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T-755-07

2008 CF 246

Robert Keith Rae (demandeur)

c.

Le directeur général des élections du Canada et l’Agence libérale fédérale du Canada (défendeurs)

Répertorié : Rae c. Canada (Directeur général des élections) (C.F.)

Cour fédérale, juge Harrington—Ottawa, 12 et 25 février 2008.

      Élections — Contrôle judiciaire de l’opinion du directeur général des élections selon laquelle le remboursement, par le Parti libéral du Canada, des droits d’inscription versés par le demandeur et d’autres candidats à la direction constituait une cession de fonds interdite par l’art. 404.3 de la Loi électorale du Canada — Le Parti libéral n’avait pas l’intention de favoriser le demandeur ou d’esquiver les plafonds de contribution en remboursant les droits d’inscription — La cession en l’espèce constituait une nouvelle cession et n’était pas visée par l’art. 404.3 de la Loi — Demande accueillie.

      Compétence de la Cour fédérale — Le Parti libéral du Canada a demandé l’approbation du directeur général des élections avant de procéder au remboursement des droits d’inscription versés par les candidats à la direction — L’opinion du directeur général des élections selon laquelle la cession était interdite par la Loi électorale du Canada était une décision ou un acte d’un office fédéral et était donc susceptible de révision en vertu de l’art. 18.1(3)b) de la Loi sur les Cours fédérales — Il était aussi possible d’obtenir  une déclaration concernant l’opinion du directeur en vertu de la règle 64 des Règles des Cours fédérales.

      Interprétation des lois — L’art. 404.3 de la Loi électorale du Canada interdit la cession de fonds d’un parti enregistré à un candidat à la direction — Le directeur général des élections a déclaré que le remboursement des droits d’inscription versés par les candidats à la direction du Parti libéral constituait une cession interdite par cette disposition — L’objet de la Loi est de veiller à ce que le processus démocratique, notamment les congrès à la direction, se déroule selon des règles du jeu équitables — Le remboursement n’avait pas pour objet de favoriser le demandeur par rapport aux autres candidats parce que chacun des candidats avait droit à un remboursement — Il ne s’agissait pas non plus d’une intention d’esquiver les plafonds de contribution — L’intention du législateur n’était pas d’empêcher le Parti de rembourser le demandeur de la somme qui lui appartenait initialement.

                Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire de l’opinion du directeur général des élections selon laquelle le remboursement, par le Parti libéral du Canada, des droits d’inscription versés par le demandeur et d’autres candidats à la direction pour couvrir les coûts du congrès à la direction correspondrait à une cession de fonds interdite par l’article 404.3 de la Loi électorale du Canada, qui précise qu’« [i]l est interdit à un parti enregistré […] de céder des fonds à un candidat à la direction ». L’opinion a été donnée après que le Parti libéral a demandé l’approbation du directeur général des élections pour procéder au remboursement.

                Jugement : la demande doit être accueillie.

                L’opinion du directeur général des élections pouvait être examinée en vertu de l’alinéa 18.1(3)b) de la Loi sur les Cours fédérales. Le directeur général des élections est un office fédéral et si son opinion n’était pas une décision, elle constituait certainement un acte. De plus, la règle 64 des Règles des Cours fédérales précise qu’« [i]l ne peut être fait opposition à une instance au motif qu’elle ne vise que l’obtention d’un jugement déclaratoire, et la Cour peut faire des déclarations de droit qui lient les parties à l’instance, qu’une réparation soit ou puisse être demandée ou non en conséquence ».

                L’objet de la Loi électorale du Canada dans son ensemble est, entre autres, de veiller à ce que le processus démocratique, notamment les congrès à la direction, se déroule selon des règles du jeu équitables. Les dispositions relatives aux dépenses de campagne à la direction sont censées être transparentes, limiter les contributions et empêcher des membres influents du parti de favoriser financièrement un candidat à la direction par rapport à un autre. L’objet des modifications apportées en 2003 à la Loi était d’imposer aux candidats à la direction l’obligation de faire rapport sur les contributions reçues et sur les dépenses engagées. Les modifications ont également institué des plafonds pour les contributions qui peuvent être apportées aux candidats à la direction. En remboursant le demandeur, le Parti libéral ne visait pas à favoriser le demandeur par rapport aux autres candidats puisqu’il envisageait également de rembourser chacun des candidats des droits d’inscription. Il ne s’agissait pas non plus d’une intention d’esquiver les plafonds de contribution. La cession projetée constituait une nouvelle cession et n’était pas visée par l’article 404.3 de la Loi. L’intention du législateur n’était pas d’empêcher le Parti de rembourser le demandeur de la somme qui lui appartenait initialement.

                lois et règlements cités

Loi électorale du Canada, L.C. 2000, ch. 9, art. 16, 17, 404.3 (édicté  par L.C. 2003, ch. 19, art. 24).

Loi modifiant la Loi électorale du Canada et la Loi de l’impôt sur le revenu (financement politique), L.C. 2003, ch. 19.

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 18.1(3)b) (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5).

Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133.

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règles 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2), 64.

                jurisprudence citée

décisions examinées :

Nunavut Tunngavik Inc. c. Canada (Procureur général), 2004 CF 85; Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226; 2003 CSC 19;

Bristol-Myers Squibb Co. c. Canada (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 533; 2005 CSC 26; Stevens c. Parti conservateur du Canada, 2004 CF 1628.

décisions citées :

Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982; motifs modifiés, [1998] 1 R.C.S. 1222; Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247; 2003 CSC 20; Voice Construction Ltd. c. Construction & General Workers’ Union, Local  92, [2004] 1 R.C.S. 609; 2004 CSC 23; Conseil des Canadiens avec déficiences c. VIA Rail Canada Inc., [2007] 1 R.C.S. 650; 2007 CSC 15; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] 2 R.C.S. 559; 2002 CSC 42; Glykis c. Hydro-Québec, [2004] 3 R.C.S. 285; 2004 CSC 60; Hamel c. Brunelle et al., [1977] 1 R.C.S. 147.

              doctrine citée

Driedger, Elmer A. Construction of Statutes, 2e éd. Toronto : Butterworths, 1983.

                DEMANDE de contrôle judiciaire de l’opinion du directeur général des élections selon laquelle le remboursement, par le Parti libéral du Canada, des droits d’inscription versés par les candidats à la direction correspondrait à une cession de fonds interdite par l’article 404.3 de la Loi électorale du Canada. Demande accueillie.

         ont comparu :

Thomas A. McDougall, c.r. et Joël Dubois pour le demandeur.

Barbara A. McIsaac, c.r. pour le défendeur, le directeur général des élections du Canada.

Jacques J. M. Shore et Guy Régimbald pour la défenderesse, l’Agence libérale fédérale du Canada.

         avocats inscrits au dossier :

Perley-Robertson, Hill & McDougall LLP, Ottawa, pour le demandeur.

McCarthy Tétrault S.E.N.C.R.L., s.r.l., Ottawa, pour le défendeur, le directeur général des élections du Canada.

Gowling Lafleur Henderson S.E.N.C.R.L., Ottawa, pour la défenderesse, l’Agence libérale fédérale du Canada.

                Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance et de l’ordonnance rendus par

[1]           Le juge Harrington : Toutes les personnes qui s’intéressent aux affaires publiques de ce pays savent que Robert Keith (Bob) Rae a été candidat à la direction du Parti libéral du Canada lors de son congrès tenu à Montréal en décembre 2006. Elles ne savent peut‑être pas qu’à strictement parler M. Rae est toujours candidat à la direction puisqu’il a jusqu’en juin prochain pour fournir au directeur général des élections ses rapports financiers définitifs.

[2]           Pour couvrir les coûts du congrès, le Parti libéral a imposé des « droits d’inscription » à la course à la direction du Parti de 50 000 $ à M. Rae et aux 10 autres candidats. Il se trouve que beaucoup plus de délégués que prévu se sont inscrits, et que le congrès a réalisé un profit considérable.

[3]           Le Parti a décidé de rembourser les droits d’inscription à M. Rae et aux autres candidats à la direction, sous réserve de l’approbation du directeur général des élections. Cependant, ce dernier est d’avis que le remboursement d’une telle somme par un parti politique à un candidat à la direction est interdit par l’article 404.3 [édicté par L.C. 2003, ch. 19, art. 24] de la Loi électorale du Canada [L.C. 2000, ch. 9]. Il s’agit du contrôle judiciaire de cette décision.

LA LOI ÉLECTORALE DU CANADA

[4]           La Loi électorale du Canada a été modifiée en 2003 par la Loi modifiant la Loi électorale du Canada et la Loi de l’impôt sur le revenu (financement politique), L.C. 2003, ch. 19. Le sommaire accompagnant la loi énonce que des modifications ont été apportées pour imposer l’obligation de divulgation des contributions, notamment, pour les courses à la direction d’un parti, et pour prévoir des plafonds pour les contributions qui peuvent être apportées aux partis, aux candidats, aux associations de circonscription, aux candidats à la direction et aux candidats à l’investiture. Les modifications imposent également aux candidats à la direction l’obligation de faire rapport au directeur général des élections sur les contributions qu’ils reçoivent et sur les dépenses qu’ils engagent.

[5]           Pour s’assurer de ne pas enfreindre les nouvelles modifications, bien avant la tenue du congrès, le Parti libéral a amorcé un dialogue avec le directeur général des élections. L’une des nombreuses questions posées par le Parti était de savoir s’il était autorisé à imposer des « droits d’inscription » aux candidats à la direction, ce qu’il avait déjà fait auparavant.

[6]           Jean‑Pierre Kingsley, directeur général des élections à l’époque, a répondu affirmativement. Il était d’avis que les « droits d’inscription » constitueraient une cession de fonds apportée par le candidat au Parti libéral, ainsi qu’une dépense de campagne à la direction, et que ni l’une ni l’autre n’était interdite. Peu de temps après, ayant constaté que les « droits d’inscription » ne pouvaient être deux choses à la fois, il a conclu qu’ils constitueraient une cession de fonds et qu’ils devraient être déclarés comme tels. Dans les rapports d’étape requis par la Loi, M. Rae et le Parti libéral ont considéré la somme de 50 000 $ comme une cession apportée par M. Rae au Parti.

[7]           Le terme « cession » n’est pas défini, mais il a quand même une connotation un peu particulière au sens de la Loi. Une cession n’est pas considérée comme une « contribution ». Les contributions comportent un plafond de 1 000 $, ce qui n’est pas le cas pour les cessions.

[8]           Essentiellement, M. Rae et les autres candidats pouvaient financer leur campagne de trois façons. Des contributions pouvaient leur être apportées directement ou pouvaient être apportées au Parti libéral, mais elles devraient alors être « dirigées » vers un candidat donné. M. Rae et les autres candidats pouvaient également faire des emprunts. Conformément à la Loi, toutes ces activités sont transparentes et doivent être déclarées, ce qui a bien entendu été fait. Comme je l’ai déjà mentionné, ce n’est qu’après avoir constaté le succès financier du congrès que le Parti libéral a demandé l’approbation du directeur général des élections avant de rembourser les « droits d’inscription » à M. Rae et aux autres candidats. Sa réponse négative était fondée sur le paragraphe 404.3(1) de la Loi qui est ainsi libellé :

                404.3 (1) Il est interdit à un parti enregistré et à l’association de circonscription d’un parti enregistré de fournir des produits ou des services ou de céder des fonds à un candidat à la direction ou à un candidat à l’investiture, sauf si les produits ou les services sont offerts également à tous les candidats.

[9] Il convient de souligner au passage que la condition d’offre égale prévue dans la modification adoptée en 2003 ne s’applique qu’à la fourniture de produits ou de services. Elle ne s’applique pas à la cession de fonds. Le procès‑verbal du Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre indique que cette condition a été ajoutée pour prévoir la possibilité de fourniture commune de produits et de services, comme la fourniture par un parti politique d’une salle et de rafraîchissements lors d’assemblées de mise en candidature dans des circonscriptions ou lors de débats de course à la direction.

[10]      Les parties et la Cour conviennent que les modifications de 2003 n’imposent pas au directeur général des élections l’obligation de diriger les congrès à la direction. Cette obligation revient aux partis politiques proprement dits. Le Parti libéral n’était aucunement obligé d’imposer des « droits d’inscription » aux candidats à la direction. Au contraire, il aurait pu s’y prendre autrement. Par exemple, il aurait pu établir une condition relative à la campagne selon laquelle les candidats doivent compenser toute perte financière découlant du congrès jusqu’à un montant maximal de 50 000 $ chacun. S’il l’avait fait, il n’y aurait pas eu de cession de fonds par M. Rae au Parti libéral, et il n’aurait donc pas été nécessaire de se demander si le remboursement proposé à M. Rae serait considéré comme une cession au sens de la Loi. Cependant, M. Rae et le Parti libéral doivent faire face à ce qu’ils ont fait et non à ce qu’ils auraient pu faire. Plus précisément, rien dans la preuve n’indique que le Parti libéral envisageait de faire un remboursement avant la tenue du congrès.

LES QUESTIONS EN LITIGE

[11]      À mon sens, il y a trois questions en litige :

a. L’opinion émise par le directeur général des élections constituait‑elle une décision pouvant faire l’objet d’un contrôle judiciaire par la Cour fédérale?

b. Dans l’affirmative, quelle est la norme de contrôle applicable : la décision correcte, la décision raisonnable simpliciter ou la décision manifestement déraisonnable?

c. L’article 404.3 de la Loi électorale du Canada a‑t‑il été correctement interprété?

S’AGISSAIT‑IL D’UNE DÉCISION?

[12]      L’alinéa 18.1(3)b) [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5] de la Loi sur les Cours fédérales [L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14)] confère à la Cour fédérale, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, le pouvoir suivant :

                18.1 (3) […]

                b) déclarer nul ou illégal, ou annuler, ou infirmer et renvoyer pour jugement conformément aux instructions qu’elle estime appropriées, ou prohiber ou encore restreindre toute décision, ordonnance, procédure ou tout autre acte de l’office fédéral.

[13]      Le directeur général des élections est un office fédéral. Si l’opinion n’était pas une « décision », elle constituait certainement un acte. Comme le juge O’Reilly l’a exposé dans Nunavut Tunngavik Inc. c. Canada (Procureur général), 2004 CF 85, aux paragraphes 8 et 9 :

                La Cour a compétence pour revoir « toute décision, ordonnance, procédure ou tout autre acte de l’office fédéral » agissant selon les pouvoirs prévus par une loi fédérale : Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7, art. 2, 18.1(3)b). Ce rôle va au‑delà des décisions au sens strict. Il comprend l’examen d’ « une grande diversité d’actions administratives qui ne sont pas pour autant des “décisions ou ordonnances”, par exemple les règlements, rapports ou recommandations relevant de pouvoirs légaux, les énoncés de politique, lignes directrices et guides, ou l’une quelconque des formes multiples que peut prendre l’action administrative dans la prestation d’un programme public par un organisme public » : Markevich c. Canada, [1999] 3 C.F. 28 (1re inst.), au paragraphe 11, infirmé sur d’autres moyens, [2001] A.C.F. n° 696, infirmé sur d’autres moyens, [2003] A.C.S. n° 8.

                L’action administrative que l’on veut faire réformer doit cependant découler d’un pouvoir prévu par la loi. Il n’est pas nécessaire que le décideur exerce un pouvoir officiel particulier, mais il doit au minimum avoir selon la loi des pouvoirs susceptibles de modifier les droits et intérêts d’autrui : Markevich, au paragraphe 12.

[14]      En fait, le directeur général des élections ne tente pas de se soustraire au pouvoir de surveillance de la Cour. Il signale que si le Parti libéral avait effectivement remboursé M. Rae, il aurait jugé que le paiement était illégal. J’ajoute que la règle 64 des Règles des Cours fédérales [DORS/98-106, règle 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2)] prévoit qu’il ne peut être fait opposition à une instance au motif qu’elle ne vise que l’obtention d’un jugement déclaratoire, et que la Cour peut faire des déclarations de droit qui lient les parties à l’instance.

LA NORME DE CONTRÔLE

[15]      D’innombrables arrêts de la Cour suprême ont établi que le contrôle judiciaire d’une décision administrative s’effectue selon une méthode pragmatique et fonctionnelle (voir Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982; Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226; Barreau du Nouveau‑Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247; et Voice Construction Ltd. c. Construction & General Workers’ Union, Local 92, [2004] 1 R.C.S. 609). Comme l’a mentionné la juge en chef McLachlin dans l’arrêt Dr Q, au paragraphe 26, cette approche fait ressortir les éléments d’information requis pour déterminer le degré de déférence auquel a droit le décideur initial.

[16]      Selon cette approche, il faut prendre en compte quatre facteurs contextuels :

a. la présence ou l’absence dans la loi d’une clause privative ou d’un droit d’appel;

b. l’expertise du tribunal relativement à celle de la Cour;

c. l’objet de la loi dans son ensemble et des dispositions particulières contestées;

d. la nature de la question : de droit, de fait ou mixte de fait et de droit.

[17]      La Loi électorale du Canada ne renferme pas de clause privative ou de droit d’appel.

[18]      Le directeur général des élections possède, de toute évidence, une plus grande expertise que la Cour dans la surveillance des opérations électorales et autres questions connexes. Selon l’article 16 de la Loi, il veille à ce que les fonctionnaires électoraux agissent avec équité et impartialité et observent la Loi. Il est investi de tous les pouvoirs et fonctions nécessaires à l’application de la Loi. L’article 17 l’autorise même, pendant la période électorale, à adapter les dispositions de la Loi dans les cas où il est nécessaire de le faire en raison d’une situation d’urgence, d’une circonstance exceptionnelle ou imprévue ou d’une erreur. Cependant, la question demeure quant à savoir si la Cour doit faire preuve de retenue à l’égard de l’interprétation que donne le directeur général des élections de l’article 404.3.

[19]      L’objet de la Loi électorale du Canada dans son ensemble est de veiller à ce que le droit démocratique de voter des Canadiens adultes soit respecté et que le processus en entier, des assemblées de mise en candidature dans les circonscriptions jusqu’aux congrès à la direction et aux élections partielles et générales, se déroule selon des règles du jeu équitables. Plus particulièrement, les dispositions relatives aux dépenses de campagne à la direction sont censées être transparentes, pour limiter la somme des contributions qu’une personne peut apporter et empêcher les apparatchiks d’un parti de favoriser financièrement un candidat à la direction par rapport à un autre.

[20]      Enfin, il reste deux questions à trancher. Le remboursement que le Parti libéral a proposé de faire à M. Rae constitue‑t‑il une cession? Dans l’affirmative, celle‑ci est‑elle interdite par l’article 404.3 de la Loi? À mon avis, la première question est une question mixte de fait et de droit, et la seconde est une pure question de droit.

[21]      Bien que le législateur puisse conférer à un tribunal le pouvoir de trancher des questions de droit, y compris les questions d’interprétation des dispositions de sa loi habilitante (Conseil des Canadiens avec déficiences c. VIA Rail Canada Inc., [2007] 1 R.C.S. 650), je ne vois aucune disposition dans la Loi qui commanderait une dérogation à la norme voulant que les conclusions de fait ne doivent être modifiées que si elles sont manifestement déraisonnables, que la norme applicable aux questions mixtes de fait et de droit est celle de la décision raisonnable simpliciter, et que la norme applicable aux questions de droit est celle de la décision correcte. La question de droit porte sur l’interprétation qu’il convient de donner à l’article 404.3 de la Loi électorale du Canada. La retenue judiciaire ne s’applique pas à l’opinion du directeur général des élections (voir : Bristol‑Myers Squibb Co. c. Canada (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 533 (l’arrêt Biolyse), en particulier le paragraphe 36).

[22]      La juge Heneghan a examiné des décisions antérieures sur le rôle du directeur général des élections sous le régime de la Loi électorale du Canada dans la décision Stevens c. Parti conservateur du Canada, 2004 CF 1628. Il n’était pas nécessaire dans le cadre de cette affaire d’analyser précisément l’approche pragmatique et fonctionnelle applicable au contrôle judiciaire dans ce contexte. Cependant, la conclusion de la juge Heneghan, voulant que les conclusions de fait du directeur général des élections étaient inattaquables, et que ce dernier avait prématurément fait droit à une demande de fusion du Parti progressiste‑conservateur et de l’Alliance réformiste conservatrice canadienne contrairement à une disposition particulière de la Loi, est compatible avec cette approche.

L’ANALYSE

[23]      Comme je l’ai mentionné précédemment, le directeur général des élections a jugé que les « droits d’inscription » proposés constitueraient une cession des candidats au Parti libéral, plutôt qu’une dépense de campagne à la direction.

[24]      À mon avis, l’une ou l’autre de ces définitions serait raisonnable. Étant donné qu’il s’agit d’une question mixte de fait et de droit, cette opinion ne devrait pas être modifiée.

[25]      L’Agence libérale fédérale du Canada, entité juridique du Parti libéral qui a été ajoutée comme partie défenderesse par ordonnance de la Cour, a proposé que les « frais d’inscription » soient en réalité considérés comme un dépôt, lequel pourrait être déclaré remboursable après coup. Ses actes constitutifs prévoient des dépôts et non des droits d’inscription. Cependant, l’Agence ne peut invoquer ses propres règles internes contre le directeur général des élections qui n’en avait pas connaissance et qui n’avait aucun intérêt à cet égard. Je suis convaincu qu’après que M. Rae eut payé la somme de 50 000 $ au Parti libéral, cette somme appartenait au Parti. C’est la position adoptée par le directeur général des élections, à laquelle je souscris.

[26]      Il s’ensuit qu’un paiement ou remboursement à M. Rae par le Parti constituerait également une cession.

LE PRINCIPE D’INTERPRÉTATION DES LOIS

[27]      L’approche moderne d’interprétation législative formulée par Elmer Driedger a été approuvée par la Cour suprême dans des arrêts comme Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] 2 R.C.S. 559. M. Driedger a écrit à la page 87 de son ouvrage Construction of Statutes (2e éd., Toronto : Butterworths, 1983) :

                [traduction] Aujourd’hui, il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.

[28]      L’arrêt Biolyse, précité, illustre bien ce principe. La question était de déterminer le sens juridique du terme « demande » tel que l’entend le Règlement sur les médicasments brevetés (avis de conformité) [DORS/93-133]. Bien qu’un règlement soit limité quant à sa portée par sa loi habilitante, le fondement de son interprétation demeure le même (Glykis c. Hydro‑Québec, [2004] 3 R.C.S. 285).

[29]      Dans l’arrêt Biolyse, la Cour d’appel a donné au terme « demande » son sens ordinaire. La Cour suprême a admis qu’à première vue, le terme pourrait sembler englober toute demande (paragraphe 43). Cependant, après avoir appliqué la méthode préconisée par Driedger et avoir examiné les termes dans leur contexte, elle a donné au terme « demande » un sens plus étroit, un sens plus conforme à l’intention du législateur.

[30]      Si l’on interprétait littéralement l’article 404.3 de la Loi électorale du Canada, ou si on lui donnait son « sens ordinaire », le remboursement projeté constituerait alors une cession interdite. Cependant, à mon avis, cela mènerait à un résultat que le législateur n’envisageait pas.

[31]      L’interprétation préconisée par le directeur général des élections serait assurer la victoire de la forme sur le fond, une position qu’a désapprouvé la Cour suprême dans des arrêts tels que Hamel c. Brunelle et al., [1977] 1 R.C.S. 147.

[32]      Si M. Rae avait demandé au Parti libéral de retenir une somme de 50 000 $ de ses « contributions dirigées », il n’y aurait jamais eu de cession de sa part au Parti libéral. Le paiement de 50 000 $ que le Parti libéral entendait lui verser après le congrès aurait constitué le paiement d’une « contribution dirigée », ce qui est tout à fait légal selon le paragraphe 404.3(3) de la Loi.

[33]      Dans le même ordre d’idées, le Parti libéral a également recueilli des fonds pour couvrir les dépenses liées au congrès en imposant un droit de 20 % sur les contributions supérieures à 500 000 $ versées par les candidats. Cependant, ces fonds ont été prélevés sur des « contributions dirigées » et, après le congrès, ils ont été remboursés aux candidats sans problème.

[34]      M. Rae et le Parti libéral ont reproché au directeur général des élections d’avoir manqué de cohérence dans son application de l’article 404.3, parce qu’il aurait traité le Parti Vert différemment dans un congrès à la direction subséquent. Je ne suis pas de cet avis. Le Parti Vert avait en fait demandé si un « dépôt de garantie », une expression qui n’est pas définie dans la Loi, pouvait être remboursé. Dans la Fiche de renseignements 26, créée après le congrès du Parti libéral et mise à jour de temps en temps par Élections Canada, il est indiqué qu’un « dépôt de garantie » remboursable ne sera pas considéré comme une cession si les règles de la course étaient énoncées par écrit au moment du paiement et si, notamment, les conditions à respecter pour obtenir le remboursement relevaient du pouvoir des candidats potentiels, telles que la production de rapports dans un certain délai.

[35]      Ainsi, même si les règles établies par le Parti libéral prévoyaient le remboursement des « droits d’inscription », en entier ou en partie, si ceux‑ci n’étaient pas requis pour payer les dépenses engagées par le congrès, le directeur général des élections considérerait quand même un remboursement comme une cession interdite. Le nombre total de délégués participant au congrès et le total des dépenses qui y sont associées seraient hors du contrôle de chaque candidat.

[36]      À mon avis, cette interprétation est incorrecte. L’objet des modifications apportées à la Loi électorale du Canada était d’imposer aux candidats à la direction l’obligation de faire rapport sur les contributions qu’ils reçoivent et sur les dépenses qu’ils engagent. Les modifications ont également institué des plafonds pour les contributions qui peuvent être apportées aux candidats à la direction. En harmonie avec l’ensemble de la Loi, le Parti libéral entend rembourser la somme que lui a payée M. Rae. Il ne vise pas à favoriser M. Rae par rapport aux autres candidats puisqu’il envisage également de rembourser chacun des candidats de la somme de 50 000 $ qu’ils ont versée. Il ne s’agit pas d’une question de favoritisme ou d’une intention d’esquiver les plafonds de contribution. La « cession » projetée constitue une « nouvelle cession » et n’est pas visée par le paragraphe 404.3(1) de la Loi. Si des droits d’inscription n’avaient pas été imposés, M. Rae aurait pu utiliser la somme qu’il a versée comme il le voulait, à la condition qu’il respecte bien entendu le cadre de la Loi. Par exemple, il aurait pu réduire les emprunts qu’il a contractés pour financer sa course à la direction. L’intention du législateur n’était pas d’empêcher le Parti de rembourser M. Rae de la somme qui lui appartenait initialement.

LES DÉPENS

[37]      Même si habituellement les dépens suivent l’issue de la cause, la position adoptée par le directeur général des élections était parfaitement compréhensible. Ces modifications importantes n’avaient pas déjà été examinées par la Cour. Vu les circonstances, il n’y aura pas d’ordonnance quant aux dépens.

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1. La demande de contrôle judiciaire de la décision, de l’ordonnance, de la procédure ou de l’acte par lequel le directeur général des élections a conclu que le remboursement des droits d’inscription de 50 000 $ versés par le demandeur et les autres candidats à la direction du Parti libéral du Canada constitue une cession interdite, est accueillie.

2. Le paiement projeté ne constitue pas une cession de fonds apportée par un parti enregistré à un candidat à la direction interdite par le paragraphe 404.3(1) de la Loi électorale du Canada.

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