[1993] 1 C.F. 60
A-1111-91
Administration de pilotage des Laurentides (défenderesse) (appelante)
c.
Sam Vézina Inc. (demanderesse) (intimée)
et
Croisières Navimar Inc. (défenderesse) (intimée)
et
Le procureur général du Canada et le procureur général du Québec (mis en cause)
Répertorié : Sam Vézina Inc. c. Administration de pilotage des Laurentides (C.A.)
Cour d’appel, juges Hugessen, MacGuigan et Desjardins, J.C.A.—Montréal, 16 et 18 septembre 1992.
Droit maritime — Pilotage — Service de bateaux-pilotes dans le port de Québec — L’Administration de pilotage des Laurentides est autorisée par la Loi à octroyer un contrat pour ce service — Le service de bateaux-pilotes est « intimement relié » au fonctionnement d’un service de pilotage et essentiel au maintien de ce service — Sens des mots « pour en faire usage ».
L’intimée Sam Vézina Inc. avait, depuis plusieurs années, avec l’Administration de pilotage des Laurentides (APL) un contrat pour le service de bateaux-pilotes dans le port de Québec. Mais en 1988, à la suite d’un appel d’offres, ce contrat a été accordé à un autre soumissionnaire.
La Section de première instance a annulé ce contrat au motif que la Loi sur le pilotage ne conférait pas à l’APL la capacité requise pour assurer ce service à des pilotes et apprentis-pilotes qui ne sont pas des employés de l’APL. Appel a été interjeté contre cette décision.
Arrêt : l’appel doit être accueilli avec dépens.
Les prétentions de Sam Vézina Inc. selon lesquelles il y aurait eu expropriation déguisée et que la Loi sur le pilotage serait inconstitutionnelle sont sans fondement.
Pour ce qui concerne la seule véritable question, la réponse est que l’APL est autorisée par la Loi à octroyer un contrat pour le service de bateaux-pilotes dans le port de Québec. Ce service est à la fois « intimement relié » au fonctionnement d’un service de pilotage et essentiel au maintien de ce service. L’autorité chargée de la mise sur pied et du fonctionnement de celui-ci a l’obligation de voir à ce que celui-là soit en place et à la disposition des pilotes. Les mots « pour en faire usage » à l’article 19 de la Loi n’empêchent pas l’APL d’acheter ou de prendre à bail des bateaux destinés au transport des pilotes qui n’étaient pas ses propres employés. Une interprétation contraire serait susceptible de frustrer la réalisation des objectifs du législateur. En outre les mots « pour en faire usage » pris isolément n’impliquent pas nécessairement un lien physique direct entre la chose et celui qui en fait usage. Un service qui permet à l’Administration de pilotage d’accomplir sa mission, et qu’elle assure au moyen d’un contrat, est un service dont elle fait usage.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi sur le pilotage, L.R.C. (1985), ch. P-14, art. 15(2), 18, 19.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
Abbott Laboratories v Portland Retail Druggists Asso. (1976), 47 L Ed 2d 537 (U.S.S.C.); L’Assoc. des Assureurs-Vie du Canada c. L’Assoc. Provinciale des Assureurs-Vie du Québec, [1990] 3 C.F. 500 (1990), 49 B.L.R. 225; 33 C.P.R. (3d) 293; 112 N.R. 34 (C.A.).
DISTINCTION FAITE AVEC :
Manitoba Fisheries Ltd. c. La Reine, [1979] 1 R.C.S. 101; (1978), 88 D.L.R. (3d) 462; [1978] 6 W.W.R. 496; 23 N.R. 159.
DOCTRINE
Hogg, Peter W. Constitutional Law of Canada, 2nd ed., Toronto : Carswell Co. Ltd., 1985.
APPEL d’une décision de la Section de première instance (T-663-88, juge Pinard, jugement en date du 1-11-91, encore inédit) qui maintenait en partie l’action de l’intimée Sam Vézina Inc. et déclarait nul un contrat ayant pour objet le service de bateaux-pilotes dans le port de Québec. Appel accueilli.
AVOCATS :
Guy P. Major pour l’appelante (Administration de Pilotage des Laurentides).
Gérald P. Barry pour l’intimée (Croisières Navimar Inc.).
Guy Vaillancourt pour l’intimée (Sam Vézina Inc.).
Ben Bierbrier pour la partie intervenante (le procureur général du Canada).
Alain Gingras pour la partie intervenante (le procureur général du Québec).
PROCUREURS :
Guy P. Major, Montréal, pour l’appelante (Administration de Pilotage des Laurentides).
Barry& Associés, Montréal, pour l’intimée (Croisières Navimar Inc.).
Vaillancourt, St-Pierre, Sainte-Foy (Québec) pour l’intimée (Sam Vézina Inc.).
Le sous-procureur général du Canada pour la partie intervenante (le procureur général du Canada).
Rochette, Boucher & Gagnon, Québec, pour la partie intervenante (le procureur général du Québec).
Voici les motifs du jugement de la Cour prononcés en français à l’audience par
Le juge Hugessen, J.C.A. : Il s’agit d’un appel par la défenderesse Administration de Pilotage des Laurentides (ci-après l’« APL ») à l’encontre d’un jugement de la Section de première instance [T-663-88, juge Pinard, jugement en date du 1-11-91, encore inédit] qui avait maintenu en partie l’action de la demanderesse Sam Vézina Inc. et avait déclaré nul un contrat intervenu entre l’APL et la défenderesse Croisières Navimar Inc. (ci-après « Navimar ») et ayant pour objet le service de bateaux-pilotes dans le port de Québec.
Le jugement de la Section de première instance est basé sur l’interprétation donnée par le premier juge aux articles de la Loi sur le pilotage[1] touchant la mission et les pouvoirs de l’APL, une société d’État qui n’est pas mandataire de Sa Majesté. Selon le juge, la Loi ne conférait pas à l’APL la capacité requise pour assurer un service de transport par bateau des pilotes qui ne sont pas des employés de l’APL.
Avant d’étudier le fondement juridique de la décision du premier juge, il y a lieu de disposer brièvement de deux questions d’ordre tout à fait secondaire.
Dans un premier temps, la demanderesse a prétendu en première instance que même si l’APL, contrairement à sa prétention principale, possédait la capacité d’octroyer un contrat pour le service de bateaux-pilotes, l’octroi du contrat à Navimar constituait en quelque sorte une expropriation déguisée de la propriété de la demanderesse donnant lieu à une compensation selon les principes établis dans l’affaire Manitoba Fisheries Ltd. c. La Reine[2]. Cette prétention n’a pas été retenue par le premier juge et elle est manifestement mal fondée. Pendant plusieurs années avant 1988, la demanderesse avait elle-même fourni à l’APL un service de bateaux-pilotes sur une base contractuelle. En décembre 1987, toutefois, l’APL a décidé de lancer un appel d’offres pour ce même service et la conséquence de ce geste a été l’octroi du contrat à Navimar, le plus bas soumissionnaire. À notre avis, il n’y a absolument aucune analogie entre ces circonstances et celles de l’affaire Manitoba Fisheries et la demanderesse n’a pas été victime d’une expropriation déguisée.
Dans un deuxième temps, la demanderesse a prétendu que si la Loi sur le pilotage donnait à l’APL la capacité de contracter avec Navimar comme elle l’a fait, la Loi serait elle-même, à cet égard, anticonstitutionnelle. Selon la demanderesse le transport des pilotes dans le port de Québec constitue un transport intra-provincial qui relève de la compétence réglementaire exclusive de la province; un organisme d’obédience fédérale ne peut pas être habilité à passer des contrats dans ce domaine. À notre avis, cette proposition est insoutenable. Il y a une nette distinction à faire entre le pouvoir de créer une société et de la doter de la capacité d’exercer une activité, d’une part, et le pouvoir de réglementer cette activité, d’autre part. On ne peut pas contester le droit du Parlement fédéral de donner à l’APL la capacité de conclure un contrat au seul motif que ce contrat relève d’un domaine qui pourrait être susceptible d’être réglementé par l’autorité provinciale[3].
Cela nous amène à la seule véritable question posée par le présent appel, à savoir est-ce-que l’APL est autorisée par la Loi sur le pilotage à octroyer un contrat pour le service de bateaux-pilotes dans le port de Québec?
La mission et les pouvoirs d’une Administration de pilotage comme l’APL sont énoncés aux articles 18 et 19 dont voici le libellé :
MISSION ET POUVOIRS
18. Une Administration a pour mission de mettre sur pied, de faire fonctionner, d’entretenir et de gérer, pour la sécurité de la navigation, un service de pilotage efficace dans la région décrite à l’annexe au regard de cette Administration.
19. (1) Une Administration peut, pour en faire usage, acheter, prendre à bail ou acquérir par tout autre mode :
a) des biens-fonds, bâtiments, quais ou autres ouvrages;
b) des bateaux-pilotes;
c) du matériel radio et autre matériel de transmission ou de réception;
d) les autres matériels, fournitures et services nécessaires au fonctionnement d’un service de pilotage efficace et économique.
(2) Une Administration peut vendre ou donner à bail des biens-fonds, bâtiments, quais, ouvrages, bateaux-pilotes ou du matériel et des fournitures acquis au titre du paragraphe (1).
En ce qui concerne la mission de l’APL, le premier juge a accepté que l’octroi d’un contrat pour un service de bateaux-pilotes était « intimement relié » au fonctionnement d’un « service de pilotage efficace ». À notre avis, il avait certainement raison à cet égard, mais il aurait pu aller plus loin. Du point de vue pratique, il est difficile de concevoir comment un service de pilotage efficace pourrait fonctionner dans le port de Québec en l’absence d’un service pour le transport par bateau des pilotes entre la terre ferme et les navires. Cela étant, nous sommes disposés à dire que le service de bateaux-pilotes est essentiel au maintien du service de pilotage et que l’autorité qui est chargée de la mise sur pied et du fonctionnement de celui-ci a l’obligation de voir à ce que celui-là soit en place et à la disposition des pilotes.
Le premier juge, toutefois, a vu dans le libellé de l’article 19 une limitation sur les pouvoirs accordés à l’APL. Notamment, il a interprété les mots « pour en faire usage » (« for its use ») comme s’ils imposaient à l’APL une restriction ayant pour effet de l’empêcher d’acheter ou de prendre à bail des bateaux destinés au transport des pilotes autres que ses propres employés. Comme les pilotes dans le port de Québec ont le statut de libres entrepreneurs, l’APL ne pouvait pas conclure un contrat avec Navimar pour assurer leur transport entre la terre ferme et les navires.
Avec égards pour l’opinion contraire, nous sommes tous d’avis que cette façon de voir est beaucoup trop restrictive. Premièrement il nous paraît évident que les pouvoirs à l’article 19 devront être interprétés à la lumière de la mission énoncée à l’article 18 et de manière à rendre possible son exécution. Si un service de bateaux-pilotes est nécessaire et essentiel au fonctionnement d’un service de pilotage, et si les pilotes eux-mêmes ont le droit de choisir « de ne pas devenir membres du personnel de l’Administration »[4], l’interprétation donnée par le premier juge est susceptible de frustrer la réalisation des objectifs du législateur.
Qui plus est, nous sommes également d’avis que même si on lisait l’article 19 isolément, ce qui serait évidement contraire aux règles d’interprétation, les mots « pour en faire usage » (« for its use ») n’ont pas la portée que leur a donnée le premier juge. L’on peut dire de quelqu’un qu’il fait usage d’une chose si, à sa demande et conformément à sa volonté, elle sert à la réalisation de ses objectifs. Il n’est pas nécessaire qu’il y ait un lien physique ou direct entre la chose et celui qui en fait usage. On peut par exemple dire d’un commerçant qui engage les services d’un autobus nolisé pour le transport de ses clients, ou d’un hôpital qui fait de même pour le transport de ses patients et leurs médecins (soit dit en passant des entrepreneurs indépendants), qu’ils en font usage. À cet égard, nous trouvons appui dans la décision de la Cour Suprême des États-Unis dans l’affaire Abbott Laboratories v. Portland Retail Druggists Asso[5]. La Cour a jugé que l’expression [traduction] « pour leur propre usage » (for their own use) à l’égard d’un hôpital comprenait tout usage qui [traduction] « fait partie de l’exploitation de l’hôpital pour ce qui concerne les soins de ses patients et y contribue »[6].En l’espèce il fut décidé que l’hôpital qui achetait des médicaments pour le bénéfice de toute une gamme de personnes, qui n’étaient pas ses employés, incluant des médecins, des étudiants et des aumoniers, le faisait pour son propre usage.
Finalement, comme nous l’avons déjà indiqué, il nous paraît que le libellé de l’article 18 impose à l’APL l’obligation de pourvoir au transport des pilotes entre la terre ferme et les navires. Dans les circonstances qui prévalent dans le port de Québec, cela implique nécessairement un service prompt et disponible de bateaux-pilotes. Un service qui permet à l’APL d’accomplir sa mission, et qu’elle s’assure au moyen d’un contrat, est un service dont elle fait usage.
En résumé, le transport des pilotes entre la terre ferme et les navires est essentiel au fonctionnement du service de pilotage qui est au cœur même de la mission de l’APL. Un contrat ayant pour objet d’assurer ce transport au moyen d’un service de bateaux-pilotes est un contrat pour l’acquisition soit des bateaux-pilotes, soit d’autres services, qui sont tous nécessaires au fonctionnement du service de pilotage. En mettant ces bateaux-pilotes et ces services à la disposition des pilotes, que ceux-ci soient ses employés ou non, l’APL en fait usage.
L’appel sera accueilli avec dépens, le jugement entrepris sera cassé et l’action de la demanderesse sera rejetée avec dépens. L’appel incident de Navimar sera accueilli avec dépens mais avec des honoraires pour une demi-journée d’audience seulement. Il n’y aura pas d’adjudication de dépens à l’égard des mis en cause, le procureur général du Canada et le procureur général du Québec.
[1] L.R.C. (1985), ch. P-14.
[2] [1979] 1 R.C.S. 101.
[3] Voir Hogg, Constitutional Law of Canada (2e éd.), aux p. 517 et 518; L’Assoc. des Assureurs-Vie du Canada c. L’Assoc. Provinciale des Assureurs-Vie du Québec, [1990] 3 C.F. 500 (C.A.).
[4] Voir le paragraphe 15(2) de la Loi :
15. …
(2) Lorsque la majorité des pilotes brevetés de la région—ou d’une partie de la région—décrite à l’annexe au regard d’une Administration donnée forment une personne morale ou en sont membres ou actionnaires et choisissent de ne pas devenir membres du personnel de l’Administration, celle-ci peut conclure avec la personne morale un contrat de louage de services pour les services de pilotes brevetés et la formation d’apprentis-pilotes dans la région—ou partie de région—visée par le contrat; l’Administration ne peut alors engager de pilotes ou d’apprentis-pilotes dans la région—ou partie de région—en cause.
[5] (1976), 47 L Ed 2d 537.
[6] À la p. 549.