Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

[2000] 3 C.F. 225

T-748-94

Susan Anne Nicholson, en son nom et en sa qualité de veuve de feu Michael Douglas Nicholson, et en sa qualité d’exécutrice de la succession de Michael Douglas Nicholson, Caely Frances Nicholson et Andrew Michael Nicholson, mineur représenté par sa tutrice à l’instance, Susan Anne Nicholson (demandeurs)

c.

Sa Majesté la Reine du chef du Canada (défenderesse)

Répertorié : Nicholson c. Canada (1re inst.)

Section de première instance, juge Lemieux—Toronto, 30 juin 1999; Ottawa, 17 février 2000.

Droit maritime Responsabilité délictuelle Un chaland automoteur a heurté un rocher dans la rivière, et a chaviré et couléIl est allégué que la Garde côtière a manqué à ses fonctions de réglementation en n’établissant pas des normes appropriées et en approuvant les plans de constructionPrescription des actionsL’action a été intentée trois jours avant le deuxième anniversaire du décès du patron de l’embarcation qui était l’époux et le père des demandeursLe délai de prescription d’un an prévu à l’art. 649 de la Loi sur la marine marchande s’applique de sorte que toutes les demandes doivent être rejetées, sauf celle de la succession qui a été intentée sous la forme de « survival action » — Le délai de prescription de deux ans prévu dans la Loi sur les fiduciaires de l’Ontario s’applique à la « survival action » du fait de l’incorporation par renvoi en vertu de l’art. 39 de la Loi sur la Cour fédérale et de l’art. 32 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif.

Pratique Prescription Le patron d’un chaland automoteur est mort après que son embarcation eut heurté un rocher dans la rivièreLa veuve poursuit Sa Majesté en son nom, en sa qualité d’exécutrice et de tutrice à l’instance en vertu du droit maritime, et de la loi pour avoir omis d’établir des normes et avoir manqué à ses fonctions de réglementation en approuvant les plans de construction du bateauLa question est de savoir si l’action est prescrite en vertu de l’art. 649 de la Loi sur la marine marchande du CanadaIl faut aussi déterminer si les délais de prescription prévus dans la loi provinciale sont applicables en l’espèceLa Cour fédérale a-t-elle compétence inhérente pour proroger le délai de prescription réglementaire dans des circonstances exceptionnelles?Y a-t-il eu suspension de certaines demandes pour ce qui est du délai de prescription en vertu des principes non législatifs du droit maritime?

Compétence de la Cour fédérale Section de première instance La Cour fédérale n’a pas compétence inhérente pour proroger le délai de prescription prévu à l’art. 649 de la Loi sur la marine marchande dans le cas des accidents de navigation mortels.

Couronne Responsabilité délictuelle Accident de navigation mortel mettant en cause un chaland automoteurAction contre la Couronne pour avoir omis d’établir des normes appropriées pour de tels bateaux et pour le fait que la Garde côtière a manqué à ses fonctions de réglementation en approuvant les plans de constructionToutes les demandes sont prescrites, à l’exception de la demande de la succession intentée par voie de « survival action ».

Michael Douglas Nicholson, époux et père des demandeurs, est mort dans un accident maritime en Ontario le 2 avril 1992, quand le chaland automoteur qu’il pilotait comme patron d’embarcation a dévié sur un rocher, a chaviré et coulé. L’action a été intentée le 30 mars 1994 par Susan Nicholson, en sa qualité personnelle et en sa qualité d’exécutrice de la succession de son époux, par Caely Nicholson et par Andrew Nicholson, qui était alors mineur et représenté par sa mère à titre de tutrice à l’instance. Les demandeurs allèguent qu’en raison de l’absence de normes appropriées le bateau avait été construit sans cloison centrale, sans alarme de cale et sans circuit de pompage fixe et qu’en approuvant les plans de construction la Garde côtière a manqué à ses obligations prescrites par la Loi et les règlements.

L’action a été intentée à l’intérieur du délai de prescription de deux ans prévu par la Loi sur le droit de la famille de l’Ontario (LDFO), mais après l’expiration du délai d’un an fixé par l’article 649 de la Loi sur la marine marchande du Canada (la Loi). L’action était fondée sur les dispositions de la Partie XIV de la Loi, de la LDFO et de la Fatal Accidents Act, 1846, une loi anglaise incorporée au droit maritime canadien, et sur le droit maritime canadien. En sa qualité d’exécutrice, Susan Nicholson a également réclamé des dommages-intérêts pour les souffrances et douleurs de son époux avant son décès, conformément au droit maritime canadien et à l’article 38 de la Loi sur les fiduciaires de l’Ontario (LFO). Andrew Nicholson a demandé réparation en invoquant l’article 39 de la Loi sur la Cour fédérale (LCF) et l’article 47 de la Loi sur la prescription des actions de l’Ontario (LPAO).

Il s’agit d’une requête en jugement sommaire ayant essentiellement pour but de faire rejeter l’action au motif que la cause d’action plaidée est prescrite par l’article 649 de la Loi.

Jugement : la requête est accueillie en partie : le délai de prescription d’un an fixé à l’article 649 s’applique de sorte que toutes les demandes sont prescrites, à l’exception de la demande de la succession intentée par voie de « survival action ».

Compte tenu de la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Succession Ordon c. Grail, il est clair que le délai de prescription applicable pour l’introduction d’une action est le délai d’un an calculé à compter du décès de M. Nicholson, et dont il est question à l’article 649 de la Loi sur la marine marchande du Canada, à moins que les autres principes juridiques débattus par les demandeurs puissent être invoqués pour apporter des réserves concernant ce délai de prescription d’un an ou en retarder l’application.

Le principe de la possibilité de découvrir le dommage s’applique en l’espèce de sorte que le délai n’a pas commencé à courir avant le 18 novembre 1992. La cause d’action des demandeurs était fondée sur une négligence ayant trait aux fonctions de réglementation et à l’approbation des plans par la Garde côtière canadienne, dont les demandeurs ont été informés à l’enquête le 18 novembre 1992. Toutefois, cela ne les a pas aidés parce qu’ils n’ont déposé leur déclaration que le 30 mars 1994, soit plus d’un an plus tard.

La Cour n’a pas compétence inhérente pour proroger le délai de prescription pour des motifs d’équité et de justice comme l’a fait la Cour d’appel de l’Ontario dans Ordon Estate v. Grail. La jurisprudence indique clairement qu’un délai de prescription ne peut être supprimé ou prorogé en l’absence d’un pouvoir législatif clair. Loin de conférer un tel pouvoir législatif, le législateur a indiqué que la Cour fédérale ne devait pas avoir le pouvoir de proroger le délai de prescription en vertu de l’article 649 de la Loi.

Les demandeurs n’avaient pas le droit de présenter une demande en réparation du préjudice résultant d’un accident de navigation mortel causé par la faute d’autrui en vertu des principes non législatifs du droit maritime canadien. Une telle cause d’action n’existe pas. Une demande en réparation du préjudice résultant d’un accident mortel formulée par une personne à charge est une création de la loi, dont le but est précisément de remédier à la lacune de la common law. Lorsque le législateur légifère, comme il l’a fait, c’est la disposition qu’il a adoptée qui s’applique.

L’article 39 de la LCF pose une condition à l’incorporation des lois provinciales en matière de prescription en utilisant les mots suivants : « sauf disposition contraire d’une autre loi ». La prescription imposée par le législateur à l’article 649, dans le contexte de la partie XIV, qui traite des demandes en réparation du préjudice résultant d’un accident de navigation mortel formulées par des personnes à charge, empêche l’application de l’article 47 de la LPAO. La nature de la demande, celle d’une personne à charge, qui exige l’inclusion des mineurs dans cette demande, ne peut mener qu’à la conclusion que l’incorporation des dispositions suspensives de l’article 47 de la LPAO dans le cas des mineurs est incompatible avec le régime législatif établi à la partie XIV. La raison d’être de l’article 47, qui empêche un mineur frappé d’incapacité juridique de demander réparation, est contraire à l’objectif d’une demande en réparation du préjudice résultant d’un accident mortel présentée par une personne à charge.

Dans l’arrêt Succession Ordon c. Grail, le droit maritime canadien a été réformé par la suppression de la fin de non-recevoir de la common law à la survie d’une action, autorisant ainsi la succession du défunt à poursuivre une action. Cette action de common law, connue sous le nom de « survival action », est par sa nature même différente d’une demande en réparation du préjudice résultant d’un accident mortel présentée par une personne à charge à laquelle la partie XIV de la Loi s’applique. En raison de cette distinction, l’article 649 de la Loi, qui traite des demandes en réparation du préjudice résultant d’un accident mortel formulées par les personnes à charge, ne peut s’appliquer pour faire échec à cette nouvelle cause d’action, qui n’est pas une demande formulée par une personne à charge. Le délai de prescription de deux ans prévu dans la LFO s’appliquerait en raison du principe de l’incorporation par renvoi prévu à l’article 39 de la LCF et à l’article 32 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Code de la route, L.R.O. 1980, ch. 198.

Convention pour l’unification de certaines règles en matière d’abordage, 23 septembre 1910, [1913] B.T.S. n 4.

Fatal Accidents Act, 1846 (R.-U.), 9 & 10 Vict, ch. 93.

Limitation Act, R.S.B.C. 1979, ch. 236.

Loi de la marine marchande du Canada, 1934, S.C. 1934, ch. 44.

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 39 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 10).

Loi sur la marine marchande du Canada, L.R.C. (1985), ch. S-9, art. 572, 645, 646, 647, 648, 649 (mod. par L.C. 1998, ch. 16, art. 17), 650, 651, 652, 653.

Loi sur la prescription des actions, L.R.O. 1990, ch. L.15.

Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. C-50 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 21), art. 32 (mod. idem, art. 31).

Loi sur le droit de la famille, L.R.O. 1990, ch. F.3.

Loi sur les fiduciaires, L.R.O. 1990, ch. T.23.

Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5.

Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, règles 213(2), 216.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Succession Ordon c. Grail, [1998] 3 R.C.S. 437; (1998), 40 O.R. (3d) 639; 166 D.L.R. (4th) 193; 232 N.R. 201; 115 O.A.C. 1; conf. Ordon Estate v. Grail (1996), 30 O.R. (3d) 643; 140 D.L.R. (4th) 52; 94 O.A.C. 241 (C.A.); conf. Ordon Estate v. Grail, [1993] O.J. no 1357 (Div. gén.) (QL); Peixeiro c. Haberman, [1997] 3 R.C.S. 549; (1997), 151 D.L.R. (4th) 429; 46 C.C.L.I. (2d) 147; 12 C.P.C. (4th) 255; 30 M.V.R. (3d) 41; 217 N.R. 371; 103 O.A.C. 161; Dawe c. Ministre du Revenu national (Douanes et Accise) (1994), 174 N.R. 1 (C.A.F.); ITOInternational Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc. et autre, [1986] 1 R.C.S. 752; (1986), 28 D.L.R. (4th) 641; 34 B.L.R. 251; 68 N.R. 241; Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626; (1998), 157 D.L.R. (4th) 385; 6 Admin. L.R. (3d) 1; 22 C.P.C. (4th) 1; 224 N.R. 241; Baxter Student Housing Ltd., et al. c. College Housing Co-operative Ltd. et al., [1976] 2 R.C.S. 475; (1975), 57 D.L.R. (3d) 1; [1976] 1 W.W.R. 1; 20 C.B.R. (N.-S.) 240; 5 N.R. 515; Monaghan v. Horn (1882), 7 R.C.S. 409; Murphy c. Welsh; Stoddard c. Watson, [1993] 2 R.C.S. 1069; (1993), 106 D.L.R. (4th) 404; 18 C.C.L.T. (2d) 101; 18 C.P.C. (3d) 137; 47 M.V.R. (2d) 1; Bande indienne Wewayakum c. Canada et Bande indienne Wewayakai (1995), 99 F.T.R. 1 (C.F. 1re inst.).

DISTINCTION FAITE D’AVEC :

Basarsky c. Quinlan, [1972] R.C.S. 380; (1971), 24 D.L.R. (3d) 720; [1972] 1 W.W.R. 303.

DÉCISION EXAMINÉE :

Fehr v. Jacob, [1993] 5 W.W.R. 1; (1993), 85 Man. R. (2d) 63; 14 C.C.L.T. (2d) 200; 14 C.P.C. (3d) 364 (C.A.).

DÉCISIONS CITÉES :

Novak c. Bond, [1999] 1 R.C.S. 808; (1999), 172 D.L.R. (4th) 385; [1999] 8 W.W.R. 499; 122 B.C.A.C. 161; 63 B.C.L.R. (3d) 41; 45 C.C.L.T. (2d) 1; 32 C.P.C. (4th) 197; 239 N.R. 134; Shulman (Guardian Ad Litem of) v. McCallum (1993), 105 D.L.R. (4th) 325; [1993] 7 W.W.R. 567; 28 B.C.A.C. 292; 79 B.C.L.R. (2d) 393 (C.A.); Meherally c. M.R.N., [1987] 3 C.F. 525 (1987), 37 D.L.R. (4th) 609; 74 N.R. 260 (C.A.).

REQUÊTE en jugement sommaire concernant une action relative à une demande en réparation du préjudice résultant d’un accident de navigation mortel. Requête accueillie en partie.

ONT COMPARU :

Nigel H. Frawley pour les demandeurs.

David Sgayias, c.r., pour la défenderesse.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Borden & Elliot, Toronto, pour les demandeurs.

Le sous-procureur général du Canada, pour la défenderesse.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Lemieux :

INTRODUCTION

[1]        Le 2 avril 1992, Michael Douglas Nicholson, patron d’embarcation, pilotait sur la rivière Severn en Ontario, un chaland automoteur (le Sandman), chargé de pierres et de boue provenant d’un chantier de construction. Cette nuit-là, le Sandman a dévié en heurtant un rocher à bâbord et a immédiatement gîté dangereusement à tribord; 30 secondes plus tard, le remorqueur a chaviré et coulé entraînant avec lui M. Nicholson, qui s’est noyé.

[2]        M. Nicholson laissait dans le deuil son épouse Susan et deux enfants. Caely Francis Nicholson avait 17 ans à la mort de son père et elle est devenue majeure le 22 septembre 1992. Andrew Michael Nicholson avait 14 ans à cette époque et il est devenu majeur le 28 janvier 1996.

[3]        Le 30 mars 1994, Susan Nicholson, en sa qualité personnelle et en sa qualité d’exécutrice de la succession de son époux, Caely Nicholson et Andrew Nicholson, mineur représenté par sa mère à titre de tutrice à l’instance, ont intenté la présente action devant la Section de première instance de la Cour fédérale.

[4]        L’action a été intentée à l’intérieur du délai de prescription de deux ans prévu par la Loi sur le droit de la famille de l’Ontario [L.R.O. 1990, ch. F.3] (LDFO), mais plus d’un an après le décès de M. Nicholson, soit après l’expiration du délai fixé à l’article 649 de la Loi sur la marine marchande du Canada [L.R.C. (1985), ch. S-9] (la Loi). L’action était fondée sur les dispositions de la partie XIV [articles 645 à 653] de la Loi, de la LDFO et de la Fatal Accidents Act, 1846 [9 & 10 Vict., ch. 93] de l’Angleterre incorporée au droit maritime canadien, et sur le droit maritime canadien.

[5]        En sa qualité d’exécutrice, Susan Nicholson a également réclamé des dommages-intérêts pour les souffrances et douleurs de son époux avant son décès, conformément au droit maritime canadien et à l’article 38 de la Loi sur les fiduciaires de l’Ontario [L.R.O. 1990, ch. T.23] (LFO). Andrew Nicholson a demandé réparation en invoquant l’article 39 de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 10)] (LCF) et l’article 47 de la Loi sur la prescription des actions de l’Ontario [L.R.O. 1990, ch. L.15] (LPAO).

[6]        Dans leur action, les demandeurs allèguent qu’en raison de l’absence de normes appropriées pour la construction des chalands automoteurs, le Sandman avait été construit sans cloison centrale, sans alarme de cale et sans circuit de pompage fixe. Les plans de construction du Sandman avaient été approuvés par la Garde côtière canadienne. Les demandeurs prétendent qu’en agissant ainsi, la Garde côtière a manqué à ses obligations prescrites par la Loi et les règlements établis en application de celle-ci.

[7]        Dans sa défense, la défenderesse prétend que la LDFO, la LFO et la LPAO ne s’appliquent pas à l’action et que l’action est prescrite du fait de l’article 649 de la Loi.

[8]        En réponse à la défense, les demandeurs soutiennent que la Cour peut appliquer et faire respecter une partie ou la totalité des dispositions de la LDFO et de la LFO, étant donné qu’elles sont « accessoirement nécessaires » au règlement des questions qui découlent d’une cause d’action fondée sur le droit maritime canadien et, dans le cas de la LPAO, qu’elle est incorporée par renvoi en vertu de l’article 39 de la LCF.

[9]        Les interrogatoires préalables ont eu lieu, mais les parties ont convenu de suspendre toutes les autres procédures en raison des décisions rendues par les cours d’appel de la Colombie-Britannique et de l’Ontario, qui ont statué que certaines dispositions des lois provinciales invoquées ne s’appliquaient pas aux accidents de navigation mortels.

[10]      Le 22 juin 1998, la Cour suprême du Canada a fait connaître ses motifs dans l’affaire Succession Ordon c. Grail, [1998] 3 R.C.S. 437, en appel de la Cour d’appel de l’Ontario [(1996), 30 O.R. (3d) 643], jugement qui a tranché bon nombre des questions soulevées dans l’action des demandeurs, mais non en leur faveur.

LA REQUÊTE EN JUGEMENT SOMMAIRE DE LA DÉFENDERESSE

[11]      En application du paragraphe 213(2) et de la règle 216 des Règles de la Cour fédérale, 1998 [DORS/98-106] (les Règles), la défenderesse a présenté une requête en jugement sommaire à la Cour afin que celle-ci rejette l’action des demandeurs pour les motifs suivants :

a) la cause d’action plaidée est prescrite par l’article 649 de la Loi;

b) il n’y a pas de véritable question litigieuse; et

c) s’il y a une question litigieuse, la Cour est en mesure, à partir de l’ensemble de la preuve, d’établir les faits nécessaires pour trancher les questions de droit.

[12]      Les demandeurs s’opposent à la requête de la défenderesse en jugement sommaire. Ils conviennent que la question principale est de savoir si leur action est prescrite par l’article 649 de la Loi, mais ils prétendent qu’il y a d’autres questions litigieuses, savoir :

a)   Y a-t-il une cause d’action d’origine non législative pour le préjudice résultant d’un décès causé par la faute d’autrui en vertu du droit maritime canadien que les demandeurs puissent faire valoir en plus des droits d’origine législative conférés par la partie XIV de la Loi sur la marine marchande du Canada? Dans l’affirmative, la demande en l’espèce est-elle prescrite en vertu des règles applicables à cette cause d’action?

b)   Les délais de prescription prévus à l’article 649 de la Loi sur la marine marchande du Canada, ou au paragraphe 38 (3) de la Loi sur les fiduciaires ou à l’article 45 de la Loi sur la prescription des actions (Ontario), incorporés dans le droit canadien en vertu de l’article 39 de la Loi sur la Cour fédérale, s’appliquent-ils aux demandeurs?

c)   La Cour a-t-elle compétence inhérente pour proroger un délai de prescription d’origine législative dans des circonstances exceptionnelles?

d)   Les dispositions suspensives de l’article 47 de la Loi sur la prescription des actions de l’Ontario s’appliquent-elles aux demandes de Caely Francis Nicholson et d’Andrew Michael Nicholson directement ou du fait qu’elles ont été incorporées au droit maritime canadien en vertu de l’article 39 de la Loi sur la Cour fédérale?

e)   Les demandes de Caely Francis Nicholson et d’Andrew Michael Nicholson devraient-elles être suspendues aux fins de l’application de tout délai de prescription en vertu des principes non législatifs du droit maritime canadien?

LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

[13]      Voici la partie XIV de la Loi sur la marine marchande du Canada, qui était en vigueur au moment où l’action a été intentée :

645. Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente partie.

« enfant » Fils, fille, petit-fils, petite-fille, beau-fils par remariage, belle-fille par remariage, enfant adopté et personne à qui le défunt tenait lieu de parent.

« parent » Le père, la mère, le grand-père, la grand-mère, le beau-père par remariage, la belle-mère par remariage, une personne qui a adopté un enfant, et une personne qui a tenu lieu de parent au défunt.

« personnes à charge » L’épouse, le mari, les parents et les enfants du défunt.

646. Si la mort d’une personne a été occasionnée par une faute, une négligence ou une prévarication qui, si la mort n’en était pas résultée, aurait donné droit à la personne blessée de soutenir une action devant la Cour d’Amirauté et de recouvrer des dommages-intérêts à cet égard, les personnes à charge du défunt peuvent, nonobstant son décès, et bien que sa mort ait été occasionnée dans des circonstances équivalant en droit à un homicide coupable, soutenir une action pour dommages-intérêts devant la Cour d’Amirauté contre les mêmes défendeurs à l’égard desquels le défunt aurait eu droit de soutenir une action devant la Cour d’Amirauté en ce qui concerne cette faute, cette négligence ou cette prévarication, si la mort n’en était pas résultée.

647. (1) Toute action sous l’autorité de la présente partie doit être à l’avantage des personnes à charge du défunt et doit, sous réserve des autres dispositions de la présente partie, être intentée par l’exécuteur testamentaire ou l’administrateur du défunt et en son nom.

(2) Dans une telle action, des dommages-intérêts proportionnés au dommage résultant du décès doivent être accordés aux personnes à charge respectivement pour lesquelles et à l’avantage desquelles l’action est intentée. Le montant ainsi recouvré, déduction faite des frais non recouvrés du défendeur, doit être divisé entre les personnes à charge en telles parts qui peuvent être déterminées au procès.

(3) En fixant les dommages-intérêts dans une action, il ne peut être tenu compte d’aucune somme versée ou à verser au décès du défunt, ni d’aucune prime à venir en vertu d’un contrat d’assurance.

648. Le défendeur peut verser au tribunal une somme d’argent, à titre d’indemnité, pour la faute, la négligence ou la prévarication, à toutes personnes y ayant droit sans spécifier les parts en lesquelles cette indemnité doit être divisée.

649. Une seule action est recevable à l’égard de la même plainte, et toute action de ce genre doit être intentée dans les douze mois qui suivent le décès du défunt.

650. (1) Dans son exposé de réclamation, le demandeur doit mentionner les personnes pour lesquelles et au nom desquelles l’action est intentée.

(2) Le demandeur doit produire, avec l’exposé de réclamation, un affidavit dans lequel il déclare qu’au mieux de ses connaissance et croyance, les personnes au nom de qui l’action est intentée, comme en fait mention l’exposé de réclamation, sont les seules qui ont droit ou prétendent avoir droit à bénéficier en l’espèce.

(3) La Cour d’Amirauté ou un juge de ce tribunal, s’ils sont d’avis qu’il existe un motif suffisant d’agir ainsi, peuvent dispenser de la production de l’affidavit.

651. (1) Lorsqu’il n’existe pas d’exécuteur testamentaire ni d’administrateur pour le défunt, ou lorsqu’il y a un exécuteur testamentaire ou un administrateur et qu’aucune action visée à l’article 650 n’est intentée, dans les six mois qui suivent le décès du défunt, par l’exécuteur testamentaire ou l’administrateur, cette action peut être intentée par toutes les personnes ou par l’une quelconque des personnes qui auraient bénéficié de l’action si elle avait été intentée par l’exécuteur testamentaire ou l’administrateur.

(2) Toute action ainsi intentée doit être à l’avantage des mêmes personnes et est, autant que possible, soumise aux mêmes règlements et à la même procédure que si elle était intentée par l’exécuteur testamentaire ou l’administrateur.

652. (1) Lorsque l’indemnité n’a pas été autrement répartie, le tribunal peut la partager entre les personnes y ayant droit.

(2) Le tribunal, à sa discrétion, peut différer la répartition de la somme à laquelle les mineurs ont droit et peut ordonner le paiement sur le fonds non réparti. [Non souligné dans l’original.]

[14]      L’article 572 de la même Loi traitant des abordages énonce la clause de prescription suivante, qui est différente de celle qui se trouve à l’article 649, sous la partie XIV traitant des accidents de navigation :

572. (1) Nulle action n’est soutenable aux fins d’exercer une réclamation ou un privilège contre un bâtiment ou contre ses propriétaires relativement à toute avarie ou perte causée à un autre bâtiment, sa cargaison ou son fret, ou à des biens à bord de ce bâtiment, ou relativement à des dommages-intérêts pour mort ou blessures d’une personne à bord du bâtiment, occasionnées par la faute du premier bâtiment, que ce bâtiment soit entièrement ou partiellement en faute, à moins que les procédures ne soient intentées dans un délai de deux ans à compter de la date à laquelle l’avarie ou la perte ou la mort ou les blessures ont été causées.

(2) Une action n’est pas soutenable en vertu de la présente partie aux fins de recouvrer quelque contribution en raison du paiement d’une part excessive de dommages-intérêts pour mort ou blessures, à moins que les procédures ne soient intentées dans l’année qui suit la date du paiement.

(3) Tout tribunal compétent pour connaître d’une action à laquelle se rapporte le présent article peut, conformément aux règles du tribunal, proroger les délais prévus aux paragraphes (1) ou (2) dans la mesure et aux conditions qu’il juge convenables, et s’il est convaincu qu’il ne s’est présenté, au cours de ce délai, aucune occasion raisonnable de saisir le navire du défendeur dans les limites de la juridiction qui lui est attribuée ou dans les limites des eaux territoriales du pays auquel appartient le navire du demandeur ou dans lequel le demandeur réside ou a son principal lieu d’affaires, il doit proroger les délais d’une période suffisante pour procurer cette occasion raisonnable. [Non souligné dans l’original.]

[15]      L’article 649 a été modifié par l’article 17 des L.C. 1998, ch. 16, de la façon suivante :

649. Une seule action est recevable à l’égard de la même plainte, et toute action de ce genre doit être intentée dans les deux ans qui suivent le décès du défunt. [Non souligné dans l’original.]

[16]      Les parties conviennent, pour les fins de la présente requête, que la modification de 1998 n’est pas rétroactive à la date à laquelle les demandeurs ont intenté leur action.

[17]      L’article 39 de la LCF incorporant les lois provinciales en matière de prescription dans certaines circonstances est rédigé dans les termes suivants :

39. (1) Sauf disposition contraire d’une autre loi, les règles de droit en matière de prescription qui, dans une province, régissent les rapports entre particuliers s’appliquent à toute instance devant la Cour dont le fait générateur est survenu dans cette province.

(2) Le délai de prescription est de six ans à compter du fait générateur lorsque celui-ci n’est pas survenu dans une province. [Non souligné dans l’original.]

[18]      L’article 32 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 31] de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif [L.R.C. (1985), ch. C-50 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 21)] (LRECA) au même effet est rédigé dans les termes suivants :

32. Sauf disposition contraire de la présente loi ou de toute autre loi fédérale, les règles de droit en matière de prescription qui, dans une province, régissent les rapports entre particuliers s’appliquent lors des poursuites auxquelles l’État est partie pour tout fait générateur survenu dans la province. Lorsque ce dernier survient ailleurs que dans une province, la procédure se prescrit par six ans. [Non souligné dans l’original.]

APERÇU DU JUGEMENT SUCCESSION ORDON c. GRAIL

[19]      Les motifs du jugement de la Cour suprême du Canada portent sur un certain nombre d’appels se rapportant à deux actions intentées devant la Cour de l’Ontario (Division générale) [[1993] O.J. no 1357 (QL)] par suite de deux accidents de bateau survenus dans les eaux navigables de l’Ontario. L’une de ces actions concernait une demande présentée par suite d’un accident de navigation mortel par l’épouse et les enfants de Bernard Ordon, qui s’est noyé quand l’embarcation de plaisance dans laquelle il prenait place et qui était pilotée par son propriétaire Larry Grail a coulé sur le lac Érié (l’action du lac Érié). Les autres actions découlent d’une collision entre deux embarcations de plaisance sur le lac Joseph qui a fait deux morts et plusieurs blessés graves (les actions du lac Joseph).

[20]      Comme en l’espèce, les déclarations dans ces appels comprenaient plusieurs demandes à titre personnel et d’autres demandes distinctes en dommages-intérêts présentées par l’exécuteur testamentaire en vertu de la LFO; une demande fondée sur la LDFO visait le manque à gagner, la perte de soutien, la perte de services, les débours, le traumatisme personnel et le choc nerveux causés par le décès du conjoint, ainsi que la perte de conseils, de soins et de compagnie. Les enfants ont également présenté une demande en réparation au titre de la perte de conseils, de soins et de compagnie sous le régime de la LDFO. L’action du lac Érié a été déposée moins d’un an après l’accident.

[21]      Les actions du lac Joseph présentaient un certain nombre d’autres caractéristiques : tout d’abord, toutes les actions ont été intentées après le délai d’un an prévu à l’article 649 de la Loi, mais dans le délai de deux ans prévu à l’article 572 de la Loi et dans le délai de deux ans prévu dans la LDFO. Deuxièmement, dans l’une des actions du lac Joseph, les demandeurs incluaient dans les personnes à charge les frères et sœurs du défunt, qui ne sont pas visés par la définition de personnes à charge donnée à la partie XIV de la Loi. Troisièmement, la Loi a été plaidée de façon subsidiaire. Enfin, les actions ont été intentées exclusivement devant la Cour de l’Ontario (Division générale).

[22]      Le jugement de la Cour et les motifs rédigés par les juges Iacobucci et Major illustrent certaines caractéristiques du droit maritime canadien, qui traite de toutes les demandes concernant des questions maritimes et d’amirauté et qui ressortit à la compétence législative fédérale. Tout d’abord, le droit maritime canadien ne se restreint pas au droit anglais applicable en matière d’amirauté au moment où celui-ci a été incorporé au droit canadien en 1934 [Loi de la marine marchande du Canada, 1934, S.C. 1934, ch. 44]; le droit maritime canadien doit être interprété dans le contexte moderne du commerce et des expéditions par eau. Deuxièmement, les sources du droit maritime canadien sont variées : elles sont à la fois législatives et non législatives, nationales et internationales, de common law et civilistes. Troisièmement, le contenu du droit maritime canadien sur le fond n’est limité ni au droit anglais (en grande partie de common law) qui existait en 1934, ni aux lois qui ont été adoptées par le Parlement; il englobe aussi les règles de droit qui se sont développées au gré des précédents judiciaires. Si le Parlement n’a pas adopté de dispositions législatives, les principes non législatifs qui ont été incorporés au droit maritime canadien restent applicables. Quatrièmement, le droit maritime canadien n’est ni statique ni figé; il peut être réformé par les tribunaux, ce qui en permet l’évolution quand les critères applicables sont respectés.

[23]      Dans l’arrêt Succession Ordon c. Grail, précité, la Cour suprême du Canada a statué que la LDFO et la LFO, qui sont des lois de portée générale, n’étaient pas pertinentes pour le règlement des appels dont elle était saisie puisque les principales caractéristiques de ces lois pouvaient être reconnues et adaptées dans le droit maritime canadien réformé, ressortissant à la compétence fédérale, applicable à une demande en réparation du préjudice résultant d’un accident de navigation mortel formulée en application de ses sources non législatives, dans la mesure où il était possible de procéder à la réforme judiciaire.

[24]      En particulier, la Cour suprême du Canada :

a) a reconnu qu’une demande en réparation du préjudice résultant d’un accident de navigation mortel présentée par une personne à charge pouvait inclure une demande pour perte de conseils, de soins et de compagnie parce que le Parlement n’avait pas défini, à l’article 646 de la Loi, la portée des chefs reconnus de dommages-intérêts et qu’un changement était nécessaire « pour que les règles non législatives du droit maritime concordent avec les conceptions modernes d’équité et de justice et suivent en outre “l’évolution et le dynamisme de la société” » (à la page 509);

b) a refusé d’étendre la liste des personnes à charge admises à présenter une demande en réparation du préjudice résultant d’un accident de navigation mortel qui figure dans la Loi pour y inclure les frères et sœurs de la victime parce que le Parlement avait donné une définition des personnes à charge qui excluait les frères et sœurs. La Cour en donne la raison à la page 511 :

Le Parlement a prévu dans la Loi sur la marine marchande du Canada qui peut demander réparation dans le cas d’un accident mortel. En modifiant la loi pour élargir la catégorie des personnes admises à agir, notre Cour effectuerait une modification législative et non une modification judiciaire.

c) a élargi le droit maritime canadien pour y inclure les actions en négligence intentées par l’exécuteur testamentaire par suite de la négligence commise à l’égard du défunt de la même manière que le défunt aurait pu le faire de son vivant et avec les mêmes droits. La Cour a complété cette réforme en notant qu’il n’y avait pas de disposition analogue à l’article 38 de la LFO en droit maritime canadien et que la réforme devait se faire en supprimant la fin de non-recevoir prévue par la common law qui empêche la survie des actions en justice dans le domaine maritime (à la page 515); et

d) a statué que la Loi renfermait deux délais de prescription différents, chacun pouvant s’appliquer à une demande en réparation du préjudice résultant d’un accident mortel présentée par une personne à charge à la suite d’une collision maritime : l’article 649 énoncé à la partie XIV de la Loi prévoyant un délai de prescription d’un an, et l’article 572 de la partie IX de la Loi, prévoyant un délai de prescription de deux ans. La Cour a tranché en faveur du délai de deux ans, en déclarant que la partie XIV de la Loi n’était pas un code complet, que la logique et le fondement du délai de prescription de deux ans se trouvaient dans la Convention pour l’unification de certaines règles en matière d’abordage [23 septembre 1910, [1913] B.T.S. no 4], dans le libellé clair de l’article 572 et dans la règle d’interprétation stricte des dispositions concernant les délais de prescription. Par conséquent, aucune des actions du lac Joseph n’était prescrite, aux termes de la loi fédérale, c’est-à-dire l’article 572 de la Loi.

[25]      Ayant ainsi tranché l’affaire, la Cour n’a pas traité de certaines questions sur lesquelles la Cour d’appel de l’Ontario s’était prononcée. Les juges Iacobucci et Major déclarent ceci au paragraphe 139 [page 527] :

Comme nous avons conclu que le délai de prescription applicable aux actions du lac Joseph est celui de deux ans prévu par la loi, il n’est pas nécessaire d’examiner la question soulevée dans le jugement de la Cour d’appel quant à savoir si l’arrêt de notre Cour Basarsky c. Quinlan, précité, peut s’appliquer pour justifier que le tribunal proroge à sa discrétion le délai de prescription légal. Il est également inutile d’examiner l’argument avancé par les demandeurs à l’effet que le principe de connaissance du dommage doit s’appliquer aux faits de la présente espèce de manière que, vu les modifications récentes apportées au droit relativement à l’applicabilité des lois provinciales dans une affaire maritime, les demandeurs soient autorisés à se prévaloir du délai de prescription d’un an même s’ils ont présenté leurs demandes plus d’un an après l’accident.

[26]      En ce qui concerne la capacité ou la compétence inhérente de la Cour de proroger un délai de prescription, la Cour d’appel de l’Ontario s’était exprimée de la manière suivante, à la page 676 de Ordon Estate v. Grail (1996), 30 O.R. (3d) 643 :

[traduction] Bien que nous nous sentions logiquement tenus de conclure que seul le délai de prescription de la partie XIV peut s’appliquer dans les cas d’accidents mortels dont nous sommes saisis, nous croyons fermement qu’il serait extrêmement injuste de nier aux demandeurs les redressements qu’ils réclament dans les circonstances. Selon l’argument subsidiaire des demandeurs, la Cour devrait s’appuyer sur sa compétence inhérente pour proroger au besoin le délai : voir Basarsky c. Quinlan, [1972] R.C.S. 380, 24 D.L.R. (3d) 720. À notre avis, les circonstances spéciales qui justifieraient une telle prorogation existent en l’espèce. Avant que la Cour d’appel de la Colombie-Britannique rende son jugement dans l’affaire Shulman qui, il convient de noter, a été prononcé après l’introduction des trois actions du lac Joseph, on croyait que les demandes en réparation du préjudice résultant d’un accident de navigation mortel pouvaient se fonder sur des lois provinciales (en Ontario, la partie V de la Loi sur le droit de la famille) : voir Palleschi v. Romita, jugement rendu par la Cour de district de l’Ontario, le 4 mars 1988, [1988] O.J. 822; Le Vae Estate v. The « Giovanni Amendola » (1955), 1 D.L.R. (2d) 117 (C.É.). En outre, les défendeurs étaient au courant des demandes formulées dans toutes les actions. Personne n’a laissé entendre que la prorogation du délai de prescription, en cas de besoin, pour permettre aux demandeurs de formuler leurs demandes aurait pour effet de causer préjudice aux défendeurs.

À notre avis, une grave injustice serait commise si on ne reconnaissait pas aux demandeurs dans les actions du lac Joseph le droit de poursuivre leurs actions en raison du délai de prescription d’un an énoncé à l’article 649 de la Loi sur la marine marchande du Canada. Par conséquent, nous sommes d’avis de proroger ce délai pendant toute la période nécessaire, conformément au raisonnement énoncé dans l’arrêt Basarsky. [Non souligné dans l’original.]

ANALYSE

a)         Observations préliminaires

[27]      Dans l’arrêt Succession Ordon c. Grail, précité, la Cour suprême du Canada a insisté sur l’importance d’indiquer clairement quelles sont les demandes qui seraient prescrites (paragraphe 122 [pages 518 et 519]). Les demandes en l’espèce sont des demandes en réparation du préjudice résultant d’un accident mortel formulées par des personnes à charge qui, selon la conclusion de la Cour, peuvent être visées par deux délais de prescription différents prévus dans la même Loi. Toutefois, en l’espèce, l’article 572 n’est d’aucune utilité aux demandeurs parce que leurs demandes ne découlent pas d’une collision maritime. La Cour suprême du Canada s’exprime ainsi sur la question des deux délais de prescription, au paragraphe 135 [page 525] :

Les deux délais s’appliquent aux demandes en réparation du préjudice résultant d’un accident mortel formées par des personnes à charge. La seule différence de fond entre les deux est que le par. 572(1) ne s’applique que dans le cas de collisions tandis que l’art. 649 s’applique à toute demande en réparation du préjudice résultant d’un accident mortel présentée par une personne à charge. [Non souligné dans l’original.]

[28]      La Cour suprême du Canada a également déclaré ceci, au paragraphe 125 [page 521] :

Il faut présumer qu’en adoptant ce qui constitue aujourd’hui la partie XIV sans supprimer ailleurs dans la Loi les renvois aux demandes en réparation du préjudice consécutif à un décès, le Parlement voulait que ces diverses dispositions coexistent et soient interprétées en fonction les unes des autres. [Non souligné dans l’original.]

[29]      Les parties ont convenu que la modification apportée en 1998 à l’article 649 de la Loi, qui prévoit maintenant un délai de prescription de deux ans, n’est pas rétroactive à la date à laquelle les demandeurs ont intenté leur action. Il en résulte donc que le délai de prescription applicable pour l’introduction de l’action est le délai d’un an calculé à compter du décès de M. Nicholson et dont il est question à l’article 649 de la Loi, à moins que les autres principes juridiques débattus par les demandeurs puissent être invoqués pour apporter des réserves concernant ce délai de prescription d’un an ou en retarder l’application.

b)         Le principe de la possibilité de découvrir le dommage

[30]      Ce principe a pour objet d’atténuer la rigueur des délais de prescription, particulièrement ceux qui sont courts; son effet est de reporter le point de départ du délai de prescription jusqu’à ce que le demandeur ait pu raisonnablement découvrir qu’il avait une cause d’action.

[31]      Ce principe est enraciné dans le principe de common law de l’équité à l’égard d’un demandeur qui doit être soupesé au regard des justifications traditionnelles en matière de certitude, de valeur probante de la preuve et de diligence sur lesquelles s’appuient les lois relatives à la prescription des actions, bien qu’à l’heure actuelle certaines lois provinciales en matière de prescription aient été modernisées afin de codifier ces principes de common law (voir Novak c. Bond, [1999] 1 R.C.S. 808).

[32]      Ce principe a été récemment appliqué par la Cour suprême du Canada dans les arrêts Murphy c. Welsh; Stoddard c. Watson, [1993] 2 R.C.S. 1069 et Peixeiro c. Haberman, [1997] 3 R.C.S. 549, dans lequel le juge Major dit, au nom de la Cour, au paragraphe 36 [page 563] :

[…] la règle de la possibilité de découvrir le dommage est une règle générale, appliquée pour prévenir l’injustice qu’entraînerait le fait d’interdire à une personne d’intenter une action avant qu’elle ne soit en mesure de le faire.

[33]      Il est important de noter que la règle de la possibilité de découvrir le dommage a trait à la connaissance qu’a le demandeur des faits déterminants donnant naissance à une cause d’action et non à l’ignorance des principes juridiques applicables ou à une erreur commise dans leur application (Peixeiro c. Haberman, précité, au paragraphe 18 [page 557]).

[34]      Qui plus est, dans cette même affaire [à la page 564], le juge Major a adopté le raisonnement du juge Twaddle dans Fehr v. Jacob, [1993] 5 W.W.R. 1 (C.A. Man.), à la page 7, selon lequel « la règle de la possibilité de découvrir le dommage est un outil qui sert à interpréter les textes de loi établissant des délais de prescription » et plus précisément :

[traduction] Toutefois, si le délai court à compter de la date d’un événement qui survient clairement, et sans égard à la connaissance qu’en a la victime, cette règle ne peut prolonger le délai fixé par le législateur.

[35]      L’avocat de Sa Majesté a fait valoir que l’article 649 de la Loi, correctement interprété, obligeait les demandeurs à intenter leur poursuite dans un délai d’un an à compter du « décès du défunt », un événement sans aucun lien avec l’état de leur connaissance quant à savoir s’ils avaient une cause d’action. À mon avis, cet argument n’est pas réaliste et doit être rejeté parce qu’il ne tient pas compte de la cause d’action en l’espèce, qui est fondée sur la violation d’une obligation imposée par la loi relativement aux fonctions de réglementation et d’approbation qui incombent à la Garde côtière canadienne et que les demandeurs ne pouvaient pas connaître. Les demandeurs n’étaient pas au courant des faits déterminants relatifs à leur cause d’action avant que les faits ayant trait aux défauts de construction et aux approbations exigées ne soient révélés à l’enquête. Cette enquête a eu lieu le 18 novembre 1992. Je conviens avec les demandeurs que le délai n’a pas commencé à courir avant le 18 novembre 1992.

[36]      Toutefois, l’acceptation de l’argument des demandeurs sur ce point ne les aide pas. Ils savaient qu’ils avaient une cause d’action contre Sa Majesté le 18 novembre 1992, et pourtant ils n’ont déposé leur déclaration que le 30 mars 1994, soit après que le délai de prescription d’un an a expiré, le 18 novembre 1993. Pour surmonter cette difficulté, les demandeurs font valoir le changement qui s’est opéré dans le droit par rapport à ce qui était généralement compris avant le jugement de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans Shulman (Guardian Ad Litem of) v. McCallum (1993), 105 D.L.R. (4th) 327 et le fait qu’en vertu de la LDFO le délai de prescription commence à courir à compter de « la naissance de la cause d’action ».

[37]      Les arguments des demandeurs ne peuvent être acceptés. Ils vont à l’encontre de ce que la Cour suprême du Canada a statué dans l’arrêt Succession Ordon c. Grail, précité, concernant l’intégrité et l’uniformité du droit maritime canadien, qui ressortit à la compétence législative fédérale, et qui élargirait le fondement du principe de la possibilité de découvrir le dommage au-delà des limites reconnues et restreintes à la connaissance des faits matériels par opposition à l’état du droit. Toutefois, les arguments des demandeurs peuvent être pertinents à la question suivante concernant le pouvoir de la Cour, dans des circonstances spéciales et dans l’exercice de sa compétence inhérente, de déroger aux délais de prescription prévus par la loi.

c)         Le pouvoir de dérogation

[38]      L’avocat des demandeurs, s’appuyant sur Basarsky c. Quinlan, [1972] R.C.S. 380, fait instamment valoir que la Cour a la compétence inhérente de proroger le délai de prescription pour des motifs d’équité et de justice comme l’a fait la Cour d’appel de l’Ontario dans Ordon Estate v. Grail, précité. Malheureusement, je ne peux accepter cette prétention. La Cour n’a tout simplement pas le pouvoir inhérent de faire ce que les demandeurs lui suggèrent de faire et ce, pour plusieurs raisons.

[39]      Tout d’abord, comme l’a fait valoir l’avocat de Sa Majesté, il ressort clairement de Dawe c. Ministre du Revenu national (Douanes et accise) (1994), 174 N.R. 1 (C.A.F.), qu’un délai de prescription ne peut être supprimé ou prorogé en l’absence d’un pouvoir législatif clair (paragraphe 18 [page 4]). Loin de conférer un tel pouvoir législatif, le Parlement a indiqué que notre Cour ne devait pas avoir le pouvoir de proroger le délai de prescription en vertu de l’article 649 de la Loi. À cet égard, il faut opposer l’article 572 à l’article 649 de la Loi. En vertu du paragraphe 572(3), le Parlement a expressément conféré à la Cour le pouvoir de proroger le délai de prescription qui y est prévu; à l’article 649, il lui a refusé ce pouvoir. Qui plus est, le Parlement a confirmé sa volonté quand il a modifié l’article 649 en 1998 pour porter à deux ans le délai de prescription; il n’a conféré à la Cour aucun pouvoir de prorogation.

[40]      Deuxièmement, la nécessité de s’appuyer sur un pouvoir législatif exprès pour supprimer ou proroger un délai de prescription est confirmée par une abondante jurisprudence de la Cour suprême du Canada au sujet de la compétence générale de la Cour fédérale et a été exprimée dans une série de décisions commençant avec ITOInternational Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc. et autre, [1986] 1 R.C.S. 752 pour culminer dans Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626. Cette jurisprudence indique clairement que l’attribution législative de compétence est l’une des trois conditions permettant à la Cour d’exercer sa compétence et qu’entre la Cour et les cours supérieures des provinces, ce sont ces dernières qui jouissent de cette compétence inhérente. À ce sujet, le juge Bastarache déclare ceci au paragraphe 35 [page 658] de l’arrêt Canadian Liberty Net, précité :

À mon avis, la théorie de la compétence inhérente a pour effet de garantir que, une fois analysées les diverses attributions législatives de compétence, il y aura toujours un tribunal habilité à statuer sur un droit, indépendamment de toute attribution législative de compétence. Le tribunal qui jouit de cette compétence inhérente est la juridiction de droit commun, c’est-à-dire la cour supérieure de la province. Cette théorie n’a pas pour effet de limiter restrictivement une attribution législative de compétence; de fait, elle ne prévoit rien quant à la façon dont une telle attribution doit être interprétée. Comme l’a souligné le juge McLachlin dans l’arrêt Fraternité, précité, au par. 7, il s’agit d’une « compétence résiduelle ». Dans un système fédéral, la théorie de la compétence inhérente ne justifie pas d’interpréter restrictivement les lois fédérales conférant compétence à la Cour fédérale.

[41]      Pour conclure sur ce point, le Parlement n’a nulle part dans la Loi conféré directement ou implicitement à notre Cour le pouvoir de supprimer ou de proroger le délai de prescription prévu à l’article 649, et il le lui a expressément refusé en 1998; notre Cour n’a donc pas de compétence inhérente pour proroger le délai de prescription, une notion qui, si elle était acceptée, entrerait à mon avis en conflit avec le principe général selon lequel la compétence inhérente d’un tribunal ne peut être exercée de façon à aller à l’encontre d’une loi (voir Baxter Student Housing Ltd., et al. c. College Housing Co-operative Ltd. et al., [1976] 2 R.C.S. 475, à la page 480).

d)         Une cause d’action non prévue dans la loi

[42]      L’avocat des demandeurs prétend que ceux-ci ont le droit de présenter une demande en réparation du préjudice résultant d’un accident de navigation mortel causé par la faute d’autrui en vertu des principes non législatifs du droit maritime canadien, demande qui soit n’était pas prescrite au moment d’intenter l’action, soit n’est assujettie à aucune restriction ou prescription législative.

[43]      On n’a pas expliqué à la Cour ce que pouvait englober une demande en réparation « du préjudice résultant d’un accident de navigation mortel causé par la faute d’autrui », fondée sur la common law, et quelle différence il y avait entre ce type de demandes et les demandes formulées par les personnes à charge à la suite d’un accident mortel qui sont reconnues par la loi.

[44]      Les arrêts cités par les demandeurs confirment que la common law anglaise a répondu au problème que pose le préjudice résultant d’un décès causé par la faute d’autrui en n’en tenant pas compte, c’est-à-dire en ne le reconnaissant pas. Dans Monaghan v. Horn (1882), 7 R.C.S. 409, à la page 420, le juge en chef Ritchie dit ceci :

[traduction] Aucune action civile ne peut être exercée en common law pour un préjudice qui a entraîné la mort […] ce n’est pas en common law un motif qui peut fonder une action en dommages-intérêts […]

[45]      Cette opinion est confirmée dans Succession Ordon c. Grail, précité, où les juges Iacobucci et Major ont fait l’historique des demandes en réparation du préjudice résultant d’un accident mortel en droit maritime canadien et dit, au paragraphe 52 [page 477] :

Avant l’adoption de la Fatal Accidents Act, 1846 (U.K.), 9 & 10 Vict., ch. 93 (la « Lord Campbell’s Act »), toutes les demandes qu’aurait pu former la victime dont le décès avait été causé par l’omission ou l’actif fautif d’autrui (en contexte maritime ou autre) s’éteignaient avec elle, conformément à la maxime de common law actio personalis moritur cum persona. La Lord Campbell’s Act remédiait à cette lacune en conférant aux personnes à charge de la victime décédée le droit de poursuivre l’auteur de l’omission ou de l’acte fautif ayant causé sa mort.

[46]      J’accepte sur ce point les prétentions de l’avocat de Sa Majesté selon lesquelles une demande en réparation du préjudice résultant d’un accident mortel formulée par une personne à charge est une création de la loi, dont le but est précisément de remédier à la lacune de la common law et que, lorsque le Parlement légifère, comme il l’a fait, c’est la disposition qu’il a adoptée qui s’applique.

[47]      La proposition concernant cette création de la loi est manifestement justifiée au paragraphe 105 [page 510] de l’arrêt Succession Ordon c. Grail, précité :

La demande en réparation du préjudice résultant d’un accident mortel formulée par une personne à charge est une création de la loi, qui trouve sa source dans la Lord Campbell’s Act et qui continue à exister en droit maritime en vertu de la Loi sur la marine marchande du Canada. En l’absence d’un texte législatif autorisant cette demande, l’ancienne fin de non-recevoir prévue par la common law et empêchant les actions fondées sur le décès d’autrui s’appliquerait : Baker c. Bolton, précité. C’est donc dans la loi pertinente et nulle part ailleurs qu’il faut chercher qui sont les personnes admises à demander réparation.

[48]      La proposition voulant que ce soit la disposition législative adoptée qui s’applique est énoncée au point 6 du paragraphe 71 [page 490] de l’arrêt précité :

6. Dans le cas où le Parlement n’a pas adopté de dispositions législatives pour régir une question de droit maritime, les principes non législatifs qui ont été incorporés au droit maritime canadien et formulés par les tribunaux canadiens restent applicables, et il faudrait recourir à ces principes avant d’examiner s’il y a lieu d’appliquer le droit provincial à la solution d’un point litigieux dans une action en matière maritime : ITO, précité, aux pp. 781 et 782; Bow Valley Husky, précité, à la p. 1260. [Non souligné dans l’original.]

[49]      À partir de ces facteurs, je ne peux conclure à l’existence d’une source non législative pour la poursuite des demandes formulées par les demandeurs.

e)         La suspension des délais de prescription

[50]      Les demandeurs font valoir qu’il n’y a pas de précédents sur la question de savoir si l’article 39 de la LCF s’applique de façon à incorporer la suspension des lois provinciales en matière de prescription, de même que les délais de prescription eux-mêmes.

[51]      Les demandeurs prétendent qu’en l’absence de dispositions législatives expresses à l’effet contraire, une grave injustice serait commise si une partie à un litige, frappée d’incapacité juridique, qui demande réparation du préjudice résultant d’un décès causé par la faute d’autrui en contexte de droit maritime pouvait faire valoir les dispositions suspensives dans des actions intentées devant les cours supérieures provinciales, mais non dans des actions intentées devant notre Cour. Cet argument est hors de propos parce que, si une demande en réparation du préjudice résultant d’un accident mortel formulée par une personne à charge était intentée devant une cour supérieure provinciale, celle-ci appliquerait le droit fédéral, y compris les lois provinciales en matière de prescription incorporées dans le droit fédéral. La question reste de savoir si l’article 39 de la LCF ou l’article 32 de la LRECA porte atteinte à l’incorporation de la disposition suspensive énoncée à l’article 47 de la LPAO.

[52]      Comme nous l’avons déjà noté, la fille Caely est née le 22 septembre 1974, elle avait 17 ans au moment du décès de son père et elle est devenue majeure en vertu du droit ontarien ou, selon l’argument subsidiaire en vertu du droit maritime canadien, le 22 septembre 1992, quand elle a eu 18 ans; la présente action a été intentée le 30 mars 1994. Le fils Michael est né le 28 janvier 1978, il n’avait que 14 ans au décès de son père, et a eu 18 ans le 28 janvier 1996, soit après l’introduction de l’action.

[53]      L’article 47 de la LPAO est rédigé dans les termes suivants :

47. Lorsqu’une personne ayant le droit d’intenter une action mentionnée à l’article 45 ou 46 est, à la date où la cause d’action prend naissance, mineure, […] le délai de prescription se calcule à compter de la date à laquelle cette personne a atteint sa majorité […]

[54]      Je note que les articles 45 et 46 de la LPAO se trouvent à la partie III de cette Loi intitulée « Actions personnelles », et traitent d’actions particulières. Le paragraphe 45(2) de la LPAO dispose que l’article « ne vise pas l’action dont une loi précise expressément le délai de prescription ». La partie V [article 61] de la LDFO porte sur les demandes en dommages-intérêts formulées par une personne à charge et impose un délai de prescription de deux ans.

[55]      Dans l’affaire Welsh/Stoddard, précitée, le juge Major, s’exprimant au nom de la Cour, a analysé le rapport qui existe entre le paragraphe 180(1) du Code de la route de l’Ontario [L.R.O. 1980, ch. 198] (CRO) prévoyant un délai de prescription de deux ans et l’article 47 de la LPAO. Il déclare que l’article 47 a pour but de « [reporter] le moment où le délai de prescription commence à courir, lorsque la partie demanderesse est frappée d’une incapacité juridique ». La question principale était de savoir si l’article 47 de la LPAO reportait le point de départ du délai de prescription prévu au paragraphe 180(1) du CRO.

[56]      La Cour a conclu que le point de départ du délai de prescription avait effectivement été reporté. Le juge Major expose, à la page 1079, son raisonnement dans les termes suivants :

Pour déterminer l’intention du législateur, une présomption de cohérence entre des lois connexes s’applique. Des dispositions ne sont présumées incompatibles que si elles ne peuvent coexister. Le paragraphe 180(1) et l’art. 47 ne sont pas incompatibles à première vue. Le paragraphe 180(1) fixe la durée du délai de prescription. L’article 47 précise le moment où le délai de prescription commence à courir. Leur coexistence n’entraîne pas de résultats absurdes. Le seul fait que le par. 180(1) établisse un court délai de prescription n’empêche pas le report en cas d’incapacité. Les alinéas 45(1)h) et i) de la Loi sur la prescription des actions fixent des délais de prescription de deux ans et l’al. 45(1)m), un délai de prescription d’un an, lesquels sont tous assujettis à l’application de l’art. 47. La coexistence d’un court délai de prescription et d’une règle en prévoyant le report ne constitue pas un résultat absurde.

[57]      Aux pages 1080 et 1081, le juge Major ajoute ceci :

Le délai de prescription établi au par. 180(1) favorise le défendeur parce qu’il répond aux justifications en matière de certitude et de preuve. L’élément de la diligence ne saurait servir à justifier le par. 180(1). Implicitement, la diligence suppose qu’une personne est au courant des droits qu’elle possède. Les personnes frappées d’une incapacité juridique sont présumées ignorer leurs droits et les recours dont elles disposent et il serait injuste de s’attendre à ce qu’elles fassent preuve de diligence en la matière. Quel que puisse être l’intérêt d’un défendeur dans l’application universelle du délai de prescription de deux ans relatif aux véhicules automobiles, cet intérêt doit être soupesé en fonction des soucis d’équité envers la partie demanderesse frappée d’une incapacité juridique. Si le par. 180(1) excluait l’application de l’art. 47, la personne frappée d’une incapacité juridique serait privée de tout recours à moins que l’incapacité ne prenne fin dans les deux années qui suivent l’accident. Seuls les mineurs de plus de 16 ans et les personnes frappées d’une incapacité mentale à court terme seraient en mesure de mettre à exécution leurs recours. Le préjudice subi par les parties demanderesses frappées d’une incapacité juridique l’emporte sur les avantages qu’il y a à offrir un moyen de défense procédural en matière de responsabilité.

[58]      C’est ainsi que les enfants Lorna Stoddard et Jamie Murphy ont pu intenter leurs actions pour préjudice corporel. Cependant, l’action oblique de Jamie Murphy en vertu de la Loi sur le droit de la famille a été rejetée parce que l’action de sa mère était prescrite.

[59]      Dans l’arrêt Bande indienne Wewayakum c. Canada et Bande indienne Wewayakai (1995), 99 F.T.R. 1 (C.F. 1re inst.), mon collègue le juge Teitelbaum a traité de façon exhaustive, aux pages 57 à 79, du lien qui existe entre l’article 39 de la LCF et la Limitation Act de la C.-B. [R.S.B.C. 1979, ch. 236]. Dans cette affaire, il a été noté que la Loi sur les Indiens [L.R.C. (1985), ch. I-5] ne contenait aucune disposition traitant des délais de prescription. J’adopte son analyse pour les fins de la question dont je suis saisi. Le juge Teitelbaum a déclaré au paragraphe 164 [page 63] que « l’article 39 de la Loi sur la Cour fédérale a pour objectif précis d’élargir l’application des lois provinciales en matière de prescription en incorporant ces lois par renvoi et en enjoignant à la Cour d’appliquer cette prescription non pas à tire de loi provinciale, mais à titre de loi fédérale valide ». Le juge Teitelbaum a renvoyé à de nombreuses décisions judiciaires concernant la notion d’incorporation par renvoi, y compris aux observations du juge Urie dans Meherally c. M.R.N., [1987] 3 C.F. 525 (C.A.).

[60]      L’article 39 de la LCF pose une condition à l’incorporation des lois provinciales en matière de prescription en utilisant les mots suivants : « Sauf disposition contraire d’une autre loi », et, en anglais « Except as expressly provided by any other Act » (non souligné dans l’original). L’objet de cette exception est manifeste : si le Parlement a traité de prescription dans une loi fédérale, celle-ci traite du sujet de façon à éviter toute incompatibilité dans l’application des lois fédérales qui résulterait de l’incorporation des lois provinciales; la cohérence législative en est donc l’objet.

[61]      La question qu’il faut se poser pour trancher l’espèce est de savoir si l’article 649 de la Loi, qui prévoit que « toute action de ce genre doit être intentée dans les douze mois » limite l’incorporation des dispositions de la LPAO, et plus précisément de l’article 47, qui reporte le point de départ du délai de prescription dans le cas de mineurs. L’article 649 de la Loi peut-il s’appliquer de concert avec les arrêts de l’article 47 de la LPAO d’après le raisonnement exposé par le juge Major dans Welsh /Stoddard, précité, particulièrement si l’on tient compte du fait que l’équité consiste à ne pas priver une personne d’intenter une action quand elle est frappée d’incapacité juridique?

[62]      J’en suis venu à la conclusion que la prescription imposée par le Parlement à l’article 649, dans le contexte de la partie XIV, qui traite des demandes en réparation du préjudice résultant d’un accident de navigation mortel formulées par des personnes à charge, empêche l’application de l’article 47 de la LPAO. Comme l’a déclaré la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Succession Ordon c. Grail, précité, la nature de la demande que l’on dit prescrite doit être analysée. La partie XIV de la Loi traite, je le répète, des demandes en réparation du préjudice résultant d’un accident mortel présentées par des personnes à charge. La partie XIV de la Loi 1) définit les personnes à charge comme incluant les enfants, quel que soit leur âge; 2) autorise une action en dommages-intérêts dans le cas du décès d’une personne causé par un acte fautif; 3) stipule que toute action en vertu de cette partie doit être à l’avantage des personnes à charge et, sauf indication contraire, doit être intentée par l’exécuteur testamentaire ou l’administrateur du défunt ou en son nom; 4) limite le nombre d’actions à une et précise l’objet de la plainte; 5) exige le dépôt d’un affidavit indiquant que les personnes au nom desquelles l’action est intentée sont les seules personnes qui ont droit d’en bénéficier.

[63]      La nature de la demande, celle d’une personne à charge, qui exige l’inclusion des mineurs dans cette demande, ne peut mener qu’à la conclusion que l’incorporation des dispositions suspensives de l’article 47 de la LPAO dans le cas des mineurs est incompatible avec le régime législatif établi à la partie XIV. À mon avis, la raison d’être de l’article 47, qui empêche un mineur, frappé d’incapacité juridique, de demander réparation, est contraire à l’objectif d’une demande en réparation du préjudice résultant d’un accident mortel présentée par une personne à charge.

[64]      La Loi prévoit pour un mineur qui formule une demande en réparation du préjudice résultant d’un accident mortel une réparation qui ne devrait pas être reportée jusqu’à ce qu’il atteigne l’âge de la majorité pour obtenir les avantages prévus par le Parlement.

f)          La demande de la succession

[65]      Comme il a été noté, dans l’arrêt Succession Ordon c. Grail, précité, la Cour suprême du Canada a réformé le droit maritime canadien en supprimant la fin de non-recevoir de la common law à la survie d’une action, autorisant ainsi la succession du défunt à poursuivre une action (qui ne comprend pas les dommages-intérêts réclamés pour le décès ou la perte de l’espérance de vie (page 517)). Cette action de common law, connue sous le nom de « survival action », est par sa nature même différente d’une demande en réparation du préjudice résultant d’un accident mortel présentée par une personne à charge à laquelle la partie XIV de la Loi s’applique. En raison de cette distinction, l’article 649 de la Loi, qui traite des demandes en réparation du préjudice résultant d’un accident mortel formulées par les personnes à charge, ne peut s’appliquer pour faire échec à cette nouvelle cause d’action, qui n’est pas une demande formulée par une personne à charge. L’avocat de Sa Majesté a reconnu cela en indiquant qu’il y avait une question sérieuse à instruire. Le délai de prescription de deux ans prévu dans la LPAO s’appliquerait en raison du principe de l’incorporation par renvoi prévu à l’article 39 de la LCF et à l’article 32 de la LRECA.

DISPOSITIF

[66]      Toutes les demandes formulées dans la présente action, sauf une seule, sont prescrites en vertu de l’article 649 de la Loi; l’action intentée par la succession de Michael Nicholson peut être poursuivie, étant donné qu’elle n’est pas visée par le délai de prescription.

[67]      La requête en jugement sommaire est accueillie en partie. Sa Majesté ayant eu gain de cause en grande partie, les dépens lui sont adjugés.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.