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[2001] 2 C.F. 568

A-102-00

A. Lassonde Inc. (appelante)

c.

Island Oasis Canada Inc. et Island Oasis Frozen Cocktail Company Inc. (intimées)

Répertorié : A. Lassonde Inc. c. Island Oasis Canada Inc. (C.A.)

Cour d’appel, juges Décary, Létourneau et Noël, J.C.A.—Ottawa, 6 et 21 décembre 2000.

Injonctions — Appel du refus d’une injonction interlocutoire au motif que l’appelante, propriétaire de la marque de commerce enregistrée et valide, « Oasis », n’a pas établi l’existence d’un préjudice irréparable — Que la marque enregistrée soit contestée ou non, l’exclusivité d’emploi prévue à l’art. 19 de la Loi sur les marques de commerce et la présomption de contrefaçon de l’art. 20 ne peuvent faire présumer l’existence d’un préjudice irréparable — Présumer l’existence d’un préjudice irréparable revient à conclure que la réparation est appropriée et doit être accordée sur demande; cela va à l’encontre de la nature et du but de l’injonction interlocutoire qui est une réparation discrétionnaire et équitable dont l’obtention est subordonnée à une probabilité de préjudice irréparable; cela serait inéquitable étant donné les conséquences draconiennes qui s’ensuivent pour la partie contre laquelle l’injonction est délivrée — Le demandeur doit démontrer clairement qu’il subirait un préjudice et que ce préjudice ne peut être réparé par l’octroi d’une somme d’argent — Une dispense de faire la preuve d’un préjudice irréparable à partir de la présomption de contrefaçon constitue un changement profond quant à la preuve d’un élément essentiel du recours en injonction interlocutoire, qui requiert un énoncé clair de la Cour en ce sens — L’arrêt Nature Co. c. Sci-Tech Educational Inc. ne contient pas un tel énoncé — Aucune preuve concrète d’un préjudice ou de la probabilité d’un tel préjudice.

Marques de commerce — Appel du refus d’une injonction interlocutoire au motif que l’appelante n’a pas établi l’existence d’un préjudice irréparable — L’appelante est propriétaire d’une marque de commerce enregistrée « Oasis », dont la validité n’est pas contestée — Elle soutient qu’il existe un préjudice irréparable parce qu’on a fait la preuve d’une perte du caractère distinctif de la marque de commerce, d’une dilution de cette marque, d’une perte d’achalandage et d’une perception erronée par le public que l’appelante se porte garante des produits de l’intimée — L’exclusivité d’emploi prévue à l’art. 19 de la Loi sur les marques de commerce et la présomption de contrefaçon de l’art. 20 ne font pas présumer l’existence ou la probabilité d’un préjudice irréparable — Comme il n’existe pas de preuve de préjudice irréparable, les exigences applicables à l’octroi d’une injonction interlocutoire ne sont pas remplies.

Pratique — Frais et dépens — Appel d’une ordonnance enjoignant à l’appelante de payer immédiatement les dépens relatifs à une requête infructueuse visant l’obtention d’une injonction interlocutoire dans le cadre d’une action pour violation d’une marque de commerce, lesquels ont été taxés à un échelon supérieur à celui prévu à la règle 407 — La règle 401 impose au juge des requêtes l’obligation d’ordonner le paiement immédiat des dépens s’il est convaincu que la requête n’aurait pas dû être présentée — Il n’y a pas de pouvoir discrétionnaire lorsque cette exigence est remplie — Mais, le juge des requêtes a commis une erreur quand elle a conclu que la demande d’injonction interlocutoire n’aurait pas dû être présentée — Compte tenu de l’incertitude juridique qui existe en ce qui touche l’argument de l’appelante et de la courte durée de l’audience, les dépens devraient suivre la cause — Il n’est pas approprié de hausser le niveau d’échelon des dépens — On ne sait pas vraiment si le juge des requêtes a pris en compte l’explication justifiant la demande d’injonction interlocutoire tardive, mais cela n’est pas pertinent — Cette dérogation à la règle 407 comporte un élément punitif qui n’est pas justifié.

Il s’agit d’un appel du refus d’une injonction interlocutoire au motif que l’appelante n’a pas établi qu’elle subirait un préjudice irréparable par suite des activités des intimées, et de l’ordonnance enjoignant à l’appelante de payer immédiatement les dépens taxés à un échelon supérieur à celui prévu à la règle 407. L’appelante est propriétaire de la marque de commerce enregistrée « Oasis » qu’elle exploite depuis plus de 30 ans et dont la validité n’est pas contestée. Elle prétend que l’exclusivité de son droit d’emploi conféré par l’article 19 de la Loi sur les marques de commerce et la protection offerte contre la contrefaçon par le biais de l’article 20 font en sorte que la violation d’une marque de commerce enregistrée dont la validité n’est pas contestée constitue en soi un préjudice irréparable. L’appelante soutient que l’arrêt Centre Ice Ltd. c. Ligue nationale de hockey, sur lequel s’est appuyé le juge des requêtes, peut être distingué de la présente affaire parce qu’il porte sur une marque de commerce non enregistrée, et que l’arrêt Nature Co. c. Sci-Tech Educational Inc., portant sur une marque de commerce contestée et où il a été conclu qu’il faut une preuve claire que la victime subirait un préjudice irréparable, a, a contrario, sanctionné le principe d’un préjudice irréparable en cas de violation d’une marque de commerce enregistrée qui n’est pas contestée. Subsidiairement, en se fondant sur la présomption de contrefaçon prévue à l’article 20, elle affirme que, en tant que propriétaire d’une marque de commerce enregistrée, elle n’est pas tenue, à l’égard du préjudice irréparable, au même fardeau de preuve que celui ou celle qui se réclame d’une marque de commerce non enregistrée. L’appelante prétend qu’il y a un préjudice irréparable parce qu’on a fait la preuve d’une perte du caractère distinctif de sa marque de commerce « Oasis », d’une dilution de cette marque, d’une perte d’achalandage et d’une perception erronée par le public que l’appelante se porte garante des produits de l’intimée. Le juge des requêtes a conclu que la preuve n’établissait pas l’existence d’un préjudice irréparable.

L’appelante soutient également que, dans le cadre d’une requête visant l’obtention d’une injonction interlocutoire, le principe veut que les dépens de la requête suivent le sort de l’action principale.

Les questions litigieuses sont les suivantes : 1) la violation d’une marque de commerce enregistrée dont la validité n’est pas contestée constitue-t-elle un préjudice irréparable? 2) l’appelante a-t-elle fait la preuve d’un préjudice irréparable? et 3) les dépens devraient-ils être payables immédiatement et taxés à un échelon supérieur à celui prévu à la règle 407?

Arrêt : l’appel est rejeté, sauf pour ce qui est de la modification de l’ordonnance de façon à ce que la requête soit rejetée avec frais à suivre.

1) Que la marque enregistrée soit contestée ou non, l’exclusivité d’emploi prévue à l’article 19 et la présomption de contrefaçon de l’article 20 ne peuvent faire présumer l’existence ou la probabilité d’un préjudice irréparable, soit un préjudice qu’on ne peut quantifier du point de vue monétaire ou auquel il ne peut être remédié. Le demandeur doit démontrer clairement qu’il subirait un préjudice et que ce préjudice serait irréparable. Les droits conférés par ces articles ne diminuent en rien le fardeau qui échoit à celui ou celle qui sollicite une telle injonction.

L’arrêt Nature Co. n’a pas sanctionné, a contrario, une dispense de faire la preuve d’un préjudice irréparable à partir de la présomption de contrefaçon prévue à l’article 20. Il s’agirait là d’un changement profond quant à la preuve d’un élément essentiel du recours en injonction interlocutoire qui exigerait un énoncé clair de la Cour en ce sens.

Il ne serait pas approprié de distinguer l’arrêt Centre Ice de la présente affaire au motif que la validité de la marque de commerce n’est pas contestée. Présumer l’existence d’un préjudice irréparable en dispensant la partie qui sollicite l’injonction interlocutoire d’en faire la preuve c’est conclure que la réparation est appropriée et doit être accordée à partir du moment où une partie qui allègue une violation la demande. Cela va à l’encontre même de la nature et du but de l’injonction interlocutoire qui est une réparation discrétionnaire et équitable dont l’obtention est subordonnée à une probabilité de préjudice irréparable qu’il serait inéquitable de présumer étant donné les conséquences draconiennes, soit l’interdiction de mener toute activité commerciale, qui s’ensuivent pour la partie contre laquelle l’injonction est délivrée.

2) Aucune preuve réelle et concrète d’un préjudice irréparable ou de la probabilité d’un tel préjudice n’a été présentée.

3) La règle 401 impose au juge des requêtes l’obligation d’ordonner le paiement immédiat des dépens si le juge des requêtes est convaincu que la requête n’aurait pas dû être présentée. Une fois que les conditions imposées par la règle 401 sont remplies, il n’y a pas de pouvoir discrétionnaire d’accorder les dépens; il y a uniquement un devoir de le faire. Le juge des requêtes a commis une erreur en concluant que la demande d’injonction interlocutoire n’aurait pas dû être présentée. La prétention de l’appelante n’était pas farfelue et s’appuyait sur plusieurs décisions qu’ont rendues la Section de première instance ainsi que d’autres juridictions. Il n’était pas évident que les arrêts Centre Ice Ltd. et Nature Co. avaient renversé cette jurisprudence antérieure, auquel cas il lui aurait suffi, comme elle l’a fait, d’apporter une preuve de confusion suffisante pour faire jouer la présomption de l’article 20 et ainsi faire la preuve d’un préjudice irréparable. Compte tenu de l’incertitude juridique qui existe en ce qui touche cette question et de la courte durée de l’audience, le juge des requêtes aurait dû ordonner que les dépens suivent le sort de la cause.

Il n’était pas approprié de déroger à la règle 407 et de hausser le niveau d’échelon des dépens. Le fait que l’appelante n’ait pas fait preuve de diligence dans la poursuite de son action n’est pas pertinent quant à la détermination des dépens dans le cadre d’une demande d’injonction interlocutoire qui doit satisfaire à des critères qui lui sont propres. On ne sait pas vraiment si le juge des requêtes a pris en compte l’explication qu’a fournie l’appelante pour justifier la présentation tardive de cette requête. En outre, cette dérogation à la règle 407 comporte un élément punitif qui n’est pas justifié.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), c. T-13, art. 19 (mod. par L.C. 1993, ch. 15, art. 60), 20 (mod. par L.C. 1994, ch. 47, art. 196).

Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, règles 401, 407, tarif B.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Mark Anthony Group, Inc. v. Vincor International Inc. (1998), 58 B.C.L.R. (3d) 124; 113 B.C.A.C. 280; 23 C.P.C. (4th) 232; 82 C.P.R. (3d) 541 (C.A.); Centre Ice Ltd. c. Ligue nationale de hockey (1994), 53 C.P.R. (3d) 34 (C.A.F.); RJR—MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311; (1994), 111 D.L.R. (4th) 385; 54 C.P.R. (3d) 114; 164 N.R. 1; 60 Q.A.C. 241.

DISTINCTION FAITE D’AVEC :

Thurston Hayes Developments Ltd. et al. c. Horn Abbot Ltd. et al. (1985), 5 C.P.R. (3d) 124 (C.A.F.); Toronto-Dominion Bank c. Canada Trustco Mortgage Co. (1992), 40 C.P.R. (3d) 68 (C.F. 1re inst.).

DÉCISION EXAMINÉE :

Nature Co. c. Sci-Tech Educational Inc. (1992), 41 C.P.R. (3d) 359; 141 N.R. 363 (C.A.F.).

DÉCISIONS CITÉES :

Syntex Inc. c. Novopharm Ltd. (1991), 36 C.P.R. (3d) 129 (C.A.F.); Syntex Inc. c. Apotex Inc. (1991), 36 C.P.R. (3d) 139; 126 N.R. 122 (C.A.F.); Imax Corp. c. Showmax Inc. (2000), 5 C.P.R. (4th) 81 (C.F. 1re inst.); Ciba-Geigy Canada Ltd. c. Novopharm Ltd. (1994), 56 C.P.R. (3d) 289; 83 F.T.R. 161 (C.F. 1re inst.); CocaCola Ltd. c. Pardhan (1997), 75 C.P.R. (3d) 318; 134 F.T.R. 122 (C.F. 1re inst.); H.J. Heinz Co. of Canada Ltd. c. Edan Foods Sales Inc. (1991), 35 C.P.R. (3d) 213; 44 F.T.R. 1 (C.F. 1re inst.); Jercity Franchises Ltd. c. Foord (1990), 34 C.P.R. (3d) 289; 39 F.T.R. 315 (C.F. 1re inst.); Pizza Pizza Ltd. c. Little Caesar International Inc., [1990] 1 C.F. 659 (1989), 27 C.I.P.R. 126; 27 C.P.R. (3d) 525; 32 F.T.R. 43 (1re inst.); Multi-marques Inc. c. Boulangerie Gadoua Ltée (2000), 6 C.P.R. (4th) 239 (C.S. Qué.); Year 2000 Inc. v. Brisson (1998), 81 C.P.R. (3d) 104; 65 O.T.C. 137 (Div. gén. Ont.); Eli Lilly and Co. c. Apotex Inc. (2000), 8 C.P.R. (4th) 52; 259 N.R. 221 (C.A.F.); Reynolds c. Canada (Ministre des Affaires étrangères), [1995] A.C.F. no 1612 (C.A.F.); autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée [1997] 1 R.C.S. xi.

DOCTRINE

Cornish, Diane E. « Clear and Not Speculative; Evidence of Prospective Harm : The Conundrum of Proving Irreparable Harm » (1994), 10 R.C.P.I. 589.

APPEL interjeté contre le refus d’une injonction interlocutoire au motif que l’appelante n’a pas établi qu’elle subirait un préjudice irréparable par suite des activités des intimées, et une ordonnance enjoignant à l’appelante de payer immédiatement les dépens taxés à un échelon supérieur à celui prévu à la règle 407 (A. Lassonde Inc. c. Island Oasis Canada Inc. (2000), 5 C.P.R. (4th) 165 (C.F. 1re inst.)). Appel rejeté, sauf pour ce qui est de la modification de l’ordonnance quant aux dépens : frais à suivre.

ONT COMPARU :

Bruno Barrette pour l’appelante.

Marcus T. Gallie et Mitchell B. Charness pour les intimées.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Brouillette, Charpentier, Fortin, Montréal, pour l’appelante.

Ridout & Maybee LLP, Ottawa, pour les intimées.

Voici les motifs du jugement rendus en français par

[1]        Le juge Létourneau, J.C.A. : L’appelante s’est vue refuser une injonction interlocutoire au motif qu’elle n’a pas produit de preuve claire et irrésistible qu’elle subirait un préjudice irréparable par suite des activités des intimées. Elle en appelle de cette décision ainsi que de l’ordonnance du juge McGillis [(2000), 5 C.P.R. (4th) 165 (C.F. 1re inst.)] la condamnant au paiement immédiat des frais taxés à un échelon supérieur à celui prévu à la règle 407 des Règles de la Cour fédérale (1998) [DORS/98-106] (les règles), soit la colonne IV au lieu de la colonne III du Tariff B.

[2]        Le juge des requêtes a fondé sa décision sur les principes énoncés par notre Cour dans l’arrêt Centre Ice Ltd. c. Ligue nationale de hockey et autre (1994), 53 C.P.R. (3d) 34 (à la page 50) (C.A.F.). Elle reproduit [au paragraphe 9] le passage suivant des motifs de notre collègue, le juge Heald, J.C.A., aux pages 52 à 54 :

Préjudice irréparable

Notre Cour s’est souvent prononcée sur cette question au cours des dernières années. Dans le jugement Cutter Ltd. c. Baxter Travenol Laboratories Ltd. (1980), 47 C.P.R. (2d) 53 (C.A.F.), à la page 57, le juge en chef Thurlow s’est rallié à l’opinion exprimée par lord Diplock dans l’arrêt American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 397 (C.L.), à la page 408, et a conclu que, pour établir son droit à une injonction interlocutoire, il est essentiel de faire la preuve d’un préjudice irréparable « […] c’est-à-dire [d’]un préjudice que des dommages-intérêts recouvrables par voie de droit ne pourraient compenser ».

L’arrêt Cutter a été suivi par l’arrêt Imperial Chemical Industries Co. de 1989 dans lequel la Cour a déclaré : « Il ressort de la jurisprudence de cette Cour que la preuve du préjudice irréparable doit être claire et ne pas tenir de la conjecture » (Imperial Chemical Industries PLC c. Apotex Inc. (1989), 27 C.P.R. (3d) 345, à la page 351, [1990] 1 C.F. 221 26 C.I.P.R. 1 (C.A.)). La décision Syntex de 1991 a été prononcée après l’arrêt Imperial Chemical : Syntex Inc. c. Novopharm Ltd. (1991), 36 C.P.R. (3d) 129, à la page 135, 126 N.R. 114, 51 F.T.R. 299n. Dans l’arrêt Syntex, notre Cour a statué que la conclusion du juge de première instance suivant laquelle le requérant subirait probablement un préjudice irréparable était insuffisante pour justifier le prononcé d’une injonction interlocutoire. L’emploi du terme « probablement » était incorrect, compte tenu de la jurisprudence antérieure précitée de la Cour. Il était nécessaire que la preuve permette de conclure que le requérant subirait un préjudice irréparable.

La décision pertinente suivante est l’arrêt Nature Co. de 1992 : Nature Co. c. Sci-Tech Educational Inc. (1992), 41 C.P.R. (3d) 359, à la page 367, 141 N.R. 363, 54 F.T.R. 240n (C.A.). Dans cet arrêt, le juge Stone, qui s’exprimait au nom de la Cour, a rejeté une demande d’injonction interlocutoire parce que « […] la preuve n’établissait pas catégoriquement qu’un tel préjudice serait infligé à l’intimée ».

Compte tenu des éléments de preuve présentés en l’espèce, le juge des requêtes a conclu que l’emploi que les appelantes faisaient du nom commercial « Centre Ice » créait de la confusion au sein du public. À mon avis, il lui était raisonnablement loisible de tirer cette conclusion compte tenu du présent dossier. Il a poursuivi en disant (Dossier d’appel, vol. 2, à la page 741 [ante, à la page 48]) :

Une partie de la preuve démontre également que cette confusion a provoqué du mécontentement chez certains membres du public déçus d’apprendre que la demanderesse ne gardait pas en stock les produits annoncés par les défenderesses. Il est donc possible de conclure, de façon raisonnable, que le fait de permettre aux défenderesses de continuer à utiliser le nom commercial « Centre Ice » causera de la confusion entre les produits des parties en litige et une perte d’achalandage pour laquelle la demanderesse ne pourrait être indemnisée par des dommages-intérêts.

Je suis incapable de conclure qu’une conclusion de confusion entre des produits concurrents entraîne nécessairement une perte d’achalandage pour laquelle la demanderesse ne pourrait être indemnisée par des dommages-intérêts. Une question analogue a été examinée par la Cour d’appel de l’Alberta dans l’affaire Petro-Canada Inc. c. Good Neighbor Fast Food Stores Ltd. (1987), 18 C.P.R. (3d) 63, aux pages 63 et 64, 82 A.R. 79, 7 A.C.W.S. (3d) 148, dans lequel le juge d’appel Kerans a déclaré, au nom de la Cour :

[traduction]

Le présent procès semble être une poursuite en passing off, et la première catégorie de préjudice reproché est la diminution d’achalandage qui découlerait de la confusion créée entre les noms dans l’esprit de personnes raisonnables. Il y a, dans les pièces produites par le requérant, des éléments de preuve qui indiquent qu’il était raisonnable qu’il allègue l’existence d’une confusion. Ce genre de confusion mène, ainsi que nous l’avons dit dans d’autres litiges, à une perte d’achalandage liée au « nom ». Normalement, cette perte constitue un type de préjudice qui, lorsqu’il a été subi par une entreprise commerciale dans le cours normal de ses affaires, est assez facilement calculable et pour lequel on peut être équitablement indemnisé par des dommages-intérêts.

Sur le fondement de cette décision, que je trouve persuasive même si l’on démontrait qu’il y a eu perte d’achalandage en raison de l’emploi d’une marque créant de la confusion, on n’aurait pas établi l’existence d’un préjudice irréparable parce que celui qui subirait une telle perte pourrait en être équitablement indemnisé par des dommages-intérêts. Toutefois, compte tenu du présent dossier, je ne puis conclure qu’on a établi l’existence d’une perte d’achalandage. L’intimée n’a pas présenté d’éléments de preuve pour démontrer qu’elle avait perdu une seule vente par suite des activités des appelantes. L’intimée a produit de nombreux affidavits pour démontrer qu’elle avait acquis une réputation d’honnêteté, d’intégrité et de justice. Cependant, aucun des éléments de preuve n’établit que cette réputation a été compromise ou diminuée de quelque façon que ce soit en raison des agissements des appelantes. Bien que le dossier contienne certains éléments de preuve tendant à établir qu’il y a eu confusion, il n’y a pas d’élément de preuve spécifique qui démontre que cette confusion a amené un seul consommateur à arrêter de faire affaire avec l’intimée ou même à envisager de ne pas faire affaire avec l’intimée à l’avenir. Le seul élément de preuve relatif au préjudice irréparable se trouve dans l’affidavit de M. Bruce Jones, un des dirigeants et administrateurs de l’intimée (Dossier d’appel, vol. 1, à la page 31). Au paragraphe 49 de cet affidavit, M. Jones déclare : [traduction] « J’estime que « Centre Ice » subira un préjudice irréparable si la L.N.H. n’est pas empêchée d’utiliser le nom « Centre Ice » là où Centre Ice exerce ses activités en Alberta ». Cette affirmation soulève un problème. Elle semble en effet ne s’appuyer sur aucun élément de preuve qui permette de conclure que cette confusion entraînera une perte d’achalandage et une perte de caractère distinctif. Dans son affidavit, M. Jones fait allusion à une confusion créée au sein du marché (paragraphe 40). Cependant, il ne mentionne nulle part—et encore moins ne démontre—que les activités des appelantes ont entraîné une perte d’achalandage. Il semble que l’allégation de préjudice irréparable au paragraphe 49 ne soit appuyée que par la confusion dont l’existence a été établie par la preuve. On ne peut inférer ou supposer qu’il y a nécessairement préjudice irréparable dès que l’on démontre l’existence d’une confusion. En conséquence, le juge des requêtes a commis une erreur en fondant sa conclusion de préjudice irréparable sur cet extrait de l’affidavit de M. Jones. Dans le même ordre d’idées, j’estime que le juge des requêtes a commis une erreur dans le passage précité lorsqu’il s’est en fait fondé sur le fait que l’existence d’une confusion avait été établie pour inférer que l’intimée avait subi une perte d’achalandage pour laquelle elle ne pouvait être indemnisée par des dommages-intérêts. Cette façon d’envisager la question va à l’encontre de la jurisprudence de notre Cour suivant laquelle la confusion ne donne pas, en soi, lieu à une perte d’achalandage et qu’une perte d’achalandage n’établit pas, en soi, que quelqu’un a subi un préjudice irréparable pour lequel il ne peut être indemnisé par des dommages-intérêts. La perte d’achalandage et le préjudice irréparable qui en découle ne peuvent être inférés; ils doivent être établis par des « éléments de preuve clairs ». Or, il manque de toute évidence de tels « éléments de preuve clairs » dans le présent dossier.

Dans l’affaire Nature, précitée, il y avait, comme dans le cas qui nous occupe, certains éléments de preuve tendant à démontrer l’existence d’une véritable confusion. Cependant, ces éléments de preuve ne permettaient pas de conclure que la confusion causerait un préjudice irréparable à l’intimée : voir l’affaire Nature Co., à la page 367, le juge Stone. La Cour s’est dite d’avis que la précarité de cet élément de preuve portait un coup fatal à la prétention relative au préjudice irréparable. À mon avis, la présente situation est identique.

Les prétentions de l’appelante

[3]        En ce qui a trait au rejet proprement dit de la demande d’injonction interlocutoire, l’appelante soumet avec conviction et habileté que le juge des requêtes s’est méprise à deux niveaux : premièrement quant à la règle de droit applicable en l’espèce et, deuxièmement, quant à la force probante de la preuve de préjudice irréparable qu’elle a déposée au soutien de sa demande. Elle ajoute relativement aux frais que la juge n’a pas exercé judiciairement sa discrétion.

[4]        La prétention de l’appelante quant à la règle de droit applicable ne manque pas d’attrait. Elle est propriétaire de la marque de commerce enregistrée « Oasis » qu’elle exploite depuis plus de 30 ans. Sa validité n’est aucunement contestée par les intimées. En vertu des articles 19 [mod. par L.C. 1993, ch. 15, art. 60] et 20 [mod. par L.C. 1994, ch. 47, art. 196] de la Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T-13 (Loi), elle possède le droit exclusif d’employer cette marque partout au Canada. En outre, il existe en sa faveur une présomption de contrefaçon à partir du moment où il est établi que les intimées vendent ou distribuent des produits ou des services qui créent de la confusion avec sa marque de commerce enregistrée. L’exclusivité de son droit d’emploi conféré par l’article 19 de la Loi et la protection offerte contre la contrefaçon par le biais de la présomption de l’article 20, soutient l’appelante, font en sorte que la violation d’une marque de commerce enregistrée dont la validité n’est pas contestée constitue en soi un préjudice irréparable. L’absence de contestation ou la reconnaissance par les intimées de sa marque enregistrée permet, dit-elle, de distinguer l’arrêt Centre Ice Ltd., précité, où le litige portait sur une marque de commerce non-enregistrée.

[5]        Elle soumet que notre Cour dans l’arrêt Nature Co. c. Sci-Tech Educational Inc. (1992), 41 C.P.R. (3d) 359 (C.A.F.) a, a contrario, sanctionné le principe d’un préjudice irréparable en cas de violation d’une marque de commerce enregistrée qui n’est pas contestée.

[6]        À titre subsidiaire, elle prétend que la présomption établie par l’article 20 de la Loi allège le fardeau de preuve qu’elle doit assumer au niveau du préjudice irréparable. En d’autres termes, comme propriétaire d’une marque de commerce enregistrée, elle ne serait pas tenue, à l’égard du préjudice irréparable, au même fardeau de preuve que celui qui se réclame d’une marque de commerce non-enregistrée.

[7]        L’appelante n’a précisé ni le contenu de ce fardeau allégé, ni l’ampleur de l’allégement. Quoiqu’il en soit, appliquant cette notion de fardeau diminué, elle soutient que la juge des requêtes aurait dû conclure à l’existence d’un préjudice irréparable puisque la preuve fut faite d’une perte du caractère distinctif de sa marque de commerce « Oasis », d’une dilution de cette marque, d’une perte d’achalandage et d’une perception erronée par le grand public et sa clientèle que l’appelante endosse et se porte garante des produits de l’intimé.

[8]        Je me suis permis d’expliciter les arguments de l’appelante pour éviter toute équivoque sur ce qui est plaidé et sur ce qui sera décidé par notre Cour.

Analyse

La violation d’une marque de commerce enregistrée dont la validité n’est pas contestée constitue-t-elle un préjudice irréparable?

[9]        Je crois qu’il y a lieu d’écarter tout de suite une première prétention de l’appelante. L’arrêt Nature Co. c. Sci-Tech Educational Inc., précité, adopte le fardeau de preuve appliqué dans les arrêts Syntex Inc. c. Novopharm Ltd. (1991), 36 C.P.R. (3d) 129 (C.A.F.) et Syntex Inc. c. Apotex Inc. (1991), 36 C.P.R. (3d) 139 (C.A.F.) et conclut qu’en ce qui a trait aux dommages irréparables, il faut une preuve claire que la victime subirait de tels dommages : conjectures et spéculations ne suffisent pas. Il est vrai que cette exigence fut réaffirmée dans le contexte d’une poursuite où la marque de commerce enregistrée était contestée. Mais je ne crois pas qu’il soit raisonnable de conclure, comme le fait l’appelante, que cette décision sanctionne, a contrario, une dispense de faire la preuve d’un préjudice irréparable à partir de la présomption de contrefaçon prévue à l’article 20 de la Loi. Il s’agit là d’un changement profond quant à la preuve d’un élément essentiel du recours en injonction interlocutoire qui, à mon avis pour s’opérer, requiert un énoncé clair de la Cour en ce sens.

[10]      Ceci dit, je suis d’accord avec l’appelante que les faits de la présente cause où la marque de commerce enregistrée n’est pas contestée permettent de distinguer l’arrêt Centre Ice Ltd., précité, et peut-être d’écarter les exigences qu’il formule quant au fardeau de preuve d’un préjudice irréparable. Une question fondamentale demeure toutefois : est-il opportun de le faire? Après mûre réflexion, j’en suis venu à la conclusion que non pour la raison suivante.

[11]      Il ne faut pas, dans la détermination de cette question, perdre de vue le remède demandé et la finalité recherchée par la procédure invoquée. L’appelante demande une injonction interlocutoire, i.e., une injonction qui empêcherait qu’elle ne subisse un préjudice irréparable pendant qu’elle attend une adjudication finale sur ses droits. Il s’agit là de l’essence même de la procédure prise et du remède sollicité. Présumer en pareille circonstance l’existence d’un préjudice irréparable en dispensant la partie qui désire le remède d’en faire la preuve, c’est conclure, à toute fin pratique, que le remède est approprié et doit être accordé à partir du moment où une partie qui allègue une violation présumée de ses droits le demande. Or, cela va à l’encontre même de la nature et du but de l’injonction interlocutoire qui est un remède discrétionnaire et équitable dont l’obtention est subordonnée à une probabilité de préjudice irréparable qu’il serait inéquitable de présumer étant donné la conséquence drastique, soit l’interdiction de cesser toute activité commerciale, qui s’ensuit pour celui contre qui l’injonction est émise.

[12]      Cet argument précis de l’appelante fondé sur les articles 19 et 20 de la Loi a été considéré et rejeté par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans l’affaire Mark Anthony Group, Inc. v. Vincor International Inc. (1998), 58 B.C.L.R. (3d) 124. Je note en passant qu’il s’agit d’une cause répertoriée qu’aucun des procureurs des parties n’a portée à notre attention.

[13]      Après avoir noté que la position de l’appelante postule qu’un compétiteur ne peut utiliser un nom qui, selon elle, crée de la confusion pendant qu’elle s’adresse aux tribunaux pour faire valider sa prétention, le juge d’appel MacFarlane écrit, au paragraphe 32, en des termes succincts et limpides que j’endosse :

[traduction] L’objet de l’injonction interlocutoire ne consiste pas à empêcher la concurrence, mais à fournir un recours en equity visant à protéger les parties avant qu’une décision finale ne soit rendue sur une question grave. Elle vise à empêcher qu’il y ait préjudice irréparable. Il s’agit d’une réparation discrétionnaire. Il faut déterminer si elle doit être accordée ou non selon les faits de l’espèce afin d’en arriver à un résultat juste et pratique. Le seul fait que le demandeur ait une marque de commerce déposée ne constitue pas nécessairement un motif d’interdiction de faire concurrence avant la tenue du procès.

[14]      À mon avis, l’exclusivité d’emploi prévue à l’article 19 de la Loi et la présomption de contrefaçon de l’article 20 peuvent, dans un recours en injonction interlocutoire, contribuer à faire ressortir indubitablement le sérieux de la question à trancher. Mais, que la marque enregistrée soit contestée ou non, ils ne peuvent faire présumer l’existence ou la probabilité d’un dommage, encore moins qu’il s’agit d’un dommage irréparable au sens de l’arrêt RJR—MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, soit un dommage qu’on ne peut quantifier en termes monétaires ou auquel il ne peut être remédié. La preuve doit être faite clairement par la victime qu’elle subirait un dommage et que ce dommage serait irréparable. De même, les droits conférés par ces articles n’atténuent ou ne diminuent en rien le fardeau qui échoit à celui qui sollicite une telle injonction.

[15]      En concluant de cette façon, je m’empresse d’ajouter que je ne me prononce pas sur les cas où une demande d’injonction est faite quia timet alors que la personne contre qui l’injonction est demandée n’a pas encore commencé l’exploitation de son commerce de sorte qu’il n’existe pas de preuve de dommage actuel : voir Ciba-Geigy Canada Ltd. c. Novopharm Ltd. (1994), 56 C.P.R. (3d) 289 (C.F. 1re inst.), à la page 325; Imax Corp c. Showmax, Inc. (2000), 5 C.P.R. (4th) 81 (C.F. 1re inst.) aux paragraphes 30 à 36. Différentes considérations peuvent s’appliquer dans ce genre de situations. Il n’est pas nécessaire de les examiner car, en l’instance, le litige entre les parties remonte à 1991 et les intimées auraient exercé leurs activités au Canada depuis au moins 1997 selon l’appelante et depuis 1985 selon les intimées elles-mêmes.

La juge des requêtes s’est-elle méprise lorsqu’elle a conclu que l’appelante n’avait pas fait la preuve d’un préjudice irréparable?

[16]      La juge des requêtes s’est penchée sur les allégations de l’appelante que les activités des intimées entraîneraient, si elles ne sont pas suspendues temporairement, une perte permanente de marché, une perte d’achalandage ou de réputation, une perte de spécificité, un affaiblissement de sa marque et une perte réelle de ventes.

[17]      Guidée à juste titre par les principes de l’arrêt Centre Ice Ltd. selon lesquels a) une conclusion de confusion entre des produits concurrents n’entraîne pas nécessairement une perte d’achalandage; b) l’existence d’une confusion ne permet pas de supposer qu’il y a nécessairement un préjudice irréparable; et c) une perte d’achalandage n’établit pas, en soi, que la victime de cette perte a subi un préjudice irréparable, elle a procédé à une révision des éléments de preuve au dossier. Elle a conclu de cette analyse de la preuve que celle-ci contenait plusieurs affirmations d’un préjudice irréparable ou d’une crainte d’un tel préjudice, mais aucune preuve concrète et convaincante en ce sens qui appuyait ces affirmations. En d’autres termes, l’appelante a, selon elle, affirmé l’existence et la crainte d’un préjudice irréparable, mais ne l’a pas démontré. Cet extrait au paragraphe 13 de sa décision résume bien sa position :

Pour étayer ses arguments sur le préjudice irréparable, l’avocat de Lassonde s’est également fondé sur les témoignages par affidavit de M. Bastien et de Jean Gattuso, le président de Lassonde. Cependant, comme c’était le cas dans l’affaire Centre Ice, ces éléments de preuve n’établissent pas que les activités de Island Oasis du Canada auraient « attaqué ou amoindri » la réputation de Lassonde, ni qu’elles auraient entraîné une perte de ventes ou de clientèle. En effet, comme c’était le cas dans l’affaire Centre Ice, les nombreuses déclarations, que contiennent ces affidavits, selon lesquelles Lassonde subira un préjudice irréparable par suite d’une perte permanente d’une part de marché, d’une perte d’achalandage ou de réputation, d’une perte de spécificité, ou d’un affaiblissement de sa marque de commerce, ne sont pas étayées par de quelconques éléments de preuve claire. Malgré le très grand nombre de documents que Lassonde a déposés pour étayer sa demande, on constate, comme on l’a fait dans Centre Ice, « qu’il manque de toute évidence » des éléments de preuve clairs établissant l’existence d’un préjudice irréparable.

[18]      Elle en est venue à cette conclusion après avoir analysé et discuté aussi la valeur probante des quelques éléments de preuve fournis par l’appelante relativement à la perte de spécificité de sa marque ainsi qu’à la perte d’achalandage que l’appelante prétend avoir subies.

[19]      De même, sans le dire expressément, je crois comprendre qu’elle n’était pas convaincue que, si des dommages devaient résulter des activités des intimées, ceux-ci seraient irréparables. Comme elle le dit au paragraphe 14 de sa décision, le dossier ne contient pas la moindre parcelle de preuve établissant que les intimées seraient incapables de payer des dommages-intérêts.

[20]      J’ai examiné et scruté minutieusement la preuve au dossier pour déterminer si, comme le prétend l’appelante, la juge des requêtes s’est méprise quant à la portée et quant à la valeur probante de celle-ci. J’en suis venu à la même conclusion qu’elle : une affirmation soutenue et réitérée par l’appelante d’un préjudice irréparable, mais aucune preuve réelle et concrète de celui-ci ou de la probabilité d’un tel préjudice.

Les dépens

[21]      La juge des requêtes pouvait, en vertu de la règle 401, adjuger des dépens sur la requête et en fixer le montant. Toutefois, elle devait en ordonner le paiement immédiat si elle était convaincue que la requête n’aurait pas dû être présentée. De même, elle pouvait, en vertu de la règle 407, ordonner que les frais soient taxés à un échelon supérieur à celui qui découlerait normalement de la règle 407. Il est utile de reproduire le texte des deux règles :

401. (1) La Cour peut adjuger les dépens afférents à une requête selon le montant qu’elle fixe.

(2) Si la Cour est convaincue qu’une requête n’aurait pas dû être présentée ou contestée, elle ordonne que les dépens afférents à la requête soient payés sans délai.

[…]

407. Sauf ordonnance contraire de la Cour, les dépens partie-partie sont taxés en conformité avec la colonne III du tableau du tarif B.

a)    Le paiement immédiat des dépens

[22]      L’appelante soutient qu’en matière d’injonction interlocutoire, le principe veut que les dépens de la demande suivent le sort de l’action principale. Elle fonde sa prétention sur l’arrêt de notre Cour dans l’affaire Thurston Hayes Developments Ltd. et al. c. Horn Abbot Ltd. et al. (1985), 5 C.P.R. (3d) 124 (C.A.F.) où le juge Urie a conclu que d’ordonner le paiement immédiat des dépens équivalait à imposer une pénalité en présumant du démérite de la défense soulevée à l’encontre de l’action. À la page 126, il écrit : « pour être en mesure d’adjuger ainsi à cette étape, il faut nécessairement présumer que les appelants sont coupables ou encore qu’ils seront, selon toute probabilité, trouvés coupables de la contrefaçon alléguée par les intimées et donc qu’ils devraient être pénalisés en dépit du fait qu’il n’est pas du tout exclu qu’ils obtiennent gain de cause en défense lors de l’instruction de l’action intentée contre eux. Nous ne croyons pas que la décision d’imposer une telle pénalité relève d’un exercice adéquat de la discrétion judiciaire. Il est plus approprié, à notre avis, que l’adjudication soit “dépens à suivre” ». Voir aussi l’arrêt Coca-Cola Ltd. c. Pardhan (1997), 75 C.P.R. (3d) 318 (C.F. 1re inst.).

[23]      Ce principe fut suivi dans l’arrêt Banque Toronto-Dominion c. Hypothèques Trustco Canada (1992), 40 C.P.R. (3d) 68 (C.F. 1re inst.) où cette fois, comme en l’espèce, la demande d’injonction interlocutoire avait été rejetée. À la page 70, le juge Strayer rejette en ces termes la tentative de la défenderesse de distinguer l’arrêt Thurston Hayes Developments Ltd., précité :

L’avocat de la demanderesse en l’espèce a cherché à montrer que cette décision présentait des caractéristiques différentes de la présente affaire car c’était la demanderesse qui avait eu gain de cause, à l’étape de l’injonction interlocutoire, et non la défenderesse. Il me semble que le raisonnement tenu dans le passage précité s’appliquerait de la même façon dans le cas où la défenderesse aurait eu gain de cause : c’est-à-dire que pour lui adjuger les dépens maintenant, il faut présumer qu’elle aura gain de cause à l’instruction. Après l’instruction, il peut bien s’avérer que la demanderesse avait tout à fait raison de se plaindre des activités de la défenderesse. Dans sa décision, la Cour d’appel a refusé, selon moi, de considérer que le fond de la demande d’injonction avant le procès était différent du fond de l’action elle-même. Vu ce raisonnement, il n’y a pas lieu normalement d’adjuger à la défenderesse les dépens de l’injonction interlocutoire peu importe l’issue de la cause.

[24]      Avec respect, je ne crois pas que ce principe invoqué par l’appelante soit encore applicable compte tenu du deuxième paragraphe de la règle 401. En effet, ce dernier impose au juge des requêtes l’obligation d’ordonner le paiement immédiat des frais si la condition qui s’y trouve est remplie, soit en l’espèce que la juge des requêtes doit être convaincue que la requête n’aurait pas dû être présentée. Il n’est plus exact alors de parler de l’exercice d’une discrétion judiciaire lorsque le pouvoir d’adjuger les dépens se transforme en un devoir une fois que les conditions imposées par la règle sont satisfaites.

[25]      Ceci dit, je crois que, dans les circonstances, la juge des requêtes s’est méprise lorsqu’elle a conclu qu’il s’agissait d’un cas où la demande d’injonction interlocutoire n’aurait pas dû être présentée.

[26]      La prétention de l’appelante que la violation de sa marque enregistrée, en l’absence d’une contestation de sa validité, constituait, en soi, un préjudice irréparable n’était pas farfelue et s’appuyait sur plusieurs décisions de la Section de première instance ainsi que d’autres juridictions : voir H.J. Heinz Co. of Canada Ltd. c. Edan Foods Sales Inc. (1991), 35 C.P.R. (3d) 213 (C.F. 1re inst.); Jercity Franchises Ltd. c. Foord (1990), 34 C.P.R. (3d) 289 (C.F. 1re inst.); Pizza Pizza Ltd. c. Little Caesar International Inc., [1990] 1 C.F. 659 (1re inst.); Multi-marques Inc. c. Boulangerie Gadoua Ltée (2000), 6 C.P.R. (4th) 239 (C.S. Qué.); Year 2000 Inc. v. Brisson (1998), 81 C.P.R. (3d) 104 (Ont. Gen. Div.). Il n’était pas évident que les arrêts Centre Ice Ltd. et Nature Co., précités, avaient renversé cette jurisprudence antérieure, auquel cas il lui aurait suffi, comme elle l’a fait, d’apporter une preuve de confusion suffisante pour faire jouer la présomption de l’article 20 de la Loi et ainsi faire la preuve d’un préjudice irréparable. Évaluant la portée des arrêts Syntex et Nature Co., l’auteure Diane E. Cornish, dans un article intitulé « “Clear and Not Speculative” Evidence of Prospective Harm : The Conundrum of Proving Irreparable Harm » (1994), 10 R.C.P.I. 589, à la page 592, écrit :

[traduction] Si la validité n’est pas en litige ou, autrement dit, si le demandeur a démontré l’existence d’un droit à première vue, le préjudice irréparable peut toujours être présumé à partir de la seule atteinte aux droits du demandeur.

Compte tenu de l’incertitude juridique entourant la question et du fait que l’audience sur la demande d’injonction interlocutoire a été de courte durée, le juge des requêtes aurait dû faire suivre les dépens dans la cause.

b)    La hausse du niveau de l’échelon

[27]      En fixant et haussant le montant des frais conformément aux règles 401 et 407, le juge des requêtes exerçait un pouvoir discrétionnaire que cette Cour n’acceptera de réviser que si elle a erré dans l’exercice de cette discrétion soit en appliquant un principe erroné, soit en prenant en considération des facteurs non pertinents, soit en omettant de considérer des facteurs qu’elle se devait de considérer. La difficulté en l’espèce, face à la contestation de l’appelante, réside dans le fait que le juge des requêtes n’a fourni aucun motif à l’appui de ses conclusions qui puisse nous permettre de vérifier si elle s’est bien gouvernée en droit et si, pour ce qui est de l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, elle a bien pris en considération tous les facteurs pertinents et seulement ces facteurs. Je rappelle que la Cour appelée à réviser une décision discrétionnaire doit revoir celle-ci à la lumière des informations et des pièces au dossier non pas pour substituer sa discrétion à celle du premier juge, mais pour déterminer la légalité de la décision rendue : voir les arrêts Eli Lilly and Co. c. Apotex Inc. (2000), 8 C.P.R. (4th) 52 (C.A.F.); Reynolds c. Canada (Ministre des Affaires étrangères), [1995] A.C.F. no 1612 (C.A.F.), permission d’appeler à la Cour suprême du Canada refusée [[1997] 1 R.C.S. xi].

[28]      Je ne crois pas qu’il était approprié de déroger à la règle 407 et de hausser le niveau d’échelon des dépens. Il est vrai que l’appelante n’a pas fait preuve de diligence dans la poursuite de son action au mérite, mais il ne s’agit pas d’un facteur pertinent à la détermination des frais sur une demande d’injonction interlocutoire qui, pour pouvoir être présentée, doit rencontrer, comme on l’a vu, des critères qui lui sont propres. Il est également vrai que l’appelante a attendu un an après le début de sa poursuite contre les intimées pour présenter sa demande d’injonction interlocutoire. Mais elle atteste, par le témoignage de son président, que c’est à compter du moment où les intimées ont commencé à pénétrer le marché québécois qui est son assise première et où sa marque de commerce est notoire et répandue que le péril d’un préjudice irréparable s’est accru au point où une intervention de nature préventive lui semblait nécessaire. Je ne suis pas certain que le juge des requêtes a pris en compte cet élément pertinent qui explique pourquoi l’appelante peut sembler avoir tardé à faire une telle demande. En outre, cette dérogation à la règle 407 comporte un élément punitif qui n’est pas justifié dans les circonstances.

Conclusion

[29]      Pour ces motifs, j’accueillerais l’appel à la seule fin de modifier l’ordonnance du juge des requêtes rendue le 11 février 2000 pour qu’elle se lise : La requête est rejetée avec frais à suivre. À tous autres égards, je rejetterais l’appel avec dépens.

Le juge Décary, J.C.A. : Je suis d’accord.

Le juge Noël, J.C.A. : Je suis d’accord.

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