[1993] 1 C.F. 171
T-2283-92
Native Women’s Association of Canada, Gail Stacey-Moore et Sharon McIvor (requérantes)
c.
Sa Majesté la Reine, le Très Honorable Brian Mulroney et le Très Honorable Joe Clark (intimés)
et
L’Assemblée des premières nations, le Conseil national des autochtones du Canada, le Ralliement national des Métis et l’Inuit Tapirisat du Canada (intervenants)
Répertorié : Native Women’s Assn. of Canada c. Canada (1re inst.)*
Section de première instance, juge Strayer—Ottawa, 13, 14 et 16 octobre 1992.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Recours — Demande fondée sur l’art. 24 de la Charte en vue d’obtenir des injonctions interdisant la continuation des discussions entre les intimés et des organisations autochtones tant que la NWAC ne se verra pas accorder le droit de participer au processus de révision de la Constitution au même titre que ces autres groupements, et interdisant aux intimés de procéder au référendum sur la réforme constitutionnelle — Les requérantes invoquent le jugement déclaratoire rendu par la C.A.F. concernant certaines violations des droits de la NWAC — Le raisonnement du jugement de la C.A.F. s’applique-t-il au processus qui s’est déroulé après la date du jugement? — La question de savoir qui les gouvernements devraient consulter durant l’élaboration des modifications constitutionnelles échappe à la compétence des tribunaux — L’art. 32(1) de la Charte ne s’applique pas à une modification constitutionnelle puisqu’il ne s’agit pas d’un « domaine » qui relève du Parlement ou des législatures provinciales — Les demandes d’injonctions doivent être radiées car elles ne révèlent aucune cause raisonnable d’action et constituent un usage abusif des procédures de la Cour.
Élections — Référendum sur la réforme constitutionnelle basé sur l’Accord de Charlottetown — La Native Women’s Association demande une injonction interdisant la tenue du référendum — Elle se plaint de ne pas avoir été incluse dans les consultations gouvernementales qui ont mené à l’Accord — Les ministres intimés ne jouent aucun rôle officiel dans la tenue d’un référendum — Approbation de la question référendaire par résolution du Parlement — Proclamation prise par le gouverneur en conseil ordonnant une consultation des électeurs — Émission des brefs de référendum par le Directeur général des élections — Validité de la Loi référendaire non contestée — Le ministre ne peut arrêter le processus même si la Cour le lui ordonne — L’injonction est refusée puisque la demande (1) ne révèle aucune cause raisonnable d’action et (2) constitue un usage abusif des procédures de la Cour.
Il s’agit d’une demande fondée sur l’article 24 de la Charte en vue d’obtenir des injonctions interdisant la continuation des discussions entre les intimés (défendeurs) et certaines organisations désignées tant que la Native Women’s Association of Canada (NWAC) ne se verra pas accorder le droit de participer au processus de révision de la Constitution au même titre que ces autres organisations, et interdisant aux intimés de procéder au référendum prévu pour le 26 octobre 1992 sur l’accord de réforme constitutionnelle conclu à Charlottetown. Les requérantes avaient antérieurement introduit devant la Section de première instance une requête pour interdire au gouvernement du Canada de verser toute autre somme à certaines associations autochtones tant qu’il n’aura pas versé une somme égale à la NWAC et tant qu’il ne lui aura pas conféré le droit de participer au processus de révision de la Constitution aux mêmes conditions. Saisie du rejet de la demande de prohibition, la Cour d’appel fédérale a refusé d’empêcher la continuation du financement des associations autochtones, mais elle a rendu un jugement déclaratoire concernant certaines violations des droits de la NWAC. En l’espèce, il s’agit principalement de savoir si le raisonnement du jugement de la Cour d’appel s’applique aux événements qui se sont déroulés après le 20 août 1992, date à laquelle la décision a été rendue, de sorte qu’il faut supposer que les droits que l’alinéa 2b) et l’article 28 de la Charte garantissent aux requérantes ont été violés et continuent d’être violés.
Jugement : la demande doit être rejetée.
Le jugement déclaratoire de la Cour d’appel fédérale doit être interprété comme s’appliquant aux événements antérieurs et ne comprenant pas l’adoption et la mise en œuvre de la décision conjointe des gouvernements fédéral et provinciaux le 12 mars 1992 d’inviter les organisations désignées, en leur qualité de représentantes des peuples autochtones, à participer par la suite au processus constitutionnel. La Cour a reconnu qu’elle avait, en vertu de l’article 18 de la Loi sur la Cour fédérale, seulement compétence pour contrôler les décisions des offices fédéraux et qu’elle ne pouvait pas contrôler une décision intergouvernementale. Elle a adopté les principes posés par l’arrêt Penikett v. Canada et par la décision de la Cour suprême du Canada dans Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.-B.), dont celui selon lequel la rédaction d’une résolution constitutionnelle fait partie du processus législatif de modification dans lequel les tribunaux ne s’immisceront pas sauf si un droit garanti par la Charte risque d’être violé. Quelle que soit la manière dont on définit le « processus législatif », certaines questions échappent à la compétence des tribunaux. Au nombre de ces questions est celle de savoir qui les gouvernements fédéral et provinciaux devraient rencontrer et consulter durant l’élaboration des modifications constitutionnelles. C’est une question qui échappe à la compétence des tribunaux à moins que ceux-ci puissent appliquer des règles juridiques ou constitutionnelles pour rendre une décision. Le paragraphe 32(1) de la Charte ne s’applique pas à l’élaboration d’une modification constitutionnelle puisqu’il ne s’agit pas d’un « domaine » qui relève du Parlement ou des législatures provinciales. Ces modifications doivent se faire par décision conjointe de ces assemblées. Ce qui se passe dans le processus actuel, et ce qui s’est passé depuis au moins le 12 mars, c’est un effort intergouvernemental d’arriver à s’entendre d’abord sur le fond et ensuite sur les textes des modifications constitutionnelles à présenter au Parlement et aux législatures pour qu’ils les adoptent conjointement par résolution. Cet effort ne rentre pas dans le cadre du paragraphe 32(1) qui applique la Charte aux activités gouvernementales.
La demande d’injonctions relative au processus de révision de la Constitution doit être radiée car elle ne révèle aucune cause raisonnable d’action et constitue un usage abusif des procédures de la Cour, puisqu’elle concerne des questions qui échappent à la compétence de n’importe quel tribunal. Les demandes d’injonctions interlocutoires et permanentes visant à interdire le référendum peuvent également être radiées ou rejetées au motif qu’elles ne révèlent aucune cause raisonnable d’action ou encore au motif qu’elles constituent un usage abusif des procédures de la Cour. Le référendum se tiendra en vertu de la Loi référendaire et les mesures nécessaires ont été prises en vertu de cette Loi en vue de sa tenue. Le Parlement a adopté une résolution approuvant la question référendaire et le gouverneur en conseil a fait une proclamation ordonnant une consultation des électeurs sur la question approuvée par le Parlement. Par conséquent, le référendum doit se poursuivre conformément à la Loi. Les ministres ne peuvent arrêter le processus, même si la Cour le leur ordonne.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 2b), 15, 28, 32 (1).
Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44].
Loi référendaire, L.C. 1992, ch. 30, art. 3.
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.
Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règle 419 (1)a),f).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS SUIVIES :
Native Women’s Assn. of Canada c. Canada, [1992] 3 C.F. 192(C.A.); Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.-B.), [1991] 2 R.C.S. 525; (1991), 83 D.L.R. (4th) 297; [1991] 6 W.W.R. 1; 58 B.C.L.R. (2d) 1; 127 N.R. 161; Penikett v. Canada (1987), 45 D.L.R. (4th) 108; [1988] 2 W.W.R. 481; 21 B.C.L.R. (2d) 1; [1988] N.W.T.R. 18; 2 Y.R. 314 (C.A.T.Y.).
DÉCISIONS CITÉES :
Le ministre du Revenu national et la Reine c. Creative Shoes Ltd., [1972] C.F. 993; (1972), 29 D.L.R. (3d) 89; 73 DTC 5127 (C.A.); Weider c. Industries Beco Ltée., [1976] 2 C.F. 739 (1976), 29 C.P.R. (2d) 175 (1re inst.).
DOCTRINE
Canada. Bâtir ensemble l’avenir du Canada—Propositions, ministre des Approvisionnements et Services, Canada, 1991.
DEMANDE fondée sur l’article 24 de la Charte canadienne des droits et libertés en vue d’obtenir des injonctions interdisant la continuation des discussions entre les intimés et certaines organisations autochtones et interdisant aux intimés de procéder au référendum prévu pour le 26 octobre 1992 sur la réforme constitutionnelle. Demande rejetée.
AVOCATS :
Mary Eberts pour les requérantes.
Graham Garton, c.r., et David Sgayias, c.r., pour les intimés.
Peter K. Doody pour l’Assemblée des premières nations, intervenante.
John D. Richard, c.r., pour le Ralliement national des Métis, intervenant.
Brian A. Crane, c.r., et Martin W. Mason pour le Conseil national des autochtones du Canada et la Inuit Tapirisat du Canada, intervenants.
PROCUREURS :
Tory Tory DesLauriers & Binnington, Toronto, pour les requérantes.
Le sous-procureur général du Canada pour les intimés.
Scott & Aylen, Ottawa, pour l’Assemblée des premières nations, intervenante.
Lang, Michener, Honeywell, Ottawa, pour le Ralliement national des Métis, intervenant.
Gowling, Strathy & Henderson, Ottawa, pour le Conseil national des autochtones du Canada et la Inuit Tapirisat du Canada, intervenants.
Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par
Le juge Strayer :
La réparation demandée
Les requérantes demandent la réparation suivante :
a) une injonction fondée sur l’article 24 de la Charte canadienne des droits et libertés et interdisant la continuation des discussions entre, d’une part, l’un ou l’autre des défendeurs et, d’autre part, l’un ou l’autre des groupements suivants : l’Assemblée des premières nations, l’Inuit Tapirisat du Canada, le Conseil national des autochtones du Canada et le Ralliement national des Métis, sur les sujets traités dans le Rapport du consensus du 28 août 1992 sur la Constitution ou dans tout accord politique ou texte juridique connexe, tant que la Native Women’s Association of Canada ne se verra pas accorder le droit de participer au processus de révision de la Constitution au même titre que ces autres groupements;
b) une injonction fondée sur l’article 24 de la Charte canadienne des droits et libertés et interdisant à l’un et l’autre des défendeurs de procéder au référendum prévu pour le 26 octobre 1992 ou à tout référendum qui serait « basé sur » le Rapport du consensus du 28 août 1992 ou sur les documents connexes ou qui invoquerait d’une manière quelconque ledit rapport ou lesdits documents…
Quoique l’avis de requête ne l’ait pas mentionné, les injonctions demandées sont sans conteste de nature interlocutoire. Les demanderesses ont intenté une action devant cette Cour le 15 septembre 1992 pour demander des dommages-intérêts et des injonctions semblables mais de nature permanente, et la requête dont je suis saisi est une procédure interlocutoire qui est reliée à ladite action.
Les défendeurs ont aussi déposé une requête visant à obtenir une ordonnance radiant la déclaration modifiée et rejetant l’action des demanderesses. Leur requête se fonde sur la Règle 419(1)a) [Règles de la Cour fédéral, C.R.C., ch. 663], au motif qu’il n’y a aucune cause raisonnable d’action, et sur la Règle 419(1)f), au motif que l’action constitue un emploi abusif des procédures de la Cour.
Les faits
La demanderesse Native Women’s Association of Canada (NWAC) prétend dans sa déclaration qu’elle est [traduction] « une organisation à but non lucratif … populaire, fondée et dirigée par des femmes autochtones ». Les autres demanderesses sont ses membres et dirigeantes. En mars 1992, elles ont introduit devant la Section de première instance une demande fondée sur l’article 18 de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7] pour interdire au gouvernement du Canada de verser toute autre somme en vertu du « Programme de révision des affaires constitutionnelles des autochtones » à l’Assemblée des premières nations (« APN »), au Conseil national des autochtones du Canada (« CNAC »), au Ralliement national des Métis (« RNM ») et à l’Inuit Tapirisat du Canada (« ITC ») (ci-après appelés collectivement « organisations désignées ») tant qu’il n’aura pas versé une somme égale à la NWAC et tant qu’il ne lui aura pas conféré le droit
de participer au processus de révision de la Constitution aux mêmes conditions et de la même façon que les quatre groupes bénéficiaires, et notamment le droit de participer à toute réunion ou conférence des premiers ministres afin de discuter du renouvellement de la Constitution qui aura lieu pendant les deux années à venir …
Je discuterai plus tard de manière plus détaillée du jugement du 20 août 1992 de la Cour d’appel fédérale concernant cette demande.
En l’espèce, les demanderesses prétendent dans leur déclaration que des réunions des premiers ministres sur la Constitution, auxquelles ont participé pleinement l’APN, le CNAC, le RNM et l’ITC, ont eu lieu après ledit jugement, soit les 21, 22, 27 et 28 août. La NWAC dit qu’elle n’a pas été incluse dans ces réunions malgré les démarches entreprises par les demanderesses pour l’y faire admettre. La déclaration prétend, et le fait est reconnu par toutes les parties à l’audience, que d’importantes réunions et consultations (qui n’incluaient pas la NWAC) ont eu lieu depuis le 28 août entre les représentants des parties à l’entente constitutionnelle du 28 août 1992, connue maintenant sous le nom d’« Accord de Charlottetown », pour rédiger les textes juridiques à adopter dans la Constitution pour mettre en œuvre l’Accord. Les demanderesses se plaignent qu’en conséquence de leur exclusion de ces discussions, le texte constitutionnel qui en résulte ne répond pas à toutes leurs préoccupations. Elles disent que cette exclusion constitue une violation continue des droits et libertés qui, selon le jugement de la Cour d’appel, ont été déjà violés par le passé, et elles demandent à cet égard des dommages-intérêts ainsi que des injonctions permanentes.
L’avocat des défendeurs utilise essentiellement la même plaidoirie pour défendre aussi bien sa requête en radiation que sa prétention selon laquelle aucune question importante n’a été en tout cas soulevée qui justifierait l’octroi d’une injonction. Il soutient en effet que les questions qui ont été soulevées pour demander les injonctions échappent à la compétence des tribunaux. Il invoque divers autres arguments concernant la compétence de la Cour et l’exercice de son pouvoir d’appréciation au sujet des injonctions. Je vais traiter principalement de la requête en radiation. Ce faisant, j’ai pu essentiellement statuer sur la Règle 419(1)a) en me fondant seulement sur les allégations dans les plaidoiries (allégations qui doivent être considérées comme admises à cette fin), sur les autres éléments du dossier et sur le jugement de la Cour d’appel fédérale invoqué par les demanderesses. Bien entendu, pour statuer sur la requête fondée sur la Règle 419(1)f), je peux recourir à toute la preuve qui a été produite.
La demande visant l’obtention d’une ordonnance de prohibition, qui a été déposée en mars et que j’ai mentionnée plus haut, a été rejetée par un juge de la Section de première instance. Sur appel, la Cour d’appel fédérale, dans un jugement dont les motifs ont été donnés le 20 août 1992 [[1992] 3 C.F. 192, semble avoir accueilli partiellement l’appel. Quoique les demanderesses (les mêmes qu’en l’espèce) aient demandé une ordonnance de prohibition, la Cour d’appel a rendu un jugement déclaratoire.
Dans ledit jugement, la Cour d’appel fédérale a fait plusieurs constatations de fait, dont voici des exemples :
… les intérêts [des femmes autochtones]… sont non seulement vraisemblablement mal représentés pas l’APN, mais seront probablement lésés si la position de l’APN prédomine; or, la NWAC représente ces femmes. La preuve montre clairement que l’APN néglige leurs préoccupations[1].
…
Si l’on se reporte aux normes de la société canadienne en général, il est dans l’intérêt des femmes autochtones, si jamais elles sont assujetties à l’autonomie gouvernementale des autochtones, de continuer à jouir de la protection accordée par la Charte canadienne des droits et libertés et, en particulier, des droits et libertés qui leur sont garantis par les articles 15 et 28, ou par des dispositions équivalentes également consacrées dans des chartes autochtones….[2]
…
À mon avis, en sollicitant et en finançant la participation de ces organismes [l’APN, le CNAC et l’ITC] au processus actuel de révision de la Constitution et en excluant la participation égale de la NWAC, le gouvernement canadien a accordé aux partisans de l’autonomie autochtone à prédominance masculine une voix privilégiée alors que la liberté d’expression est garantie à tous à l’alinéa 2b), et aussi bien aux femmes qu’aux hommes en vertu de l’article 28. Son geste a ainsi porté atteinte à la liberté d’expression des femmes autochtones, contrairement à l’alinéa 2b) et à l’article 28 de la Charte[3].
La Cour a refusé l’ordonnance de prohibition demandée qui aurait empêché la continuation du financement des quatre organisations désignées tant qu’un « financement égal » n’aurait pas été versé à la NWAC. Elle a aussi refusé d’ordonner la suspension d’un tel financement tant que le gouvernement du Canada n’aurait pas permis à la NWAC de participer aux discussions, étant d’avis que lesdites discussions ont déjà atteint l’étape « législative » dans laquelle les tribunaux ne pouvaient intervenir. Cependant, la Cour a rendu un jugement déclaratoire concernant certaines violations des droits de la NWAC, dont voici le texte :
IL EST DÉCLARÉ QUE, en empêchant la Native Women’s Association of Canada de participer sur un pied d’égalité avec les intervenants et l’Assemblée des premières nations au processus d’examen constitutionnel amorcé par la publication d’un document intitulé Bâtir ensemble l’avenir du Canada, le gouvernement du Canada a porté atteinte à la liberté d’expression que garantissent aux appelantes le paragraphe 2b) et l’article 28 de la Charte canadienne des droits et libertés.
Les conclusions
Les demanderesses soutiennent en effet que ce jugement déclaratoire contient des constatations de droit qui me lient, qui établissent l’existence d’une question importante et qui empêchent la radiation de l’action. Par conséquent, il me faut examiner soigneusement le sens de ce jugement déclaratoire en me reportant au besoin à ses motifs. Premièrement, il faut déterminer si la mention selon laquelle le gouvernement a violé les droits des demanderesses en leur refusant une « participation égale » s’applique à la fois à leur financement insuffisant et au défaut du gouvernement de s’assurer de leur participation au processus de révision de la Constitution. Il convient de noter que l’avis de requête, qui était à l’origine de l’appel dont la Cour d’appel fédérale était ultérieurement saisie, demandait un bref de prohibition tant que le gouvernement n’aurait pas versé à la NWAC une somme égale à celle qu’il versait aux organisations désignées et tant qu’il ne lui aurait pas conféré « le droit de participer au processus de révision de la Constitution ». La Cour elle-même semblait considérer la « participation » comme une notion différente du financement[4]. En outre, elle disait que « financer également » la NWAC ne serait pas obligatoirement nécessaire pour respecter le droit à l’égalité garanti par l’article 28 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]][5]. Il s’ensuit qu’on peut soutenir que la mention de la « participation égale » dans le jugement déclaratoire de la Cour s’applique seulement à l’exclusion de la NWAC de certains processus constitutionnels. Cependant, étant donné que la question du financement n’est nullement en litige en l’espèce, il n’est pas nécessaire en définitive de déterminer le champ d’application de l’expression « participation égale ». Il semble du moins que l’expression englobe manifestement l’invitation à participer aux réunions et à jouer un rôle dans les consultations, invitation qui est en cause en l’espèce.
Il y a une autre question plus importante encore, celle de savoir si le jugement déclaratoire de la Cour d’appel s’applique seulement aux événements qui ont précédé les réunions intergouvernementales de 1992, à la plupart desquelles les organisations désignées, mais pas la NWAC, ont été invitées. Il ressort clairement des motifs du jugement de la Cour d’appel comme de la déclaration des demanderesses en l’espèce qu’un processus de consultation du public et des organisations autochtones avait commencé avec la publication à l’été 1991 des propositions constitutionnelles du gouvernement du Canada intitulées Bâtir ensemble l’avenir du Canada—Propositions. Ces propositions ont été renvoyées à un comité parlementaire qui a tenu des audiences où des membres du public pouvaient exprimer leurs opinions. À peu près à la même époque, les organisations autochtones ont commencé au sein de leurs collectivités un processus parallèle qui était financé grâce aux sommes versées par le gouvernement du Canada aux organisations désignées. Ce processus de consultation du public ainsi que d’autres se sont poursuivis jusqu’au 12 mars 1992 quand des représentants des gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux et des organisations désignées ont commencé des réunions qui ont continué jusqu’au 7 juillet. Il y a eu en août quelques réunions, d’abord entre seulement les premiers ministres du Canada et des provinces puis entre les premiers ministres et les représentants des territoires et des organisations désignées, qui ont abouti le 28 août à l’Accord de Charlottetown. Les demanderesses en l’espèce se plaignent de n’avoir pas été invitées aux réunions qui se sont tenues après le 20 août, date du jugement de la Cour d’appel. Il s’agit alors de savoir si le raisonnement dudit jugement s’applique aussi au processus qui s’est déroulé après le 20 août de sorte qu’il faut supposer que les droits que l’alinéa 2b) et l’article 28 de la Charte garantissent aux demanderesses ont été également violés et continuent d’être violés aux termes dudit jugement.
J’ai conclu que le jugement déclaratoire de la Cour d’appel fédérale doit être interprété comme s’appliquant aux événements antérieurs et se limitant aux processus qui ne comprennent pas l’adoption et la mise en œuvre de la décision conjointe des gouvernements le 12 mars d’inviter les organisations désignées, en leur qualité de représentants des peuples autochtones, à participer par la suite au processus constitutionnel. La Cour a reconnu elle-même qu’elle avait, en vertu de l’article 18 de la Loi sur la Cour fédérale, seulement compétence pour contrôler les décisions des offices fédéraux et que, par conséquent, elle ne pouvait pas contrôler la décision intergouvernementale du 12 mars. C’est ce qui ressort clairement du passage suivant :
La preuve démontre que la décision d’inviter [traduction] « les représentants des peuples autochtones à participer pleinement au processus constitutionnel » a été prise le 12 mars 1992, par les représentants fédéraux, provinciaux et territoriaux. De toute évidence, il ne s’agit pas là de la décision d’un office fédéral, ce dont l’intimée fait état pour contester la disponibilité de la réparation fondée sur l’article 18. Toutefois, aucune preuve ne démontre que la décision d’inviter les organisations autochtones désignées à entreprendre un processus parallèle à celui du comité parlementaire a été prise par nul autre qu’une source autorisée du gouvernement fédéral, et il n’est guère vraisemblable, sinon légalement impossible, que la décision de verser des deniers publics ait été prise par nul autre qu’un office fédéral. Selon mon interprétation de la Constitution, le versement des deniers doit avoir été autorisé par une loi du Parlement. Si, comme il paraît, l’invitation à se joindre au processus n’a pas été autorisée par une loi ou un règlement, il doit s’agir de l’exercice de la prérogative royale[6].
Ainsi, il faut en déduire que le jugement de la Cour d’appel vise seulement les décisions du gouvernement du Canada concernant la participation des autochtones audit « processus parallèle »[7] qui était antérieur aux réunions intergouvernementales, et non les décisions, prises aux réunions débutant le 12 mars, d’inclure les organisations autochtones mais pas la NWAC.
Non seulement les termes du jugement de la Cour d’appel ne s’appliquent pas aux décisions prises par les gouvernements fédéral et provinciaux d’inviter les organisations désignées à participer aux discussions intergouvernementales, mais son raisonnement exclut ces décisions du contrôle judiciaire. La Cour a adopté le raisonnement de l’arrêt Penikett v. Canada[8] et aussi du Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.-B.)[9] dans lequel la Cour suprême du Canada a statué que les tribunaux ne devraient normalement pas contrôler le « processus législatif ». La Cour suprême du Canada a dit expressément qu’elle ne
traiterai[t] pas de la question de l’examen en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés dans le cas d’atteinte possible à un droit garanti[10].
En suivant ces jugements, notamment le dernier passage cité, la Cour d’appel fédérale a dit
… il est bien connu que le processus de révision de la Constitution se situe maintenant au-delà de la consultation. Tout processus de cette nature passera, à un moment, à moins qu’il n’avorte plus tôt, d’une étape consultative à une étape législative dans laquelle les tribunaux ne s’immisceront pas. Bien que le Renvoi relatif au RAPC paraisse avoir laissé la question sans réponse, je ne peux franchement concevoir des circonstances, même fondées sur la Charte, où le tribunal pourrait à bon droit intervenir, si indirectement cela soit-il, dans la convocation d’une conférence des premiers ministres ou de toute autre réunion purement intergouvernementale et leur dicter leur liste d’invités[11].
Ainsi, la Cour d’appel a effectivement reconnu que le processus en cours avait déjà dépassé le point où le contrôle judiciaire pouvait encore s’exercer.
Selon la Cour d’appel, l’arrêt Penikett et le Renvoi relatif au RAPC ont posé les principes suivants [à la page 217] :
a. La Charte, qui forme la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, ne peut être invoquée pour intervenir dans le processus de modification de la Constitution prévu à la partie V;
b. Le processus de modification de la Constitution, qui est législatif, débute dès la convocation des premiers ministres en vue de convenir d’une résolution constitutionnelle qu’ils présenteront à Leur législature;
c. La rédaction d’une résolution constitutionnelle fait partie d’un processus législatif de modification dans lequel les tribunaux ne s’immisceront pas sauf, peut-être, si un droit garanti par la Charte risque d’être violé.
Dans l’arrêt Penikett, où le gouvernement du territoire du Yukon se plaignait qu’il n’avait pas été invité aux réunions des premiers ministres qui avaient abouti à l’Accord du lac Meech, le tribunal a statué que
[traduction] En convoquant la conférence des premiers ministres au lac Meech, le premier ministre a lancé le processus législatif qui pourrait entraîner la modification de la Constitution.
Ce serait difficile de distinguer en principe entre une réunion des premiers ministres et une réunion des représentants des gouvernements respectifs « qui pourrait entraîner la modification de la Constitution ». Il est reconnu que, dans le cadre du processus constitutionnel, de telles réunions ministérielles ont débuté le 12 mars 1992. Mais même si on limite le processus « législatif » aux réunions des premiers ministres, lesdites réunions ont débuté le 4 août et les réunions qui ont suivi étaient toutes soit des réunions entre premiers ministres, soit des réunions entre des fonctionnaires qu’ils ont chargés de mettre en œuvre leurs décisions.
Certes, comme l’indique le passage cité ci-dessus, la Cour d’appel a dit qu’un tribunal ne pourrait à bon droit intervenir
dans la convocation d’une conférence des premiers ministres ou de toute autre réunion purement intergouvernementale et leur dicter leur liste d’invités. (C’est moi qui souligne.)
Puisque les réunions qui ont débuté le 12 mars comprenaient les quatre organisations désignées au nombre de leurs participants, ce n’étaient pas, soutiennent les demanderesses, des réunions « purement intergouvernementales ». Je ne pense pas que la Cour d’appel ait voulu faire une telle distinction puisqu’elle soulignait qu’un processus législatif avait commencé, dans lequel les tribunaux ne devraient pas intervenir. Le processus n’est pas moins législatif si les représentants des gouvernements invitent certaines organisations à se joindre à eux pour les aider à élaborer les dispositions à adopter dans la Constitution.
En effet, quelle que soit la manière dont on définit le « processus législatif »—et je crois qu’il est très difficile, dans un processus évolutif au cours duquel des suggestions de réforme constitutionnelle deviennent ultérieurement des modifications constitutionnelles, de fixer une date à partir de laquelle ce processus devient « législatif »—le problème fondamental est que certaines questions échappent à la compétence des tribunaux. Au nombre de ces questions est celle de savoir qui les gouvernements fédéral et provinciaux devraient rencontrer et consulter durant l’élaboration des modifications constitutionnelles. C’est une question qui échappe à la compétence des tribunaux à moins que ceux-ci puissent appliquer des règles juridiques ou constitutionnelles pour rendre une décision[12]. Quels principes les tribunaux doivent-ils appliquer pour dresser la liste des invités à une conférence constitutionnelle? En supposant, par exemple, que les articles 15 ou 28 de la Charte exige une participation équilibrée des sexes parmi les intérêts représentés à la table constitutionnelle, comment doit-on définir ces intérêts? Dans quelle mesure sont-ils considérés comme des intérêts indépendants et légitimes dont l’importance prédominante par rapport à d’autres intérêts concurrents exige qu’on leur accorde une représentation distincte? Comment un juge peut-il déterminer qui représente vraiment ces intérêts et qui ne les représente pas? Ce sont là certainement des questions politiques au sujet desquelles il n’existe pas de principes juridiques ou constitutionnels qui pourraient guider un tribunal dans sa décision. Je ne peux croire que de telles décisions rentrent dans le cadre des fonctions des juges.
J’accepte aussi respectueusement la conclusion de la Cour d’appel du territoire du Yukon (qui a reçu l’aval de la Cour d’appel fédérale) selon laquelle la Charte, que les demanderesses en l’espèce ont invoquée pour faire valoir leur droit de participer au processus de modification de la Constitution, ne s’applique pas aux activités entreprises par les gouvernements dans le cadre de la rédaction ou de l’élaboration de modifications visées à la partie V de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]]. L’arrêt en question a statué que le paragraphe 32(1) de la Charte, où il est dit que la Charte s’applique au gouvernement du Canada « pour tous les domaines relevant du Parlement » et au gouvernement d’une province ou d’un territoire « pour tous les domaines relevant » de sa législature, ne s’appliquait pas à l’élaboration d’une modification constitutionnelle. La modification de la Constitution n’est pas un « domaine » qui relève du Parlement ou des législatures provinciales. Elle doit se faire par décision conjointe de ces assemblées[13]. Ce qui se passe dans le processus actuel, et ce qui s’est passé depuis au moins le 12 mars, c’est un effort intergouvernemental d’arriver à s’entendre d’abord sur le fond et ensuite sur les textes des modifications constitutionnelles à présenter au Parlement et aux législatures pour qu’ils les adoptent conjointement par résolution. Cet effort ne rentre pas dans le cadre du paragraphe 32(1) qui applique la Charte aux activités gouvernementales.
Je conclus, par conséquent, que les demandes d’injonctions faites dans la déclaration et prétendant que le gouvernement du Canada a l’obligation d’inviter l’association demanderesse à participer au processus de révision de la Constitution au même titre que les organisations désignées, doivent être radiées car elles ne révèlent aucune cause raisonnable d’action. Cette prétention n’a de toute évidence aucun fondement juridique. En outre, ces demandes de réparation constituent un usage abusif des procédures de la Cour, car elles concernent des questions qui échappent à la compétence de n’importe quel tribunal[14]. Les demandes visant à obtenir les injonctions interlocutoires ayant le même effet doivent également être rejetées pour le même motif.
Les demandes d’injonctions interlocutoires et permanentes visant à interdire le référendum prévu pour le 26 octobre 1992 peuvent être radiées ou rejetées au motif qu’elles ne révèlent aucune cause raisonnable d’action ou encore au motif qu’elles constituent un usage abusif des procédures de la Cour. Les défendeurs visés par les injonctions demandées sont Sa Majesté, le premier ministre et le ministre des Affaires constitutionnelles Clark. Je ne comprends pas quel rôle on croit que Sa Majesté joue dans tout ceci. De même le premier ministre ou le très honorable Clark ne jouent aucun rôle officiel dans la tenue du référendum. Le référendum en question se tiendra en vertu de la Loi référendaire[15]. Personne ne conteste que les mesures nécessaires ont été prises en vertu de ladite Loi en vue de la tenue d’un référendum. Le Parlement a adopté la résolution requise pour approuver la question référendaire et le gouverneur en conseil a fait une proclamation ordonnant une consultation des électeurs sur la question approuvée par le Parlement. En application de ces mesures, le directeur général des élections a émis les brefs de référendum et se charge actuellement d’organiser le scrutin. Les demanderesses ne contestent pas la validité ni de la Loi référendaire ni des mesures qui ont été prises sous son régime. Elles n’ont pas, par exemple, cité le gouverneur en conseil en tant que défendeur ni contesté la validité de la proclamation. Par conséquent, le référendum doit se poursuivre conformément à la loi et ni le premier ministre ni le très honorable Clark ne peuvent arrêter le processus même si la Cour le leur ordonne. En outre, même si les demanderesses avaient réussi à prouver l’existence d’une quelconque inconstitutionnalité dans la tenue des discussions fédérales-provinciales qui ont abouti à l’Accord de Charlottetown, je ne vois pas comment il pourrait s’ensuivre nécessairement que le référendum ne peut pas se tenir sur la base de cette entente. En fait, l’article 3 de la Loi référendaire autorise la tenue d’un référendum pour obtenir l’opinion des électeurs « sur une question relative à la Constitution du Canada… » Une telle question peut émaner de n’importe quelle source à condition qu’elle ait été approuvée par la Chambre des communes et le Sénat. La Loi référendaire ne pose pas comme condition préalable que cette question doit être basée sur un consensus intergouvernemental.
Pour les mêmes motifs, je conclurais que, si ces demandes interlocutoires n’étaient pas radiées ou rejetées pour incompétence, la Cour devrait quand même refuser d’accorder les injonctions demandées parce qu’aucune question sérieuse n’a été soulevée. À cet égard, je peux m’appuyer sur toute la preuve qui a été présentée.
Je ne vais pas radier la demande de dommages-intérêts formulée dans la déclaration parce qu’elle peut bien inclure aussi la période antérieure au 12 mars visée dans le jugement déclaratoire de la Cour d’appel fédérale. Si je ne m’abuse, les demanderesses se plaignent à cet égard que le gouvernement n’a pas respecté le jugement déclaratoire de la Cour d’appel et qu’en ne leur accordant pas un financement suffisant, il leur a causé un préjudice. Cette question n’a pas été débattue devant la Cour et je ne fais donc aucune constatation concernant la validité de la demande de dommages-intérêts.
J’accorde les dépens aux intimés conformément à l’usage, mais je ne les accorde pas aux intervenants qui ont comparu à leur propre demande.
* Note de l’arrêtiste : l’appel de cette ordonnance a été rejeté dans une décision de deux pages dont la fiche analytique se trouve dans [1993] 1 C.F. F-8 (C.A.); l’appel incident attaquant la décision de ne pas radier la demande de dommages-intérêts dans la déclaration a été accueilli en partie dans cette même décision.
[1] Aux p. 206 et 207. Dans l’affaire en question, l’APN n’était ni une partie ni une intervenante.
[2] À la p. 212.
[3] À la p. 212.
[4] Voir par exemple les pages 198, 199 et 209.
[5] À la page 213.
[6] À la p. 214.
[7] Il convient de noter que le jugement déclaratoire rendu par la Cour en application de l’art. 18 l’a été à l’encontre de Sa Majesté qui était la seule défenderesse dans cette affaire : cf. Le ministre du Revenu national et la Reine c. Creative Shoes Ltd., [1972] C.F. 993, à la p. 999 (C.A.).
[8] (1987), 45 D.L.R. (4th) 108 (C.A.T.Y.).
[9] [1991] 2 R.C.S. 525.
[10] Ibid., à la p. 559.
[11] Aux p. 219 et 220.
[12] Voir par ex. le Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada, précité, note 9, aux p. 545 et 546.
[13] Voir l’arrêt Penikett, précité, note 8, aux p. 113 et 114.
[14] Voir par ex. Weider c. Industries Beco Ltée., [1976] 2 C.F. 739(1re inst.).
[15] L.C. 1992, ch. 30.