[2000] 4 C.F. 426
A-699-99
Énergie atomique du Canada Limitée (appelante)
c.
Sierra Club du Canada (intimé)
et
Le ministre des Finances du Canada, le ministre des Affaires étrangères du Canada, le ministre du Commerce international du Canada et le procureur général du Canada (intimés)
Répertorié : Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances) (C.A.)
Cour d’appel, juges Robertson, Evans et Sharlow, J.C.A.—Ottawa, 28 mars et 15 mai 2000.
Pratique — Affidavits — Appel incident d’une ordonnance accordant l’autorisation de déposer un affidavit supplémentaire et de nouveaux documents décrivant l’évaluation environnementale entreprise en vertu des lois chinoises — La demande porte sur le contrôle judiciaire de la décision du gouvernement fédéral de fournir une aide financière en vue de la vente à la Chine de réacteurs nucléaires et de leur construction, sans soumettre le projet à une évaluation environnementale en vertu de l’art. 5(1)b) de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale (LCÉE) — Le Sierra Club demande une déclaration portant que la construction en Chine doit être soumise à une évaluation environnementale en vertu de la loi canadienne — Énergie atomique du Canada Limitée (ÉACL) et le gouvernement, intimés, soutiennent que la LCÉE ne s’applique pas et que, si elle s’applique, ils ont des moyens de défense valables en vertu des art. 8, 54 — Les documents sont techniques et volumineux — L’appel incident est rejeté — Les documents sont pertinents dans le cadre de la défense présentée par ÉACL en vertu de l’exemption prévue à l’art. 54(2)b), qui prévoit l’équivalence des processus prévus à la Loi lorsque des ententes sont prises entre pays pour la tenue d’une évaluation environnementale compatible avec la LCÉE — Il suffit de démontrer la pertinence quant à une des questions en litige — Les documents sont aussi potentiellement pertinents quant à l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour de refuser d’accorder une réparation (c.-à.-d. une ordonnance annulant la décision de fournir une aide financière) — Si le moyen de défense est démontré, l’objectif de la LCÉE est atteint et ce serait du gaspillage d’exiger une autre évaluation — Les réparations discrétionnaires ne sont pas accordées lorsqu’elles ne servent pas une fin utile — L’avantage pour l’intervenante d’une autorisation de déposer les documents, ainsi que pour la Cour dans son examen, compense tout préjudice qui pourrait être causé à la demanderesse par le retard.
Pratique — Ordonnances de confidentialité — Appel du refus d’accorder une ordonnance de confidentialité au sujet des documents décrivant l’évaluation environnementale entreprise en vertu des lois chinoises — Les documents sont allégués contenir des renseignements commerciaux délicats — Ils ont été préparés par les Chinois ou avec leur aide — La demande porte sur le contrôle judiciaire de la décision du gouvernement fédéral de fournir une aide financière en vue de la vente à la Chine de réacteurs nucléaires et de leur construction, sans soumettre le projet à une évaluation environnementale en vertu de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale — Appel rejeté (juge Robertson, J.C.A., dissident) — Après examen de la nature du litige et évaluation de l’intérêt du public à la publicité du processus judiciaire, le juge des requêtes n’a pas accordé trop d’importance à ce facteur, même si la confidentialité n’est demandée que pour trois documents dont le contenu est très technique — La transparence du processus d’évaluation et la participation du public ont une importance fondamentale dans le cadre de la LCÉE — Le juge des requêtes a donné trop de poids au fait que ÉACL voulait déposer les documents « volontairement », erreur qui n’entache pas sa décision du fait que 1) en l’instance, une très grande importance doit être accordée à la publicité; 2) un résumé des rapports peut dans une certaine mesure compenser l’absence des originaux; 3) la demande de confidentialité reposant sur la crainte de perdre des occasions d’affaires se situe au bas de l’échelle de la confidentialité — Le juge des requêtes n’était pas tenu d’examiner les documents avant d’examiner la demande d’ordonnance de confidentialité, compte tenu de leur volume, de leur complexité et du fait qu’ils étaient disponibles sous forme de précis.
Juges et tribunaux — Publicité du processus judiciaire — Appel du refus d’accorder une ordonnance de confidentialité au sujet des documents décrivant l’évaluation environnementale entreprise en vertu des lois chinoises — Les documents ont été préparés par les Chinois ou avec leur aide — La demande porte sur le contrôle judiciaire de la décision du gouvernement fédéral de fournir une aide financière en vue de la vente à la Chine de réacteurs nucléaires et de leur construction, sans soumettre le projet à une évaluation environnementale en vertu de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale — La transparence du processus d’évaluation et la participation du public ont une importance fondamentale dans le cadre de la Loi — Même si les intérêts commerciaux d’ÉACL sont directement mis en cause dans ce litige, la demande porte sur l’allégation de manquement aux obligations découlant de la loi — Après examen de la nature du litige et évaluation de l’intérêt du public à la publicité du processus judiciaire, le juge des requêtes n’a pas accordé trop d’importance à ce facteur.
L’appel porte sur le refus du juge des requêtes d’accéder à une demande d’Énergie atomique du Canada Limitée (ÉACL) de traiter certains documents comme confidentiels, alors que l’appel incident porte sur l’ordonnance autorisant le dépôt d’un affidavit supplémentaire ainsi que de trois documents dont il est question dans les affidavits déjà déposés, dans une version modifiée par ÉACL en supprimant les passages délicats.
La demande porte sur le contrôle judiciaire de la décision du gouvernement fédéral de fournir une aide financière en vue de la vente à la Chine de réacteurs nucléaires et de leur construction, sans soumettre le projet à une évaluation environnementale en vertu de l’alinéa 5(1)b) de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale (LCÉE). Le Sierra Club demande une déclaration portant que la construction en Chine doit être soumise à une évaluation environnementale en vertu de la loi canadienne. L’ÉACL et le gouvernement, intimés, soutiennent que la LCÉE ne s’applique pas et que, si elle s’applique, ils ont des moyens de défense valables en vertu des articles 8 et 54. Finalement, ils soutiennent que même s’il y a eu infraction à la législation, la Cour ne devrait pas accorder la réparation demandée étant donné que les autorités chinoises ont procédé à une évaluation environnementale qui équivaut à celle exigée par la législation fédérale.
Les documents en cause ont été préparés soit par les autorités chinoises en chinois, soit par ÉACL avec la participation des responsables chinois du projet. Ils contiennent une quantité considérable de renseignements techniques décrivant l’évaluation environnementale du projet qui est conduite par les autorités chinoises en vertu des lois de la République populaire de Chine. On a déclaré qu’ils contiennent des renseignements commerciaux délicats. Ces documents sont mentionnés et résumés dans les affidavits déjà déposés. Le Sierra Club a soutenu que son droit de contre-interroger sur les affidavits serait sans valeur en l’absence des documents auxquels ils se réfèrent, et que les résumés contenus dans les affidavits ne suffiraient pas à cette fin.
En décidant d’autoriser le dépôt des documents, le juge des requêtes a conclu qu’ils pouvaient être pertinents dans le cadre de l’exercice par la Cour de son pouvoir discrétionnaire de refuser d’accorder des réparations nonobstant la violation de la LCÉE. En refusant d’accorder l’ordonnance de confidentialité, le juge des requêtes a examiné le préjudice qui pourrait être causé à ÉACL si elle devait déposer les documents sans avoir obtenu la protection d’une ordonnance de confidentialité, ainsi que la prétention d’ÉACL portant que, si elle décidait de ne pas les déposer en l’absence d’une ordonnance de confidentialité, elle n’aurait pas la possibilité de se défendre de façon adéquate. Il a examiné ces arguments au vu du principe de la publicité des documents soumis aux tribunaux, indiquant notamment que la question en litige intéresse le public au plus haut point et qu’elle a soulevé beaucoup de commentaires dans les médias.
Arrêt (juge Robertson, J.C.A., dissident pour l’appel) : l’appel et l’appel incident sont rejetés.
Le juge Evans, J.C.A. (le juge Sharlow, J.C.A. souscrit à ses motifs) : 1) Les documents en cause sont clairement pertinents quant aux moyens de défense en vertu de l’alinéa 54(2)b), qui prévoit une exemption face aux exigences de la Loi en cas d’accord entre le gouvernement du Canada et un organisme du pays où le projet doit être réalisé portant que l’évaluation environnementale sera effectuée dans ce pays conformément à un processus compatible avec la Loi et applicable dans ce pays. La Cour ne peut décider maintenant si ÉACL pourra établir ce moyen de défense devant le juge des requêtes, mais il suffisait qu’ÉACL démontre, comme elle l’a fait, que les documents sont potentiellement pertinents quant au règlement d’une des questions en litige.
Les documents sont aussi potentiellement pertinents quant à l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour de refuser d’accorder une réparation, notamment les ordonnances annulant la décision de fournir une aide financière et ordonnant qu’on arrête tout paiement prévu par le contrat. Si une évaluation environnementale suffisante a été menée en Chine, on peut soutenir que l’objectif de la Loi est atteint et que d’exiger une autre évaluation en vertu de la LCÉE serait une forme de gaspillage. Les réparations discrétionnaires demandées par la voie du contrôle judiciaire ne sont pas accordées lorsqu’elles ne servent pas une fin utile, surtout lorsque le fait de les accorder aurait des conséquences négatives sérieuses pour les intérêts privés et publics en cause dans ce projet d’envergure. Bien sûr, pour que cet argument soit retenu, il sera essentiel qu’ÉACL fasse la démonstration que l’évaluation réalisée en Chine est compatible avec celle qui est prévue dans la LCÉE et constitue donc une solution de rechange valable. On a déclaré que c’est aux fins de cette démonstration que les documents qui décrivent l’évaluation environnementale entreprise par les autorités chinoises sont pertinents.
Il n’y avait pas lieu de refuser d’accorder une réparation pour la violation de la LCÉE, au motif qu’elle n’aurait aucune incidence sur le plan pratique étant donné que le projet était situé à l’extérieur du Canada. Le financement fourni par les intimés peut donner au gouvernement canadien un moyen de pression suffisant pour persuader les autorités chinoises de régler les problèmes décelés lors d’une évaluation en vertu de la LCÉE.
L’avantage pour l’intervenante d’une autorisation de déposer les documents, ainsi que pour la Cour dans son examen du dossier, compense nettement tout préjudice qui pourrait être causé au Sierra Club par le retard. Les retards ne sont pas tous attribuables à l’intervenante ou aux intimés. De plus, comme les dates pour l’audition de la demande ont maintenant été fixées et que le Sierra Club a déclaré qu’il serait prêt même si les documents complémentaires sont déposés, il semble peu probable que le Sierra Club aurait à subir un préjudice causé par un retard additionnel lié à l’autorisation accordée à ÉACL de les déposer.
2) Avant d’accorder une ordonnance de confidentialité, la Cour doit évaluer le préjudice que la divulgation des documents pourrait causer à la partie en faisant la demande, ainsi que l’intérêt du public à la publicité du processus judiciaire dans chaque affaire. La transparence du processus d’évaluation et la participation du public ont une importance fondamentale dans la LCÉE. De plus, même si les intérêts commerciaux d’ÉACL sont directement mis en cause dans ce litige, la demande porte sur l’allégation que les ministres intimés auraient manqué à leurs obligations découlant de la loi. Par conséquent, on ne peut dire qu’après que le juge des requêtes eut examiné la nature de ce litige et évalué l’importance de l’intérêt du public à la publicité des procédures, il aurait accordé trop d’importance à ce facteur, même si la confidentialité n’est demandée que pour trois documents et que leur contenu dépasse probablement les connaissances de l’immense majorité des gens.
Le juge des requêtes a accordé trop de poids au fait qu’ÉACL voulait déposer les documents « volontairement », en tant que facteur allant dans le sens du rejet de la demande d’ordonnance de confidentialité. Toutefois, cette erreur n’entache pas irrémédiablement sa conclusion, parce que : 1) dans les circonstances de l’affaire, il faut attacher une très grande importance à la publicité de tout le débat judiciaire, y compris la preuve documentaire; 2) le fait d’inclure dans les affidavits un résumé des rapports peut, dans une certaine mesure, compenser cette absence; 3) si ÉACL dépose une version modifiée des documents dont on aurait retranché les renseignements commerciaux délicats, la demande de confidentialité reposera surtout sur la crainte d’ÉACL de perdre des occasions d’affaires si, pour protéger ses intérêts, elle doit divulguer certains documents en violation de l’engagement qu’elle a pris envers les autorités chinoises. Dans les circonstances, une telle prétention se situe au bas de l’échelle de la confidentialité. L’occasion offerte à ÉACL de déposer une version modifiée des documents confidentiels se situe tout à fait dans le cadre du pouvoir discrétionnaire du juge des requêtes de rendre une ordonnance tenant compte des divers intérêts en cause. Les protestations portant que ce n’est pas possible sont prématurées.
Le juge des requêtes n’était pas tenu d’avoir d’abord examiné les documents avant d’examiner la demande d’ordonnance de confidentialité : il s’agit d’une documentation volumineuse et hautement technique, qui n’est pas entièrement traduite, et elle a été mise à la disposition du juge sous forme de précis.
Le juge Robertson, J.C.A. (dissident pour l’appel) : Le juge des requêtes a commis une erreur en refusant d’accorder une ordonnance de confidentialité parce que : 1) ce n’est ni la nature du litige, ni l’identité des parties, ni l’importance de la couverture médiatique qui sont les facteurs pertinents; c’est la nature de la preuve que l’ordonnance de confidentialité viendrait protéger; 2) à défaut d’une ordonnance de confidentialité, la partie requérante doit choisir entre deux options inacceptables : un « procès inéquitable » et « une perte financière »; et 3) le cadre analytique utilisé dans lequel l’octroi des ordonnances de confidentialité est fondé en grande partie sur le point de vue subjectif du juge des requêtes, plutôt que sur l’utilisation de critères objectifs, est fondamentalement défectueux. Lorsqu’il existe un modèle objectif, il faut le privilégier. Rien ne justifie qu’on ne puisse appliquer ici les principes portant sur les renseignements commerciaux ou scientifiques acquis sur une base confidentielle. Ce qui suit est un cadre décisionnel plus objectif quant à l’octroi des ordonnances de confidentialité en matière de renseignements commerciaux et scientifiques acquis sur une base confidentielle. Les critères suivants peuvent être adoptés lorsqu’il s’agit de justifier l’octroi d’une ordonnance de confidentialité.
1) Les renseignements pour lesquels on demande une ordonnance de confidentialité doivent être de nature confidentielle et non seulement des faits qu’une personne désire ne pas divulguer. Les faits de la présente affaire démontrent qu’on a satisfait à ce critère. Les renseignements qu’ÉACL ne veut pas voir divulguer sont de nature commerciale et ils présentent un intérêt pour ses concurrents. La demande de préserver la confidentialité est bien fondée, et non une affaire où une partie chercherait à cacher des faits essentiels au public.
2) Les renseignements qu’on veut protéger ne doivent pas être du domaine public. Cette exigence que les renseignements dont on demande la confidentialité doivent toujours avoir été traités de manière confidentielle vise aussi les tiers qui ont pu recueillir l’information et en fournir copie à une partie à certaines fins précises. ÉACL et les autorités chinoises ont toujours traité les pièces comme des documents confidentiels.
3) Selon la prépondérance des probabilités, la partie qui veut obtenir une ordonnance de confidentialité doit démontrer qu’elle subirait un préjudice irréparable si les renseignements étaient rendus publics. Il suffit que le requérant démontre de façon objective l’existence du préjudice irréparable. ÉACL subira un préjudice financier irréparable si les renseignements confidentiels en question sont divulgués, étant donné que ses concurrents obtiendraient alors des renseignements techniques et financiers qu’ils ne peuvent obtenir maintenant. Il peut aussi y avoir un préjudice dans les relations d’ÉACL avec ses clients chinois et avec ses autres clients existants ou potentiels, ainsi qu’à la réputation d’ÉACL. Le succès commercial d’ÉACL dépend en partie de sa capacité de garder de tels renseignements confidentiels. Cette affaire comprend une autre dimension à rattacher à la notion de préjudice irréparable, étant donné que le refus d’octroyer une ordonnance de confidentialité est au détriment non seulement des intérêts légitimes d’ÉACL, mais aussi de ceux de tiers qui ne sont pas partie au litige, savoir les autorités chinoises.
4) Les renseignements doivent être pertinents dans le cadre de la résolution des questions juridiques soulevées dans le litige. Il faut déterminer si les renseignements en cause sont une composante nécessaire dans la présentation du point de vue du requérant. La question fondamentale est de savoir si les documents confidentiels sont nécessaires pour qu’ÉACL soit en mesure de présenter une défense valable face à l’allégation de conduite fautive de la part du gouvernement. Les renseignements en cause sont pertinents dans le cadre de la résolution des questions juridiques soulevées dans le litige.
5) Les renseignements doivent être pertinents dans le cadre de la résolution des questions juridiques soulevées dans le litige. Le requérant doit démontrer que l’ordonnance de confidentialité est nécessaire, en ce sens qu’il n’y a pas d’autre façon efficace de présenter une preuve essentielle. S’il n’y a pas d’autres moyens viables qui permettraient de produire ces renseignements sans faire une entorse à la confidentialité et sans exposer ÉACL à un préjudice irréparable, l’octroi de l’ordonnance de non-divulgation s’impose comme nécessaire. L’option de retirer les renseignements confidentiels des documents en cause n’est pas viable. Les documents en cause sont volumineux et très techniques. En l’absence de l’approbation des autorités chinoises et de leur participation, toute tentative d’ÉACL de retrancher les renseignements délicats ne pourrait mener qu’à de la frustration. La preuve n’appuie pas la suggestion qu’ÉACL pourrait déposer une version modifiée en violation de ses engagements envers les autorités chinoises et il n’est pas indiqué que notre Cour statue sur l’affaire en se fondant sur une telle option. On n’a pas non plus démontré que la production des documents confidentiels sous forme de résumés serait un moyen efficace par lequel ÉACL pourrait présenter sa preuve en l’absence d’une ordonnance de non-divulgation. Il s’ensuit qu’en l’absence d’une telle ordonnance, ÉACL se verra privé de son droit de présenter une défense pleine et entière.
6) L’octroi d’une ordonnance de confidentialité ne doit pas causer un préjudice grave à la partie adverse. Ce critère est sans conséquence lorsque l’ordonnance de confidentialité autorise l’avocat de la partie adverse et ses témoins experts à prendre connaissance des renseignements confidentiels, sous réserve de l’engagement habituel de ne pas les communiquer à des tiers. L’octroi d’une ordonnance de confidentialité ne peut porter préjudice au Sierra Club, dans la mesure où il aura pleinement accès à toute la preuve de l’appelante.
7) L’intérêt du public à la publicité des débats judiciaires ne doit pas primer les intérêts privés de la partie qui sollicite l’ordonnance de confidentialité. Le juge des requêtes semble confondre l’intérêt du public à la publicité des débats judiciaires avec le fait que le litige en cause ici porte sur une question qui est d’importance pour le public. Le Sierra Club s’appuie sur le raisonnement du juge des requêtes pour affirmer que l’intérêt du public à la publicité des débats judiciaires doit être établi en fonction du degré d’intérêt des Canadiens face à une procédure de droit public. En vertu des troisième et sixième critères, on a établi le risque de préjudice pour ÉACL. Il restait à déterminer si les circonstances de la présente affaire font qu’on doit subordonner le principe d’un procès équitable à celui de la publicité des débats judiciaires. Pour répondre à cette question, il faut retourner aux objectifs qui sous-tendent le principe de la publicité des débats judiciaires, notamment le droit du public à la vérité. C’est à ce point-ci que la nature de la preuve pour laquelle on demande une ordonnance de confidentialité devient pertinente. L’octroi d’une ordonnance de confidentialité en l’instance ne nuira pas à la recherche de la vérité et ne modifiera pas le fond du débat. Il n’y a aucun fondement juridique qui permette, au vu des faits en l’instance, de conclure que l’intérêt du public à la publicité des débats prime le risque de préjudice qu’ÉACL court si l’ordonnance de confidentialité n’est pas accordée. L’ordonnance de confidentialité n’aurait aucun impact négatif sur les deux objectifs primordiaux qui sous-tendent le principe de la publicité des débats judiciaires : la vérité et la primauté du droit.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 2b).
Loi canadienne sur l’évaluation environnementale, L.C. 1992, ch. 37, art. 5(1)b), 8, 54.
Loi sur les additifs à base de manganèse, L.C. 1997, ch. 11.
Règlement sur le processus d’évaluation environnementale des projets à réaliser à l’extérieur du Canada, DORS/96-491.
Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133.
Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, règles 68(1), 151, 152, 306, 307, 312.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS EXAMINÉES :
Southern Star Lighting Rod Co. v. Duvall, 64 Ga. 262 (1879); Scott v. Scott, [1913] A.C. 417 (H.L.); Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326; (1989), 103 A.R. 321; 64 D.L.R. (4th) 577; [1990] 1 W.W.R. 577; 71 Alta. L.R. (2d) 273; 45 C.R.R. 1; 102 N.R. 321; Procureur général de la Nouvelle-Écosse et autre c. MacIntyre, [1982] 1 R.C.S. 175; (1985), 49 N.S.R. (2d) 609; 132 D.L.R. (3d) 385; 96 A.P.R. 609; 65 C.C.C. (2d) 129; 26 C.R. (3d) 193; 40 N.R. 181; MDS Health Group Ltd. v. Canada (Attorney General) (1993), 15 O.R. (3d) 630; 20 C.P.C. (3d) 137 (Div. gén); McCreadie v. Rivard (1995), 43 C.P.C. (3d) 209 (Div. gén. Ont.); AB Hassle c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1998), 83 C.P.R. (3d) 428; 161 F.T.R. 15; conf. par [2000] 3 C.F. 360 (C.A.); Ethyl Canada Inc. v. Canada (Attorney General) (1998), 17 C.P.C. (4th) 278; 54 O.T.C. 57 (Div. gén. Ont.); Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3; (1992), 88 D.L.R. (4th) 1; [1992] 2 W.W.R. 193; 84 Alta. L.R. (2d) 129; 3 Admin. L.R. (2d) 1; 7 C.E.L.R. (N.S.) 1; 132 N.R. 321; Friends of the Island Inc. c. Canada (Ministre des Travaux publics), [1993] 2 C.F. 229 (1993), 102 D.L.R. (4th) 696; 10 C.E.L.R. (N.S.) 204; 61 F.T.R. 4 (1re inst.); David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1995] 1 C.F. 588 (1994), 58 C.P.R. (3d) 209; 176 N.R. 48 (C.A.); Procureur général de la Nouvelle-Écosse et autre c. MacIntyre, [1982] 1 R.C.S. 175; (1985), 49 N.S.R. (2d) 609; 132 D.L.R. (3d) 385; 96 A.P.R. 609; 65 C.C.C. (2d) 129; 26 C.R. (3d) 193; 40 N.R. 181; Fogal et al. c. Canada et al. (1999), 161 F.T.R. 121 (C.F. 1re inst.).
DÉCISION CITÉE :
Solosky c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 821; (1979), 105 D.L.R. (3d) 745; 50 C.C.C. (2d) 495; 16 C.R. (3d) 294; 30 N.R. 380.
DOCTRINE
Miller, Arthur R. « Confidentiality, Protective Orders, and Public Access to the Courts » (1991-92), 105 Harv. Law Rev. 427.
APPEL du refus du juge des requêtes d’accéder à une demande d’ÉACL de traiter certains documents comme confidentiels, et APPEL INCIDENT de l’ordonnance autorisant le dépôt d’un affidavit supplémentaire ainsi que de la version modifiée (en supprimant les passages délicats) de trois documents dont il est question dans les affidavits déjà déposés (Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), [2000] 2 C.F. 400 (1re inst.)). L’appel (juge Robertson, J.C.A., dissident pour l’appel) et l’appel incident sont rejetés.
ONT COMPARU :
J. Brett G. Ledger et Peter J. Chapin pour l’appelante.
Timothy J. Howard pour l’intimé Sierra Club du Canada.
J. Sanderson Graham pour les intimés le ministre des Finances du Canada, le ministre des Affaires étrangères du Canada, le ministre du Commerce international du Canada et le procureur général du Canada.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Osler, Hoskin & Harcourt LLP, Toronto, pour l’appelante.
Sierra Legal Defence Fund, Vancouver, for l’intimé le Sierra Club du Canada.
Le sous-procureur général du Canada pour les intimés le ministre des Finances du Canada, le ministre des Affaires étrangères du Canada, le ministre du Commerce international du Canada et le procureur général du Canada.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[1] Le juge Robertson, J.C.A. (dissident) : Le principe de la publicité des débats judiciaires reconnaît le droit fondamental du public à l’accès aux tribunaux. Ce principe comprend comme corollaire le droit d’accès aux documents des tribunaux et le droit de la presse de publier les débats judiciaires, en limitant la possibilité pour les parties à un litige de procéder à huis clos. Le principe de la publicité des débats judiciaires est une des pierres d’angle de notre système juridique et de notre démocratie, et il s’applique depuis bien avant la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]]. L’appel principal porte sur des questions fondamentales relatives au fondement pouvant justifier l’octroi d’ordonnances de « confidentialité » ou de « non-divulgation », puisque ces ordonnances sont prima facie en conflit avec les valeurs qui fondent notre engagement envers le principe de la publicité des débats judiciaires.
[2] Au vu des faits de la présente affaire, mes collègues en sont venus à la conclusion que le juge des requêtes [[2000] 2 C.F. 400 (1re inst.)] n’a pas commis une erreur en refusant d’octroyer l’ordonnance de confidentialité demandée. Si je le comprends bien, leur point de vue s’articule en trois volets. Premièrement, le poids à accorder au principe de la publicité des débats judiciaires varie selon le contexte. Deuxièmement, il est nécessaire de déterminer quel est le degré « d’intérêt du public à la publicité du processus judiciaire » en se référant à l’importance de l’affaire pour le public. De son côté, l’importance de l’affaire pour le public doit être déterminée en examinant l’effet cumulatif de : 1) la nature du litige; 2) la nature de la preuve; 3) l’importance de la couverture médiatique; 4) l’identité des parties au litige. Troisièmement, il faut soupeser l’intérêt d’une partie à obtenir une ordonnance de confidentialité par rapport au degré d’importance de l’affaire pour le public et décider lequel des deux doit l’emporter. Avec égards, je suis en désaccord tant avec le résultat qu’avec le cadre analytique utilisé, et ce pour trois motifs.
[3] Premièrement, nonobstant le fait que le principe de la publicité des débats judiciaires porte sur la préservation de « l’intérêt du public à la publicité du processus judiciaire », cet objectif ne devrait pas être synonyme ou dépendre du fait qu’il s’agit ici d’une affaire où une partie qui déclare défendre l’intérêt public allègue une conduite fautive de la part du gouvernement. L’importance pour le public d’une affaire ne peut pas non plus être mesurée, par exemple, par rapport à l’importance de la couverture médiatique, qui est, de l’aveu général, très importante en l’instance. À mon avis, ce n’est ni la nature du litige, ni l’identité des parties, ni l’importance de la couverture médiatique qui sont les facteurs pertinents; ce qui compte, c’est la nature de la preuve que l’ordonnance de confidentialité viendrait protéger. Deuxièmement, à défaut d’une ordonnance de confidentialité, la requérante en l’occurrence (l’appelante) doit choisir entre deux options inacceptables. Si les renseignements confidentiels sont produits en preuve, l’appelante subira un préjudice financier irréparable. Si par contre elle décide de ne pas produire cette preuve, elle n’aura pas droit à un « procès équitable », en ce sens qu’il lui sera impossible de présenter une défense pleine et entière face aux allégations d’une conduite fautive de la part du gouvernement. En bref, en l’absence d’une ordonnance de confidentialité, l’appelante devra choisir entre un « procès inéquitable » et « une perte financière ». Je ne veux pas dire ici que les intérêts privés d’une partie auront toujours priorité sur le principe de la publicité des débats judiciaires. Comme je vais l’expliquer, cette affaire n’en est pas une où ce dernier principe doit l’emporter. Finalement, je suis d’avis, avec égards, que le cadre analytique utilisé par les juges majoritaires pour déterminer les cas où il y a lieu d’octroyer des ordonnances de confidentialité est fondamentalement défectueux. Ce qu’on nous présente est un cadre dans lequel l’octroi des ordonnances de confidentialité est fondé en grande partie sur le point de vue subjectif du juge des requêtes, plutôt que sur l’utilisation de critères objectifs. Je traiterai de cette question plus longuement à partir du paragraphe 35 de mes motifs. Mon analyse commence avec un bref rappel des faits.
[4] Le Sierra Club du Canada, intimé, est une organisation environnementale bien connue qui a qualité pour agir dans l’intérêt du public dans le présent litige. Il demande le contrôle judiciaire de la décision du gouvernement fédéral de fournir une aide financière, sous forme d’une garantie d’emprunt de 1,5 milliard de dollars, pour la vente à la Chine et la construction par l’appelante, Énergie atomique du Canada Limitée, de deux réacteurs nucléaires CANDU. Bien qu’intervenante, Énergie atomique a reçu le statut de partie. Le Sierra Club soutient que l’autorisation d’aide financière des trois ministres intimés, mise en œuvre par la Société pour l’expansion des exportations, enclenche l’application de l’alinéa 5(1)b) de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale [L.C. 1992, ch. 37]. Cette disposition exige qu’une évaluation environnementale soit faite avant qu’une « autorité fédérale » fournisse une aide financière aux projets de construction précisés dans la législation. Le Sierra Club soutient que les autorités responsables n’ont pas respecté cette obligation prévue par la loi et qu’il a droit à diverses réparations, notamment une déclaration que la construction en cours en Chine doit être soumise à l’évaluation environnementale prévue par la législation canadienne.
[5] Au vu des faits de la présente affaire, l’appelante et les intimés membres du gouvernement soutiennent que la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale ne s’applique pas en l’espèce. Subsidiairement, ils soutiennent que si cette Loi s’applique, ils peuvent utiliser les moyens de défense prévus par les articles 8 et 54 de la Loi. Plus précisément, ils soutiennent que le paragraphe 54(2) reconnaît la validité d’une évaluation environnementale conduite par une autorité étrangère, à condition qu’elle soit compatible avec les exigences de la législation canadienne. Finalement, l’appelante et les intimés membres du gouvernement soutiennent que même si le Sierra Club pouvait démontrer qu’il y a eu infraction à la législation, la Cour devrait utiliser son pouvoir discrétionnaire et ne pas accorder la réparation demandée. Ils fondent cet argument sur le fait que les autorités chinoises ont procédé à une évaluation environnementale qui équivaut à celle exigée par la législation fédérale et que, comme l’octroi de réparations par voie de bref de prérogative est un acte discrétionnaire, ce pouvoir doit être exercé en faveur d’Énergie atomique et des ministres intimés. (Pour l’essentiel, les intimés membres du gouvernement ont adopté le point de vue de l’appelante (intervenante) et, par conséquent, je ne mentionnerai que ce point de vue dans mes motifs.)
[6] Le présent appel porte sur seulement une des 12 procédures interlocutoires engagées par le Sierra Club ou Énergie atomique. Il fait suite à la requête d’Énergie atomique de présenter un affidavit supplémentaire avec les trois pièces qui y sont mentionnées. Ces pièces portent sur l’évaluation environnementale à laquelle les autorités chinoises ont procédé en vue de la construction des réacteurs nucléaires. Elles ont été fournies à Énergie atomique sur une base confidentielle. Les autorités chinoises ont permis à Énergie atomique d’utiliser ces renseignements pour préparer une pleine défense face aux allégations de conduite fautive faites par le Sierra Club, à condition qu’on respecte leur confidentialité. Énergie atomique a demandé l’autorisation de déposer l’affidavit supplémentaire, avec les trois pièces en cause, ainsi que l’octroi d’une ordonnance de confidentialité. Le juge des requêtes a fait droit à la demande de déposer l’affidavit et les pièces en vertu de la règle 312 des Règles de la Cour fédérale (1998) [DORS/98-106], mais il a rejeté la demande d’une ordonnance de confidentialité présentée en vertu de la règle 151. Toutefois, le juge des requêtes a délivré une ordonnance permettant à Énergie atomique de déposer des versions modifiées des documents confidentiels, si elle le désirait. Énergie atomique en appelle du refus de lui octroyer l’ordonnance de confidentialité. Le Sierra Club présente un appel incident contre la décision d’autoriser Énergie atomique à déposer l’affidavit supplémentaire et les pièces jointes, sous leur forme originale ou modifiée.
[7] Mes collègues ont conclu au rejet de l’appel incident et je partage leur avis. Par conséquent, la seule question qui reste est de savoir si le juge des requêtes a commis une erreur en n’accordant pas l’ordonnance de confidentialité demandée par Énergie atomique. En examinant cette question, mes collègues ont adopté une approche contextuelle, par laquelle il y a lieu d’examiner divers facteurs pour ensuite leur accorder un poids « approprié ». En d’autres mots, ils abordent la décision quant à savoir si on doit accorder une ordonnance de confidentialité en vertu de la règle 151 comme si elle impliquait l’exercice du même pouvoir discrétionnaire utilisé, par exemple, lorsqu’une partie demande une prorogation du délai pour déposer des documents. De plus, au paragraphe 89 de leurs motifs, mes collègues soutiennent que le degré d’importance pour le public d’une affaire donnée est un facteur pertinent « dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire de soupeser une demande de confidentialité par rapport au principe de publicité dans l’administration de la justice ». Ils arrivent aussi à la conclusion que le juge des requêtes a donné un poids approprié à ce facteur et que, même s’il a commis une erreur par rapport à un autre aspect, cette erreur ne vient pas invalider sa décision de refuser l’ordonnance de confidentialité demandée.
[8] Avec égards, je suis d’avis que le cadre d’analyse adopté par mes collègues est impraticable. Ce qu’ils proposent est un cadre contextuel qui permettrait au juge des requêtes d’utiliser son évaluation subjective quant à la pertinence de certains facteurs et au poids à leur donner. Toutefois, on a toujours été très vigilants en droit dans la recherche et l’utilisation de cadres d’analyse objectifs, ne serait-ce que pour combattre la perception que la justice est un concept relatif qui dépend plus du point de vue idéologique du décideur que du besoin de cohérence et de certitude en droit. Le vicomte Haldane s’est penché sur cette question précise dans Scott v. Scott, [1913] A.C. 417 (H.L.), un arrêt qui continue à faire jurisprudence au sujet de l’application du principe de la publicité des débats judiciaires. Le vicomte Haldane déclare, à la page 438 : [traduction] « Selon notre conception du droit, cette question [de la confidentialité] ne saurait relever du simple pouvoir discrétionnaire du juge qui la trancherait en se fondant sur des considérations pragmatiques ». Je ne veux pas dire ici qu’il n’est pas nécessaire que le droit ait une certaine souplesse. Mais il ne faut pas confondre souplesse avec fluidité. La formulation classique de ce point de vue est exprimée de façon éloquente dans Southern Star Lighting Rod Co. v. Duvall, 64 Ga. 262 (1879), à la page 268 :
[traduction] Pour garantir sa permanence et son uniformité, il faut traiter le droit comme un solide et non comme un fluide. Il doit avoir et conserver un certain degré de dureté pour garder une configuration ferme et constante. L’eau change sa forme au gré du contenant dans lequel on la verse; si le droit était liquide, il prendrait la forme de l’esprit des juges et deviendrait synonyme de flou et d’instabilité.
[9] Bien sûr, il y a des cas où une approche contextuelle s’imposera en pratique. Mais lorsqu’il existe un modèle objectif, il faut le privilégier. Dans mes motifs, je présente ce que je considère être un cadre décisionnel plus objectif quant à l’octroi des ordonnances de confidentialité en matière de renseignements commerciaux et scientifiques.
[10] Je veux commencer cette partie de mon analyse en me penchant brièvement sur le raisonnement juridique qui sous-tend notre adhésion au principe de la publicité du processus judiciaire. Dans Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326, la Cour suprême a fait état de deux des objectifs qui sous-tendent ce principe. Le premier est relatif à la croyance que la publicité des débats dans les affaires civiles et criminelles favorise la recherche de la « vérité ». Le deuxième est que le principe reflète « qu’il [est] important que le public puisse examiner le travail des tribunaux ». Par exemple, on y déclare que comme la liberté de la presse est fondamentale dans une société démocratique, « [l]a presse doit être libre de commenter les procédures judiciaires pour que, dans les faits, chacun puisse constater que les tribunaux fonctionnent publiquement sous les regards pénétrants du public » (le juge Cory, à la page 1339). Dans ce même arrêt, le juge Wilson déclare, à la page 1361, que l’intérêt du public dans la tenue de procès publics est dans la capacité de la presse, et donc du public, d’avoir des comptes rendus complets de ce qui se passe en salle d’audience. Ceci tire son origine du besoin : 1) de conserver un processus efficace de présentation de la preuve; 2) d’avoir une magistrature et des jurys qui agissent équitablement et qui soient réceptifs aux valeurs de la société; 3) de favoriser le sentiment que les tribunaux fonctionnent avec intégrité et rendent justice; 4) de permettre à la société de comprendre le fonctionnement du système judiciaire et comment l’application quotidienne du droit la touche. Ce raisonnement s’applique également aux demandes de contrôle judiciaire.
[11] Personne ne peut être en désaccord avec le fait que le principe de publicité du processus judiciaire reflète la valeur fondamentale que constitue dans une démocratie l’imputabilité pour l’exercice du pouvoir judiciaire. Ceci étant dit, l’imputabilité du pouvoir judiciaire n’est pas seulement une incantation rituelle à invoquer, par exemple, lorsque les décisions des tribunaux sont perçues comme étant en conflit avec l’opinion publique ou avec la souveraineté du Parlement. En fait, c’est un principe fondamental si l’on veut garantir le maintien de la primauté du droit. La règle de la primauté du droit établit que personne n’échappe à la loi et, par conséquent, que tous ceux qui y sont soumis ont droit au même traitement. Cette égalité de traitement ne peut être garantie que par la mise en œuvre du principe de publicité des débats judiciaires. On a toutefois accepté depuis longtemps qu’à l’occasion, ce principe doit céder le pas à un autre principe encore plus fondamental, savoir qu’en définitive, il faut que « justice » soit faite. C’est là le point de vue que défend avec force le vicomte Haldane, lord chancelier, dans Scott v. Scott, précité. Je reparlerai de cet arrêt plus loin. De plus, la justice vue comme un principe accepté de tous n’est pas de la nature d’un vœu pieux, mais elle reflète notre compréhension que les règles et les principes sont rarement absolus. Après tout, le processus judiciaire n’est qu’un moyen et non une fin. C’est pourquoi la détermination des exceptions pouvant être apportées aux règles ou principes est en fait le vrai défi lorsqu’il s’agit de dire le droit. Avec tous les égards dus à la Cour suprême, je me permets de regretter que ses arrêts ne nous éclairent pas beaucoup en l’instance. Elle nous dit seulement qu’il y aura des exceptions dans les affaires « s’il est nécessaire de protéger des valeurs sociales qui ont préséance » : voir Procureur général de la Nouvelle-Écosse et autre c. MacIntyre, [1982] 1 R.C.S. 175, à la page 186.
[12] Il ne peut y avoir qu’un seul cadre d’analyse lorsqu’il s’agit de déterminer s’il y a lieu d’octroyer des ordonnances de confidentialité ou de non-divulgation. Par exemple, l’octroi d’ordonnances de confidentialité dans des affaires de droit de la famille est souvent soumis au besoin de protéger la vie privée des innocents, en l’instance les enfants. Il est clair qu’il n’y a pas de facteur aussi clairement accepté de tous en l’instance, et donc que le droit gouvernant l’octroi d’ordonnances de confidentialité doit tenir compte d’une pléthore de faits. Toutefois, la tâche de déterminer le cadre analytique applicable en l’instance est grandement simplifiée si l’on tient compte du fait que le droit actuel fournit déjà une exception pour protéger la confidentialité des renseignements qui sont désignés comme des « secrets industriels ». Selon les principes établis, les secrets industriels constituent une forme de propriété qui peut être protégée par une injonction. Pour ce motif, on ne permet pas en droit la divulgation de secrets industriels au cours d’un procès lorsque cela aurait pour effet de rendre sans objet les droits du propriétaire et l’exposerait à un préjudice financier irréparable. Ceci explique pourquoi la jurisprudence porte qu’il y a lieu d’octroyer une ordonnance de confidentialité lorsque [traduction] « l’objet même de l’action serait annihilée » si l’audience ne se tenait pas à huis clos.
[13] Bien que la présente affaire ne porte pas sur des secrets industriels, je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas accorder un traitement similaire aux affaires portant sur des renseignements commerciaux et scientifiques qu’on peut raisonnablement considérer avoir été acquis ou recueillis sur une base confidentielle. Dans la plupart des cas, de tels renseignements ont une valeur pour les concurrents de la partie en cause. La présente affaire se situe dans ce créneau étroit. Selon moi, les critères suivants peuvent être raisonnablement adoptés lorsqu’il s’agit de justifier l’octroi d’une ordonnance de confidentialité dans les cas où une partie cherche à empêcher la divulgation de renseignements : 1) les renseignements sont de nature confidentielle et non seulement des faits qu’une personne désire ne pas divulguer; 2) les renseignements qu’on veut protéger ne sont pas du domaine public; 3) selon la prépondérance des probabilités, la partie qui veut obtenir une ordonnance de confidentialité subirait un préjudice irréparable si les renseignements étaient rendus publics; 4) les renseignements sont pertinents dans le cadre de la résolution des questions juridiques soulevées dans le litige; 5) en même temps, les renseignements sont « nécessaires » à la résolution de ces questions; 6) l’octroi d’une ordonnance de confidentialité ne cause pas un préjudice grave à la partie adverse; 7) l’intérêt du public à la publicité des débats judiciaires ne prime pas les intérêts privés de la partie qui sollicite l’ordonnance de confidentialité. Le fardeau de démontrer que les critères un à six sont respectés incombe à la partie qui cherche à obtenir l’ordonnance de confidentialité. Pour le septième critère, c’est la partie adverse qui doit démontrer que le droit prima facie à une ordonnance de non-divulgation doit céder le pas au besoin de maintenir la publicité des débats judiciaires. En utilisant ces critères, il y a lieu de tenir compte de deux des fils conducteurs qui sous-tendent le principe de la publicité des débats judiciaires : la recherche de la vérité et la sauvegarde de la primauté du droit. Comme je l’ai dit au tout début, je ne crois pas que le degré d’importance qu’on croit que le public accorde à une affaire soit une considération pertinente.
[14] Le premier critère permet de faire la distinction entre les renseignements qui peuvent raisonnablement être considérés comme ayant été acquis ou recueillis sur une base de confidentialité et les faits qu’une partie à un litige voudrait ne pas vouloir dévoiler. L’exemple classique de cette distinction se trouve dans l’arrêt Scott v. Scott, précité. Dans cette affaire, Mme Scott a demandé le divorce au motif que son mariage était nul parce que M. Scott était impuissant, ce qu’elle a prouvé en démontrant qu’elle était restée vierge. Les parties ont obtenu que la cour saisie du divorce procède à huis clos. Un décret définitif a été rendu, mais Mme Scott a mis la main sur une copie de la transcription des débats et l’a distribuée à un certain nombre de personnes, après avoir appris que M. Scott aurait fait des commentaires peu élogieux au sujet de sa santé mentale. À l’origine, la question en litige portait sur le fait de savoir si l’ex-Mme Scott devait être déclarée coupable d’outrage au tribunal pour avoir communiqué le contenu des débats. La Chambre des lords a répondu à cette question par la négative, au motif que la cour saisie du divorce n’avait pas compétence pour entendre une demande d’annulation à huis clos, ainsi que pour [traduction] « préserver les convenances ». Ce que je veux illustrer ici est le fait qu’il y a une différence entre des renseignements recueillis dans l’expectative raisonnable qu’ils resteront confidentiels et des faits qu’une partie à un litige voudrait garder confidentiels en obtenant le huis clos.
[15] L’affaire Scott portait sur une question de droit familial, mais il existe deux décisions de l’Ontario qui traitent de l’octroi d’une ordonnance de non- divulgation dans un litige entre des parties en affaires. Dans les deux cas, on demandait la confidentialité pour éviter les pertes financières pouvant découler de la divulgation des faits en cause. Dans MDS Health Group Ltd. v. Canada (Attorney General) (1993), 15 O.R. (3d) 630 (Div. gén.), la demanderesse, une société cotée en bourse, a soutenu que si les faits invoqués dans son action étaient divulgués au public, elle perdrait la confiance de ses clients et, par conséquent, qu’il en résulterait des conséquences financières négatives pour ses actionnaires. La demanderesse sollicitait une ordonnance permettant de procéder sous un pseudonyme ainsi que l’apposition de scellés au dossier de la cour, pour que l’existence de l’action reste confidentielle et pour garantir qu’on ne publierait aucun des documents déposés dans l’action. Elle n’a eu gain de cause sur aucun de ces deux aspects. En fait, MDS, précité, est un bon exemple d’une affaire où le risque de perte financière ne trouve pas sa source dans la divulgation de renseignements confidentiels, mais dans les faits mêmes à l’origine de l’affaire. On peut dire la même chose de la décision McCreadie v. Rivard (1995), 43 C.P.C. (3d) 209 (Div. gén. Ont.). Dans les circonstances de cette affaire, où certaines parties pouvaient subir des pertes financières par suite de la publicité entourant l’action en justice, on a refusé d’octroyer une ordonnance de non- divulgation.
[16] Les faits de la présente affaire démontrent qu’on a satisfait au premier critère. Les renseignements qu’Énergie atomique ne veut pas voir divulguer sont de nature commerciale et ils présentent un intérêt pour ses concurrents (voir plus loin l’analyse portant sur le préjudice irréparable). Dès le début, les renseignements contenus dans les trois pièces ont été reconnus comme étant confidentiels. Il s’agit donc ici d’une affaire où la demande de préserver la confidentialité est bien fondée, et non d’une affaire où une partie chercherait à cacher la vérité ou des faits essentiels au public.
[17] Le deuxième critère porte que les renseignements dont on demande la confidentialité doivent toujours avoir été traités de manière confidentielle. Cette exigence ne vise pas seulement la partie qui demande l’ordonnance de confidentialité, mais aussi les tiers qui ont pu recueillir l’information et en fournir copie à une partie à certaines fins précises. La justification de ce critère est évidente. Personne ne peut demander qu’on garde confidentiels des renseignements qui sont déjà dans le domaine public. Dans les circonstances où la personne qui a recueilli les renseignements perd le droit d’en contrôler la diffusion, soit par suite d’une décision réfléchie ou par inadvertance, la partie concernée perd automatiquement son droit d’obtenir une ordonnance de confidentialité. Au vu des faits de la présente affaire, il est admis qu’Énergie atomique et les autorités chinoises ont toujours traité les pièces comme des documents confidentiels. Étant donné ce fait, il n’est pas nécessaire que j’examine les mesures très élaborées prises par Énergie atomique pour préserver la confidentialité des renseignements qui lui ont été transmis par les autorités chinoises.
[18] Le troisième critère exige que la partie qui demande l’ordonnance de confidentialité démontre, selon la prépondérance des probabilités, que la divulgation des renseignements nuirait à ses intérêts commerciaux ou à ses droits. En fait, ce critère implique l’utilisation du critère de préjudice irréparable qui est universellement appliqué dans les procédures de demande d’injonction, y compris celles qui portent sur des secrets industriels. Toutefois, je dois reconnaître ici que la jurisprudence de la Section de première instance de notre Cour comporte à la fois un critère subjectif et un critère objectif : voir AB Hassle c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien- être social) (1998), 83 C.P.R. (3d) 428 (C.F. 1re inst.); décision confirmée pour d’autres motifs [2000] 3 C.F. 360 (C.A.). Le critère subjectif exige que la partie qui demande l’ordonnance de confidentialité démontre qu’elle croit que les renseignements qu’elle désire protéger sont confidentiels et que leur divulgation nuirait à ses intérêts. Très franchement, je ne comprends pas pourquoi il est nécessaire d’établir une composante subjective au sein du critère du préjudice irréparable. Si le requérant peut démontrer de façon objective l’existence du préjudice irréparable, ce qu’il doit faire, pourquoi le droit exigerait-il qu’il démontre l’existence d’une composante subjective? Avec égards, je suis d’avis que le critère objectif est suffisant.
[19] Il n’est pas inutile de répéter ici que la notion de préjudice irréparable ne s’applique pas à des affaires où une partie est tout simplement exposée au risque de perte financière par suite de la divulgation des faits en cause dans l’affaire. La distinction expliquée plus tôt entre les renseignements de nature confidentielle et les faits que les parties voudraient ne pas voir divulguer ne peut être mise de côté pour cause de perte financière : voir MDS Health Group Ltd. v. Canada (Attorney General), précité, et McCreadie v. Rivard, précité.
[20] Encore une fois, il est admis qu’Énergie atomique subira un préjudice financier irréparable si les renseignements confidentiels en question sont divulgués, étant donné que ses concurrents obtiendraient alors des renseignements techniques et financiers qu’ils ne peuvent obtenir maintenant. On y trouve des dessins d’usines détaillés faits en fonction de sites particuliers ainsi que plusieurs considérations portant sur le rendement des réacteurs canadiens, notamment leur consommation de carburant et autres caractéristiques opérationnelles. Bref, c’est là le genre de renseignements qui intéressent les concurrents d’Énergie atomique. Il peut aussi y avoir un préjudice dans les relations d’Énergie atomique avec ses clients chinois et avec ses autres clients existants ou potentiels, ainsi qu’à la réputation d’Énergie atomique. Ceci est dû au fait qu’Énergie atomique exige que ses clients lui fournissent les renseignements confidentiels contenus dans les documents en cause, en contrepartie de quoi elle s’engage à préserver leur confidentialité. Il va de soi que le succès commercial d’Énergie atomique dépend en partie de sa capacité de garder de tels renseignements confidentiels.
[21] Cette affaire comprend une autre dimension à rattacher à la notion de préjudice irréparable, étant donné que le refus d’octroyer une ordonnance de confidentialité est au détriment non seulement des intérêts légitimes d’Énergie atomique, mais aussi de ceux d’un tiers qui n’est pas partie au litige, savoir les autorités chinoises. Deux des trois documents visés par la demande d’une ordonnance de confidentialité portent sur des études de répercussions environnementales préparées par les autorités chinoises. Un des documents est une analyse complète et détaillée du site du projet. L’autre porte sur la conception et la construction des réacteurs nucléaires. Ces deux documents ont été préparés dans le cadre d’une évaluation environnementale du projet qui est en cours et ils étaient nécessaires à l’obtention d’un permis d’exploiter une usine d’énergie nucléaire en vertu du droit chinois. Le troisième document, qui a 18 volumes, comprend notamment les dessins d’usines détaillés faits en fonction du site et il a été préparé conjointement par Énergie atomique et les autorités chinoises. L’existence d’une ordonnance de confidentialité délivrée par notre Cour fait que je ne peux mentionner certains autres faits dans ces motifs. Il suffit de dire qu’il n’est point besoin de beaucoup d’imagination pour comprendre pourquoi un gouvernement résisterait à l’idée de révéler les plans de site de ses installations nucléaires.
[22] Le quatrième critère porte sur la question de savoir si les renseignements pour lesquels on demande une ordonnance de confidentialité sont pertinents dans le cadre de la résolution des questions juridiques soulevées par les actes de procédure. Si ce n’est pas le cas, la demande d’ordonnance de confidentialité doit être rejetée sans formalités. Inversement, le fait que les renseignements confidentiels sont pertinents quant à la résolution des questions juridiques soulevées dans la demande de contrôle judiciaire n’est pas toutefois un motif suffisant d’octroyer l’ordonnance de confidentialité. Il faut d’abord déterminer si les renseignements en cause sont une composante nécessaire dans la présentation du point de vue du requérant. En l’instance, il est admis que les renseignements confidentiels sont pertinents quant aux questions qui seront soumises au juge des requêtes. La question fondamentale est de savoir si les documents confidentiels sont nécessaires pour qu’Énergie atomique soit en mesure de présenter une défense valable face à l’allégation de conduite fautive de la part du gouvernement. Avant d’examiner cette question, il faut souligner que dans certains cas la pertinence des renseignements pour lesquels on demande une ordonnance de confidentialité sera litigieuse.
[23] On trouve un excellent exemple portant sur la pertinence dans Ethyl Canada Inc. v. Canada (Attorney General) (1998), 17 C.P.C. (4th) 278 (Div. gén. Ont.), une affaire que mes collègues citent à l’appui de leur point de vue que le degré d’intérêt du public dans une affaire est une considération pertinente lorsqu’il s’agit de décider s’il y a lieu d’octroyer une ordonnance de confidentialité. Les faits de cette affaire sont relativement simples. La demanderesse, Ethyl Canada Ltd., demandait un jugement déclaratoire portant que la Loi sur les additifs à base de manganèse, L.C. 1997, ch. 11, était ultra vires du gouvernement fédéral en vertu de la répartition des compétences. Cette Loi interdit l’importation et le transport entre les provinces d’une substance ajoutée à l’essence pour augmenter son indice d’octane. L’Association canadienne des constructeurs de véhicules a reçu le statut de partie comme intervenante et a été autorisée à présenter une preuve et à contre-interroger au sujet de l’impact négatif de l’additif sur les systèmes de contrôle de pollution des véhicules ainsi que sur leur rendement en général. Plusieurs constructeurs d’automobiles, y compris Honda et General Motors, avaient fourni à l’intervenante des renseignements confidentiels révélant l’impact négatif de l’additif en question sur leurs voitures et ils désiraient que ces renseignements ne soient pas divulgués. L’intervenante était disposée à fournir des versions intégrales des documents à Ethyl Canada et à la cour, sous réserve que les documents soient modifiés avant d’être rendus publics afin qu’on ne puisse savoir sur quels modèles de voitures l’additif avait eu un impact négatif. La demanderesse réclamait la pleine divulgation, alors que l’intervenante a présenté une requête incidente pour obtenir une ordonnance partielle de scellés. La requête sollicitant la divulgation a été accueillie, alors que la requête incidente était rejetée.
[24] Tout en exprimant des doutes que la divulgation causerait un préjudice aux fabricants d’automobiles, le juge des requêtes dans Ethyl Canada, précité, a conclu que même s’il y avait possibilité de préjudice, cette possibilité n’était pas assez importante pour primer l’intérêt du public à la divulgation, pour les deux motifs suivants. Premièrement, le juge des requêtes a exprimé des doutes quant à savoir si un citoyen intéressé pouvait vraiment comprendre la signification des données et ce qu’elles supposaient. Deuxièmement, en concluant que l’intérêt du public à la pleine divulgation primait l’intérêt privé à la confidentialité, le juge des requêtes a fait mention de l’attention supplémentaire qu’attirait un litige impliquant [traduction] « une affaire importante de droit public ». Toutefois, et avec égards, je suis d’avis que la vraie question fondamentale était de savoir si la preuve par affidavit en provenance des fabricants d’automobiles était pertinente quant au règlement de la question constitutionnelle posée. La question de savoir si le gouvernement fédéral a compétence pour adopter la législation en cause ne dépend aucunement, en autant que je sache, du fait de savoir si l’additif à l’essence avait un impact négatif ou non sur les moteurs des automobiles. C’est la compétence du Parlement pour adopter la législation qui peut faire l’objet d’une contestation devant les tribunaux et non le bien-fondé de son adoption.
[25] Pour en revenir à l’affaire en l’instance, on ne peut douter que les renseignements en cause sont pertinents dans la résolution des questions juridiques soulevées. La question est de savoir s’ils sont nécessaires à la résolution des questions juridiques soulevées par les parties. L’importance du cinquième critère a été énoncé par le vicomte Haldane, lord chancelier, dans Scott v. Scott, précité, aux pages 437 à 439 :
[traduction] Dans un tel cas, la publicité des débats pourrait bien empêcher que justice soit effectivement rendue. L’objectif fondamental étant toujours de faire justice, le principe général quant à la publicité des débats, qui n’est après tout qu’un moyen pour arriver à une fin, doit par conséquent céder le pas. Mais il incombe à ceux qui cherchent à déroger au principe général dans un cas donné de démontrer que la règle ordinaire doit, par nécessité, céder le pas à cette considération fondamentale. Selon notre conception du droit, cette question ne saurait relever du simple pouvoir discrétionnaire du juge qui la trancherait en se fondant sur des considérations pragmatiques. Il incombe au contraire à ce dernier de l’envisager sur le plan des principes, où doivent intervenir les considérations de nécessité et non d’expédient pratique.
Toutefois, à moins que la chose soit absolument nécessaire pour que justice soit faite, les tribunaux n’ont pas la compétence d’entendre une affaire matrimoniale ou toute autre affaire à huis clos lorsque les parties ne s’entendent pas. Celui qui maintient qu’on ne peut faire justice qu’en obtenant le huis clos peut présenter une demande afin d’obtenir cette mesure inhabituelle. Mais il est tenu de faire une démonstration stricte de ce fait, afin de respecter la norme exigée par le principe de base. Il se peut qu’il puisse démontrer qu’il n’y a pas d’autre façon de présenter efficacement la preuve au tribunal […] Le seul fait que la preuve a un caractère peu reluisant ne suffit pas, pas plus qu’il ne suffirait dans une affaire criminelle. Il est encore moins envisageable de procéder ainsi seulement parce que les parties sont d’accord pour désirer que l’affaire ne soit pas divulguée au public.
Si le témoignage attendu est de telle nature qu’il serait impraticable d’exiger d’un témoin récalcitrant qu’il procède en public, il se peut que l’affaire constitue une exception au principe qui veut que ces procédures, et il n’en est pas moins ainsi du fait qu’elles impliquent un jugement sur une question de statut contrairement à un jugement qui ne porterait que sur un droit privé, doivent se tenir en public en accord avec les règles qui gouvernent la procédure générale des tribunaux de justice en Angleterre. Le seul fait qu’on puisse avoir des réserves ou qu’on veuille exclure la diffusion de détails qu’on préférerait garder confidentiels ne suffit pas, je le répète, au vu du droit existant. Je suis d’avis que pour justifier une ordonnance de huis clos, il faut démontrer qu’il serait douteux qu’on puisse atteindre l’objectif primordial de garantir que justice soit faite, si l’ordonnance n’était pas octroyée.
[26] En résumé, le vicomte Haldane postule que le principe général de publicité des procédures judiciaires ne peut faire l’objet d’exception, sauf si on peut démontrer que pour rendre justice il faut décréter le huis clos. En conséquence, le requérant doit démontrer que l’ordonnance de confidentialité est nécessaire, en ce sens qu’il n’y a pas d’autre façon efficace de présenter une preuve essentielle. On ne peut mettre en doute le fait que les renseignements qu’Énergie atomique veut protéger par l’obtention d’une ordonnance de confidentialité sont essentiels à la présentation de sa défense en l’instance. À supposer que la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale soit enclenchée par l’opération de prêt, Énergie atomique a le droit d’invoquer le paragraphe 54(2) de cette Loi, puisqu’on y reconnaît la validité d’une évaluation environnementale conduite par des autorités étrangères, sous réserve que l’évaluation satisfasse aux exigences canadiennes : voir aussi le Règlement sur le processus d’évaluation environnementale des projets à réaliser à l’extérieur du Canada, DORS/96-491.
[27] Une fois qu’il a été reconnu que les renseignements confidentiels se trouvant dans les trois pièces attachées à l’affidavit supplémentaire sont essentiels à la défense d’Énergie atomique, il reste à examiner s’il y a d’autres moyens qui permettraient de produire ces renseignements sans faire une entorse à la confidentialité et sans exposer Énergie atomique à un préjudice irréparable. S’il n’y a pas une telle option, alors l’octroi de l’ordonnance de non-divulgation s’impose comme nécessaire. En l’instance, on a soulevé deux options. La première, présentée par le juge des requêtes, vise le retrait des renseignements confidentiels contenus dans les documents en cause pour en produire des versions modifiées. La deuxième, soulevée par mes collègues, porte que les résumés non confidentiels des rapports (les documents confidentiels) pourraient dans une large mesure compenser l’absence des rapports eux-mêmes si Énergie atomique décide de ne pas les déposer en l’absence d’une ordonnance de confidentialité. Si l’une ou l’autre de ces options est efficace et permet de produire en preuve les renseignements confidentiels, alors le refus d’accorder l’ordonnance de non-divulgation demandée par Énergie atomique est justifié.
[28] Quant à la première option, je suis d’avis avec égards que cette option de retirer les renseignements confidentiels des documents en cause n’est pas viable. En sus du fait que les deux parties s’opposent à cette option, qui n’a pas été soulevée par elles devant le juge des requêtes, il y a d’autres motifs valables de rejeter cette idée. À la base de cette idée, il y a une hypothèse non confirmée que les renseignements confidentiels et ceux qui portent sur les aspects environnementaux de la construction des réacteurs nucléaires peuvent être distingués. Ce n’est pas nécessairement le cas. Il est clair que la seule façon de vérifier l’hypothèse est d’examiner les documents pour lesquels on demande une ordonnance de confidentialité, ce que le juge des requêtes n’a pas fait. Je n’ai pas à me préoccuper ici de savoir si cette omission constitue une erreur en droit. Le fait est que les documents en cause sont volumineux et très techniques. En l’absence de l’approbation des autorités chinoises et de leur participation, toute tentative d’Énergie atomique de retrancher les renseignements délicats ne pourrait mener qu’à de la frustration. Quant à savoir si les autorités chinoises seraient disposées à autoriser le dépôt de versions modifiées des documents, c’est une question qu’Énergie atomique n’a jamais pu examiner étant donné la façon dont cette idée a été présentée en première instance. De toute façon, étant donné l’historique de l’affaire, je doute que le Sierra Club accepterait sans réserves les retraits proposés par Énergie atomique, même si les autorités chinoises étaient disposées à participer à l’opération. Encore une fois, ceci suppose toutefois que les renseignements confidentiels ou délicats ne sont pas pertinents dans le cadre des questions d’évaluation environnementale soulevées. C’est d’abord et avant tout la responsabilité du juge des requêtes de s’assurer que l’option de modifier des documents délicats est viable. Les faits dans la présente affaire ne permettent pas qu’on impose cette option.
[29] L’idée avancée par mes collègues, au paragraphe 104 de leurs motifs, que la décision d’Énergie atomique de déposer une version modifiée en violation de ses engagements envers les autorités chinoises dépendra essentiellement de la crainte d’Énergie atomique de perdre des affaires, peut donner l’impression que cette crainte n’est pas fondée ou, subsidiairement, qu’on peut envisager la violation de l’engagement pris. La preuve va dans le sens contraire et, de toute façon, il n’est pas indiqué que notre Cour statue sur l’affaire en se fondant sur le fait qu’Énergie atomique a l’option de déposer des documents confidentiels en violation des engagements pris envers les autorités chinoises.
[30] Je vais maintenant examiner l’option qui reste. Énergie atomique n’aurait aucun besoin de l’ordonnance de confidentialité si elle pouvait établir sa défense à partir des résumés qu’elle a préparés des documents pour lesquels elle demande l’ordonnance de confidentialité, comme le laissent entendre mes collègues au paragraphe 103 de leurs motifs. J’ai deux objections fondamentales face à cette option. Premièrement, il n’en a pas été question devant le juge des requêtes. Deuxièmement, si ces résumés (qu’on trouve aux pages 289 et suivantes du Dossier d’appel I) sont considérés comme pouvant remplacer les documents confidentiels et constituer une preuve que les Chinois ont respecté les processus environnementaux canadiens, le Sierra Club n’aura plus qu’à se désister de sa demande de contrôle judiciaire. Je dis cela parce que les résumés sont une série de déclarations présentées comme des conclusions alors qu’elles devraient normalement être prouvées. En d’autres mots, les résumés sont une preuve intéressée à l’appui de la position prise par Énergie atomique, voulant que l’évaluation environnementale à laquelle les autorités chinoises ont procédé en Chine est compatible avec les exigences canadiennes. Par exemple, à la page 290 du Dossier d’appel I, on trouve ceci dans le « Rapport d’examen préalable » :
[traduction] De l’avis d’EACL, le rapport de répercussions environnementales en annexe satisfait aux exigences d’un rapport d’examen préalable en vertu de l’article 18 de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale, sinon plus. En résumé :
[…]
d) le projet n’aura pas de répercussions sur le patrimoine physique ou culturel, non plus que sur l’usage courant des terres et des ressources par les autochtones, puisqu’il n’y en a pas qui résident près du site Qinshan;
[31] En conclusion, on n’a pas démontré que la production des documents confidentiels dans une forme modifiée ou la production de résumés sont des moyens efficaces par lesquels Énergie atomique pourrait présenter sa preuve en l’absence d’une ordonnance de non-divulgation. Il s’ensuit qu’en l’absence d’une telle ordonnance, Énergie atomique se verra refuser son droit de présenter une défense pleine et entière. Par conséquent, on a satisfait en l’instance au critère de nécessité défini par le vicomte Haldane dans Scott v. Scott, précité.
[32] Le sixième critère pose la question de savoir si la partie adverse sera exposée à un préjudice grave par suite de l’octroi de l’ordonnance de confidentialité. Ce critère est sans conséquence lorsque l’ordonnance de confidentialité autorise l’avocat de la partie adverse et ses témoins experts à prendre connaissance des renseignements confidentiels, sous réserve de l’engagement habituel de ne pas les communiquer à des tiers. C’est exactement ce genre d’ordonnance qu’Énergie atomique essaie d’obtenir en l’instance. Pour ce motif, l’octroi d’une ordonnance de confidentialité ne peut porter préjudice au Sierra Club, dans la mesure où il aura pleinement accès à toute la preuve de l’appelante. Il est toutefois compréhensible que sur le plan tactique le Sierra Club s’oppose formellement à l’octroi d’une ordonnance de confidentialité à Énergie atomique.
[33] Le septième critère est fondamental et il implique l’examen de deux facteurs qui sont en concurrence. Le juge des requêtes doit déterminer si l’intérêt du public à la publicité des débats judiciaires prime les intérêts privés de la partie qui sollicite l’ordonnance de confidentialité. Le juge des requêtes a traité de cette question aux paragraphes 17, 23 et 31 [pages 413 à 419] de ses motifs :
Avant de pouvoir rendre une telle ordonnance, je dois être convaincu que la nécessité de protéger la confidentialité l’emporte sur l’intérêt du public à la publicité des débats judiciaires. Les arguments qui militent en faveur de la publicité des débats judiciaires en l’espèce sont importants. Il s’agit d’une question qui intéresse un grand nombre de Canadiens. Il existe depuis longtemps un débat au sujet du rôle du Canada comme vendeur de technologies nucléaires et la présente demande représente la dernière escarmouche dans ce débat. Les questions en litige sont du domaine public et ne portent pas uniquement sur des droits individuels, bien que l’issue du débat pourrait avoir des incidences sur les activités d’EACL. Il s’ensuit donc que le présent débat judiciaire doit être public.
[…]
J’estime toutefois aussi que, dans les affaires de droit public, le critère objectif comporte, ou devrait comporter, un troisième volet, en l’occurrence la question de savoir si l’intérêt du public à l’égard de la divulgation l’emporte sur le préjudice que la divulgation risque de causer à une personne.
[…]
Compte tenu de tous ces éléments, je ne suis pas convaincu que la nécessité de protéger le caractère confidentiel des documents l’emporte sur l’intérêt du public à la publicité des débats judiciaires. La question du rôle du Canada à titre de vendeur de technologies nucléaires est une question d’intérêt public importante qui donne lieu à des prises de position énergiques. La charge de justifier le prononcé d’une ordonnance de confidentialité dans ces circonstances est très onéreuse. Bien que les documents contiennent des renseignements délicats, on ne m’a pas démontré que ce sont les renseignements délicats qui intéresseraient la Cour. EACL a le choix de retrancher les passages délicats des documents qu’elle se propose de déposer.
[34] Considérés comme un tout, les passages précités font ressortir que dans des « affaires de droit public » la Cour doit évaluer si l’intérêt du public à la divulgation l’emporte sur le risque de causer un préjudice à la partie qui demande la confidentialité. Ces passages donnent aussi l’impression que le juge des requêtes a confondu le concept juridique de « l’intérêt du public à la publicité des débats judiciaires » et le fait que le rôle du Canada en tant que vendeur de technologie nucléaire est une question qui intéresse le public. (Quant à savoir s’il s’agit ici « d’une question qui intéresse un grand nombre de Canadiens », comme le déclare le juge des requêtes, je préfère n’exprimer aucune opinion à ce sujet.) En bref, le juge des requêtes semble confondre l’intérêt du public à la publicité des débats judiciaires avec le fait que le litige en cause ici porte sur une question qui est d’importance pour le public. Le Sierra Club, intimé, s’appuie sur le raisonnement du juge des requêtes pour affirmer que l’intérêt du public à la publicité des débats judiciaires doit être établi en fonction du degré d’intérêt des Canadiens face à une procédure de droit public. Ce fait est confirmé par les extraits des articles de journaux et les transcriptions d’entrevues à la radio qui sont annexés comme pièces à l’affidavit d’Elizabeth May, déposé à la Cour suite au prononcé de la décision du juge des requêtes et avant l’audition du présent appel. Mes collègues adoptent une position qui est plus proche de celle du juge des requêtes que de celle qui est proposée par le Sierra Club.
[35] Comme je l’ai dit au début et si je comprends bien, le point de vue de mes collègues s’articule en trois volets. Premièrement, le poids à accorder au principe de la publicité des débats judiciaires varie selon le contexte. Deuxièmement, il est nécessaire de déterminer l’importance de l’affaire pour le public, ce qui peut être réalisé en examinant l’effet cumulatif de : 1) la nature du litige; 2) la nature de la preuve; 3) l’importance de la couverture médiatique; 4) l’identité des parties au litige. Troisièmement, il faut soupeser l’intérêt d’une partie à obtenir la confidentialité par rapport au degré d’importance de l’affaire pour le public et décider lequel des deux doit l’emporter : voir notamment les paragraphes 85, 90, 94 et 97 des motifs des juges majoritaires.
[36] En appliquant les facteurs qui précèdent, mes collègues ont conclu que l’intérêt du public prime les intérêts privés d’Énergie atomique. En bref, le fait que la question en litige porte sur une allégation de conduite fautive de la part du gouvernement (une « affaire de droit public »), auquel s’ajoute le fait que la partie adverse a qualité pour agir dans l’intérêt du public et que son action a suscité une couverture médiatique importante, transformerait cette affaire en une question suffisamment importante sur le plan public. Ceci veut dire qu’il s’agit d’une affaire dans laquelle on peut conclure que l’intérêt du public dans les débats prime les intérêts privés d’Énergie atomique. Avec égards, je ne peux souscrire à ce cadre analytique.
[37] Je ne peux accepter qu’en droit, l’octroi d’une ordonnance de confidentialité serait influencé par des perceptions quant à l’«importance pour le public » d’une affaire. Je m’inquiète aussi d’un principe juridique qui ferait qu’il est possible de mesurer le degré d’intérêt du public à la publicité du processus judiciaire en utilisant les facteurs susmentionnés. En autant que je puisse prédire l’avenir, le cadre analytique proposé viendra nécessairement faire pencher la balance en faveur de parties prétendant défendre l’intérêt public (ou des médias) dans presque tous les cas où une ordonnance de confidentialité sera sollicitée. De plus, le cadre proposé ne se limite pas à la délivrance d’ordonnances de non-divulgation de renseignements commerciaux ou scientifiques qu’on allègue être de nature confidentielle. Il porte sur toutes les affaires où on demande une ordonnance de confidentialité.
[38] Il est clair que ce n’est pas l’intérêt montré par le public dans une affaire donnée, exprimé par l’intermédiaire des médias, qui est pertinent. Le principe de la publicité des débats judiciaires ne peut dépendre de ce que les médias croient être dans l’intérêt du public. Après tout, les médias ont leurs propres intérêts. Le fait qu’il s’agit ici d’une affaire de droit public, c’est-à-dire d’une affaire où l’une des parties est le gouvernement fédéral, n’est pas pertinent non plus. Un gouvernement, qu’il soit provincial ou fédéral, a droit aux mêmes garanties de fond et de procédure que n’importe quelle personne privée. La primauté du droit l’exige. De la même façon, le fait que le demandeur dans une affaire de contrôle judiciaire soit une organisation environnementale ayant qualité pour agir dans l’intérêt public n’est pas pertinent. Le droit ne peut créer une règle qui augmenterait le fardeau de la preuve attribué à une partie qui sollicite une ordonnance de confidentialité, du fait que la partie adverse poursuit des objectifs qu’elle croit être dans l’intérêt du public et qu’elle est mieux placée que d’autres pour obtenir une couverture médiatique. Dans la mesure où Ethyl Canada Inc. v. Canada (Attorney General), précité, et MDS Health Group Ltd. v. Canada (Attorney General), précité, seraient invoqués comme établissant le principe que la délivrance d’ordonnances de non-divulgation dépendra du degré d’intérêt du public dans une affaire, je ne peux les appliquer. Cela étant dit, je ne veux pas donner à entendre que ces affaires n’ont pas été bien jugées ou qu’en fait elles appuient ce principe. Ce que je veux dire, c’est que ce n’est pas la question en cause dans le litige qui est pertinente mais bien la nature de la preuve qu’on veut faire protéger par une ordonnance de non-divulgation. Je vais maintenant revenir à la portée et à l’application du septième critère, tel que je le perçois.
[39] Comme je l’ai déjà dit, le septième critère exige que le juge des requêtes décide si l’intérêt du public à la publicité des débats prime les intérêts privés de la partie qui sollicite l’ordonnance de confidentialité. Il faut se rappeler qu’en vertu des troisième et sixième critères, on a déjà établi le risque de préjudice pour la partie qui sollicite l’ordonnance de confidentialité. En vertu du troisième critère, il ressort qu’Énergie atomique subira un préjudice financier irréparable si les renseignements confidentiels sont rendus publics. En vertu du sixième, on a vu que le dépôt des renseignements confidentiels est nécessaire pour qu’Énergie atomique puisse se prévaloir d’une défense disponible face à l’allégation de conduite fautive de la part du gouvernement. Revenant sur ce qui a déjà été dit, je rappelle que le refus d’accorder l’ordonnance de confidentialité à Énergie atomique aura comme résultat de la priver de son droit de présenter une défense pleine et entière. Il reste donc à décider s’il existe des circonstances faisant que l’intérêt du public à la publicité des débats viendraient primer les intérêts privés d’une partie. En d’autres mots, la question que la Cour doit trancher est de savoir si les circonstances de la présente affaire font qu’on doit subordonner le principe d’un procès équitable à celui de la publicité des débats judiciaires.
[40] Pour l’examen de cette question, il importe de ne pas perdre de vue le fait que l’intérêt du public dans le maintien de la publicité des débats judiciaires n’est pas plus important que l’intérêt du public dans le maintien du droit d’une partie à un procès équitable. En fait, j’irai jusqu’à dire que si l’on demandait aux membres du public lequel de ces deux principes devrait primer, la plupart d’entre eux choisiraient le premier. Ceci est particulièrement vrai dans les procès criminels, où l’accusé est confronté aux ressources considérables de l’État qui le poursuit et où sa liberté est en jeu. En l’instance, Énergie atomique sollicite une ordonnance de non-divulgation pour protéger ses intérêts financiers. Dans certains cas, la cour arrivera à la conclusion qu’un préjudice financier n’est pas suffisant pour justifier une exception au principe de publicité. Je ne crois pas que ce soit le cas ici.
[41] Mon point de vue est qu’il faut utiliser un cadre objectif pour déterminer si le principe de la publicité des débats judiciaires doit primer le principe du droit à un procès équitable. Pour répondre à cette question, il faut retourner aux objectifs qui sous-tendent le principe de la publicité des débats judiciaires que nous avons examinés plus tôt. Sur le plan de la primauté du droit, la croyance que le gouvernement fédéral ou Énergie atomique seraient de quelque façon avantagés si l’ordonnance de confidentialité est accordée est intenable. Cela fait qu’il ne reste à examiner que le droit du public à la vérité. C’est à ce point-ci que je crois que la nature de la preuve pour laquelle on demande une ordonnance de confidentialité devient pertinente. Il y a eu des discussions intelligentes à ce sujet aux États-Unis : voir en général Arthur R. Miller, « Confidentiality, Protective Orders, and Public Access to the Courts » (1991-92), 105 Harv. Law Rev. 427.
[42] Personne ne semble se préoccuper du principe de la publicité des débats judiciaires dans des cas comme, par exemple, ceux où un fabricant de médicaments cherche à conserver la confidentialité du processus de fabrication de son produit. Bien sûr, ces renseignements sont très techniques et ne seraient probablement pas compris par la plupart des membres du public, non plus que par les médias. C’est la même chose en l’instance. Comme mes collègues le mentionnent au paragraphe 97 de leurs motifs, on ne réclame la confidentialité que pour trois documents et leur contenu dépasse probablement les connaissances de ceux qui n’ont pas une expertise technique précise. D’un autre côté, l’application du principe de publicité des débats gagnerait en importance si les renseignements confidentiels comprenaient, par exemple, un rapport au sujet des risques pour la santé liés à l’utilisation d’un médicament donné. Dans de telles circonstances, on pourrait présenter un argument puissant portant que l’intérêt du public à connaître la vérité au sujet de l’efficacité d’un médicament prime toute considération financière avancée par le fabricant. Il est compréhensible que toute tentative d’utiliser les ordonnances de non-divulgation pour cacher des renseignements portant sur la santé et la sécurité du public ferait face à une opposition virulente. La chose serait probablement aussi vraie dans certains autres types de cas. Par exemple, si l’on revient sur les faits de l’affaire Ethyl Canada, précitée, on peut se demander si le public a le droit de savoir quel modèle de moteurs ou de voitures Honda ont subi des effets négatifs suite à l’utilisation de l’additif d’essence dont le gouvernement a interdit l’importation.
[43] Le fait est que ces considérations ne s’appliquent pas en l’instance. Il est clair que le juge des requêtes a été influencé par le fait qu’il y a un vif débat quant au rôle du Canada en tant que vendeur de technologie nucléaire. Mais l’octroi d’une ordonnance de confidentialité en l’instance ne nuira pas à la recherche de la vérité et ne modifiera pas le fond du débat. La question qui se pose ici est celle de savoir si les autorités chinoises ont procédé à une évaluation environnementale et, le cas échéant, si elle satisfait aux exigences de la législation canadienne. En fin de compte, le public canadien sera informé à ce sujet. L’octroi d’une ordonnance de confidentialité n’y changera rien.
[44] Finalement, je voudrais, dans l’évaluation de l’intérêt du public en l’instance, poser la question de savoir si on ne devrait pas, par exemple, se préoccuper du besoin de garantir que les plans de site d’installations nucléaires ne sont pas affichés sur un site web. Encore une fois, je dois souligner qu’il m’est interdit, suite à une ordonnance de confidentialité accordée par un juge de la Section d’appel de la Cour fédérale, de révéler des renseignements délicats au sujet des questions de sécurité qui préoccupent les autorités chinoises. Ces renseignements délicats se trouvent dans les documents pour lesquels on demande une ordonnance de confidentialité.
[45] À mon avis, il n’y a aucun fondement juridique qui permet, au vu des faits en l’instance, de conclure que l’intérêt du public à la publicité des débats prime le risque de préjudice qu’Énergie atomique court si l’ordonnance de confidentialité n’est pas accordée. Pour être précis, je dirai que selon moi l’ordonnance de confidentialité que sollicite Énergie atomique n’aurait aucun impact négatif sur les deux objectifs primordiaux qui sous-tendent le principe de la publicité des débats judiciaires, savoir la vérité et la primauté du droit.
[46] Énergie atomique soutient aussi que le juge des requêtes a commis une erreur en tenant compte du fait que les documents confidentiels sont déposés sur une base volontaire, en ce sens qu’elle n’est pas contrainte de le faire. À l’appui du juge des requêtes, je dirai que je ne vois pas ses motifs de la même façon. Si je les comprends bien, l’aspect volontaire devient pertinent dans le cadre de la solution subsidiaire prévoyant le dépôt de versions modifiées des documents confidentiels, dépôt qui permettrait à Énergie atomique de préparer une défense pleine et entière face à l’allégation de conduite fautive de la part du gouvernement. Selon mon interprétation de ses motifs, le juge des requêtes a reconnu que les renseignements confidentiels sont à la fois pertinents et essentiels à la défense d’Énergie atomique. Nous différons d’opinion en ce sens seulement où je ne crois pas que le dépôt de versions modifiées des documents confidentiels soit une option réaliste en l’instance. À supposer que je me trompe quant à la nature de la décision du juge des requêtes, je dois alors avec égards me dissocier de toute déclaration portant que le dépôt volontaire de documents confidentiels est une considération pertinente.
[47] J’accueillerais l’appel avec dépens, en appel et en première instance, annulerais l’ordonnance du juge des requêtes du 26 octobre 1999, et accorderais à l’appelante, Énergie atomique du Canada limitée, l’ordonnance de confidentialité qu’elle sollicite. L’appel incident devrait être rejeté, avec dépens à l’appelante (intimée à l’appel incident).
* * *
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Evans, J.C.A. :
A. INTRODUCTION
[48] Le présent appel porte sur une ordonnance de la Section de première instance, datée du 26 octobre 1999, par laquelle le juge des requêtes accordait une requête interlocutoire introduite en vertu de la règle 312 des Règles de la Cour fédérale (1998) par Énergie atomique du Canada limitée. Cette requête sollicitait l’autorisation de déposer l’affidavit supplémentaire de M. Pang, ainsi que trois documents dont il est question dans les affidavits de M. Pang et de M. Feng qui ont déjà été déposés. Si leur dépôt est autorisé, les documents en question seront annexés à l’affidavit supplémentaire de M. Pang.
[49] EACL demandait aussi une ordonnance en vertu des règles 151 et 152, portant que ces documents soient traités comme confidentiels. Le juge n’a pas fait droit à cette demande, mais il a autorisé EACL à déposer une version modifiée des documents en supprimant les passages délicats. Au cas où EACL déciderait de ne pas déposer les documents dans leur version originale ou dans une version modifiée dans les 60 jours du prononcé de l’ordonnance, elle était autorisée à déposer et à faire signifier d’autres documents portant sur les mêmes questions que les documents confidentiels, bien que traitées de façon moins précise. La période de 60 jours prévue dans l’ordonnance est maintenant écoulée et EACL n’a déposé aucun document additionnel.
[50] EACL, une société de la Couronne propriétaire de la technologie CANDU et qui en fait la promotion, est une intervenante ayant reçu les droits d’une partie au litige dans la demande de contrôle judiciaire présentée par le Sierra Club du Canada en janvier 1997. Le demandeur est un groupe d’intérêt public voué à l’environnement. Il soutient que comme le gouvernement a fourni et autorisé une aide financière en vue de la vente à la Chine de deux réacteurs nucléaires CANDU, ainsi que de leur construction, le projet est soumis aux dispositions de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale, L.C. 1992, ch. 37, en vertu de son alinéa 5(1)b). En conséquence, le demandeur cherche à obtenir des réparations diverses pour compenser le fait que les intimés auraient manqué à leurs obligations en refusant de procéder à l’évaluation environnementale prévue par la Loi.
[51] Pour leur part, les défendeurs et l’intervenante soutiennent que la Loi ne s’applique pas et que, si elle s’applique, ils ont une défense valable en vertu de la législation. Ils ajoutent que, en tout état de cause, la Cour doit exercer son pouvoir discrétionnaire de ne pas accorder les réparations demandées.
[52] Les documents en cause dans le présent appel comprennent deux Rapports d’impact environnemental (RIE) sur le site et la construction, ainsi qu’un Rapport préliminaire d’analyse sur la sécurité (RPAS). Les RIE ont été préparés en chinois par les autorités chinoises. EACL a présenté une traduction non officielle des rapports, mais elle n’a pas encore présenté une traduction avec l’affidavit en attestant la fidélité prévu au paragraphe 68(1) des Règles. Le troisième rapport, le RPAS, a été préparé par EACL avec la participation des responsables chinois du projet.
[53] Ces trois rapports, et leurs traductions, contiennent une quantité considérable de renseignements techniques. Même en traduction, l’essentiel de leur contenu n’est pas à la portée d’un profane. Ils sont très volumineux et comprennent quelque 30 volumes et des milliers de pages. La seule table des matières du RPAS occupe 173 pages. On y trouve une description de l’évaluation environnementale du projet qui est conduite par les autorités chinoises en vertu des lois de la République populaire de Chine. On a déclaré qu’ils contiennent aussi des renseignements qui ne sont pas liés à l’évaluation environnementale du projet, notamment des renseignements commerciaux délicats se rapportant à EACL et des renseignements portant sur les questions de sécurité. Contrairement aux documents qui sont préparés au Canada en vertu de la LCEE, ces documents n’ont pas été préparés en vue d’une publication.
[54] Ces documents sont mentionnés et résumés dans les affidavits de M. Simon H. Pang, un employé senior d’EACL qui est le sous-directeur du projet CANDU (Quinshan Phase III), et de M. Lin Feng, un expert en droit environnemental chinois appliqué à l’énergie nucléaire. On y trouve les données techniques sur lesquelles les affidavits sont fondés.
[55] Le Sierra Club a d’abord soutenu que son droit de contre-interroger M. Pang et M. Feng sur leurs affidavits serait sans valeur en l’absence des documents auxquels ils se réfèrent, et que les résumés contenus dans les affidavits ne suffiraient pas à cette fin. Il a déclaré qu’il soutiendrait que le juge chargé d’entendre la demande de contrôle judiciaire devrait leur accorder peu de poids.
[56] EACL en appelle de l’ordonnance au motif que le juge des requêtes a commis une erreur en refusant de lui accorder une ordonnance de confidentialité pour ces rapports. Le Sierra Club a déposé un appel incident au motif que le juge des requêtes a commis une erreur en concluant que les documents en cause étaient pertinents dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire.
[57] Les deux parties soutiennent que le juge des requêtes a commis une erreur lorsqu’il a donné à EACL l’option de présenter d’autres documents au lieu de déposer les documents confidentiels, dans leur forme originale ou modifiée, alors qu’aucun des avocats ne l’avait demandé. Il n’est toutefois pas nécessaire que je traite de cette question puisque la période de 60 jours prévue par le juge pour le dépôt de cette documentation est maintenant expirée. Je considère néanmoins que le juge avait le pouvoir discrétionnaire de rédiger l’ordonnance demandée par EACL de manière à y insérer la disposition à laquelle les parties s’opposent, sans avoir à leur donner un avis préalable et l’occasion de présenter leur point de vue, compte tenu surtout de l’importance d’éviter d’autres retards à l’étape interlocutoire de cette affaire.
[58] Il importe d’examiner d’abord l’appel incident de l’ordonnance de la Cour accordant l’autorisation de déposer les documents, puisque si le Sierra Club a gain de cause sur ce point la question de la confidentialité devient sans objet.
B. LE CADRE LÉGAL
[59] Il y a d’abord lieu de citer les dispositions de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale qui sont directement pertinentes quant au règlement des questions en appel.
5. (1) L’évaluation environnementale d’un projet est effectuée avant l’exercice d’une des attributions suivantes :
[…]
b) une autorité fédérale accorde à un promoteur en vue de l’aider à mettre en œuvre le projet en tout ou en partie un financement, une garantie d’emprunt ou toute autre aide financière, sauf si l’aide financière est accordée sous forme d’allègement—notamment réduction, évitement, report, remboursement, annulation ou remise—d’une taxe ou d’un impôt qui est prévu sous le régime d’une loi fédérale, à moins que cette aide soit accordée en vue de permettre la mise en œuvre d’un projet particulier spécifié nommément dans la loi, le règlement ou le décret prévoyant l’allègement;
[…]
54. […]
(2) Sous réserve du paragraphe (3), le gouvernement du Canada ou toute autorité fédérale veille à ce que les accords que l’autorité fédérale conclut—ou que le gouvernement conclut en son nom—avec soit un gouvernement, soit une personne, un organisme ou une institution, peu importe qu’ils soient ou non affiliés à un gouvernement ou en fassent partie, en vertu desquels une autorité fédérale exerce une attribution visée à l’alinéa 5(1)b) au titre de projets dont les éléments essentiels ne sont pas déterminés qui doivent être mis en œuvre à la fois à l’étranger et hors du territoire domanial, prévoient, dans la mesure du possible, tout en étant compatibles avec les accords dont le Canada est déjà signataire à leur entrée en vigueur, l’évaluation des effets environnementaux des projets, cette évaluation devant être effectuée le plus tôt possible au stade de leur planification, avant la prise d’une décision irrévocable, conformément à la présente loi et aux règlements ou au processus, compatible avec la présente loi, d’évaluation des effets environnementaux de projets applicable dans l’État étranger où ceux-ci doivent être mis en œuvre.
C. LES QUESTIONS EN LITIGE ET L’ANALYSE
QUESTION 1 : Le juge des requêtes a-t-il commis une erreur dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en vertu de la règle 312 lorsqu’il a autorisé le dépôt des documents?
[60] Dans le mesure où elle s’applique aux faits en l’instance, la règle 312 porte qu’une partie peut, avec l’autorisation de la Cour, déposer des affidavits en sus de ceux déposés dans les délais prévus par les règles 306 et 307. Il y a lieu de noter que dans une ordonnance datée du 8 mai 1998, le protonotaire-chef adjoint Giles a accordé à EACL le statut d’intervenante avec tous les droits d’une partie au litige, sous réserve de certaines dispositions traitant du double emploi qui ne sont pas pertinentes ici.
[61] Dans Fogal et al. c. Canada et al. (1999), 161 F.T.R. 121 (C.F. 1re inst.), le protonotaire Hargrave a déclaré (au paragraphe 7 [page 124]) que, dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire accordé à la Cour par la règle 312, « il s’agit au premier chef de savoir si les documents complémentaires sont dans l’intérêt de la justice, s’ils serviront à éclairer le juge et s’ils ne causent pas un grave préjudice à la partie adverse ».
[62] Le protonotaire a ajouté ceci (au paragraphe 8 [pages 124 et 125]) :
Je pense cependant qu’ils [les affidavits complémentaires] ne doivent être admis que dans les cas exceptionnels, sinon ce serait contraire à l’esprit du contrôle judiciaire qui vise à produire une réparation à bref délai par une procédure sommaire.
Je tiens à ajouter que dans le contexte de la demande en cause, où il y a déjà eu 12 requêtes interlocutoires, ainsi que dans celui d’autres demandes de contrôle judiciaire de difficulté comparable, l’idée qu’une procédure sommaire puisse mener à une « réparation à bref délai » n’est malheureusement pas réaliste. Comme le juge des requêtes l’a fait remarquer avec raison dans ses motifs de jugement en l’instance (au paragraphe 4 [page 408]) :
[…] ce n’est pas parce qu’une demande de contrôle judiciaire constitue une procédure sommaire que les questions en litige se prêtent nécessairement à un jugement sommaire. Lorsqu’une partie cherche à faire annuler des opérations complexes au motif qu’elles contreviennent à d’importantes dispositions législatives, même une procédure sommaire peut s’avérer lourde.
Néanmoins, il est clair qu’on ne doit pas perdre de vue l’objectif d’éviter « l’accumulation des pièces », selon les termes utilisés par le juge des requêtes dans ce même paragraphe, lorsqu’il s’agit de pondérer la pertinence avec le préjudice potentiel pour les autres parties.
(i) La pertinence
[63] Tous admettent que les documents en cause ne sont pas pertinents à la résolution de la question principale en litige, savoir si, au vu des faits de l’affaire, les obligations prévues par la LCEE sont enclenchées en vertu de son alinéa 5(1)b). Toutefois, le juge des requêtes a conclu que les documents pouvaient être pertinents dans le cadre de l’exercice par la Cour de son pouvoir discrétionnaire d’accorder des réparations, au cas où elle viendrait à conclure que les intimés avaient enfreint l’obligation légale de conduire une évaluation environnementale du projet CANDU. Bien que la compétence de rendre des jugements déclaratoires soit de nature discrétionnaire (Solosky c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 821), la question de son exercice va vraisemblablement être soulevée de façon directe dans le cadre de la demande d’ordonnances annulant la décision des ministres intimés d’accorder une aide financière et ordonnant qu’on ne fasse aucun autre paiement en vertu des garanties d’emprunt jusqu’à ce qu’une évaluation environnementale ait été réalisée en conformité de la LCEE.
[64] EACL soutient que les documents sont pertinents quant à deux moyens de défense fondés sur les articles 8 et 54 de la LCEE. Toutefois, ayant conclu que les documents étaient pertinents dans le cadre de l’exercice par la Cour de son pouvoir discrétionnaire de refuser d’accorder une réparation nonobstant toute violation de la LCEE, le juge des requêtes a considéré qu’il n’avait pas à examiner s’ils étaient pertinents quant aux moyens de défense fondés sur la législation.
[65] EACL aura gain de cause quant à la pertinence, à condition que la Cour arrive à la conclusion que les documents sont pertinents quant à n’importe lequel des fondements juridiques qu’elle a invoqués. De plus, la Cour n’a pas à décider dans le cadre d’une requête interlocutoire comme celle-ci si les moyens de défense soulevés par EACL seront retenus lorsque la demande sera finalement entendue au fond. Il suffit qu’ils aient une chance de réussir.
[66] Selon moi, les documents en cause sont clairement pertinents quant aux moyens de défense qu’EACL a l’intention de soulever en vertu de l’alinéa 54(2)b) si l’on conclut que l’alinéa 5(1)b) enclenche les dispositions de la LCEE dans le cadre de ce projet. L’alinéa 54(2)b) prévoit essentiellement une exemption face aux exigences de la Loi en cas d’accord entre le gouvernement du Canada et un organisme du pays où le projet doit être réalisé portant que l’évaluation environnementale sera effectuée dans ce pays, conformément à un processus compatible avec la Loi et applicable dans ce pays.
[67] Bien sûr, la Cour ne peut décider maintenant si EACL pourra établir ce moyen de défense en droit ou au vu de la preuve présentée au juge des requêtes. Il suffit ici qu’EACL démontre, comme elle l’a fait, que les documents sont potentiellement pertinents quant au règlement d’une des questions en litige.
[68] À mon avis, les documents sont aussi potentiellement pertinents quant à l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour de refuser d’accorder une réparation, notamment les ordonnances annulant la décision de fournir une aide financière et ordonnant qu’on arrête tout paiement prévu par le contrat. Les défendeurs et l’intervenante seront tout à fait autorisés à plaider que, même si les ministres ont enfreint la Loi, une évaluation environnementale a été réalisée en Chine selon un processus compatible avec celui qui est décrit dans la LCEE.
[69] L’objectif de la Loi est d’éviter les dommages environnementaux en exigeant que les activités qui ont un potentiel de danger soient soumises à une évaluation de risque. Par conséquent, si une évaluation environnementale suffisante a été menée en Chine, on peut soutenir que l’objectif de la Loi est atteint et que d’exiger une autre évaluation en vertu de la LCEE serait une forme de gaspillage. Les réparations discrétionnaires demandées par la voie du contrôle judiciaire ne sont pas accordées lorsqu’elles ne servent pas une fin utile, surtout lorsque le fait de les accorder aurait, comme c’est le cas ici, des conséquences négatives sérieuses pour les intérêts privés et publics en cause dans ce projet d’envergure.
[70] Bien sûr, pour que cet argument soit retenu, il sera essentiel qu’EACL fasse la démonstration que l’évaluation réalisée en Chine est compatible avec celle qui est prévue dans la LCEE et constitue donc une solution de rechange valable. On a déclaré que c’est aux fins de cette démonstration que les documents qui décrivent l’évaluation environnementale entreprise par les autorités chinoises sont pertinents.
[71] Par ailleurs, je ne partage pas les doutes exprimés par le juge des requêtes quant à l’application à la présente affaire des commentaires du juge La Forest dans Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3, à la page 80, doutes fondés sur le fait que les ouvrages visés sont situés à l’extérieur du Canada. Le juge La Forest avait rejeté l’argument voulant que, comme une évaluation d’un ouvrage en Alberta avait été réalisée en vertu de la législation provinciale, il n’y avait pas lieu d’accorder une réparation pour la violation de la LCEE, au motif qu’elle n’aurait aucune incidence sur le plan pratique. Il avait donné à entendre qu’une évaluation conforme à la LCEE pourrait avoir « un certain effet sur les mesures susceptibles d’être prises pour atténuer toute incidence environnementale néfaste ».
[72] Allant dans le sens contraire, le juge des requêtes a soutenu qu’en l’instance le gouvernement du Canada ne pourrait avoir une influence sur la prise de « mesures d’atténuation » considérées nécessaires à la suite d’une évaluation environnementale en vertu de la LCEE, étant donné que le projet était situé à l’extérieur du Canada. Toutefois, il me semble que le financement fourni par les intimés par l’entremise de la Société pour l’expansion des exportations donne au gouvernement canadien un moyen de pression suffisant pour attirer l’attention des autorités chinoises, dans le cas où il leur demanderait de régler les problèmes décelés lors d’une évaluation en vertu de la LCEE.
[73] Je veux souligner ici que l’alinéa 54(2)b) de la LCEE parle explicitement d’une comparaison des processus d’évaluation. Cette comparaison, entreprise aux fins de l’alinéa 54(2)b) ou relativement à l’octroi d’une réparation discrétionnaire, ne pose pas les mêmes difficultés à la Cour que celles auxquelles le juge Reed a dû faire face dans Friends of the Island Inc. c. Canada (Ministre des Travaux publics), [1993] 2 C.F. 229 (1re inst.). Dans cette affaire, le juge Reed a refusé d’essayer d’évaluer l’exactitude des résultats obtenus à la suite d’études environnementales scientifiques concurrentes, cette question allant au-delà de son expertise judiciaire.
(ii) Le préjudice
[74] Je partage l’avis du juge des requêtes que l’avantage pour l’intervenante d’une autorisation de déposer les documents, ainsi que pour la Cour dans son examen du dossier, compense nettement tout préjudice qui pourrait être causé au Sierra Club par le retard. Après tout, le Sierra Club soutenait à un moment donné que ces documents étaient essentiels pour qu’il puisse contre-interroger M. Pang et M. Feng de façon complète sur leurs affidavits.
[75] Bien que je reconnaisse qu’il aurait certainement été plus pratique pour le demandeur d’obtenir ces documents plus tôt dans le processus, je tiens à souligner que les retards qui semblent s’accumuler en l’instance ne sont pas tous attribuables à l’intervenante ou aux défendeurs. De plus, comme les dates pour l’audition de la demande ont maintenant été fixées et que le Sierra Club a déclaré qu’il serait prêt même si les documents complémentaires sont déposés, il semble peu probable que le Sierra Club aurait à subir un préjudice causé par un retard additionnel lié à l’autorisation accordée à EACL de les déposer.
[76] Ayant décidé que le juge des requêtes a eu raison d’accorder l’autorisation en vertu de la règle 312, je dois maintenant me pencher sur la question de la confidentialité.
QUESTION 2 : Le juge des requêtes a-t-il commis une erreur en refusant d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’accorder une ordonnance de confidentialité en vertu de la règle 151 au sujet des documents dont il avait autorisé le dépôt hors délai?
[77] La règle 151 des Règles de la Cour fédérale (1998) porte que :
151. (1) La Cour peut, sur requête, ordonner que des documents ou éléments matériels qui seront déposés soient considérés comme confidentiels.
(2) Avant de rendre une ordonnance en application du paragraphe (1), la Cour doit être convaincue de la nécessité de considérer les documents ou éléments matériels comme confidentiels, étant donné l’intérêt du public à la publicité des débats judiciaires.
[78] Le juge des requêtes a conclu à la confidentialité des documents en litige au motif qu’ils contiennent des renseignements commerciaux délicats au sujet d’EACL, renseignements dont la divulgation pourrait porter atteinte aux droits de tiers. De plus, EACL les a reçus sous le sceau de la confidentialité et les autorités chinoises ont donné leur accord au dépôt des documents par EACL dans ce litige, sous réserve qu’ils ne soient pas rendus publics.
[79] Le juge des requêtes a examiné le préjudice qui pourrait être causé à EACL si elle devait déposer les documents sans avoir obtenu la protection d’une ordonnance de confidentialité. Il a aussi examiné la prétention d’EACL portant que si elle décidait de ne pas les déposer, en l’absence d’une ordonnance de confidentialité, elle n’aurait pas la possibilité de se défendre de façon adéquate lors de l’audition de la demande. L’avocat d’EACL a rappelé à la Cour que le Sierra Club avait déclaré qu’il plaiderait qu’on ne devrait accorder que peu de poids, sinon aucun, aux affidavits de M. Pang et de M. Feng, s’il ne lui était pas donné accès aux documents confidentiels aux fins des contre-interrogatoires sur ces affidavits.
a) L’intérêt public : son contenu est-il immuable ou contextuel?
[80] Le juge des requêtes a examiné les arguments en faveur de la confidentialité par rapport à une entorse au principe de la publicité des documents soumis aux tribunaux, se plaçant pour ce faire dans le contexte du litige dont il était saisi. Il a notamment déclaré que même si le principe de la publicité des débats fait maintenant l’objet d’une garantie constitutionnelle en vertu de l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés, le poids à donner à ce principe doit d’une certaine manière être lié aux circonstances de chaque affaire.
[81] Le juge des requêtes a conclu que lorsqu’une affaire est de « droit public », l’intérêt du public à un accès libre aux instances devant le tribunal et aux documents qui y sont déposés est très grand, ce qui augmente d’autant le fardeau imposé à la partie qui cherche à obtenir une exception au principe. La demande de contrôle judiciaire en cause porte nettement sur une affaire qui intéresse le public au plus haut point, puisqu’elle conteste la légalité de la décision du gouvernement fédéral d’accorder un financement de 1,5 milliard de dollars pour la vente et la construction de réacteurs nucléaires en Chine, sans auparavant soumettre le projet à l’évaluation environnementale prévue à la LCEE. En plus de l’importance de la question en litige quant à l’intérêt du public, l’affaire a soulevé beaucoup de commentaires dans les médias. Le fait qu’une partie puisse raisonnablement croire que les documents sont confidentiels et que leur divulgation irait à l’encontre de ses intérêts n’est pas toujours une justification suffisante à l’octroi d’une ordonnance de confidentialité.
[82] En réponse à cela, l’avocat d’EACL a soutenu que le juge des requêtes avait commis une erreur susceptible de contrôle judiciaire en s’appuyant sur un principe juridique erroné lorsqu’il a décidé que le principe que l’administration de la justice doit être publique, sauf dans des circonstances très exceptionnelles, avait un contenu variable. L’avocat a soutenu que le fondement constitutionnel du principe est la valeur fondamentale que constitue dans une démocratie l’imputabilité pour l’exercice du pouvoir judiciaire et que, par conséquent, le principe devait être appliqué de façon uniforme quelle que soit la nature du litige dans lequel il était invoqué.
[83] De plus, l’avocat a soutenu que dans la mesure où l’intérêt du public dans une affaire était lié au fait qu’elle soit de droit public, le critère énoncé par le juge n’était pas cohérent puisqu’il serait extrêmement difficile de déterminer dans quel cas une affaire est de « droit public ».
[84] À titre d’exemple, on a déclaré que les affaires portant sur des allégations de contrefaçon de brevet sont de « droit public » : David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1995] 1 C.F. 588 (C.A.), à la page 600. Toutefois, je veux faire remarquer ici que, dans David Bull, ce que le juge Strayer a dit en réalité c’est que, bien que les véritables adversaires dans le litige étaient les titulaires des brevets et les fabricants de médicaments génériques, le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133, sur lequel l’affaire portait, « ressortit […] au droit public et ne vise pas les droits d’action privés ». Comme David Bull était une demande de contrôle judiciaire, soit une procédure de droit public au moins dans sa forme et non une poursuite privée en contrefaçon d’un brevet, il ne vient pas vraiment appuyer la position adoptée par EACL.
[85] L’avocat a aussi posé la question de savoir comment on pouvait évaluer dans quelle mesure une affaire touchait non seulement les droits privés des parties, mais aussi l’intérêt du public. Est-ce en mesurant la quantité de commentaires dans les médias? Ou en tenant compte du fait que le gouvernement ou un groupe d’intérêt public est parmi les parties? Le poids à donner à l’aspect intérêt public d’une affaire doit-il être déterminé en fonction de la nature de la preuve pour laquelle on demande une ordonnance de confidentialité, ou en fonction de la nature de la question en litige?
[86] Selon moi, le juge des requêtes a eu raison de conclure qu’il n’était pas toujours approprié d’accorder une ordonnance de confidentialité lorsque la partie en faisant la demande pouvait démontrer une croyance raisonnable que la divulgation de documents confidentiels irait à l’encontre de ses intérêts. Il était aussi nécessaire d’évaluer l’intérêt du public à la publicité du processus judiciaire dans chaque affaire, un facteur dont le poids varie selon l’affaire en cause.
[87] Bien que tous les litiges soient importants pour les parties, et qu’il en va de l’intérêt du public que les affaires soumises aux tribunaux soient traitées de façon équitable et appropriée, certaines affaires soulèvent des questions qui transcendent les intérêts immédiats des parties ainsi que l’intérêt du public en général dans la bonne administration de la justice, et qui ont une signification beaucoup plus grande pour le public.
[88] Par conséquent, il y aura des affaires où il est clair qu’aucun autre intérêt ne peut primer le besoin des membres du public d’obtenir l’assurance que s’ils ont le désir de prendre connaissance de la documentation placée devant la cour au moment où elle a pris sa décision, ils pourront l’examiner, soit personnellement soit par l’entremise d’autres instances comme les médias. L’intégrité du processus judiciaire et la légitimité du pouvoir judiciaire n’en demandent pas moins. Comme le juge en chef Dickson l’a déclaré dans Procureur général de la Nouvelle-Écosse et autre c. MacIntyre, [1982] 1 R.C.S. 175, aux pages 186 et 187, une affaire portant sur le droit du public d’examiner les mandats de perquisition et les documents sur lesquels ils se fondent :
À mon avis, restreindre l’accès du public ne peut se justifier que s’il est nécessaire de protéger des valeurs sociales qui ont préséance.
[89] Comme l’avocat d’EACL l’a fait remarquer, il peut bien sûr ne pas être possible de formuler une règle très claire permettant de définir le degré d’importance pour le public d’une affaire donnée. Toutefois, un certain manque de précision n’a peut-être pas une si grande importance puisque l’impact possible d’un litige sur l’intérêt du public n’est qu’un facteur parmi d’autres dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire de soupeser une demande de confidentialité par rapport au principe de publicité dans l’administration de la justice. Après tout, c’est là le prix à payer si on adopte une approche contextuelle à la solution des problèmes juridiques. Or, dans bien des domaines du droit, c’est un prix que les tribunaux acceptent de plus en plus de payer.
[90] Par conséquent, les facteurs énoncés par l’avocat d’EACL comme pouvant être pertinents dans l’évaluation de l’importance d’une affaire pour l’intérêt du public ne doivent pas être perçus comme mutuellement exclusifs, mais bien comme des indicateurs dont le cumul permet de déterminer de quelle façon on peut régler un litige donné. Dans certains cas, tous les indicateurs peuvent aller dans le même sens, alors que dans d’autres la situation peut être moins claire. Dans certains cas encore, certains indicateurs seront très importants, alors que d’autres ne seront guère pertinents.
[91] En fait, la jurisprudence démontre que les tribunaux ont déjà reconnu que dans une certaine mesure le poids à accorder au principe de publicité varie selon le contexte. Par exemple, en confirmant l’application d’une ordonnance de confidentialité à certains documents dans AB Hassle c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [2000] 3 C.F. 360 notre Cour a récemment tenu compte du peu d’intérêt du public, tant dans la nature du litige que dans la preuve qui était visée par la demande de confidentialité.
[92] Cette affaire portait sur un litige lié au Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), et il s’agissait de savoir si le processus utilisé par l’intimée pour fabriquer un médicament breveté constituait une contrefaçon. Les documents visés par la demande d’ordonnance de confidentialité étaient très techniques et précisaient les nature et quantité des composants chimiques utilisés par la compagnie productrice de médicaments génériques dans la fabrication du produit qu’on prétendait être une contrefaçon.
[93] AB Hassle était une demande de contrôle judiciaire, une procédure de « droit public ». Il est toutefois également important de souligner qu’elle trouve sa source dans la gestion d’une législation où la confidentialité est un élément clé et où les litiges sont généralement entre des parties privées. Le règlement sur les avis de conformité introduit un certain mélange des régimes juridiques portant sur la protection de la propriété intellectuelle et sur le contrôle réglementaire de la sécurité et de l’efficacité d’un nouveau médicament avant sa mise en marché au Canada. Les renseignements confidentiels sont un des éléments d’actif principaux de l’industrie pharmaceutique.
[94] Cette préoccupation quant à la confidentialité va directement à l’encontre de la LCEE, où la transparence du processus d’évaluation et la participation du public ont une importance fondamentale. De plus, même si les intérêts commerciaux d’EACL sont mis en cause directement dans ce litige, la demande porte sur l’allégation que les ministres intimés auraient manqué à leurs obligations découlant de la loi en approuvant le financement du projet sans d’abord le soumettre à une évaluation en vertu de la LCEE. Bien sûr, EACL et les intimés s’opposent carrément à cette prétention.
[95] Contrairement à AB Hassle, précité, il existe une jurisprudence dans laquelle les tribunaux ont examiné la nature du litige et déterminé que le degré d’intérêt du public était tel que le principe de publicité devait être appliqué sans réserves. Par exemple, dans Ethyl Canada Inc. c. Canada (Attorney General) (1998), 17 C.P.C. (4th) 278 (Div. gén. Ont.), à la page 283, le juge Swinton a ordonné la divulgation malgré une prétention de confidentialité, compte tenu du fait qu’il s’agissait [traduction] « d’une affaire constitutionnelle importante, dans laquelle [ceux qui s’opposaient à l’ordonnance de confidentialité] ont soutenu qu’il était important que le public comprenne ce qui était en cause ».
[96] De la même façon, dans MDS Health Group Ltd. v. Canada (Attorney General) (1993), 15 O.R. (3d) 630 (Div. gén.), le juge Lane a déclaré (à la page 635) :
[traduction] La nature publique des défendeurs, la protection du public qui peut échanger les actions de la demanderesse, la nature des allégations présentées contre des agents de l’État et le fait que la question trouve sa source dans une politique gouvernementale controversée, voilà des facteurs qui nous mènent tous inexorablement à la conclusion que l’affaire en l’instance ne nous autorise pas à utiliser le secret pour protéger des intérêts privés.
[97] Par conséquent, on ne peut dire qu’après que le juge des requêtes eut examiné la nature de ce litige et évalué l’importance de l’intérêt du public à la publicité des procédures, il aurait dans les circonstances accordé trop d’importance à ce facteur, même si la confidentialité n’est demandée que pour trois documents parmi la montagne de documents déposés en l’instance et que leur contenu dépasse probablement les connaissances de ceux qui n’ont pas l’expertise technique nécessaire.
b) La nature « volontaire » du dépôt
[98] EACL a aussi soutenu que le juge des requêtes avait commis une erreur en tenant compte du fait qu’elle ne demandait pas la confidentialité pour échapper à son obligation juridique de produire des documents exigés par la partie adverse. EACL demandait plutôt la confidentialité pour des documents qu’elle avait décidé de produire pour ses propres raisons tactiques. Le juge des requêtes a considéré que l’aspect « volontaire » de la production des documents par EACL était un facteur « très important, pour résoudre la question en litige », dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de refuser d’accorder l’ordonnance de confidentialité sous la forme demandée.
[99] Avec égards, je suis d’avis que le juge des requêtes a accordé trop de poids à cet aspect. Si les documents en question avaient un impact important sur la capacité d’EACL de présenter une défense pleine et entière, elle déciderait de ne pas les produire à ses risques et périls. Lorsqu’il s’agit de déterminer si la conduite d’une personne est vraiment « volontaire », le droit ne fait généralement pas de distinction entre un impératif en pratique et une obligation en droit.
[100] Il importe de rappeler ici que le Sierra Club avait l’intention de plaider qu’en l’absence des rapports complets à la base des affidavits de M. Pang et de M. Feng, ces affidavits n’avaient guère de valeur. En l’instance, il n’est pas nécessaire de décider si c’est le point de vue qui sera adopté par le juge qui doit entendre la demande de contrôle judiciaire. Il est suffisant qu’EACL démontre, comme elle l’a fait, que ces documents sont potentiellement pertinents quant à la résolution d’une question qui sera vraisemblablement en litige.
[101] Selon moi, dans les circonstances de la présente affaire, le juge a donné trop de poids au fait qu’EACL réclamait la confidentialité de documents qu’elle voulait déposer « volontairement », en tant que facteur allant dans le sens du rejet de la demande d’ordonnance de confidentialité. Toutefois, étant donné le fait que le juge a reconnu que les « décisions tactiques » d’une partie de déposer ou non une preuve donnée peuvent avoir des incidences sur des droits fort importants, je ne crois pas qu’il y a lieu d’insister sur cette question.
c) Conclusion
[102] Bien que le juge des requêtes ait pu donner un poids trop grand à l’aspect volontaire, il ne s’ensuit pas que sa décision au sujet de la confidentialité doit être écartée. Il est loisible à notre Cour dans le présent appel d’évaluer si cette erreur entache irrémédiablement sa conclusion. À mon avis ce n’est pas le cas, pour les trois motifs suivants.
[103] Premièrement, comme le juge des requêtes, j’attache dans les circonstances de l’affaire une très grande importance à la publicité de tout le débat judiciaire, y compris la preuve documentaire. Deuxièmement, à supposer qu’EACL décide de ne pas déposer les rapports en l’absence d’une ordonnance de confidentialité, le fait d’inclure dans les affidavits un résumé des rapports peut, dans une large mesure, compenser cette absence.
[104] Troisièmement, si EACL se prévaut de l’occasion qui lui est offerte de déposer une version modifiée des documents dont on aurait retranché les renseignements commerciaux délicats (qui seraient, on peut le supposer, mis à la disposition des avocats et de la Cour aux conditions habituelles), la demande de confidentialité reposera surtout sur la crainte d’EACL de perdre des occasions d’affaires si elle doit durant ce litige divulguer certains documents en violation de l’engagement qu’elle a pris envers les autorités chinoises. Dans les circonstances, je considère qu’une telle prétention se situe au bas de l’échelle de la confidentialité.
[105] Je ne crois pas non plus que le juge ait commis une erreur justifiant notre intervention en offrant à EACL l’occasion de déposer une version modifiée des documents confidentiels, offre qui se situe tout à fait dans le cadre de son pouvoir discrétionnaire de rendre une ordonnance tenant compte des divers intérêts en cause. Les protestations d’EACL portant que ce n’est pas possible sont prématurées, en l’absence d’une preuve qu’on a essayé de prendre les mesures visant la réalisation de cet aspect de l’ordonnance, avec l’aide du juge au besoin.
[106] Finalement, on a soutenu que le juge des requêtes a commis une erreur de droit en examinant la demande d’ordonnance de confidentialité sans avoir d’abord examiné les documents. Bien qu’il y ait certainement des situations dans lesquelles le juge se doit d’inspecter les documents pour lesquels on demande la confidentialité, ce n’est pas le cas en l’instance. Il s’agit d’une documentation volumineuse et hautement technique, qui n’est pas entièrement traduite, et elle a été mise à la disposition du juge sous forme de précis.
D. DISPOSITIF
[107] Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter l’appel et l’appel incident, les dépens respectifs suivant l’issue de la cause.
Le juge Sharlow, J.C.A. : Je souscris aux présents motifs.