[2000] 4 C.F. 337
A-737-98
Nasser Sadeghi (appelant)
c.
Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (intimé)
Répertorié : Sadeghi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (C.A.)
Cour d’appel, juges Stone, Rothstein et Evans, J.C.A. —Toronto, 17 mai 2000.
Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Résidents permanents — Appel du rejet d’une demande de contrôle judiciaire du deuxième rejet par l’agente des visas de la demande de résidence permanente dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu à l’art. 11(3)b) du Règlement sur l’immigration de 1978 — La demande a été rejetée pour la première fois au motif que l’appelant n’avait pas obtenu suffisamment de points d’appréciation, mais on a reconnu ultérieurement qu’une erreur de calcul avait été commise et que l’appelant avait 2 points de plus que le nombre de points normalement requis — L’art. 11(3)b) confère un pouvoir extraordinaire s’appliquant aux cas exceptionnels — Il n’accorde pas aux agents des visas un pouvoir discrétionnaire général leur permettant de réviser leur appréciation — Dans l’exercice du pouvoir que lui confère l’art. 11(3)b), l’agente des visas a privé l’appelant de son attente légitime selon laquelle, comme il avait rempli les critères de sélection prévus, il obtiendrait un visa — L’agente des visas aurait dû expliquer à l’appelant ses réserves et lui permettre d’y répondre.
Droit administratif — Contrôle judiciaire — Certiorari — Appel du rejet d’une demande de contrôle judiciaire du deuxième rejet par l’agente des visas de la demande de résidence permanente — Après avoir rejeté la demande au motif que l’appelant n’avait pas obtenu suffisamment de points d’appréciation, l’agente des visas a reconnu qu’une erreur avait été commise et que l’appelant avait plus de points que le nombre de points normalement requis — Elle a exercé son pouvoir discrétionnaire prévu à l’art. 11(3)b) du Règlement sur l’immigration de 1978 et rejeté la demande — Ce faisant, l’agente des visas a privé l’appelant de son attente légitime selon laquelle, comme il avait rempli les critères de sélection prévus, il obtiendrait un visa — Les décisions qui frustrent une personne de son attente légitime de recevoir un bénéfice attirent généralement une plus grande protection sur le plan de la procédure que celles où le pouvoir discrétionnaire est général — L’agente des visas a manqué à son obligation d’équité.
Il s’agit d’un appel du rejet d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de l’agente des visas de rejeter la demande de résidence permanente de l’appelant. L’appelant a sollicité un visa pour entrer au Canada en tant que résident permanent et une agente des visas lui a fait passer une entrevue. Sa demande a été rejetée parce qu’il a obtenu seulement 67 points d’appréciation, soit trois points de moins que les 70 points normalement requis pour une personne qui présente une demande en tant que demandeur indépendant. Dans une deuxième lettre, l’agente des visas a reconnu avoir commis une erreur dans son calcul des points, ce qui portait le nombre total de points obtenus à 72. Cependant, l’agente des visas a exercé défavorablement son pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 11(3) du Règlement sur l’immigration de 1978 et a à nouveau rejeté sa demande pour les motifs suivants : il avait une « connaissance limitée du Canada, il avait « une expérience professionnelle limitée », il n’avait « aucun contact professionnel au Canada » et il n’était « pas préparé pour aller au Canada ». En vertu de l’alinéa 11(3)b), l’agent des visas peut rejeter la demande d’un immigrant s’il y a de bonnes raisons de croire que le nombre de points d’appréciation obtenu ne reflète pas exactement les chances de cet immigrant de réussir son installation au Canada. L’appelant a subi une entrevue avant que la première lettre ne lui soit écrite, mais non pas par la suite.
Il s’agit de déterminer si l’agente des visas a contrevenu à son obligation d’équité, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en application de l’alinéa 11(3)b), en prenant en considération des questions qui n’avaient pas été communiquées expressément à l’appelant.
Arrêt : l’appel est accueilli.
L’alinéa 11(3)b) confère un pouvoir extraordinaire s’appliquant aux cas exceptionnels et n’accorde pas aux agents des visas un pouvoir discrétionnaire général leur permettant de réviser l’appréciation qu’ils ont faite selon les critères de sélection particuliers prévus qui visent à garantir une certaine objectivité et une certaine uniformité dans le processus décisionnel des agents des visas. Dans l’exercice du pouvoir que lui confère l’alinéa 11(3)b), l’agente des visas a pris une décision discrétionnaire privant l’appelant de son attente légitime selon laquelle, comme il avait rempli les critères de sélection particuliers prévus, il obtiendrait un visa, à moins d’être jugé non admissible en application du paragraphe 19(1). Les décisions qui frustrent une personne de son attente légitime de recevoir un bénéfice attirent généralement une plus grande protection sur le plan de la procédure que celles où le pouvoir discrétionnaire est général. La remarque qu’a faite l’agente des visas dans ses notes selon laquelle elle avait peut-être été trop généreuse dans son appréciation de la compétence en anglais de l’appelant peut indiquer qu’elle a fait l’erreur de penser qu’elle pouvait se servir de l’alinéa 11(3)b) pour réviser son évaluation quand il est devenu évident que l’appelant avait plus de 70 points au total.
Pour s’assurer du bien-fondé de son opinion selon laquelle il existe de bonnes raisons de croire que les points d’appréciation ne reflètent pas de façon appropriée les chances du demandeur de réussir son installation au Canada, il est important que l’agent des visas communique ses réserves à l’intéressé de façon à lui donner la possibilité d’y répondre. La rigueur du processus décisionnel est particulièrement importante quand une opinion défavorable est susceptible de priver une personne de ses droits ou, comme en l’espèce, de la réception légitimement attendue d’un bénéfice prévu par la loi. L’obligation qui incombe normalement aux demandeurs de visas de soumettre à l’agent des visas tous les renseignements nécessaires pour démontrer qu’ils satisfont aux critères de sélection réduit l’obligation des agents des visas, sur le plan de l’équité procédurale, d’informer les demandeurs de toutes les réserves qu’ils peuvent avoir en ce qui a trait au caractère approprié de la demande. Mais une fois que le demandeur a obtenu le nombre de points d’appréciation normalement requis pour obtenir un visa, il sera souvent considéré inéquitable de s’attendre à ce que le demandeur prévoie les motifs sur lesquels l’agent des visas est susceptible de fonder sa décision discrétionnaire défavorable. L’agente des visas semble uniquement avoir porté son attention sur le paragraphe 11(3) quand il est devenu évident qu’elle aurait dû lui accorder des points additionnels, ce qui lui aurait donné plus de 70 points. L’appelant ne pouvait raisonnablement avoir prévu à l’entrevue que l’agente des visas aurait par la suite des réserves quant à la question de savoir s’il avait des contacts professionnels au Canada ou qu’il s’agissait d’une question dont il devait traiter, parce que, notamment, la seule question qu’elle lui ait posée quant aux difficultés auxquelles il était susceptible de se heurter dans la recherche d’un emploi concernait son expérience professionnelle limitée en tant que chimiste. Sur le plan de l’équité procédurale, l’agente des visas aurait dû demander expressément à l’appelant s’il avait des contacts professionnels au Canada avant de se servir de ce motif pour refuser de lui délivrer le visa auquel, à première vue, il avait droit compte tenu du système des points. Des considérations semblables d’équité s’appliquent au fait que l’agente des visas s’est fondée sur le manque de préparation de l’appelant en vue de son immigration au Canada et sur sa connaissance limitée des conditions d’emploi au Canada pour exercer défavorablement son pouvoir discrétionnaire prévu à l’alinéa 11(3)b). Un manquement à l’obligation d’équité vicie la décision de ne pas délivrer de visa.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 19(1) (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 11; 1995, ch. 15, art. 2; 1996, ch. 19, art. 83), 83(1) (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 73).
Règlement sur l’immigration de 1978, DORS/78-172, art. 11(3)b).
JURISPRUDENCE
DÉCISION APPLIQUÉE :
Muliadi c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1986] 2 C.F. 205 (1986), 18 Admin. L.R. 243; 66 N.R. 8 (C.A.).
DÉCISIONS CITÉES :
Chen c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 1 R.C.S. 725; (1995), 123 D.L.R. (4th) 536; 27 Imm. L.R. (2d) 1; 179 N.R. 70; inf. [1994] 1 C.F. 639; (1993), 109 D.L.R. (4th) 560; 22 Imm. L.R. (2d) 213; 164 N.R. 257 (C.A.); inf. [1991] 3 C.F. 350 (1991), 45 F.T.R. 91; 13 Imm. L.R. (2d) 172 (1re inst.); Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Hundal (1996), 206 N.R. 184; 36 Imm. L.R. (2d) 153 (C.A.F.); Wong c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1999), 246 N.R. 377 (C.A.F.); Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; (1999), 174 D.L.R. (4th) 193; 14 Admin. L.R. (3d) 173; 1 Imm. L.R. (3d) 1; 243 N.R. 22; Hajariwala c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 C.F. 79 (1988), 34 Admin. L.R. 206; 23 F.T.R. 241; 6 Imm. L.R. (2d) 222 (1re inst.).
APPEL du rejet d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision d’une agente des visas de rejeter la demande de résidence permanente de l’appelant dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 11(3) du Règlement sur l’immigration de 1978, au motif que l’agente des visas a contrevenu à son obligation d’équité en prenant en considération certains facteurs sans donner au préalable à l’appelant la possibilité d’y répondre (Sadeghi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 158 F.T.R. 140; 48 Imm. L.R. (2d) 136 (C.F. 1re inst.)). Appel accueilli.
ONT COMPARU :
Barbara L. Jackman pour l’appelant.
Marissa B. Bielski pour l’intimé.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Jackman, Waldman & Associates, Toronto, pour l’appelant.
Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Evans, J.C.A. :
A. INTRODUCTION
[1] L’appelant, Nasser Sadeghi, un citoyen et un résidant de l’Iran, a présenté une demande à l’Ambassade du Canada à Damas, en Syrie, dans laquelle il sollicite un visa pour entrer au Canada en tant que résident permanent dans la catégorie des demandeurs indépendants. Bien qu’il ait obtenu 72 points d’appréciation, soit deux points de plus que ce qui est normalement exigé pour qu’une décision favorable soit rendue, sa demande a été rejetée.
[2] L’agente des visas qui a fait passer une entrevue à M. Sadeghi a recommandé à l’agent principal que le pouvoir discrétionnaire que confère le paragraphe 11(3) du Règlement sur l’immigration de 1978 [DORS/78-172] soit exercé défavorablement et l’agent principal a approuvé cette recommandation. En vertu de l’alinéa 11(3)b), l’agent des visas peut rejeter la demande d’un immigrant s’il est d’avis qu’il y a de bonnes raisons de croire que le nombre de points d’appréciation obtenu ne reflète pas exactement les chances de cet immigrant de réussir son installation au Canada et qu’un agent principal souscrit à cette opinion. Il est bien établi en droit que pour l’application de cette disposition, la capacité de réussir son installation signifie la capacité de réussir son installation sur le plan économique : Chen c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 1 R.C.S. 725, adoptant les motifs du juge Strayer (alors qu’il était juge à la Section de première instance), [1991] 3 C.F. 350 (1re inst.), et du juge Robertson, [dissident] [1994] 1 C.F. 639 (C.A.).
[3] M. Sadeghi a présenté une demande de contrôle judiciaire en vue d’obtenir l’annulation du refus de lui délivrer un visa, alléguant que l’agente des visas n’a pas satisfait à l’obligation d’équité lorsqu’elle a pris en considération certains facteurs dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire prévu à l’alinéa 11(3)b) sans lui donner au préalable une possibilité raisonnable d’y répondre. En outre, l’avocate a prétendu que l’agente des visas avait commis une erreur de droit en effectuant sous le régime de l’alinéa 11(3)b) un « double comptage » des facteurs, parmi lesquels figure l’[traduction] « expérience professionnelle limitée » de l’appelant, qui avait déjà été évaluée en vertu de l’annexe 1 du Règlement.
[4] La demande de contrôle judiciaire a été rejetée ((1998), 158 F.T.R. 140 (C.F. 1re inst.)). Le juge des requêtes a conclu que, comme il incombe aux demandeurs de visas de soumettre à l’agent des visas tous les renseignements à l’appui de leur demande, l’agente des visas n’était pas tenue de signaler à M. Sadeghi sa réserve selon laquelle, comme il n’avait aucun contact professionnel au Canada et qu’il ne s’était pas préparé pour déménager au Canada, il risquait d’avoir beaucoup de difficulté à se trouver un emploi au Canada. Il ne s’agissait pas d’une affaire semblable à l’affaire Muliadi c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1986] 2 C.F. 205 (C.A.), où l’agent des visas s’était fondé sur des renseignements provenant d’une source extérieure, que l’équité obligeait à divulguer. Le juge des requêtes a également conclu que les facteurs dont a tenu compte l’agente des visas étaient pertinents quant à la capacité de l’appelant de s’établir sur le plan économique et qu’il ne s’agissait pas d’un « double comptage ».
[5] Le juge des requêtes a certifié [aux pages 145 et 146] la question suivante en application du paragraphe 83(1) de la Loi sur l’immigration [L.R.C. (1985), ch. I-2 (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 73)] :
Un agent des visas commet-il une erreur de droit si, après avoir attribué le nombre de points d’appréciation nécessaire pour l’expérience professionnelle au regard du facteur 3 de l’annexe 1 du Règlement sur l’immigration, il juge cette « expérience professionnelle limitée » par application de l’alinéa 11(3)b) du même règlement?
Depuis l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, il est clair qu’en appel, la Cour n’est pas tenue de se limiter à répondre à la question certifiée par le juge des requêtes. À l’inverse, la Cour n’est pas tenue de répondre à la question certifiée lorsqu’elle s’avère inappropriée ou inutile quant à l’appel : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Hundal (1996), 206 N.R. 184 (C.A.F.); Wong c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1999), 246 N.R. 377 (C.A.F.).
B. LES FAITS
[6] M. Sadeghi est né en 1936. Depuis 1967, il est professeur de chimie à l’Université de Téhéran; il possède un doctorat de la Sorbonne et il a fait des études postdoctorales à l’Université Brunel en Angleterre. Il est auteur ou traducteur d’un nombre important d’articles, d’exposés documentaires et de livres qui ont été publiés en Iran, dans plusieurs pays d’Europe et au Japon; la plupart d’entre eux datent des années 60 et 70. En outre, depuis les années 80, il travaille à temps partiel comme expert-conseil auprès du secteur industriel et du ministère iranien de l’Industrie dans un domaine relevant de son expertise professionnelle.
[7] Il a présenté une demande pour venir au Canada en tant que [traduction] « chimiste spécialiste de la chimie analytique/conseiller en recherche » et une agente des visas à Damas lui a fait passer une entrevue. Il a reçu une lettre de l’agente des visas, datée du 30 octobre 1997, l’informant que sa demande avait été rejetée parce qu’il avait obtenu 67 points d’appréciation, soit trois points de moins que les 70 points normalement requis pour une personne qui présente une demande en tant que demandeur indépendant. Les points d’appréciation se détaillent comme suit :
Âge |
00 |
Profession |
01 |
Préparation professionnelle spécifique |
18 |
Expérience |
08 |
Emploi réservé |
00 |
Facteur démographique |
08 |
Études |
16 |
Anglais |
06 |
Français |
06 |
Parents |
00 |
Personnalité |
04 |
Total |
67 |
[8] Dans une deuxième lettre, datée du 5 janvier 1998, l’agente des visas a reconnu avoir commis une erreur dans son calcul des points en n’accordant pas à M. Sadeghi les 5 points d’appréciation additionnels auxquels il avait droit du fait qu’il avait des garants au Canada. Cela portait le nombre total de points à 72, soit deux points de plus que les 70 points normalement requis pour obtenir un visa.
[9] Cependant, il a également été informé que l’agente des visas avait exercé défavorablement son pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 11(3) et avait à nouveau rejeté sa demande parce qu’il avait une [traduction] « connaissance limitée du Canada (notamment des conditions d’emploi au Canada) », qu’il avait [traduction] « une expérience professionnelle limitée », qu’il n’avait [traduction] « aucun contact professionnel au Canada » et qu’il n’était [traduction] « pas préparé pour aller au Canada ». L’agente des visas a également noté que M. Sadeghi n’avait pas un emploi réservé au Canada, ce qui lui aurait permis de surmonter ces difficultés.
[10] L’appelant a subi une entrevue avant que la première lettre ne lui soit écrite, mais non pas par la suite. Il ressort des notes au STIDI [Système de traitement informatisé des dossiers d’immigration] de l’agente des visas, et l’affidavit de M. Sadeghi va dans le même sens, que, lors de l’entrevue, l’agente des visas lui a posé des questions sur les grandes villes canadiennes, auxquelles il a répondu correctement. L’agente des visas a noté qu’il avait vraisemblablement [traduction] « une connaissance générale » du Canada.
[11] En outre, elle lui a demandé si à son âge il pourrait se trouver un emploi au Canada et a exprimé des réserves au sujet de son expérience professionnelle limitée dans son domaine. M. Sadeghi a répondu qu’il était persuadé qu’avec son expérience, il n’aurait aucune difficulté à se trouver du travail à Toronto ou ailleurs au Canada. L’agente des visas a inscrit dans ses notes au STIDI qu’[traduction] « il n’a pas fait preuve d’un sens de l’initiative exceptionnel pour se renseigner sur la façon d’entreprendre une carrière au Canada à l’âge de 62 ans. »
[12] L’inscription suivante dans les notes au STIDI a été faite le 14 décembre 1997, après que l’avocate de M. Sadeghi eut demandé qu’on accorde à son client 5 points additionnels compte tenu de sa qualité de parent aidé; une belle-sœur et son mari étaient récemment devenus résidents permanents au Canada et vivaient à Toronto. L’agente des visas a noté que, comme il avait maintenant 72 points, elle allait recommander que le pouvoir discrétionnaire soit exercé défavorablement parce qu’il [traduction] « n’avait pas fait preuve d’initiative pour se préparer à travailler et à vivre au Canada à l’âge de 60 ans. J’ai été généreuse de lui accorder 6 points pour sa connaissance de l’anglais. » Elle a conclu cette inscription en disant que [traduction] « la majeure partie de son expérience consiste en ce qui suit : il a été professeur pendant les 30 dernières années et expert-conseil et directeur en R. & D. »
[13] L’agent principal qui a examiné la recommandation l’a approuvée : M. Sadeghi devrait [traduction] « faire face à de graves difficultés s’il s’établissait avec sa famille au Canada » en raison de [traduction] « son manque de préparation en vue de son immigration, de son âge et de son expérience professionnelle limitée. » L’agent principal a chargé l’agente des visas d’envoyer une deuxième lettre de refus dans laquelle elle reconnaîtrait son erreur et exposerait les motifs discrétionnaires de son refus.
C.QUESTIONS LITIGIEUSES ET ANALYSE
Question litigieuse : L’agente des visas a-t-elle contrevenu à son obligation d’équité, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en application de l’alinéa 11(3)b), en prenant en considération le fait que l’appelant avait une connaissance limitée des conditions d’emploi au Canada, n’avait [traduction] « aucun contact professionnel au Canada » et n’était [traduction] « pas préparé pour aller au Canada » pour conclure qu’il était incapable de réussir son installation au Canada, sans avoir au préalable soulevé expressément ces réserves devant lui de façon à ce qu’il puisse y répondre?
[14] Il est important de mettre l’accent sur le contexte particulier dans lequel cette question d’équité procédurale se pose. L’alinéa 11(3)b) confère un pouvoir extraordinaire s’appliquant aux cas exceptionnels et n’accorde pas aux agents des visas un pouvoir discrétionnaire général leur permettant de réviser l’appréciation qu’ils ont faite selon les critères de sélection particuliers prévus ou de justifier un point de vue selon lequel le demandeur n’est pas d’une certaine façon tout à fait [traduction] « à la hauteur » : voir la décision Chen, précitée, [1991] 1 C.F. 350 (1re inst.), à la page 363. L’exigence selon laquelle le demandeur indépendant qui sollicite un visa de résident permanent doit être apprécié conformément aux critères de sélection prévus par la loi vise comme objectif de la loi à garantir une certaine objectivité et une certaine uniformité dans le processus décisionnel des agents des visas.
[15] En conséquence, dans l’exercice du pouvoir que lui confère l’alinéa 11(3)b), l’agente des visas a pris une décision discrétionnaire privant l’appelant de son attente légitime selon laquelle, comme il avait rempli les critères de sélection particuliers prévus par la loi, qui, pour la plupart, sont conçus pour apprécier la capacité du demandeur de réussir son installation au Canada sur le plan économique, il obtiendrait un visa, à moins d’être jugé non admissible en application du paragraphe 19(1) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 11; 1995, ch. 15, art. 2; 1996, ch. 19, art. 83] de la Loi sur l’immigration. Les décisions qui frustrent une personne de son attente légitime de recevoir un bénéfice attirent généralement une plus grande protection sur le plan de la procédure que celles où le pouvoir discrétionnaire est général.
[16] Dans ce contexte, je note qu’en l’espèce, la remarque qu’a faite l’agente des visas dans ses notes au STIDI selon laquelle elle avait peut-être été trop généreuse dans son appréciation de la compétence en anglais de M. Sadeghi peut indiquer qu’elle a fait l’erreur de penser qu’elle pouvait se servir de l’alinéa 11(3)b) pour réviser son évaluation quand il est devenu évident que l’appelant avait plus de 70 points.
[17] Pour s’assurer du bien-fondé de son opinion selon laquelle il existe de bonnes raisons de croire que les points d’appréciation ne reflètent pas de façon appropriée les chances du demandeur de réussir son installation au Canada, il est important que l’agent des visas communique ses réserves à l’intéressé de façon à lui donner la possibilité d’y répondre, au moins dans les cas où le demandeur peut apporter un éclaircissement utile. La rigueur du processus décisionnel est particulièrement importante quand une opinion défavorable est susceptible de priver une personne de ses droits ou, comme en l’espèce, de la réception légitimement attendue d’un bénéfice prévu par la loi.
[18] L’obligation qui incombe normalement aux demandeurs de visas de « présenter leurs meilleurs arguments » en soumettant à l’agent des visas tous les renseignements nécessaires pour démontrer qu’ils satisfont aux critères de sélection réduit l’obligation des agents des visas, sur le plan de l’équité procédurale, d’informer les demandeurs de toutes les réserves qu’ils peuvent avoir en ce qui a trait au caractère approprié de la demande. Toutefois, une fois que le demandeur a obtenu le nombre de points d’appréciation normalement requis pour obtenir un visa dans la catégorie applicable, il sera souvent considéré inéquitable de s’attendre à ce que le demandeur prévoie les motifs sur lesquels l’agent des visas est susceptible de fonder sa décision discrétionnaire défavorable.
[19] Pour revenir aux faits de la présente affaire, il est important de noter que l’agente des visas semble uniquement avoir porté son attention sur le paragraphe 11(3) environ deux mois après qu’elle eut fait passer une entrevue au demandeur, quand il est devenu évident qu’elle aurait dû lui accorder des points additionnels, ce qui lui aurait donné plus de 70 points. À mon avis, M. Sadeghi ne pouvait raisonnablement avoir prévu à l’entrevue que l’agente des visas aurait par la suite des réserves quant à la question de savoir s’il avait des contacts professionnels au Canada ou qu’il s’agissait d’une question dont il devait traiter, parce que, notamment, la seule question qu’elle lui ait posée quant aux difficultés auxquelles il était susceptible de se heurter dans la recherche d’un emploi concernait son expérience professionnelle limitée en tant que chimiste. Il n’était pas raisonnable non plus de s’attendre à ce que l’avocate de M. Sadeghi aborde cette question dans ses observations écrites à l’appui de la demande de son client.
[20] En conséquence, bien que l’agente des visas ne se soit pas fondée sur des éléments de preuve « extrinsèques » qui n’ont pas été communiqués, il convient dans les circonstances de l’espèce de donner une interprétation large au principe énoncé dans l’arrêt Muliadi, précité. Contrairement au juge des requêtes, je ne crois pas que l’arrêt Muliadi ne s’applique qu’aux litiges portant sur la détermination des droits des parties, et ne s’applique pas aux litiges relatifs à l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire, tout au moins lorsque, comme en l’espèce, la décision discrétionnaire est fondée sur des conclusions de fait qui touchent l’intéressé et prive celui-ci d’une attente légitime.
[21] Je conclus donc que, sur le plan de l’équité procédurale, l’agente des visas aurait dû demander expressément à l’appelant s’il avait des contacts professionnels au Canada avant de se servir de ce motif pour refuser de lui délivrer le visa auquel, à première vue, il avait droit compte tenu du système des points.
[22] Comme la question de la pertinence de l’exercice du pouvoir discrétionnaire en application du paragraphe 11(3) semble uniquement avoir été examinée après l’entrevue et la première lettre de refus, l’agente des visas aurait dû convoquer l’appelant à une autre entrevue ou lui communiquer ses réserves par écrit, les lui expliquer et lui permettre d’y répondre. Cela ne me semble pas une exigence trop lourde dans les circonstances.
[23] Des considérations semblables d’équité s’appliquent au fait que l’agente des visas s’est fondée sur le manque de préparation de l’appelant en vue de son immigration au Canada et sur sa connaissance limitée des conditions d’emploi au Canada pour exercer défavorablement son pouvoir discrétionnaire prévu à l’alinéa 11(3)b). Il ne s’agissait pas de questions qui lui avaient été communiquées expressément ou implicitement à l’entrevue.
D. CONCLUSION
[24] Par conséquent, un manquement à l’obligation d’équité vicie la décision de ne pas délivrer de visa à l’appelant : l’agente des visas n’a pas fait l’«appréciation complète et équitable » (Hajariwala c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 C.F. 79 (1re inst.), à la page 82), des facteurs discrétionnaires à laquelle il a droit juridiquement. Comme cela suffit pour statuer sur l’appel, il n’est pas nécessaire de traiter de la question du « double comptage » qui a été soulevée par l’appelant.
[25] L’appel est accueilli, la décision de l’agente des visas est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent des visas pour qu’il détermine s’il y a de bonnes raisons pour exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère l’alinéa 11(3)b).
Le juge Stone, J.C.A. : Je souscris aux présents motifs.
Le juge Rothstein, J.C.A. : Je souscris aux présents motifs.