, un arbitre a statué qu'une visite des lieux constitue une preuve dans tous les sens du mot et que le juge des faits peut formuler des conclusions de fait en se fondant sur ses observations découlant de la visite en question. Cette opinion traduit la position générale des tribunaux de certaines provinces de l'ouest sur la question. [Notes en bas de page omises.]
Le CEE conclut en ces termes:
[traduction] Il est impossible d'ignorer les facteurs liés à l'équité au cours de l'audience. Sans me prononcer tout à fait sur cette question épineuse, j'ai de sérieuses réserves sur au moins un aspect de la procédure suivie devant le comité. À mon avis, lorsque le comité utilise les éléments de preuve obtenus au cours de la visite des lieux d'un incident pour mettre en doute les témoignages présentés sous serment, il doit, à tout le moins, divulguer ses observations contraires dans son compte rendu de la visite. En omettant de le faire, le comité a agi de façon inéquitable à l'endroit de l'appelant.
Le jugement anglais auquel le CEE fait allusion est l'arrêt London General Omnibus Company v. Lavell, [1901] 1 Ch. 135 (C.A.), où lord Alverstone s'exprime comme suit aux pages 138 et 139:
[traduction] Il est bien vrai que, selon la règle 4 de l'ordonnance L, le juge peut "examiner tout bien ou objet au sujet duquel une question pourrait se poser" dans l'action; cependant, je n'ai jamais entendu dire et, quant à moi, je suis peu disposé à admettre que le juge a le droit de substituer à la preuve les données découlant d'un examen de ce genre. À mon sens, cet examen vise à permettre au tribunal de comprendre les questions soulevées, de faire le suivi de la preuve et de l'interpréter.
Les tribunaux de l'Ontario ont accepté cet énoncé de l'état du droit (voir, par exemple, l'arrêt Chambers v. Murphy, [1953] 2 D.L.R. 705 (C.A. Ont.)) et la Cour fédérale a statué qu'il représentait un bon résumé de l'objet de la visite des lieux dans l'arrêt C & B Vacation Properties Inc. c. Canada, [1995] F.C.J. no 1145 (1re inst.) (QL).
Toutefois, dans l'arrêt Meyers v. Government of Manitoba & Dobrowski (1960), 26 D.L.R. (2d) 550, une majorité des membres de la Cour d'appel du Manitoba a adopté un raisonnement différent. Le juge Schultz, qui se fondait également sur une décision de la Cour d'appel de l'Angleterre (Buckingham v. Daily News, Ltd., [1956] 2 All E.R. 904), a dit, aux pages 558 et 559 qu'une visite des lieux faite par un tribunal s'apparente à une pièce présentée en preuve:
[traduction] À mon avis, il arrive fréquemment que des modèles réduits ou des objets similaires soient présentés et considérés comme des éléments de preuve réels. Ces éléments peuvent souvent constituer une preuve plus forte et plus convaincante du fait allégué que les témoignages. Le juge qui les examine en salle d'audience est dans la même situation que celui qui les observe en dehors de la salle d'audience, si toutes les mesures de protection nécessaires sont prises et que les conditions pertinentes sont respectées. Lorsque, comme c'est le cas pour une route, il est impossible de présenter l'objet en salle d'audience et que le juge de première instance examine en bonne et due forme l'endroit en dehors de la salle d'audience, il a le droit de considérer cet examen comme un élément de preuve. Une décision différente ne m'apparaîtrait pas réaliste: en effet, quelle est la meilleure preuve pour un juge sinon celle qu'il peut voir de ses propres yeux? Ce principe vaut, que l'élément de preuve soit présenté en salle d'audience ou qu'il se trouve sur les lieux d'un accident.
De plus, dans l'arrêt Calgary & Edmonton Railway Co. v. MacKinnon (1910), 43 R.C.S. 379, la Cour suprême du Canada a confirmé une décision des arbitres qui, après avoir examiné la propriété dans une affaire d'expropriation, ont rejeté le témoignage de plusieurs experts et ont tiré une conclusion au sujet de la valeur de la propriété [traduction] "à partir de leur propre jugement et de quelques faits réels présentés en preuve". Le juge Anglin s'est exprimé comme suit, aux pages 384 et 385:
[traduction] Toutefois, même si la décision de la majorité n'est peut-être pas bien formulée et pourrait, à première vue, donner l'impression que, pour en arriver à leur conclusion, les membres ont rejeté la preuve en entier, un examen attentif de la décision indique assez bien que, ce qu'ils voulaient dire, c'est que l'examen de la propriété les a convaincus que certaines parties de la preuve présentée ne pouvaient être invoquées, tandis que d'autres pouvaient être retenues. Une bonne appréciation de la valeur des éléments de preuve constitue dans tous les cas un objectif légitime d'une visite des lieux et, même si celle-ci mène au rejet de certaines parties du témoignage, je ne suis pas disposé à dire qu'une importance trop grande a été accordée de ce fait au résultat de la visite.
Dans l'arrêt Meyers, le juge Schultz, de la Cour d'appel du Manitoba, souligne à la page 555 qu'un juge qui procède à une visite des lieux doit être convaincu que celle-ci et les conditions dans lesquelles elle se fait seront équitables pour toutes les parties concernées, notamment quant à la possibilité de présenter des éléments de preuve supplémentaires. Si un tribunal obtient par ses propres moyens des renseignements pertinents à l'insu des parties et qu'il se fonde sur ces renseignements pour en arriver à sa décision, il aura certainement commis un manquement aux principes de justice naturelle et d'équité procédurale (voir, par exemple, les arrêts Kane c. Conseil d'administration (Université de la Colombie-Britannique), [1980] 1 R.C.S. 1105, aux pages 1115 et 1116; Muliadi c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1986] 2 C.F. 205 (C.A.)). Une partie a le droit d'être informée des éléments de preuve extrinsèques qu'un tribunal obtient et de formuler des observations ainsi que de présenter d'autres éléments de preuve à ce sujet.
Toutefois, à mon avis, cela ne signifie pas nécessairement que, lorsqu'un tribunal procède à une visite des lieux non pas dans le but de recueillir ses propres éléments de preuve, mais afin de mieux comprendre la preuve présentée, il ne peut en aucun cas se fonder sur ses propres observations faites au cours de la visite. Lorsqu'un tribunal observe un élément incompatible avec la preuve présentée par les parties, il serait irréaliste d'exiger qu'il ignore ses observations et tranche la question sur la foi d'une preuve qu'il juge fausse. Si une photographie du porche et de la clôture de la propriété du requérant avait été présentée en preuve, le comité d'arbitrage aurait pu conclure lui-même, en se fondant sur la photographie, que le requérant ne pouvait voir les vêtements ou la corpulence de la personne qui regardait apparemment son véhicule. Compte tenu des remarques que les juges Anglin et Schultz ont respectivement formulées dans les arrêts Calgary & Edmonton Railway Co. v. MacKinnon et Meyers v. Government of Manitoba & Dobrowski, je suis convaincu que le comité avait le droit de faire les observations qu'il a faites au cours de la visite et de se fonder sur ces observations pour nier la crédibilité de la preuve du requérant.
La deuxième question qui se pose au sujet de la visite est celle de savoir si le comité devait, au nom de l'équité procédurale, communiquer au requérant les observations qu'il a faites au cours de la visite afin de lui permettre d'y répondre.
Dans l'affaire qui nous occupe, c'est le requérant qui a demandé la visite des lieux. Lui-même et son avocat étaient présents à cette visite. Tous deux ont vu ou ont eu la possibilité de voir exactement ce que le comité a vu et aucune mesure n'a été prise à leur insu. À la reprise de l'audience, le requérant a eu la possibilité [traduction] "d'ajouter des éléments au dossier au sujet de la visite des lieux". Les principes d'équité procédurale n'obligent pas un tribunal à communiquer ses observations constantes au sujet de la preuve présentée. Si le comité s'était formé une opinion à la lumière de l'examen d'une photographie du porche et de la clôture de la propriété du requérant, il n'aurait pas été tenu de communiquer ses observations au requérant à l'audience pour lui permettre de formuler d'autres arguments sur la question. Que les observations du comité découlent d'une visite ou d'une photographie présentée en preuve, le requérant savait sans doute ce que le comité avait vu et a eu la possibilité de formuler des arguments pertinents. Le comité n'était pas tenu de divulguer ses observations préliminaires au requérant pour lui permettre de les réfuter, pas plus qu'il ne devait divulguer les autres impressions qu'il a pu avoir à partir des autres éléments de preuve qu'il a entendus ou vus.
Aucune erreur n'a été commise dans le cadre de la visite des lieux.
Conclusion
La demande de contrôle judiciaire est rejetée.