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[2001] 1 C.F. 17

T-916-99

Kevork Marachelian (demandeur)

c.

Le procureur général du Canada (défendeur)

Répertorié : Marachelian c. Canada (Procureur général) (1re inst.)

Section de première instance, juge Pelletier— Montréal, 12 juin; Ottawa, 11 juillet 2000.

Pénitenciers — Détenu purgeant une peine d’emprisonnement à perpétuité pour le meurtre d’un gardien de sécurité perpétré lors d’une attaque contre l’ambassade turque à Ottawa — Demande de transfèrement d’un établissement à sécurité moyenne à un établissement à sécurité minimale — Réévaluation de la classification du niveau de sécurité — Transfèrement et reclassification refusés en raison de renseignements secrets fournis par la GRC et le SCRS — Le contrôle judiciaire, plutôt que le grief interne, était approprié, un élément de preuve indiquant que le Service correctionnel s’était fait dicter sa classification du niveau de sécurité par un autre organisme — Le défaut d’informer le détenu de l’essentiel des allégations de la GRC et du SCRS constituait une atteinte à son droit à l’équité procédurale et une violation de l’art. 27 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition.

Droit administratif — Contrôle judiciaire — Certiorari — Demande de transfèrement à un autre établissement et de reclassification du niveau de sécurité d’un détenu refusée en raisons de renseignements secrets fournis par la GRC et le SCRS — Le contrôle judiciaire, plutôt que le grief interne, était approprié, un élément de preuve indiquant que le Service correctionnel s’était fait dicter la classification du niveau de sécurité du détenu par un autre organisme — Le défaut d’informer le détenu de l’essentiel des allégations de la GRC et du SCRS constituait une atteinte à son droit à l’équité procédurale et une violation de l’art. 27 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition.

Un gardien de sécurité a été tué pendant l’attaque perpétrée par le demandeur et deux autres personnes contre l’ambassade turque à Ottawa en 1985. Cette attaque avait pour but d’attirer l’attention sur le génocide des Arméniens survenu en 1915. Le demandeur a été déclaré coupable de meurtre au premier degré et condamné à l’emprisonnement à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle pendant 25 ans. En 1999, le demandeur a fait une demande de transfèrement de l’établissement à sécurité moyenne à un établissement à sécurité minimale. Cela a obligé le Service correctionnel à réévaluer la classification de son niveau de sécurité. L’équipe de gestion des cas de l’établissement de Drummondville a indiqué qu’à la lumière des critères habituellement appliqués en matière d’évaluation des risques, la classification de sécurité du demandeur devrait être réduite au niveau minimal. Toutefois, à la lumière de renseignements secrets figurant au dossier et provenant de la GRC et du SCRS, l’équipe de gestion des cas a conclu que le placement dans un établissement à sécurité minimale ne paraissait pas adéquat et a fait sa recommandation en conséquence au directeur de l’établissement de Drummondville. (Il a depuis été révélé que les documents de la GRC indiquaient essentiellement que le demandeur était soupçonné dans le cadre d’une enquête en cours sur le meurtre d’un attaché militaire turc survenu en 1982). Le directeur a donc rejeté les demandes de reclassification et de transfèrement pour des raisons de sécurité publique. Ni les renseignements secrets, ni un résumé de ces renseignements n’ont été fournis au demandeur.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire du refus de reclassifier et de transférer le demandeur. Le demandeur a principalement soutenu que le Service correctionnel avait entravé son pouvoir discrétionnaire, qu’il avait omis de l’exercer ou qu’il avait donné lieu à une crainte raisonnable de partialité en s’en remettant au SCRS et à la GRC sur la question de la classification du niveau de sécurité du demandeur.

Jugement : la demande est accueillie.

La procédure de grief interne prévue par la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition doit normalement être épuisée avant qu’une instance ne soit commencée en Cour fédérale. Dans la présente affaire, toutefois, il y avait un élément de preuve indiquant que le Service correctionnel s’était fait dicter sa classification du niveau de sécurité par un autre organisme. Un grief mettant en cause une telle question ne peut pas être tranché de façon crédible par le Service correctionnel, qui est lui-même concerné. Les faits de la présente affaire constituent donc une exception à la règle générale relative à l’épuisement des recours internes, et le contrôle judiciaire était approprié.

Un détenu faisant l’objet de mesures disciplinaires a le droit de connaître les motifs de ces mesures. Même s’il ne s’agissait pas d’une affaire disciplinaire, le résultat était essentiellement le même. Le refus de reclassifier et de transférer le demandeur était fondé sur une allégation qui ne lui avait pas été communiquée et à laquelle il n’avait pas eu la possibilité de répondre. L’alinéa 4d) de la Loi prévoit que « les mesures nécessaires à la protection du public, des agents et des délinquants doivent être le moins restrictives possible », que la question porte sur des mesures disciplinaires ou sur la classification du niveau de sécurité. L’obligation de communication de l’information devrait être la même et devrait faire l’objet des mêmes restrictions dans les deux cas. Même si certains renseignements ne peuvent pas être communiqués en entier, il devrait y avoir une communication suffisante de l’essentiel de l’allégation pour permettre au demandeur d’y répondre. Par conséquent, le défaut d’informer le demandeur de l’essentiel des allégations de la GRC et du SCRS de manière à lui permettre d’y répondre constituait une atteinte à son droit à l’équité procédurale.

Subsidiairement, la décision contrevenait à l’article 27 de la Loi, qui prévoit que le délinquant doit recevoir, avant la prise de la décision, tous les renseignements entrant en ligne de compte dans celle-ci ou un sommaire de ceux-ci.

Même si le défendeur avait reçu les renseignements de la GRC et du SCRS sous réserve qu’il ne devait pas les divulguer sans le consentement de la partie qui les avait fournis, le Service correctionnel ne peut pas éviter de respecter ses obligations envers les détenus au moyen d’une entente avec des tiers.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5, art. 38.

Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20, art. 4d), 27(2),(3) (mod. par L.C. 1995, ch. 42, art. 10), 30(2).

Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92-620, art. 15, 81.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Doran c. Canada (Services correctionnels) (1996), 108 F.T.R. 93 (C.F. 1re inst.); Demaria c. Comité régional de classement des détenus, [1987] 1 C.F. 74 (1986), 21 Admin. L.R. 227; 30 C.C.C. (3d) 55; 53 C.R. (3d) 88; 5 F.T.R. 160; 69 N.R. 135 (C.A.); Cadieux c. Directeur de l’établissement Mountain, [1985] 1 C.F. 378 (1984), 9 Admin. L.R. 50; 13 C.C.C. (3d) 330; 41 C.R. (3d) 30; 10 C.R.R. 248 (1re inst.).

DISTINCTION FAITE D’AVEC :

Fortin c. Établissement de Donnacona (1997), 153 F.T.R. 84 (C.F. 1re inst.); Giesbrecht c. Canada (1998), 10 Admin. L.R. (3d) 246; 148 F.T.R. 81 (C.F. 1re inst.).

DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision du directeur de l’établissement de Drummondville rejetant les demandes de reclassification et de transfèrement présentées par le demandeur. Demande accueillie.

Ont comparu :

Stephen Fineberg et Haytoug-Léon Chamlian pour le demandeur.

Eric Lafrenière pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stephen Fineberg, Montréal, pour le demandeur.

Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance et l’ordonnance rendus par

[1]        Le juge Pelletier : En 1985, Kevork Marachelian et deux autres personnes ont attaqué l’ambassade de la Turquie à Ottawa pour attirer l’attention sur le génocide des Arméniens survenu en 1915. Un gardien de sécurité a été tué. Marachelian et ses complices ont été déclarés coupables de meurtre au premier degré et condamnés à l’emprisonnement à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle pendant 25 ans. Depuis son entrée en prison, Marachelian est un détenu modèle, mais ses tentatives d’obtenir une classification selon un niveau de sécurité minimal ont été vaines en raison de l’intérêt que la Gendarmerie royale du Canada (la GRC) et le Service canadien du renseignement de sécurité (le SCRS) continuent à lui porter. La nature de cet intérêt est indiquée dans la note de service suivante, faite le 23 septembre 1997 par Mme Nancy Chow, l’agent de gestion des cas du demandeur à l’époque :

Nous vous rappellons donc que votre dossier de la sécurité préventive porte la mention « secret » et qu’un document du Service Canadien de Renseignement de Sécurité (SCRS) y est consigné. Ce document interdit votre déclassification sécuritaire. En raison de la provenance de l’information, votre dossier est secret et il nous est impossible de vous le partager. En vertu de l’art. 27(3) de la Loi 20 [Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20], l’information ne peut être divulguée.

[2]        Au début de l’année 1999, M. Marachelian, qui est détenu à l’établissement à sécurité moyenne de Drummondville, a demandé son transfèrement à un autre établissement. Cela a obligé le Service correctionnel à réévaluer la classification de son niveau de sécurité puisque l’établissement auquel il avait demandé le transfèrement était un établissement à sécurité minimale. L’équipe de gestion des cas de l’établissement de Drummondville a effectué un examen de son dossier et a indiqué qu’à la lumière des critères habituellement appliqués en matière d’évaluation des risques, la classification de sécurité de M. Marachelian devrait être réduite au niveau minimal. L’équipe de gestion des cas a toutefois également tenu compte d’autres facteurs, soit les renseignements contenus au dossier qui provenaient de la GRC et du SCRS. L’équipe de gestion des cas a tiré la conclusion suivante :

Notre position demeure donc présentement la même et tel que mentionné précédemment, bien que les raisons de transfèrement invoquées par le sujet pourraient s’avérer souhaitables pour ce dernier, nous devons prioriser la sécurité du public et ne pouvons [ne] pas tenir compte de son dossier de sécurité préventive. Selon nous, les risques d’évasion ainsi que concernant la sécurité du public demeurent toujours modérés. Conséquemment, l’encadrement en établissement à sécurité minimale ne nous apparaît pas être suffisant.

[3]        Cette évaluation a été transmise au directeur de l’établissement de Drummondville, M. Jacques Labonté, pour qu’il prenne la décision. Le 21 avril 1999, ce dernier a rejeté les demandes de reclassification et de transfèrement pour les motifs qui suivent :

Vous demandez un transfèrement à l’établissement CFF afin de participer au programme cuisine, pour vous rapprocher de votre famille et pour bénéficier de soins médicaux à un genou. À l’étude de votre dossier, nous constatons que l’Échelle de réévaluation de votre niveau de sécurité a été complétée le 99-04-12 et évalue votre niveau de sécurité à minimum. Toutefois, des renseignements secrets de nature délicate sont présents au dossier de la sécurité préventive. Vous demeurez un sujet d’intérêt pour la GRC et le Service Canadien des renseignements de sécurité. (Vous avez d’ailleurs refusé de rencontrer la GRC en janvier 1999.) Ces informations sont très préoccupantes, contribuent à compromettre la sécurité du public et justifient une dérogation du niveau de sécurité obtenu à l’Échelle. Votre cote de sécurité est donc maintenue à un niveau médium.

Conséquemment et conformément à la DC 006 concernant la classification des établissements et la DC 540 concernant les transfèrements des détenus, je refuse votre demande de transfèrement vers l’Établissement CFF. Vous ne pouvez faire l’objet d’un transfèrement vers un établissement à sécurité minimum puisque votre niveau de sécurité est maintenu à médium.

[4]        Dans le cadre du processus d’avis de la décision, M. Marachelian a reçu quatre documents :

- Suivi du plan correctionel daté du 8 avril 1999

- Évaluation en vue d’une décision datée du 8 avril 1999

- Recommendation/décision pour niveau sécurité du détenu datée du 21 avril 1999

- Recommendation/décision pour transfèrement sollicité datée du 21 avril 1999

[5]        Ces documents ont été fournis à M. Marachelian conformément à l’article 27 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition [L.C. 1992, ch. 20 (mod. par L.C. 1995, ch. 42, art. 10)] (la Loi), qui prévoit :

27. (1) Sous réserve du paragraphe (3), la personne ou l’organisme chargé de rendre, au nom du Service, une décision au sujet d’un délinquant doit, lorsque celui-ci a le droit en vertu de la présente partie ou des règlements de présenter des observations, lui communiquer, dans un délai raisonnable avant la prise de décision, tous les renseignements entrant en ligne de compte dans celle-ci, ou un sommaire de ceux-ci.

(2) Sous réserve du paragraphe (3), cette personne ou cet organisme doit, dès que sa décision est rendue, faire connaître au délinquant qui y a droit au titre de la présente partie ou des règlements les renseignements pris en compte dans la décision, ou un sommaire de ceux-ci.

(3) Sauf dans le cas des infractions disciplinaires, le commissaire peut autoriser, dans la mesure jugée strictement nécessaire toutefois, le refus de communiquer des renseignements au délinquant s’il a des motifs raisonnables de croire que cette communication mettrait en danger la sécurité d’une personne ou du pénitencier ou compromettrait la tenue d’une enquête licite.

[6]        Après la réception des documents et dans un délai de 30 jours de la décision, le refus de reclassifier le demandeur et le refus de le transférer ont fait toutes deux l’objet de demandes de contrôle judiciaire. Il a été ordonné que ces demandes soient entendues conjointement en raison du lien existant entre les objets des demandes.

[7]        Dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire, le demandeur a sollicité la production de l’ensemble des rapports de la GRC versés à son dossier de sécurité préventive de même que celle des copies des rapports du SCRS consignées au même dossier. Cela a mené à une demande contestant la production des documents en vertu de l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada [L.R.C. (1985), ch. C-5]. Après que la gestionnaire des opérations en matière de sécurité eut été contre-interrogée relativement à son affidavit, la demande a été abandonnée. Il a depuis cependant été révélé que les documents de la GRC indiquaient essentiellement que le demandeur était soupçonné dans le cadre d’une enquête en cours sur le meurtre d’un attaché militaire turc survenu en 1982[1]. Le contenu des documents du SCRS et leur pertinence quant à l’incarcération du demandeur demeurent inconnus.

[8]        Le défendeur a soulevé l’argument préliminaire voulant que le demandeur n’avait pas épuisé ses recours internes et que la demande déposée auprès de la Cour était donc prématurée. Il ressort des décisions rendues par la Cour dans Fortin c. Établissement de Donnacona (1997), 153 F.T.R. 84 (C.F. 1re inst.), par le juge Teitelbaum, et dans Giesbrecht c. Canada (1998), 10 Admin. L.R. (3d) 246 (C.F. 1re inst.), par le juge Rothstein (maintenant juge à la Cour d’appel), que la procédure de grief interne prévue par la Loi constitue, de façon générale, un autre recours adéquat qui doit être épuisé avant qu’une instance ne soit commencée en Cour fédérale. Ces deux arrêts ont exposé la jurisprudence à l’appui de cette proposition. Sa logique interne est que le recours prévu par la loi est privé de toute pertinence si on peut y passer outre en s’adressant simplement à la Cour fédérale. On pourrait ajouter qu’il ne faut pas consacrer des ressources judiciaires au règlement de problèmes pour lesquels il existe un autre forum.

[9]        Comme toutes les autres règles, cette règle générale admet des exceptions. Dans Doran c. Canada (Service correctionnel) (1996), 108 F.T.R. 93 (C.F. 1re inst.), le juge MacKay a conclu qu’il était approprié de présenter en début de procédure une demande de contrôle judiciaire lorsque l’autorité légale du commissaire était en cause. Le juge MacKay s’est fondé en partie sur l’article 81 du Règlement [Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92-620] pris en vertu de la Loi, qui prévoit que lorsqu’une demande de contrôle judiciaire est présentée, la procédure de grief est suspendue jusqu’à ce qu’il ait été statué sur cette demande. Il était d’avis que cette disposition confirmait qu’une partie avait le droit d’utiliser un forum ou l’autre. La décision rendue dans Doran, précitée, qui reposait peut-être sur des faits qui lui étaient particuliers, n’a pas été mentionnée dans les décisions Fortin et Giesbrecht, précitées.

[10]      Les considérations de principe justifiant que l’on exige des demandeurs qu’ils épuisent leurs recours internes sont déterminantes. Conclure autrement signifierait miner la légitimité de ces autres recours en leur attribuant un rôle secondaire alors qu’il existe de nombreuses raisons pour lesquelles ils doivent jouer un rôle de premier plan dans le règlement des litiges. Dans le contexte des établissements de détention, on peut mentionner la rapidité, la connaissance d’un environnement unique, les mesures adéquates de protection procédurale et l’économie comme motifs pour lesquels les recours internes devraient être épuisés avant qu’une demande ne soit faite auprès de la Cour. Il y a toutefois des cas où les recours internes ne sont pas adéquats. Dans la présente affaire, la note de service de Nancy Chow constitue un élément de preuve indiquant que le Service correctionnel s’est fait dicter sa classification du niveau de sécurité par un autre organisme. Un grief mettant en cause une telle question ne peut pas être tranché de façon crédible par le Service correctionnel, car c’est le Service correctionnel lui-même qui est concerné. Tout en confirmant la règle générale relative à l’épuisement des recours internes, je conclus que les faits de la présente affaire constituent une exception à cette règle pour ce motif.

[11]      L’avocat du demandeur a invoqué un certain nombre d’arguments en vertu desquels les décisions du 21 avril 1999 devraient être annulées. Il a principalement soutenu que le Service correctionnel avait entravé son pouvoir discrétionnaire, qu’il avait omis de l’exercer ou qu’il avait donné lieu à une crainte raisonnable de partialité en s’en remettant au SCRS et à la GRC sur la question de la classification du niveau de sécurité du demandeur. Faisant référence aux lettres du bureau régional du Québec du Service correctionnel de même qu’aux notes de service de Mme Chow, il a également tenté de démontrer que les hauts fonctionnaires du Service s’en étaient remis à ces organismes externes quant à ces questions et qu’il fallait tenir pour acquis que les fonctionnaires subalternes connaissaient cette politique et qu’ils en avaient subi l’influence.

[12]      Il y a des éléments de preuve à partir desquels on pourrait conclure que le Service correctionnel avait permis dans les faits que sa position relative à la classification du niveau de sécurité du demandeur lui soit dictée par d’autres organismes, mais ces éléments de preuve ont trait à des décisions autres que celles qui font l’objet des présentes demandes. Le lien existant entre ces décisions et les décisions faisant l’objet des demandes de contrôle judiciaire est que le directeur qui a pris les décisions disposait de l’ensemble du dossier, de sorte qu’il devait connaître la position de ses supérieurs.

[13]      Je conclus que je n’ai pas à trancher cette question puisqu’il existe d’autres motifs pour lesquels la présente demande doit être accueillie. Il y a un courant de jurisprudence à la Cour selon lequel un détenu faisant l’objet de mesures disciplinaires a le droit de connaître les motifs de ces mesures. L’une des premières décisions dans ce courant est Demaria c. Comité régional de classement des détenus, [1987] 1 C.F. 74 (C.A.), une affaire dans laquelle un détenu avait été transféré en raison de l’allégation qu’il avait introduit du cyanure dans l’établissement [aux pages 76 et 77] :

Selon moi, il ne fait tout simplement aucun doute que l’appelant n’a pas bénéficié du traitement équitable auquel il avait droit. Si on exige qu’un avis soit donné à une personne contre laquelle on se propose d’agir, c’est pour permettre à celle-ci d’y répondre intelligemment. Lorsque la mesure projetée est contestée, une telle réponse consiste habituellement soit à nier ce qui est allégué soit à alléguer d’autres faits complétant le tableau ou les deux. Lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, on n’entend pas tenir une audience ni conférer à la personne en cause le droit d’être mis directement en présence de la preuve présentée contre elle, il est particulièrement important que l’avis soit le plus détaillé possible; sinon le droit d’y répondre devient tout à fait illusoire.

[14]      Il ne s’agit pas d’une affaire disciplinaire, mais le résultat est essentiellement le même. Le refus de reclassifier et de transférer le demandeur est fondé sur une allégation qui ne lui a pas été communiquée et à laquelle il n’a pas eu la possibilité de répondre. Il ressort de la preuve au dossier que les renseignements non divulgués consignés au dossier de sécurité préventive du demandeur sont le seul obstacle empêchant la reclassification de ce dernier. Il est vrai que les refus en question en l’espèce ne font rien de plus que maintenir la situation existante tandis que dans Demaria, précitée, et dans les autres décisions dans le même sens, les renseignements étaient utilisés pour restreindre les droits du demandeur.

[15]      Le principe de la Loi, comme l’indique l’alinéa 4d), veut que « les mesures nécessaires à la protection du public, des agents et des délinquants doivent être le moins restrictives possible ». La question des « mesures […] le moins restrictives possible » est la même, que la question porte sur des mesures disciplinaires ou sur la classification du niveau de sécurité. L’obligation de communication de l’information devrait être la même et devrait faire l’objet des mêmes restrictions dans les deux cas. Certains renseignements ne peuvent pas être communiqués en entier, mais il devrait y avoir une communication suffisante de l’essentiel de l’allégation pour permettre au demandeur d’y répondre[2].

[16]      Par conséquent, je suis d’avis que le défaut d’informer le demandeur de l’essentiel des allégations de la GRC et du SCRS de manière à lui permettre d’y répondre constituait une atteinte à son droit à l’équité procédurale.

[17]      Dans le cas où je ferais erreur à ce sujet, je conclus que l’article 27 de la Loi n’a pas été respecté.

[18]      L’article 15 du Règlement prévoit :

15. Lorsque le détenu présente une demande de transfèrement visé à l’article 29 de la Loi, le commissaire ou l’agent désigné selon l’alinéa 5(1)b) doit, dans les 60 jours suivant la présentation de la demande, examiner celle-ci et aviser par écrit le détenu de sa décision et, s’il la refuse, indiquer les motifs de son refus.

[19]      Le paragraphe 30(2) de la Loi prévoit :

30. […]

(2) Le Service doit donner, par écrit, à chaque détenu les motifs à l’appui de l’assignation d’une cote de sécurité ou du changement de celle-ci.

[20]      L’article 27 a été reproduit au paragraphe 5 des présents motifs.

[21]      Le refus d’une demande de transfèrement et une décision relative à la classification constituent des décisions au sujet desquelles le demandeur avait droit à des motifs écrits. C’est pourquoi le paragraphe 27(2) exige que le demandeur reçoive « les renseignements pris en compte dans la décision, ou un sommaire de ceux-ci », sous réserve des seules dispositions du paragraphe 27(3). Étant donné que le demandeur n’a pas reçu les renseignements pris en considération ou un sommaire de ceux-ci, le paragraphe 27(2) n’a pas été respecté. Le paragraphe 27(3) prévoit un moyen par lequel des renseignements peuvent être gardés secrets, mais il exige l’autorisation du commissaire ou de son représentant. Le défendeur a soutenu qu’étant donné que le rapport préparé pour le directeur par l’équipe de gestion des cas faisait référence au paragraphe 27(3) et que le directeur avait adopté la recommandation de cette dernière, le directeur, agissant à titre de représentant du commissaire, avait dans les faits appliqué le paragraphe 27(3).

[22]      La partie du rapport de l’équipe de gestion des cas qui fait référence au paragraphe 27(3) est rédigé comme suit :

Un autre registre d’intervention complété par Nancy Chow (suite à deux requêtes du détenu) rappelle au sujet que son dossier de sécurité préventive porte la mention « Secret » et qu’un document du Service Canadien de renseignements de sécurité (SCRS) y est consigné. Elle lui rappelle également qu’en vertu de l’article 27(3) de la Loi 20, l’information ne peut lui être divulguée.

[23]      Comme on peut le voir, il s’agit simplement d’une récapitulation de l’avis donné au demandeur par Mme Chow relativement à une autre décision, et non pas de l’application du paragraphe 27(3) par l’équipe de gestion des cas. Même s’il en était ainsi, le rapport ne précise pas sur lequel des trois motifs mentionnés par le paragraphe 27(3) il se fonde. Par conséquent, il y a eu défaut de fournir au demandeur les renseignements sur lesquels reposait la décision.

[24]      L’avocat du défendeur a prétendu que, dans les faits, la demande du commissaire visant à garder secrets certains renseignements avait eu lieu dans le cadre d’un processus qui avait été rendu sans objet par le désistement par le demandeur de sa demande de production des documents. Il ressort du dossier de la Cour qu’en réponse à la demande de production des documents de la GRC et du SCRS faite par le demandeur dans son avis de demande, le défendeur a présenté une requête pour obtenir une ordonnance autorisant la non-production des documents de la GRC et du SCRS en application de l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada. Il s’agit toutefois d’une procédure différente de la procédure administrative visée par l’article 27 de la Loi. L’article 27 prévoit qu’une personne ayant reçu une décision écrite a le droit d’obtenir les documents qui ont été pris en considération dans la prise de cette décision. Il s’agit d’une disposition administrative conçue pour être appliquée dans l’établissement, sans aucun doute en tant que partie de la procédure de grief interne.

[25]      Le défendeur a également prétendu qu’il avait reçu les renseignements de la GRC et du SCRS sous réserve qu’il ne devait pas les divulguer sans le consentement de la partie qui les avait fournis. En raison des demandes de renseignements faites par l’avocat du demandeur relativement à une autre décision, la GRC a permis la divulgation du fait que le demandeur était un suspect dans le cadre de l’enquête en cours concernant le meurtre d’un diplomate turc en 1982. La preuve n’indique pas si une demande semblable a été faite auprès du SCRS, mais le fait est que la nature des renseignements détenus par ce dernier et à plus forte raison leur contenu n’ont pas été divulgués. La position du défendeur revient à dire qu’il n’a pas le droit de divulguer les renseignements.

[26]      Je suis d’avis que le Service correctionnel ne peut pas éviter de respecter ses obligations envers les détenus au moyen d’une entente avec des tiers. L’obligation du Service correctionnel de se conformer au paragraphe 27(2) n’est diminuée que par le paragraphe 27(3), et non pas par quelque entente qu’il peut conclure avec d’autres organismes.

[27]      En conséquence, je conclus que les décisions du directeur Labonté refusant la reclassification du demandeur et la demande de transfèrement à un établissement à sécurité minimale doivent être annulées parce qu’elles ont été rendues d’une manière niant au demandeur l’équité procédurale. Les décisions sont renvoyées au Service correctionnel pour nouvel examen conformément aux présents motifs.

ORDONNANCE

1- La décision du 21 avril 1999 par laquelle le directeur Labonté a refusé de modifier la classification du niveau de sécurité du demandeur est annulée et l’affaire est renvoyée au Service correctionnel pour qu’il se prononce conformément aux présents motifs.

2- La décision du 21 avril 1999 par laquelle le directeur Labonté a refusé le transfèrement du demandeur au Centre de formation fédéral est annulée et l’affaire est renvoyée au commissaire pour qu’il se prononce conformément aux présents motifs.

Le demandeur a droit aux dépens suivant la taxation.



[1]  On a beaucoup insisté sur le fait que certains documents internes du Service correctionnel font référence au meurtre d’un diplomate arménien en 1982, alors que l’Arménie n’existait pas en tant que nation indépendante à l’époque. La qualification de la victime est secondaire par rapport au fait que le demandeur faisait l’objet d’une enquête relative à un meurtre.

[2]  Cadieux c. Directeur de l’établissement Mountain, [1985] 1 C.F. 378 (1re inst.).

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