[2001] 2 C.F. 586
T-195-97
Don B. Rogers (demandeur)
c.
Sa Majesté la Reine (Service correctionnel du Canada) (défenderesse)
et
Commissaire aux langues officielles (mis en cause)
Répertorié : Rogers c. Canada (Service correctionnel) (1re inst.)
Section de première instance, juge Heneghan— Ottawa, 7 février 2000, 26 janvier 2001.
Langues officielles — Le Commissaire aux langues officielles conclut que la prise en compte des exigences relatives aux langues officielles ne s’imposait pas objectivement pour l’exercice des fonctions relatives à la dotation en personnel en cause — Une des recommandations du Commissaire, selon laquelle la mesure de dotation devrait être réexaminée et les mesures appropriées devraient être prises pour corriger la situation, n’a pas été mise en oeuvre parce que le poste avait déjà été comblé — Réparations — Statut quasi constitutionnel de la Loi sur les langues officielles — Bien qu’il ne lie pas la Cour, le rapport du Commissaire doit être pris en considération lorsqu’il s’agit de statuer sur une demande de réparation en application de la Loi — Le rapport qu’a produit le Commissaire après l’enquête est une preuve d’un manquement à la Loi — Comme il y avait une possibilité sérieuse que le demandeur soit nommé à ce poste, la perte en cause exige une réparation — La Loi accorde une certaine latitude lorsqu’il s’agit de trouver une réparation appropriée pour un manquement aux droits qu’elle reconnaît — Dommages-intérêts devant être évalués au moyen d’un renvoi.
Fonction publique — Procédure de sélection — Langues officielles — Directive sur le réaménagement des effectifs — Suppression du poste du demandeur — Le Commissaire aux langues officielles conclut que la prise en compte des exigences relatives aux langues officielles ne s’impose pas objectivement pour l’exercice des fonctions du poste classifié au niveau du demandeur et à l’égard duquel le demandeur a un intérêt — La recommandation du Commissaire pour que la mesure de dotation soit réexaminée et que les mesures appropriées soient prises pour corriger la situation n’a pas pu être mise en oeuvre parce que le poste avait déjà été comblé — N’ayant reçu aucune offre d’emploi, le demandeur a à contrecœur opté pour la prime d’encouragement à la retraite anticipée — Réparations — Comme il y avait une possibilité sérieuse que le demandeur soit nommé à ce poste, la perte en cause exige une réparation — La nature de la Loi accorde une certaine latitude lorsqu’il s’agit de trouver une réparation appropriée pour un manquement aux droits qu’elle reconnaît — Les dommages-intérêts doivent être évalués au moyen d’un renvoi; la preuve doit comprendre le salaire que le demandeur aurait pu tirer de l’emploi.
Le poste du demandeur au Collège militaire royal a été supprimé, mais le demandeur était visé par la Directive sur le réaménagement des effectifs (la DRE) qui lui donnait le droit de recevoir au moins une offre d’emploi raisonnable. Un poste AS-02 (sa catégorie d’emploi) est devenu vacant au Service correctionnel du Canada (le SCC) à Kingston, mais l’avis de concours désignait le mode de dotation comme étant « bilingue à nomination impérative CCC », bien que la description de travail du poste en question désignait le mode de dotation comme étant « bilingue à nomination non impérative ». À ce moment, le demandeur avait un profil linguistique en français de E (lecture), C (rédaction), B (interaction orale). Le demandeur a manifesté son intérêt pour ce poste, mais sa demande a été rejetée parce qu’il ne satisfaisait pas à l’exigence linguistique applicable.
Le demandeur a déposé une plainte auprès du Commissaire aux langues officielles (le CLO) et a demandé que le SCC suspende le processus de dotation jusqu’à ce qu’il soit statué sur sa plainte. Sa période de priorité d’employé excédentaire a été prorogée trois fois, mais la garantie de recevoir une offre d’emploi raisonnable prévue dans la DRE a été abolie à la suite du budget de 1995 du gouvernement fédéral. Le demandeur avait donc le choix entre acquérir le statut d’employé excédentaire non rémunéré ou accepter la prime d’encouragement à la retraite anticipée. Comme la date limite approchait, le demandeur a à contrecœur opté pour la prime d’encouragement à la retraite anticipée.
Le rapport final du CLO a fait droit à la plainte du demandeur, concluant qu’on aurait dû suivre un mode de dotation non impératif pour le poste AS-02 et que le profil linguistique de ce poste aurait dû être CBC. Comme le poste avait déjà été comblé, le SCC n’a pas mis en oeuvre la recommandation du CLO pour que la mesure de dotation soit réexaminée et que les mesures appropriées soient prises pour corriger la situation. Le demandeur a cherché à obtenir un emploi à l’extérieur de la fonction publique fédérale, mais sans succès.
Il s’agit d’une demande fondée sur les paragraphes 77(1) et (4) de la Loi sur les langues officielles. Les questions litigieuses sont les suivantes : le demandeur devrait-il recevoir une réparation en application de la Loi et, dans l’affirmative, quelle devrait être cette réparation? Le demandeur fonde sa demande sur le fait qu’il a été privé de la possibilité d’être nommé à un poste. Le SCC prétend qu’il n’est pas lié par le rapport du Commissaire et qu’une personne peut être indemnisée uniquement pour la perte d’une possibilité d’être nommée à un poste, et non pour la perte d’une possibilité de participer à un concours. Il y avait 92 fonctionnaires qui jouissaient d’une priorité d’emploi à l’égard des postes AS-02 à l’époque pertinente. En conséquence, la défenderesse affirme que le demandeur avait en fait des chances limitées d’être nommé au poste de Kingston et que cela devait se refléter dans les dommages-intérêts accordés.
Jugement : la demande est accueillie.
Bien que le rapport du CLO ne lie pas la Cour, il doit être pris en considération lorsqu’il s’agit de statuer sur une demande de réparation en application d’une loi à laquelle la Cour d’appel fédérale a reconnu un statut quasi constitutionnel. Le rapport qu’a produit le CLO après l’enquête est une preuve d’un manquement à la Loi.
L’argument selon lequel le demandeur n’a droit à aucune réparation parce qu’il a reçu une pension et le paiement de tout ce qu’on lui devait est totalement dépourvu de fondement. Sa plainte ne découle pas de son départ de la fonction publique, mais de la violation de ses droits linguistiques. On ne pourrait pas dire non plus que le demandeur n’a subi aucune perte en raison de la désignation erronée du poste comme étant bilingue à nomination impérative. Malgré l’obligation créée par la DRE d’offrir un autre poste, aucune offre de ce genre n’a été faite au demandeur. Par ailleurs, il n’est pas approprié de caractériser la perte subie par le demandeur comme étant une simple perte de possibilité de se porter candidat à un poste. Il y avait une possibilité sérieuse que le demandeur obtienne le poste AS-02, et la perte de cette possibilité exige une réparation.
La nature de la Loi sur les langues officielles accorde une certaine latitude lorsqu’il s’agit de trouver une réparation appropriée pour un manquement aux droits qu’elle reconnaît. Même si la Cour devrait donner une interprétation large à la nature de la réparation qui peut être accordée en application de la Loi, elle doit avoir des éléments de preuve se rapportant au préjudice réel et tenir compte des principes de limitation du préjudice. En l’espèce, il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve pour permettre à la Cour de procéder à une évaluation valable des dommages-intérêts, et la Cour ordonne un renvoi à cette fin.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi sur l’emploi dans la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-33, art. 29(3) (mod. par L.C. 1992, ch. 54, art. 19).
Loi sur les langues officielles, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 31, art. 56, 77(1),(4), 91.
Règlement sur l’emploi dans la fonction publique (2000), DORS/2000-80, art. 39(2).
Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
Canada (Procureur général) c. Viola, [1991] 1 C.F. 373 (1990), 123 N.R. 83 (C.A.); Canada (Procureur général) c. Morgan, [1992] 2 C.F. 401 (1991), 85 D.L.R. (4th) 473; 92 CLLC 17,002; 135 N.R. 27 (C.A.); Lavigne c. Canada (Développement des ressources humaines), [1997] 1 C.F. 305 (1996), 122 F.T.R. 131 (1re inst.); Whitehead v. Servodyne Canada Ltd. (1987), 8 C.H.R.R. D/3874 (Comm. d’enquête de l’Ont.).
DÉCISION EXAMINÉE :
Chaplin v. Hicks, [1911] 80 L.J. K.B. 1292 (C.A.).
DÉCISION CITÉE :
Andrews et autres c. Grand & Toy Alberta Ltd. et autre, [1978] 2 R.C.S. 229; (1978), 8 A.R. 182; 83 D.L.R. (3d) 452; [1978] 1 W.W.R. 577; 3 C.C.L.T. 225; 19 N.R. 50.
DEMANDE en application des paragraphes 77(1) et (4) de la Loi sur les langues officielles, visant l’obtention d’une réparation pour la violation de droits prévus par la Loi. Demande accueillie.
ONT COMPARU :
Dougald E. Brown pour le demandeur.
Alain Préfontaine pour la défenderesse.
Elizabeth M. Grace pour le mis en cause.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Nelligan O’Brien Payne, Ottawa, pour le demandeur.
Le sous-procureur général du Canada pour la défenderesse.
Le Commissaire aux langues officielles, Services juridiques, Ottawa, pour le mis en cause.
Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par
Le juge Heneghan :
INTRODUCTION
[1] M. Don B. Rogers (le demandeur) a déposé une plainte auprès du Commissariat aux langues officielles le 16 février 1995, contestant le fait qu’un poste d’adjoint administratif auprès du sous-commissaire du Service correctionnel du Canada (le SCC) à Kingston avait été désigné bilingue à nomination impérative. La plainte a été déposée en application de l’article 91 de la Loi sur les langues officielles, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 31, et ses modifications, (la Loi), qui prévoit :
91. Les parties IV et V n’ont pour effet d’autoriser la prise en compte des exigences relatives aux langues officielles, lors d’une dotation en personnel, que si elle s’impose objectivement pour l’exercice des fonctions en cause.
[2] À la suite d’une enquête, le commissaire aux langues officielles a déposé un rapport le 10 décembre 1996 dans lequel il a fait droit à la plainte de M. Rogers. M. Rogers forme maintenant un recours conformément au paragraphe 77(1) de la Loi.
LES FAITS
[3] M. Rogers est entré à la fonction publique en octobre 1971. En 1984, il a été nommé chef de la section de l’audio-visuel au Collège militaire royal (le CMR) à Kingston (Ontario). Il travaillait pour le ministère de la Défense nationale (le MDN).
[4] Le 22 juin 1994, M. Rogers a été informé que son poste au CMR était supprimé. Le ou vers le 1er octobre 1994, il a été déclaré excédentaire et s’est trouvé assujetti à la directive sur le réaménagement des effectifs du Conseil du Trésor (la DRE). Entre autres, la DRE a conféré à M. Rogers une priorité de nomination à un poste de même niveau disponible et le droit de recevoir au moins une offre d’emploi raisonnable. On a assigné à Mme Janet Bryant, une employée du MDN, la tâche d’aider à trouver au demandeur un autre poste dans la fonction publique.
[5] En tant qu’employé excédentaire, il avait le droit de suivre jusqu’à deux ans de cours de recyclage pour acquérir les compétences nécessaires à l’occupation de postes vacants, y compris une formation linguistique pour les postes bilingues à nomination non impérative. Il ne remplissait pas les conditions requises pour être nommé à un poste désigné bilingue à nomination impérative parce que de tels postes exigeaient que le candidat, y compris le candidat bénéficiant d’une priorité d’employé excédentaire, soit en mesure de remplir les exigences linguistiques à l’avance.
[6] La DRE imposait aussi aux employés visés l’obligation de déménager si l’offre d’emploi l’exigeait. La DRE prévoyait également que l’employeur ou les ministères étaient tenus de donner aux employés excédentaires toutes les chances raisonnables de poursuivre leur carrière dans la fonction publique et, si possible, dans leur lieu de résidence habituel.
[7] La Commission de la fonction publique (la CFP) a fait passer une entrevue à M. Rogers en novembre 1994. Selon le témoignage non contredit de M. Rogers, il a été décidé à la suite de l’entrevue que son expérience et ses compétences étaient appropriées quant aux postes dans la catégorie d’emploi AS, au niveau AS-02[1].
[8] Quand il a été déclaré excédentaire, M. Rogers avait un profil linguistique en français de E (lecture) B (rédaction) B (interaction orale). En janvier 1995, il avait amélioré son profil linguistique à ECB.
[9] Dans une lettre datée du 26 octobre 1994, le Bureau du personnel civil de la base des Forces canadiennes à Kingston (la BFC de Kingston) a informé le SCC du fait que le demandeur avait un statut d’employé excédentaire et a fait suivre son curriculum vitae et l’évaluation de son rendement.
[10] En janvier 1995, M. Rogers a appris qu’il y avait une possibilité d’emploi auprès du SCC à Kingston. Il s’agissait d’un poste, au niveau AS-02, d’adjoint administratif auprès du sous-commissaire (Ontario) (AS-02). M. Rogers a pris connaissance de cette possibilité d’emploi lors d’un avis de concours.
[11] L’avis de concours désignait comme suit les exigences linguistiques : « bilingue à nomination impérative CCC/CCC »[2]. Cette exigence linguistique différait de celle figurant dans la description de travail du poste en question, qui désignait le mode de dotation comme étant « bilingue à nomination non impérative »[3].
[12] D’après son affidavit, M. Rogers a informé Jeannette Talbot, une agente de la CFP, de son intérêt pour ce poste le 24 janvier 1995. À ce moment, il l’a également informée que son profil linguistique s’était amélioré à ECB. Par la suite, Mme Talbot l’a avisé que la CFP avait décidé qu’aucun fonctionnaire bénéficiant d’une priorité ne satisfaisait à l’exigence linguistique « bilingue à nomination impérative CCC » applicable pour qu’une candidature soit présentée à l’égard du poste AS-02.
[13] Le 27 janvier 1995, une autre agente de la CFP, Ghislaine Gagnon, a informé M. Rogers que sa demande d’emploi relative au poste AS-02 n’avait pas été traitée parce qu’il ne satisfaisait pas à l’exigence linguistique « bilingue à nomination impérative CCC » établie pour ce poste.
[14] M. Rogers n’a pas abandonné. Il a écrit directement à Andrée LeBlancq, agente supérieure de dotation du SCC pour la région de l’Ontario, le 7 février 1995. Dans sa lettre, il a exprimé un intérêt pour le poste AS-02 et a demandé une copie de la description de travail de ce poste. Il a également envoyé des copies de sa plus récente évaluation de performance et de son curriculum vitae.
[15] Mme LeBlancq a répondu à M. Rogers dans une lettre datée du 13 février 1995. Elle l’a informé que sa demande d’emploi relative au poste en question ne serait pas examinée parce que le SCC avait décidé d’utiliser le mode de dotation « bilingue à nomination impérative » à l’égard de ce poste.
[16] Après avoir reçu cette lettre, M. Rogers a déposé une plainte auprès du Commissariat aux langues officielles, en application de l’article 91 de la Loi. Dans sa plainte, M. Rogers conteste le profil linguistique et le mode de dotation du poste AS-02 établis par le SCC, et demande que le SCC suspende le processus de dotation du poste en question jusqu’à ce qu’il soit statué sur sa plainte.
[17] Par la suite, M. Rogers a reçu une copie d’un courrier électronique daté du 20 février 1995 qu’avait envoyé Mme LeBlancq au sous-commissaire (Ontario) du SCC. Dans ce message, Mme LeBlancq a informé le sous-commissaire de la plainte de M. Rogers et de sa demande voulant que le processus de dotation du poste en question soit suspendu jusqu’à ce qu’il soit statué sur sa plainte.
[18] Le 21 février 1995, Mme LeBlancq a avisé M. Rogers que le SCC allait procéder à la dotation du poste AS-02. Le 23 mai 1995, M. Rogers a écrit à la CFP, l’informant qu’il avait déposé une plainte contre le SCC auprès du commissaire aux langues officielles et que le SCC procédait à la dotation du poste AS-02.
[19] Le 5 septembre 1995, M. Rogers a été avisé que sa période de priorité d’employé excédentaire était prorogée une fois de plus, cette fois jusqu’au 14 janvier 1996. Il s’agissait de la troisième prorogation de la période de priorité d’employé excédentaire; deux prorogations antérieures avaient été accordées parce qu’il n’avait pas reçu une offre d’emploi raisonnable au sens de la DRE. En septembre 1995, la garantie de recevoir une offre d’emploi raisonnable pendant la période de priorité d’employé excédentaire avait été retirée par le gouvernement fédéral à la suite du budget de 1995. La prorogation du statut d’employé excédentaire accordée à M. Rogers en septembre 1995 était la dernière prorogation qu’il pouvait obtenir.
[20] En outre, à la suite du budget de 1995, le gouvernement a mis en place un programme de prime d’encouragement à la retraite anticipée. M. Rogers a été informé que s’il n’avait pas obtenu un poste avant le 14 janvier 1996, il aurait le statut d’employé excédentaire non rémunéré à partir de cette date. Il a également été avisé que la date limite pour décider de recevoir la prime d’encouragement à la retraite anticipée (PERA) était le 3 novembre 1995. C’est le commandant du CMR qui a informé M. Rogers au sujet de son changement de statut et son droit à la PERA.
[21] M. Rogers a décidé d’accepter la PERA parce qu’il voulait rester dans la fonction publique, de préférence dans la région de Kingston. Il hésitait à accepter l’offre. Aussi longtemps qu’il avait le statut d’employé excédentaire, il avait le droit de recevoir une offre d’emploi raisonnable. Dans son affidavit, il a affirmé que la PERA n’était pas intéressante pour lui parce qu’elle représentait une diminution importante de son revenu[4]. Il était préoccupé par l’effet que cela aurait sur son revenu, compte tenu de sa situation personnelle en tant que père de deux enfants qui commenceraient bientôt des études post-secondaires et des dépenses que de telles études entraînent.
[22] Le 3 novembre 1995, comme la date limite pour accepter approchait, M. Rogers a remis son acceptation de l’offre de la PERA au Bureau du personnel civil de la BFC de Kingston. Toutefois, la date limite de son statut d’employé excédentaire fixée au 14 janvier 1996 a été reportée au 4 mars 1996 parce que M. Rogers n’avait reçu la lettre l’informant de la dernière prorogation de sa période de priorité d’employé excédentaire qu’au début du mois de septembre 1995. Le 4 mars 1996 est devenu la date de son départ à la retraite. M. Rogers a décidé de rester au service de la fonction publique aussi longtemps que possible afin d’augmenter ses chances d’obtenir un poste convenable.
[23] Bien qu’il ait examiné certaines possibilités d’emploi dans la fonction publique, soit un poste de coordonnateur du SGAS pour le SCC, un poste de CS-01 dans un pénitencier, et un poste d’instructeur en informatique CS-01 à l’École de l’électronique et des communications des Forces canadiennes à Kingston, M. Rogers n’a reçu aucune offre d’emploi à l’égard de ces postes ou d’ailleurs de tout autre poste.
[24] Cependant, d’après l’affidavit qu’elle a signé, Andrée LeBlancq a examiné la possibilité de présenter la candidature du demandeur à l’égard du poste de Kingston dès novembre 1994. Elle a envoyé une note à Jean-Guy Léger, Administrateur régional de la Division du personnel du SCC (région de l’Ontario) dans laquelle elle a fait le bilan suivant des compétences du demandeur et de sa cote de sécurité :
[traduction] Ce monsieur est un technicien divers (groupe GT) bilingue. Il possède une expérience imposante dans l’administration et détient une maîtrise en sciences politiques et communication de masse. Il a une cote de sécurité de niveau SECRET du MDN et est apparemment un excellent orateur *Semble trop beau pour être vrai[5]?
[25] Le 19 mars 1996, Mme LeBlancq a envoyé une demande de renseignements à Mme Gagnon portant sur la situation d’emploi du demandeur. Dans sa réponse, Mme Gagnon l’a informée que le demandeur avait démissionné le 4 mars 1996. Toutefois, elle a fait les commentaires suivants en ce qui a trait à son aptitude à exercer le poste de Kingston :
[traduction] Si le poste AS-02 avait été désigné bilingue non impératif CBC, j’aurais présenté la candidature de M. Rogers à l’employeur. À cette époque, il a passé un autre examen visant à déterminer s’il satisfaisait au niveau C en ce qui a trait à l’interaction orale. La possibilité de sa candidature n’a pas été envisagée plus longtemps parce qu’il ne satisfaisait pas aux exigences linguistiques[6].
[26] Alors que M. Rogers épuisait sa dernière période d’emploi en tant qu’employé excédentaire accordée en septembre 1995, le Commissariat aux langues officielles tenait son enquête.
[27] Le commissaire a tenu une enquête au cours de laquelle il a fait passer des entrevues et a examiné les documents, lois et lignes directrices du gouvernement applicables. Le demandeur et le sous-commissaire (région de l’Ontario) ont passé une entrevue. L’ancienne adjointe administrative du sous-commissaire, l’adjointe administrative intérimaire, l’agent de dotation principal et l’ancienne chef régionale des langues officielles ont également passé une entrevue.
[28] Le Commissariat aux langues officielles a produit un rapport préliminaire qu’a reçu M. Rogers le 7 mars 1996. D’après ce rapport, le commissaire aux langues officielles était disposé à faire droit à la plainte de M. Rogers. Le rapport préliminaire a été communiqué aux parties, qui ont été invitées à soumettre leurs commentaires.
[29] Par la suite, le 10 décembre 1996, le commissaire aux langues officielles a déposé son rapport final faisant droit à la plainte. Dans son rapport, il a conclu qu’on aurait dû suivre un mode de dotation non impératif pour le poste d’adjoint administratif du sous-commissaire de l’Ontario et que le profil linguistique de ce poste aurait dû être CBC.
[30] Le commissaire a conclu, entre autres, que la direction au SCC n’avait pas utilisé le critère objectif établi par le Conseil du Trésor en ce qui concerne le mode de dotation et n’avait pas examiné les besoins linguistiques véritables du poste. En outre, il n’y a pas de document écrit exposant les motifs de l’utilisation d’un mode de dotation « bilingue à nomination impérative ».
[31] Deuxièmement, le rapport indique qu’une candidate avec un profil linguistique CCC a réussi le concours relatif au poste en question en mars 1995. La candidate reçue a été en congé de maternité jusqu’au mois d’août 1995 et le poste a été temporairement occupé à partir de décembre 1994 par une employée unilingue anglophone. Le rapport souligne que, si la capacité bilingue était suffisamment urgente pour justifier une dotation impérative, la décision de former une employée unilingue pendant la période initiale était contestable.
[32] Troisièmement, le commissaire a conclu dans son rapport que le profil linguistique approprié pour le poste en question est CBC. À la page 23, il est dit :
Nous concluons que le mode de dotation du concours no 94-CSC-ONT-RHQ-CCID-81, qui visait à doter le poste d’adjoint administratif du Sous-commissaire de l’Ontario, aurait dû être non-impératif et que son profil linguistique aurait dû être CBC[7].
[33] Après avoir examiné la plainte dans son ensemble, le commissaire aux langues officielles a recommandé :
1) que le SCC change le mode de dotation à non impératif;
2) que le SCC change à CBC le profil linguistique du poste à la lumière de la description des tâches et des véritables fonctions du titulaire;
3) que le SCC réexamine la mesure de dotation et prenne les mesures appropriées pour corriger la situation[8].
[34] Le SCC a mis en oeuvre les deux premières recommandations du commissaire aux langues officielles. Toutefois, comme le poste avait été comblé, aucune mesure n’a été prise relativement à la troisième recommandation.
[35] Après avoir démissionné, le demandeur a appris que sa candidature aurait été recommandée pour le poste de Kingston si celui-ci n’avait pas été désigné bilingue à nomination impérative.
[36] Après avoir démissionné de la fonction publique, le demandeur a cherché un autre emploi. Il a posé sa candidature à un poste à l’Université Queen’s à Kingston en 1998 et à un poste au St. Lawrence College of Applied Arts and Technology en 1999. Il a également essayé de devenir travailleur autonome en constituant une compagnie de vérification de l’exactitude des renseignements contenus dans les curriculum vitae, en tentant de publier un guide sur les appels en matière d’évaluation foncière et en cherchant des occasions de parler en public. Malgré ses efforts, il n’a pas réussi à trouver un emploi salarié ou à tirer un revenu d’un emploi autonome.
LES QUESTIONS LITIGIEUSES
[37] La présente demande soulève deux questions : le demandeur devrait-il recevoir une réparation en application de la Loi et, dans l’affirmative, quelle devrait être cette réparation?
[38] Le demandeur a déposé la présente demande en application du paragraphe 77(1) de la Loi qui prévoit ce qui suit :
77. (1) Quiconque a saisi le commissaire d’une plainte visant une obligation ou un droit prévus aux articles 4 à 7 et 10 à 13 ou aux parties IV ou V, ou fondée sur l’article 91 peut former un recours devant le tribunal sous le régime de la présente partie.
[39] Il invoque le pouvoir réparateur que confère le paragraphe 77(4) au tribunal :
77. […]
(4) Le tribunal peut, s’il estime qu’une institution fédérale ne s’est pas conformée à la présente loi, accorder la réparation qu’il estime convenable et juste eu égard aux circonstances.
LES ARGUMENTS
Les arguments du demandeur
[40] Le demandeur prétend qu’il a droit à une réparation, compte tenu de la conclusion du commissaire selon laquelle on a contrevenu aux droits que lui confère la Loi. Il soutient qu’il a droit à une réparation en argent, compte tenu du fait qu’il aurait été vraisemblablement nommé au poste à Kingston. Il affirme qu’il avait entre 25 et 50 pour 100 de chances d’être nommé au poste de Kingston et qu’il devrait donc recevoir une réparation reflétant la perte de revenu et d’avantages connexes rattachés au poste de Kingston. Le demandeur soutient également qu’il aurait raisonnablement occupé le poste à Kingston pendant huit ans.
[41] Le demandeur soutient que sa candidature aurait été présentée à l’égard du poste en question si celui-ci n’avait pas été à tort désigné bilingue à nomination impérative. Il fonde cette affirmation sur ses compétences linguistiques personnelles. En janvier 1995, il avait la cote ECB en français et prétend qu’il aurait été capable de s’acquitter des responsabilités relatives au poste offert à Kingston si celui-ci n’avait pas été désigné bilingue à nomination impérative. En outre, il s’appuie sur le courrier électronique daté du 19 mars 1996, dans lequel Ghislaine Gagnon informe Andrée LeBlancq que si le poste AS-02 avait été désigné bilingue à nomination non impérative CBC, la CFP aurait présenté sa candidature à l’égard de ce poste.
[42] Le demandeur a au départ sollicité un renvoi quant à l’évaluation des dommages-intérêts, mais, à l’audience, son avocat a pressé la Cour d’adopter une « démarche fondée sur des principes » et d’évaluer les dommages-intérêts sur la base des quelques éléments de preuve soumis.
[43] Le demandeur prétend qu’il aurait continué à gagner environ 40 000 $ par année, plus les avantages. Il a participé au Régime de soins de santé de la fonction publique, niveau II, à raison de 3 40 $ par mois pour une protection familiale. Depuis sa cessation d’emploi et l’acceptation de la PERA, le demandeur reçoit une pension annuelle de 19 526 $ et continue de participer au Régime de soins de santé de la fonction publique en versant 34 21 $ par mois.
[44] Le demandeur fonde sa demande de dommages-intérêts sur le fait qu’il a été privé de la possibilité d’être nommé au poste de Kingston, et invoque la décision Chaplin v. Hicks (1911), 80 L.J. K.B., 1292 (C.A.), à l’appui de sa demande de dommages-intérêts pour la perte de la possibilité d’être nommé au poste en question. Le demandeur estime que cette décision fait autorité à l’égard de la prétention selon laquelle il ne perd pas son droit à des dommages-intérêts du seul fait que ses chances de succès dépendent de la décision d’un tiers, qui n’aurait peut-être pas pris une décision en sa faveur.
Les arguments de la défenderesse
[45] La défenderesse soutient que, premièrement, le demandeur n’a droit à aucune réparation. La défenderesse allègue que la Cour n’est pas liée par le rapport du commissaire et qu’il lui est loisible de considérer la présente demande comme une nouvelle instance.
[46] Deuxièmement, la défenderesse prétend que le lien d’emploi du demandeur et ses possibilités d’emploi auprès de la défenderesse sont régies par la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-33. La perte de son emploi et ses possibilités de réemploi au gouvernement fédéral sont assujetties à cette loi et aux ententes connexes, y compris la DRE et les programmes en matière de retraite anticipée. En bref, la défenderesse dit que le demandeur a reçu ce qu’il était fondé à recevoir.
[47] Ensuite, la défenderesse soutient subsidiairement que s’il y a eu un manquement aux droits linguistiques du demandeur, il n’a pas droit à une réparation parce qu’il n’a pas établi qu’il avait subi une perte. Autrement dit, la défenderesse affirme que le demandeur n’a pas établi qu’il aurait obtenu le poste de Kingston. La défenderesse affirme qu’il est clair en droit qu’une personne peut être indemnisée uniquement pour la perte d’une possibilité d’être nommée à un poste, et non pour la perte d’une possibilité de participer à un concours. La défenderesse fonde son argument sur la décision Chaplin v. Hicks, précitée.
[48] D’après la défenderesse, cette décision appuie également la proposition selon laquelle une personne qui présente avec succès une demande de réparation pour la perte d’une possibilité n’a pas droit à la valeur totale de la perte subie. Le demandeur a plutôt droit à la proportion de la perte correspondant à la probabilité qu’un gain aurait été réalisé, n’eût été l’acte fautif en cause.
[49] La défenderesse prétend qu’indépendamment du profil linguistique du poste de Kingston, le demandeur se mesurait à un grand nombre de candidats potentiels, dont certains avaient un rang de priorité plus élevé et pouvaient donc se faire offrir avant lui un nouvel emploi après la suppression de leur poste. La défenderesse invoque la différence entre les employés qui jouissent d’une priorité en vertu du paragraphe 29(3) [mod. par L.C. 1992, ch. 54, art. 19] de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, précitée[9], et les employés qui jouissent d’une priorité réglementaire. M. Rogers était visé par le deuxième type de priorité conformément au paragraphe 39(2) du Règlement sur l’emploi dans la fonction publique (2000)[10] [DORS/2000-80].
[50] Dans le cas d’une priorité prévue par la loi, l’employé peut être nommé à un poste sans participer à un concours si, par ailleurs, il a les qualités requises par le poste. Une personne qui jouit d’une priorité réglementaire a droit à une offre d’emploi raisonnable si, par ailleurs, elle a les qualités requises par le poste, mais doit néanmoins suivre le processus de concours. La garantie de recevoir une offre d’emploi raisonnable est exprimée comme suit à l’article 6.1.1 de la DRE :
6.1.1 Les fonctionnaires déclarés excédentaires par suite d’une privatisation se voient garantir qu’une offre leur sera faite en vue d’une nomination pour une période indéterminée à un autre poste de la fonction publique, se trouvant dans leur zone d’affectation, soit à leur niveau actuel ou à un niveau leur donnant droit à la protection salariale11.
[51] Suivant l’affidavit de Lyle Borden, produit comme partie du dossier de demande de la défenderesse, 92 employés de la fonction publique ont été considérés comme jouissant d’une priorité active pour les postes AS-02 au 1er janvier 1995. On a considéré que 13 de ces employés jouissaient d’une priorité prévue par la loi et que les 79 autres jouissaient d’une priorité réglementaire. La défenderesse prétend que le demandeur n’était que l’un des 92 employés jouissant d’une priorité et qu’il n’y a aucun élément de preuve à l’appui de l’allégation du demandeur selon laquelle il aurait été le candidat reçu, si le profil linguistique avait été différent. La défenderesse s’appuie fortement sur le fait que M. Borden n’a pas subi de contre-interrogatoire.
[52] Enfin, la défenderesse soutient que, abstraction faite d’une perte de possibilité d’être nommé au poste de Kingston, le demandeur était tenu d’atténuer ses pertes et ne l’a pas fait. La défenderesse affirme que le demandeur a à tort restreint ses possibilités de réemploi à la région de Kingston et qu’il aurait dû examiner les possibilités de réemploi ailleurs dans la fonction publique.
[53] La défenderesse nie que le demandeur avait 50 pour 100 de chances d’être nommé au poste de Kingston, parce qu’il y avait en tout 92 personnes qui jouissaient de priorités actives pour ce poste. La défenderesse dit que, dans ces circonstances, le demandeur avait des chances limitées d’être nommé au poste en question.
[54] La défenderesse estime que les chances du demandeur d’être nommé au poste en question étaient de 1,26 pour 100, et affirme que les dommages-intérêts accordés, s’il en est, devraient être réduits à une proportion de 5 pour 100, compte tenu du plafond qu’a établi la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Andrews et autres c. Grand and Toy Alberta Ltd. et autre, [1978] 2 R.C.S. 229, pour les dommages-intérêts généraux non pécuniaires.
ANALYSE
[55] Comme nous l’avons noté précédemment, la première question à trancher est de savoir si le rapport du commissaire sera accepté.
[56] Le rôle du commissaire est de faire enquête sur les plaintes déposées en application de la Loi et de faire un rapport et des recommandations relativement à celles-ci. L’article 56 de la Loi définit ce rôle.
56. (1) Il incombe au commissaire de prendre, dans le cadre de sa compétence, toutes les mesures visant à assurer la reconnaissance du statut de chacune des langues officielles et à faire respecter l’esprit de la présente loi et l’intention du législateur en ce qui touche l’administration des affaires des institutions fédérales, et notamment la promotion du français et de l’anglais dans la société canadienne.
(2) Pour s’acquitter de cette mission, le commissaire procède à des enquêtes, soit de sa propre initiative, soit à la suite des plaintes qu’il reçoit, et présente ses rapports et recommandations conformément à la présente loi.
[57] Le commissaire, qui est nommé en vertu de la Loi, a le mandat de faire enquête sur les allégations selon lesquelles on a contrevenu aux droits linguistiques du demandeur.
[58] Le commissaire a conclu que les droits linguistiques du demandeur avaient été violés. À son avis, le profil linguistique bilingue à nomination impérative du poste à Kingston n’était pas nécessaire, compte tenu de la nature du poste et des fonctions qui y étaient rattachées. Il a également accordé une attention particulière au fait que le poste en question avait été comblé par une personne unilingue anglophone pendant environ huit mois. Il a mis en doute la base logique de cette nomination eu égard aux exigences linguistiques énoncées dans l’avis de concours du poste.
[59] Bien que la Loi n’affirme pas que le rapport du commissaire lie le tribunal, il constitue sans aucun doute un élément de preuve qui doit être pris en considération dans le cadre d’une demande de réparation en application de la Loi. La Loi autorise expressément le commissaire aux langues officielles à exercer un contrôle sur la protection des droits linguistiques. La Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Viola, [1991] 1 C.F. 373 à la page 386, a décrit comme suit le statut « quasi constitutionnel » de cette Loi :
La Loi sur les langues officielles de 1988 n’est pas une loi ordinaire. Elle reflète à la fois la Constitution du pays et le compromis social et politique dont il est issu. Dans la mesure où elle est l’expression exacte de la reconnaissance des langues officielles inscrite aux paragraphes 16(1) et 16(3) de la Charte canadienne des droits et libertés, elle obéira aux règles d’interprétation de cette Charte telles qu’elles ont été définies par la Cour suprême du Canada. Dans la mesure, par ailleurs, où elle constitue un prolongement des droits et garanties reconnus dans la Charte, et de par son préambule, de par son objet défini en son article 2, de par sa primauté sur les autres lois établies en son paragraphe 82(1), elle fait partie de cette catégorie privilégiée de lois dites quasi-constitutionnelles qui expriment « certains objectifs fondamentaux de notre société » et qui doivent être interprétées « de manière à promouvoir les considérations de politique générale qui (les) sous-tendent.»
[60] À mon avis, la nature quasi constitutionnelle de la Loi signifie que le rapport du commissaire, après l’enquête, peut être accepté en tant que preuve d’un manquement à la Loi. La défenderesse n’a pas sérieusement contesté les conclusions du Commissariat. En conséquence, je confirme les conclusions du Commissariat selon lesquelles le poste en question aurait dû avoir un mode de dotation «bilingue à nomination non impérative » et un profil linguistique CBC. En outre, j’estime que la désignation erronée du poste a contrevenu aux droits linguistiques du demandeur.
[61] Cela nous amène à nous pencher sur la deuxième question litigieuse, soit la réparation appropriée. La réponse à cette question dépend de la caractérisation de la perte qu’a subie le demandeur parce que le SCC a classifié le poste de Kingston comme étant bilingue à nomination impérative. A-t-il perdu la possibilité de se porter candidat à un poste ou a-t-il perdu la possibilité d’être nommé à un poste?
[62] Comme nous l’avons noté précédemment, la défenderesse soutient que le demandeur n’a droit à aucune réparation parce qu’en tant que fonctionnaire, il a déjà reçu les avantages auxquels il avait droit en vertu de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, précitée, et des lignes directrices et programmes connexes du gouvernement. Le demandeur a été déclaré excédentaire et on lui a payé tout ce qu’on lui devait. Il a reçu une pension.
[63] Cet argument est totalement dépourvu de fondement. Premièrement, la plainte du demandeur ne découle pas de son départ de la fonction publique. Il ne soulève cette question dans la présente instance que comme élément contextuel. En outre, en tant qu’employé de la Couronne fédérale, le demandeur a droit à la protection des droits linguistiques que lui confère la Loi.
[64] L’argument suivant de la défenderesse selon lequel le demandeur n’a subi aucune perte en raison de la désignation erronée du poste comme étant bilingue à nomination impérative échoue également. Selon la preuve d’Andrée LeBlancq déposée dans le cadre de la présente demande, la candidature du demandeur aurait été présentée à l’égard du poste de Kingston si celui-ci avait été bilingue à nomination non impérative CBC. Si sa candidature avait été présentée à l’égard de ce poste, le demandeur aurait été autorisé à suivre un cours de formation complémentaire pour améliorer ses compétences linguistiques. Compte tenu du succès de ses études antérieures en français, comme l’indique l’amélioration de ses compétences à l’écrit en janvier 1995, il est probable que le demandeur aurait pu obtenir la cote CBC dans un délai raisonnable.
[65] En outre, le SCC a privé le demandeur de la possibilité d’être nommé au poste en question en comblant celui-ci au cours de l’enquête relative à la plainte du demandeur, malgré la demande écrite expresse du demandeur pour que soit suspendu le processus de dotation jusqu’à l’issue de l’enquête.
[66] Bien que la défenderesse ait beaucoup insisté sur le statut du demandeur en tant qu’employé bénéficiant d’une priorité réglementaire conditionnelle à la réception d’au moins une offre d’emploi raisonnable, il reste que le demandeur n’a reçu aucune offre d’emploi raisonnable.
[67] Compte tenu de la documentation qu’ont soumise M. Rogers et la défenderesse, je suis convaincue que la CFP n’a offert aucun autre poste. En réalité, la CFP est revenue sur sa décision de présenter la candidature du demandeur à l’égard d’un poste auprès du SCC, le poste de coordonnateur du SGAS PG-O2, pour le motif que la présentation de la candidature de M. Rogers était susceptible de porter préjudice à la possibilité de réemploi d’un employé du SCC qui était sur le point d’être déclaré excédentaire. Quoi qu’il en soit, lors de l’audition de la présente demande, l’avocat de la défenderesse a admis que, au vu du dossier, la CFP n’avait fait aucune offre d’emploi ferme à M. Rogers.
[68] À mon avis, la distinction entre un employé bénéficiant d’une priorité prévue par la loi et un employé bénéficiant d’une priorité réglementaire est maintenant sans pertinence.
[69] Quant aux prétentions de la défenderesse selon lesquelles le demandeur n’a pas atténué ses pertes financières en cherchant activement un autre emploi dans la fonction publique, je note que, malgré l’obligation créée par la DRE d’offrir un autre poste, aucune offre de ce genre n’a été faite au demandeur. L’avocat de la défenderesse a reconnu ce fait au vu du dossier lors de l’audition de la présente demande.
[70] Le demandeur soutient qu’il a perdu la possibilité d’être nommé à ce poste et la défenderesse prétend qu’il a simplement perdu la possibilité de se porter candidat à ce poste.
[71] Bien que M. Rogers n’ait pas le droit d’obtenir réparation pour une simple perte de possibilité de se porter candidat à un poste, la perte d’une occasion n’est pas une caractérisation adéquate de la perte subie en l’espèce. Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Morgan, [1992] 2 C.F. 401 (C.A.), la Cour d’appel fédérale a conclu qu’il n’est pas nécessaire qu’il soit probable qu’il y ait un lien entre la faute et la perte; seule une possibilité sérieuse de ce lien est nécessaire.
[72] D’après la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Morgan, précité, toute incertitude quant au degré de rattachement se rapporte à l’évaluation des dommages-intérêts, et non à l’examen de la question de savoir s’il y a un lien entre la faute et la perte subie, dans la mesure où le lien en question satisfait au critère minimal d’une « possibilité sérieuse ». Comme l’a écrit la Cour d’appel aux pages 412 et 413 :
Il m’est difficile d’accepter la conclusion du tribunal d’appel entérinée par mon collègue qu’il suffisait d’examiner le résultat probable du processus de recrutement pour conclure qu’il s’agissait de la perte d’un emploi plutôt que de la perte d’une simple possibilité d’emploi. La Cour n’a pas à se pencher sur la preuve d’un fait antérieur qui, dans une cour civile, se fait par prépondérance des probabilités. La Cour n’a pas non plus à examiner le lien entre un résultat particulier et sa cause éventuelle. Il me semble qu’il ne faut pas confondre la preuve d’une perte véritable et de son lien avec l’acte discriminatoire avec la preuve de l’ampleur de la perte. Pour démontrer l’existence du préjudice donnant droit à l’indemnité, il n’était pas nécessaire de démontrer que, n’eût été l’acte discriminatoire, le plaignant aurait certainement obtenu le poste. De plus, aux fins d’établir le préjudice, point n’est besoin de démontrer la probabilité de celui-ci. À mon avis, la preuve d’une possibilité, pourvu qu’elle soit sérieuse, suffit à démontrer l’existence du préjudice. Par contre, pour connaître l’ampleur du préjudice et les dommages-intérêts qu’il entraîne, il m’apparaît impossible de rejeter des éléments de preuve démontrant que, de toute manière, le poste aurait pu être refusé. La présence de cet élément d’incertitude empêcherait le tribunal d’accorder les dommages-intérêts qu’il accorderait en l’absence de celui-ci. L’indemnité fixée par le tribunal serait réduite en fonction du degré d’incertitude. [Souligné dans l’original.]
[73] En conséquence, ayant déjà conclu qu’il y avait une possibilité sérieuse que M. Rogers soit nommé à ce poste, je suis d’avis qu’une perte de ce genre n’est pas une « perte d’occasion » et que, pour cette raison, elle exige une réparation.
[74] En l’espèce, le demandeur sollicite une réparation en vertu de la Loi, qui est une loi quasi constitutionnelle. À mon avis, la nature de la Loi accorde une certaine latitude lorsqu’il s’agit de trouver une réparation appropriée pour un manquement aux droits qu’elle reconnaît.
[75] Dans la décision Lavigne c. Canada (Développement des ressources humaines), [1997] 1 C.F. 305 (1re inst.), conf. par (1998), 228 N.R. 124 (C.A.F.), le juge Pinard a examiné la portée des pouvoirs réparateurs conférés par la Loi. Il a dit [aux paragraphes 23 et 25] :
De plus, le choix de la réparation appropriée prévue au paragraphe 77(4) doit relever entièrement du pouvoir discrétionnaire de la Cour.
[…]
Pour atteindre cet objectif, et pour s’assurer que la Loi sert efficacement à protéger les droits linguistiques des Canadiens, les dommages-intérêts doivent faire partie de la panoplie des réparations que peut accorder la Cour conformément au paragraphe 77(4). J’estime la possibilité pour la Cour d’adjuger des dommages-intérêts essentielle à la mise en vigueur des droits quasi-constitutionnels garantis.
[76] Une interprétation large doit être donnée à la nature de la réparation qui peut être accordée en application de la Loi. Cette démarche, toutefois, n’autorise pas les tribunaux à accorder une réparation pécuniaire en l’absence d’éléments de preuve se rapportant au préjudice réel et sans tenir compte des principes de limitation du préjudice. Dans la décision Whitehead v. Servodyne Canada Ltd. (1987), 8 C.H.R.R. D/3874, la commission d’enquête de l’Ontario a conclu que les principes de limitation du préjudice s’appliquaient au calcul de la [traduction] « réparation prévue par la loi » et a déduit du montant accordé le salaire et les avantages pécuniaires que la plaignante avait tirés du nouvel emploi qu’elle avait obtenu après la perte de son emploi.
[77] Toutefois, il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve en l’espèce pour permettre une évaluation valable des dommages-intérêts. La « démarche fondée sur des principes » invoquée par le demandeur ne remplace pas la preuve. En conséquence, l’évaluation des dommages-intérêts fera l’objet d’un renvoi qui se déroulera conformément aux Règles de la Cour fédérale (1998) [DORS/98-106]. Lors de l’audition du renvoi, si elle a lieu, la preuve doit comprendre le salaire que le demandeur aurait pu tirer de l’emploi de Kingston.
[78] Le demandeur a droit aux dépens dans le cadre de la présente demande et du renvoi.
[79] La demande est accueillie et les dommages-intérêts seront évalués au moyen d’un renvoi conforme aux Règles de la Cour fédérale (1998).
[1] Dossier du demandeur, à la p. 6.
[2] Dossier du demandeur, à la p. 85.
[3] Dossier du demandeur, à la p. 86.
[4] Dossier du demandeur, à la p. 9.
[5] Dossier de la défenderesse, à la p. 38.
[6] Dossier de la défenderesse, à la p. 73.
[7] Dossier du demandeur, à la p. 23.
[8] Ibid.
[9] 29. […]
3) Sous réserve des articles 30 et 39, la personne mise en disponibilité a le droit d'être nommée sans concours et en priorité absolue, dans le délai et selon l'ordre que la Commission fixe à son appréciation, à un autre poste de la fonction publique pour lequel elle la juge qualifiée.
[10] 39. […]
(2) Le paragraphe (1) s'applique pendant une période de trois ans à compter de la date de la nomination ou de la mutation.